§ II. — CHÉRONÉE : LA PETITE VILLE ; LE MUNICIPE. En attachant l’homme au foyer domestique par les liens des affections les plus étroites, Plutarque ne l’y enchaîne point. Arrivé à l’âge viril, d’autres devoirs le sollicitent et l’appellent hors de la famille. Il ne peut échapper au contact de la vie sociale, et les obligations de la vie politique le réclament ; il doit compte de ses forces et de son intelligence à son pays. Or la société, le pays, pour Plutarque, c’est la cité où il est né, où il a voulu vire et mourir. Si, pendant son séjour à Athènes et à Rome, si dans l’histoire surtout il a observé les passions humaines sur de plus grands théâtres, Chéronée est resté le modeste objet de ses préceptes ; c’est en vue de cet horizon volontairement borné par son patriotisme qu’il a tracé les règles de morale sociale et politique que nous avons maintenant à étudier. On sait que les Béotiens avaient, parmi les peuples de la Grèce, un assez mauvais renom. Plus favorisée que l’âpre Phocide et que la maigre Attique, ses voisines, — humide, brumeuse, mais protégée par l’Eubée contre les verts du nord et baignée par deux mers, s’étendant à l’est et à l’ouest en vastes plaines arrosées par l’Asope, le Permesse, le Céphise, régulièrement inondée par les débordements du lac Copaïs, fertile en pâturages, riche en blés, en vins, en fruits, la Béotie offrait à ses habitants toutes les ressources d’une vie facile et large. Les peuples résistent malaisément à ces dons de la nature. Laborieux, honnêtes, sensés, les Béotiens passaient pour intéressés, lourds et sensuels. Certaines inscriptions les représentent comme de gros mangeurs, et la réputation ne leur en déplaisait point. Leurs repas de fête duraient des journées entières, quelquefois plusieurs journées de suite. C’étaient les Flamands de la Grèce. Ni le génie d’Hésiode et de Pindare, ni la valeur héroïque d’Épaminondas et de Pélopidas n’avait réussi à les relever de cette sorte de discrédit. Cinquante ans avant la naissance de Plutarque, c’était encore, dans l’imagination populaire, une infériorité d’avoir été nourri dans l’air épais de la Béotie[1]. Juvénal, son contemporain, l’appelle dédaigneusement le pays des béliers gras. Les Béotiens semblaient ne participer à aucune des générosités natives de la race hellénique. On les accusait d’avoir suivi au temps de l’invasion des Perses une politique équivoque. Seules entre toutes leurs villes, Thespies et Platée avaient envoyé des combattants à Marathon. Dans les guerres entre Sparte et Athènes, le plus souvent ils avaient pris parti pour Sparte, comme si la gloire de leur brillante voisine offusquait leur regard. Pendant la lutte de la Grèce contre la Macédoine et contre les Romains, leur rôle, comme à l’époque des guerres médiques, était resté douteux ou effacé. Tous ces souvenirs pesaient sur leur histoire. On est d’autant plus touché du filial dévouement que Plutarque témoigne à cette patrie ingrate. Il ne fait point difficulté de le laisser voir : il a pris la Béotie sous son patronage. Les fables dont les poètes avaient à l’envi recouvert son berceau, ont conservé pour lui leur primitif éclat, leur fraîcheur. L’antre de Trophonius lui est un objet de vénération pieuse, à l’égal du temple de Thésée[2]. Il préconise les moindres gloires de ses compatriotes. Il ne tonnait pas de plus belle entreprise que la délivrance de la Cadmée[3]. A la vénalité honteuse d’Antalcidas il oppose l’irréprochable intégrité de Pélopidas dans son ambassade chez le grand roi[4]. Il reprend contre Hérodote la cause de l’honneur de Thèbes clans les guerres médiques, et il se montre Thébain, lui, le doux philosophe, jusqu’à la violence, presque jusqu’à la mauvaise foi[5]. Mais dans ce pays dont les fautes mêmes trouvent en lui un défenseur ému, il est un coin qui lui est cher entre tous ; c’est la petite ville de Chéronée. Sur la limite occidentale de la Béotie, dans l’angle formé par un ruisseau affluent du Céphise et par le lac Copaïs, s’élevait la ville fondée, selon la fable, par Arné, fille d’Éole, et qui avait reçu de Chéron, à qui elle devait une meilleure exposition, le rom de Chéronée. Déjà connue au temps d’Homère, et placée sous le patronage spécial de Jupiter dont elle passait pour posséder le sceptre, elle avait été, dans la suite, occupée et peuplée, en partie, par les descendants de la famille royale d’Opheltas. Plus tard, commandant l’entrée de la grande plaine qu’Épaminondas appelait le champ de danse de Mars[6], elle avait vu par deux fois le sort de la Grèce se décider au pied de ses murs ; et plus heureuse que Platée, Thèbes, Orchomène, halée, lotir à tour, saccagées ou détruites, elle n’avait subi, dans le malheur commun, que l’humiliation de recevoir une garnison de Philippe de Macédoine et de Sylla[7]. Plutarque ramasse autour de son pays natal toutes ces traditions plus ou moins obscures, tous ces noms plus ou moins éclatants ; et à voir, dans ses naïves peintures, cette ville bâtie sous les auspices des Dieux, peuplée par des rois, respectée par les dominateurs de la Grèce, aimée par le plus illustre et le meilleur de ses enfants au point qu’il se fit un devoir et un honneur de lui vouer son existence et sa renommée, qui ne conçoit involontairement l’idée de la petite ville décrite par La Bruyère[8], d’une sorte d’oasis paisible, riante, inaccessible aux mauvais sentiments, digne séjour de l’aimable sage dont le nom l’a immortalisée ? Telle n’est pourtant pas l’image que Plutarque lui-même nous trace de sa cité. A l’entendre, jamais petite ville, jamais municipe n’échappa moins que Chéronée aux caquets du bavardage et de la curiosité, aux convoitises de l’envie, aux lâchetés du respect humain, à l’amour du luxe, aux mesquines et coupables agitations des ambitions de province. Et comme, fidèle à la méthode que nous l’avons vu suivre dans les Traités sur la famille, il commence par décrire les passions qu’il entreprend de corriger, ses Traités de morale sociale et politique nous ouvrent un jour sur la vie d’une petite ville et d’art municipe grec sous la domination romaine, au temps de Vespasien et de Trajan. LA PETITE VILLE.Les mœurs d’un peuple ne changent pas avec ses destinées. Parmi les ruines que Strabon signale sur son passage eu parcourant la Grèce au premier siècle de l’ère chrétienne, dans ces villes en partie détruites et dépeuplées, s’agitait une nation toujours ardente, amie du mouvement et de l’éclat, comme aux plus beaux temps de sa gloire, et se faisant illusion par ses souvenirs. Mais seule, Athènes resplendissant encore de tout le prestige d’une illustration sans égale, était restée un foyer de lumière, objet légitime d’admiration et de respect[9]. Quant à ses obscures voisines, si la vie ne s’en était point retirée, si le caractère national s’y retrouvait intact, combien il était abaissé ! Oit a esquissé, d’après Horace et les satiriques latins, le tableau de Rome sous l’empire[10]. On peut de même suivre dans les traités de Plutarque le train ordinaire de la vie de Chéronée. Le jour à peine levé, la petite ville entre en mouvement, les marteaux retentissent, les scies grincent, les lourds chariots résonnent. Bientôt les maisons commencent à s’ouvrir, les clients s’empressent, tandis que les enfants s’acheminent, sous la direction du pédagogue, au gymnase ou à l’école[11]. Peu à peu l’agora se remplit ; on s’enquiert des événements ; les affaires s’engagent autour de la table des banquiers ; passent lei avocats, les sophistes, les maîtres de morale ; la foule les suit. Les tribunaux fermés, les cours terminés, on se retrouve aux jeux, aux entretiens de table, aux séances de concert. Vers la fin du printemps, les gens de bon ton descendent à la mer ; chacun veut paraître à Ellipse, à la table de Callistrate, rendez-vous de toute la Grèce[12]. Là éclatent les rivalités. Parti contre parti, famille contre famille, on se divise, on se dispute jusqu’à la fureur. Mails, triste simulacre des passions qui exaltaient les contemporains de Miltiade et de Démosthène, ce que les gens de bon ton se disputent aux bains d’Edipse, ce sont les meilleures baignoires ; ce qui les divise, ce sont des combats de chiens, de cailles ou de coqs[13]. Voilà l’objet des procès qu’ils rapportent aux tribunaux de leur pays. Heureux quand une volonté souveraine ne termine pas d’autorité les querelles, au détriment des libertés communes[14] ! En dehors de ces lottes ardentes, ce qui tient les esprits en éveil, c’est la nouvelle du jour, l’arrivée d’un magistrat et son escorte, le passage d’un sophiste renommé, le retour d’un citoyen en faveur ou en disgrâce, le train de maison d’un parvenu ; un héritage défraye tous les entretiens[15] ; un mariage met la ville entière en émoi[16]. Une jeune veuve, de grande naissance, belle, riche et de vertu irréprochable, nommée Isménodore, s’était éprise d’un obscur et pauvre jeune homme, dans le temps qu’elle cherchait à le marier à une de ses amies. Cette passion inquiétait la mère qui redoutait une alliance peu en rapport avec la condition de son fils. Ses amis ne s’en préoccupaient pas moins. La ville était divisée en deux camps. Eh quoi ! disaient les uns, laisser unir la misère de Bacchon avec les richesses d’Isménodore, n’est-ce pas risquer, comme on dit, de faire disparaître l’étain dans le cuivre ?... — Sans doute, répondaient les autres, il serait indigne d’un homme d’honneur de préférer, chez une femme, la fortune à la vertu ou même à la noblesse : mais rejeter la richesse serait folie, quand elle se trouve jointe à la noblesse et à la vertu... Et le différend s’échauffait. D’aventure, une société de sophistes se trouvait dans la ville. On défère la question à leur tribunal. Tandis qu’ils la discutent dans toutes les formes, Isménodore enlève Bacchon. Au bruit de ce coup de main, émotion générale : quelques-uns, les étrangers, en rient ; ceux de la ville s’indignent, et ils en appellent aux gymnasiarques. Mais déjà les jeunes gens avaient quitté leurs exercices, et Isménodore avait pressé le dénouement. Au moment où les sophistes, dont la discussion suivait son cours, allaient poser leurs conclusions, un messager était arrivé, annonçant qu’on n’attendait plus qu’eus pour commencer le sacrifice. Prenant aussitôt la robe blanche et la couronne, ils s’étaient rendus au temple, et la foule avait suivi[17]. C’étaient là les événements qui agitaient la petite ville. Vivant au milieu de ces passions, Plutarque travaille à les corriger. Éclairer ses concitoyens, — ceux qui venaient l’entendre ou le consulter, — sur les dangers et les remèdes du bavardage, de la curiosité, de la fausse honte, de l’envie, de l’amour des richesses, élever leur pensée au-dessus de ces faiblesses, de ces travers, de ces vices, épurer et pacifier leur âme : tel était le fréquent objet de ses conférences et de ses entretiens et tel est le sujet d’un grand nombre de ses Traités. De tous les défauts que produit ou que développe la vie oisive et concentrée de la petite ville, il n’en est pas de plus commun, peut-être, ni de plus insupportable, sinon de plus grave, que le bavardage et la curiosité. Sous les types du babillard, du bavard et du nouvelliste, Théophraste a tracé un triple caractère — tant le travers était dans le sang des Grecs ! — de ceux que la maladie de parler dévore[18] ; et ses portraits sont pleins de vie. A la netteté du dessin, à la vigueur du coup de pinceau, on reconnaît le disciple d’Aristote ; mais dans l’accumulation et l’exagération des traits on retrouve aussi le maître du peintre de Ménalque : bavard, babillard, nouvelliste, tous les personnages de Théophraste sont des personnages de comédie. Ce n’est pas ainsi que procède Plutarque. Il ne définit pas ou ne définit que par des images ; il ne peint pas ses originaux en pied et ne s’étudie point à marquer les nuances. Il réunit sous un même nom tous ceux qui sont atteints de la démangeaison de parler, et il lui suffit de les crayonner au fur et à mesure qu’il les saisit dans le jeu de l’action. Mais moins dramatique, moins finie, plus simple, en un mot, l’image qui sort de ces esquisses rapprochées les unes des autres est-elle moins expressive ? On en jugera par ces quelques traits. A Olympie, dit-il, il y a un portique qui répète plusieurs fois les sons ; on l’appelle le portique aux sept voix : tel est le bavard. Le moindre son vient-il à l’ébranler, mille échos retentissent. On dirait que les conduits de l’ouïe aboutissent, chez lui, non au cerveau, mais à la langue. C’est un vase vide et sonore en mouvement.... L’ivresse est parleuse, mais l’ivrogne ne bavarde qu’après boire ; le bavard parle et parle encore, sur la place publique, au théâtre, en promenade, au chevet d’un malade, en voyage, assis, debout, le jour, la nuit : c’est un fléau plus redoutable que la maladie et le mal de mer.... De toutes les espèces de méchants, le plus dangereux, assurément, c’est le traître ; le bavard est un traître gratuit ; sans attendre qu’on le sollicite, il livre les secrets de tout le monde[19]... Admirant, avec raison, la spirituelle justesse de ce portrait, la Harpe se demande à qui Plutarque a bien pu l’emprunter[20]. Avait-il donc rencontré cette espèce de folie, dit-il, et sa sagesse en avait-elle été heurtée ? Plutarque ne le cache pas : c’est autour de lui, parmi ses concitoyens, qu’il a étudié le bavardage, et plus qu’il ne l’eût voulu peut-être. Lui si discret, nous le savons, ne se plaint-il pas, sans le nommer, A est vrai, d’un habitant de Chéronée, qui, ayant lu deux ou trois livres d’Éphore, en assassinait tout le monde et faisait déserter les réunions par son sempiternel récit de la bataille de Leuctres[21] ? Mais il n’a pas besoin d’avoir ses originaux sous les yeux pour les peindre. S’il emprunte à l’histoire quelque exemple, il ne reste pas moins fidèle à la vérité et à la mesure. On connaît l’anecdote du barbier d’Athènes[22]. Quelle simplicité, quel naturel dans ce petit récit, et quelle preuve de bon goût de n’avoir rien ajouté au fait fourni par l’histoire, rien que l’art ingénu de la mise en scène et le relief du détail qui complète le caractère, sans le charger ! C’est avec le même naturel expressif que Plutarque décrit l’homme affairé des affaires des autres, ou le curieux. Sénèque se raille agréablement de cette foule d’oisifs qui courent les maisons, les théâtres, les places, offrant leurs services à tout venant[23]. Demandez à l’un d’eux, dit-il, où il va au sortir de chez lui, et quelle est son idée. Je n’en sais rien, vous répondra-t-il : mais je sors.... Avez-vous vu des fourmis, grimpant le long d’un arbre, monter à vide de bas en haut et redescendre de même ? telle est l’image de ces gens dont on pourrait qualifier l’existence de laborieuse inoccupation. C’est pitié de les voir toujours pressés, comme si le feu était quelque part, heurtant ceux qui passent, tombant et faisant tomber tout le monde. Et pourquoi cette hâte ? Pour aller donner un salut qu’on ne leur rendra pas, suivre le convoi d’un mort qu’ils ne connaissaient pas, assister au procès d’un plaideur de métier, aux fiançailles d’un mari qui convole, ou escorter une litière qu’en certains endroits ils porteront eux-mêmes. La chose faite, ils rentrent chez eux, exténués de fatigue, et jurant qu’ils ne savent point pourquoi ils se sont donné tout ce tracas ; le lendemain, ils recommencent. Voici, en regard, la description de Plutarque. — La fable raconte que Lamia, quand elle rentrait chez elle, déposait dans un vase ses yeux qu’elle remettait pour sortir ; de même chacun de nous, en entrant chez autrui, se met, pour ainsi dire, l’œil de la curiosité.... Indifférents et mous sur ce qui nous touche, nous fouillons dans la vie et dans la généalogie de nos voisins. Le grand-père d’un tel n’était-il pas Syrien, et sa nourrice Thracienne ? un tel ne doit-il pas trois talents, dont il n’a pas encore payé les intérêts ? D’on pouvait donc bien revenir celui-ci, et qu’avait à dire, dans son coin, celui-là ?....Les vents les plus insupportables, disait Ariston, sont ceux qui retroussent les robes. Le curieux ne soulève pas seulement les manteaux et les tuniques, il perce les murailles, il ouvre les portes, surprend la maîtresse ou la fille de la maison, recueille les médisances, et comme les ventouses qui attirent le mauvais sang, suce, pour ainsi parler, les méchants propos[24].... Rarement il va à la campagne : la tranquillité et le silence des champs lui déplaisent. S’y transporte-t-il de loin en loin ? C’est pour passer en revue les vignes du prochain, non les siennes, pour s’enquérir du nombre des bœufs perdus ou des pièces de vin aigries dans le village. Sa provision faite de tous les mauvais bruits, il repart, court sur la place, au port : Quoi de nouveau ? demande-t-il. — Mais vous étiez ici ce matin même ; pensez-vous donc que la ville ait changé de place en trois heures ? Lui laisse-t-on entendre qu’on a quelque chose à lui conter, il se précipite à bas de son cheval, vous prend la main, vous embrasse ; et le voilà sur ses jambes, tendant l’oreille. J’abrège, ne pouvant tout citer. Le fidèle et pénétrant observateur nous montre le curieux occupé tour à tour à ouvrir les messages, à écouter aux portes, à chuchoter, sur le seuil des maisons, avec les esclaves et les servantes, à regarder jusque dans les litières des femmes, à se suspendre à leurs fenêtres. Il ne se borne pas à le peindre, il le stigmatise. La curiosité, dit-il énergiquement, est une sorte d’adultère[25]. Comparer cette peinture à la page de Sénèque, ce serait trop aisément donner l’avantage à notre moraliste. Non pas, assurément, que le morceau du satirique latin manque de verve ; mais Sénèque s’arrête, pour ainsi dire, à la surface du caractère qu’il décrit. L’homme affairé qu’il représente n’est qu’un homme affairé, qui ne saurait dire lui-même pourquoi il s’agite. Dans l’agréable commentaire qu’il ajoute au portrait de Sénèque, Montaigne dit : Ce sont des gens qui sont sans vie, quand ils sont sans agitation tumultuaire : ils ne cherchent la besongne que par embesongnement : ce n’est pas qu’ils veuillent aller, tant comme c’est qu’ils ne se peuvent tenir, ni plus ni moins qu’une pierre esbranlée en sa cheute, qui ne s’arreste jusqu’à tant qu’elle se couche[26]. Et tel est bien le curieux de Sénèque, s’embesognant dans le vide, comme la fourmi à laquelle il le compare. Mais tel n’est point celui de Plutarque. Il a son but, lui ; il sait ce qu’il veut, ce qui lui donne la fièvre, c’est le désir de surprendre le secret de tout le monde. Sénèque ne s’en prend qu’au ridicule ; sous le ridicule, qui ne lui échappe pas, Plutarque voit le défaut. Comme Théophraste, enfin, Sénèque s’amuse du type qu’il met en scène ; Plutarque se défend expressément de toute pensée de moquerie[27]. S’il décrit les défauts, c’est afin que ceux qui en sont atteints, se reconnaissant eux-mêmes dans l’image qu’il trace, puissent plus facilement se corriger. Là est son originalité. Les prescriptions curatives se mêlent toujours à ses descriptions ; elles en sont le fond. Au bavard il tient donc ce langage[28] : On parle pour être écouté, et on ne vous écoute point : votre vue seule met tout le monde en fuite. On parle pour être cru, et l’on ne vous croit point, même quand vous dites la vérité. Parmi les maladies de l’âme, les unes sont dangereuses, les autres odieuses, les autres ridicules ; le bavardage est, à la fois, ridicule, odieux et dangereux. Ridicule : car on se moque des grands parleurs ; odieux : car on n’aime pas les porteurs de mauvaises nouvelles ; dangereux : car ceux qui révèlent leurs propres secrets ou ceux des autres s’exposent aux plus terribles mésaventures. Il faut donc combattre le bavardage doucement, mais incessamment, en se raisonnant d’abord, puis en s’accoutumant à ne pas se presser de répondre avant tout le monde, et à ne pas répondre à la place d’un autre ; à se surveiller sur les sujets où l’on est, par métier, tenté de s’étendre ; à se décharger, par écrit, dans des compositions de cabinet ; à fréquenter, de préférence, les personnes dont l’âge ou le mérite impose le respect ; à s’interroger, avant de parler, sur la portée de ce que l’on va dire ; à se rappeler enfin qu’on s’est souvent repenti d’avoir parlé, jamais de s’être tu[29]. C’est ainsi que pour le bavardage il tranche le mal à sa racine. Il ne traite pas tout à l’ait la curiosité avec la même rigueur. Il en admet, il en loue même le principe[30]. Il s’efforce seulement d’en redresser l’application. Il voudrait la détourner des futiles objets de la médisance qui abâtardit le cœur, appauvrit l’esprit, ruine toute confiance, pour la ramener aux études sérieuses qui élèvent l’âme, fortifient l’intelligence, attirent honneurs et crédit. Fermez, dit-il au curieux, fermez ces portes et ces fenêtres qui ont jour sur le voisin ; ouvrez celles qui donnent dans votre appartement, dans celui de votre femme, dans les chambres de vos esclaves et surtout dans votre propre cœur : votre activité trouvera là un aliment salutaire. Dans la maison des bons pères de famille, disait Xénophon, il y a une place particulière pour les vases des sacrifices, une autre pour la vaisselle de table, une autre pour les instruments de labourage, une autre enfin pour les attirails de guerre ; dans votre Ante aussi, les vices ont chacun leur coin : ici, se cache l’envie, là, la superstition, ailleurs, l’avarice ; passez votre revue... Éprouvez-vous le besoin de sortir de vous-même, portez votre regard sur les merveilles du ciel et de la terre ; ou, si, comme au serpent qui se nourrit d’herbes vénéneuses, il vous faut des malheurs pour pâture, conduisez votre curiosité dans les champs de l’histoire : elle y trouvera ample provision de catastrophes, et c’est un plaisir qui ne coûtera à vos concitoyens aucun chagrin[31]... A quoi que vous l’appliquiez, d’ailleurs, souvenez-vous qu’elle a moins besoin d’être excitée que réglée. Il faut incessamment la tenir en bride... Et que la pensée de cette vigilance ne vous effraye point. Est-il si difficile de ne pas vous arrêter en chemin pour lire les inscriptions des tombeaux, de traverser les promenades sans regarder les affiches, de passer devant la maison d’autrui sans y porter les yeux comme un voleur y porterait la main, de ne pas vous approcher, sur la place publique, des rassemblements oit l’on se querelle, ou, si vous n’avez pas la force de vous tenir o distance, de vous en retourner tranquillement chez vous ; de ne point vous laisser tenter par les applaudissements de l’amphithéâtre ou par les cris du cirque ; de ne point rompre avec précipitation le sceau d’un message avec les dents, de ne pas courir à la rencontre d’un courrier, de ne point chercher à tout entendre dans votre propre maison[32] ?... Or, renouvelées chaque jour avec attention, ces petites pratiques suffisent à corriger les écarts, à réprimer les excès de la curiosité, sans étouffer ce qu’elle contient en soi de généreux et de fécond. Tous ces conseils, développés avec une bonhomie aiguisée, peuvent être, en effet, aussi efficaces à la longue qu’ils sont simples et sensés. Cependant ce ne serait pas rendre une complète justice au sage de Chéronée, que de se borner à relever, dans ces deux Traités, la vérité expressive des descriptions et la sagesse pratique des préceptes. Plutarque pénètre plus avant dans la délicate analyse de son sujet. Il établit, non sans finesse, la solidarité du bavardage et de la curiosité. La curiosité, dit-il[33], est l’alignent du bavardage, le bavardage, l’épanchement de la curiosité. Bien plus, remontant jusqu’à la source de ces deux défauts, dans la curiosité il signale une sœur de l’envie[34]. Malheureusement il n’insiste pas sur cette parenté psychologique autant qu’il conviendrait. Niais l’envie est un des sentiments dont il a sondé le fond avec le plus de sagacité et il mérite qu’on le suive dans cette étude[35]. Bossuet, pour caractériser les doucereuses bassesses de cette passion obscure et lâche, n’a fait que retrouver, pour ainsi dire, les fortes images que Plutarque avait créées[36] ; et La Bruyère, dans la définition qu’il en donne, n’est ni plus exact ni plus profond[37]. Chose caractéristique et qui marque bien le point de vue d’où Plutarque considère les passions, dans la comparaison étendue qu’il fait entre l’envie et la haine, c’est à la haine qu’il donne l’avantage. Ou ne hait généralement, dit-il, que celui dont on craint quelque mal : c’est au bonheur, quelle qu’en soit la nature, que s’attache l’envie. La haine s’exerce sur un objet défini ; l’envie s’étend à tout : c’est une ophtalmie de l’âme. La haine est une passion juste à l’égard des hommes qui la méritent, et à l’égard des hommes qui ne haïssent pas ceux qui la méritent : l’envie est toujours une passion injuste, prospérité n’étant pas vice. La haine est un sentiment que l’on avoue, on n’ose pas dire qu’on est envieux : colère, crainte, haine, l’envie se déguise sous toute espèce de noms d’emprunt ; c’est une maladie honteuse dont on se cache. Souvent la haine s’amortit ; on cesse de haïr celui dont un n’a plus de mal à redouter, celui dont on a reçu du bien ou dont on a reconnu la vertu. L’envie est implacable ; le bienfait même l’irrite, parce qu’il est un témoignage de supériorité dans la situation et dans les sentiments. La haine a ouvertement pour but de nuire, et elle y emploie tout son pouvoir. L’envieux ne souhaite mal de mort à personne ; il voudrait seulement arrêter l’essor des fortunes ou des réputations qui le dépassent. Loin de lui la pensée de causer un mal irrémédiable ! mais de la grandeur qui l’humilie il abattrait volontiers, comme d’une maison voisine trop haute tout ce qui offusque sa vue. On sent que le sage de Chéronée n’a observé la haine que de loin, à travers l’histoire et dans ce qu’elle peut avoir de grand, tandis qu’il a suivi l’envie à l’œuvre, pour ainsi dire, dans l’étroite enceinte de la petite ville où les convoitises et les rivalités incessamment en contact se l’ont sourdement la guerre. Quand, dit-il, un homme voit les chevaux et les chiens d’un homme qu’il n’aime pas appréciés et estimés, ses terres bien cultivées, ses vergers en rapport, n’éprouve-t-il pas une sorte de tristesse, qui se change bientôt en amertume et s’exhale en mauvais propos ?[38] Toute la vie de la petite ville est là. Cet inévitable rapprochement de tous les jours a d’autres dangers. S’il en est qu’il excite, il en est aussi qu’il paralyse : esprits faibles et timorés, qui courbent la tête sous le joug que le premier venu leur impose, — non faute de savoir ce qu’ils veulent, mais faute d’oser résister à la volonté d’autrui, — prennent le médecin de celui-ci, le précepteur ou l’avocat de celui-là, s’engagent, sur la foi d’un ami, dans la secte d’Épicure ou de Zénon, promettent à tout le monde appui, services, caution, et n’ont pas plus tôt donné leur parole qu’ils voudraient la retirer, rougissant de leur faiblesse[39]. Ce sont les victimes de la mauvaise honte ou du respect humain. Victimes avons-nous dit : Plutarque, en effet, sait ce
qu’il peut entrer dans la mauvaise honte de louables scrupules, de pudeur
vraie, de sincère délicatesse. Aussi commence-t-il parfaire quelques
réserves. Lorsqu’on démolit un bâtiment attenant à un temple, on a bien soin,
dit-il, d’étayer le temple : ainsi faut-il craindre, en portant la main sur
les fondements de la mauvaise honte, d’ébranler ce qui doit en être conservé[40]. Mais pour être
une défaillance digne de sympathie, la mauvaise honte n’en est pas moins une
défaillance dangereuse, et, par cela seul qu’elle est une abdication
volontaire, une défaillance coupable. Ses réserves une fois faites, Plutarque
ne lui ménage pas les sévérités : La mauvaise honte
est comme un terrain bas qui reçoit toutes les eaux d’alentour ; incapable de
rien détourner, de rien repousser, elle est le déversoir des mauvaises passions
et dés vices d’autrui[41]... Et il peut arriver que la mort soit le prix de sa
mollesse. Polysperchon avait promis à Cassandre de faire périr Hercule ; pour
consommer son crime, il invita le jeune homme à souper. Celui-ci, se défiant
de l’invitation, prétextait sa santé. Polysperchon vint le trouver. Hercule, cédant
à la mauvaise honte, suivit Polysperchon, et, pendant le souper, il fut massacré
par les convives[42]. Exemple
saisissant, mais excessif. Aussi Plutarque ne s’y arrête-t-il pas ; et,
revenant à l’observation de la société qui l’entoure, il s’efforce simplement
de montrer à ceux qui se laissent atteindre par la mauvaise honte les embarras
auxquels ils s’exposent. Vous n’osez refuser de l’argent
à un ami, dit-il, et n’en ayant pas
vous-même, vous êtes obligé d’emprunter pour tenir votre promesse ! Vous vous
laissez aller à donner votre parole pour le mariage de votre fille ou de
votre sœur, et, l’affaire entamée, il faut mentir pour vous en tirer ![43] Il est là sur soit
terrain et il s’y déploie[44]. Demandes
d’argent, recommandations indiscrètes, insinuations intéressées, menaces,
louanges, il nous met en garde contre toutes les surprises de la mauvaise
honte, avec une piquante ingénuité. Un orateur vous
félicite de commettre une injustice dans un jugement ; répondez-lui que vous
ne demandez pas mieux, pourvu qu’il s’engage lui-même à commencer son exorde
par un solécisme ou à faire un barbarisme dans sa narration. Un homme
distingué par sa naissance et par son rang veut que vous lui rendiez un
service honteux ; demandez-lui, en retour, d’aller sur la place publique en
dansant et en faisant la grimace. Proposez à l’avare de vous prêter un talent
sans billet, à l’ambitieux, de vous céder ses droits[45]. S’ils s’y refusent, quel beau jeu pour leur demander
lequel est le plus coupable de pécher contre la langue ou de violer les lois,
lequel est le plus fâcheux de se défigurer ou de commettre un parjure, lequel
est le plus pénible de prêter sans contrat et de renoncer à une candidature
ou de favoriser le méchant au préjudice de l’homme de bien ! Toute
cette science d’échappatoires manque d’élévation sans doute, mais
n’achève-t-elle pas de nous faire pénétrer au foyer même des importunités,
des intrigues et des misères de la petite ville ? Cependant le bavardage n’est qu’un travers, la curiosité un défaut, la fausse honte une faiblesse une plaie véritable, l’usure, dévorait Chéronée. Fléau des sociétés naissantes, l’usure avait été longtemps, en Grèce, comme à Rome, une cause de troubles intérieurs et de révolutions. Mais jadis c’était la misère qui contraignait les plus pauvres à se dépouiller successivement de leurs instruments de travail, de leur coin de terre, et — la lèpre, selon l’énergique expression d’un historien[46], finissant par gagner leur corps, — de leur propre liberté ; aujourd’hui, c’est l’amour des jouissances qui précipitait les plus riches dans l’abîme des contrats usuraires et des hypothèques dévorantes[47]. Dans ses préceptes de mariage, Plutarque, on se le rappelle, nous a déjà laissé entrevoir les tentations ruineuses auxquelles succombaient les femmes de son temps. Les lois d’Égypte, dit-il, défendaient aux femmes de porter des souliers, afin de les accoutumer à garder la maison. Maintenant, pour les y faire rester, il suffirait de leur ôter leurs souliers brodés d’or, leurs bracelets, leurs colliers, leurs bijoux et leurs robes de pourpre[48]. Mais ce n’est point des femmes seulement que venait le danger. En même temps qu’il donne à Eurydice des préceptes de modestie, Plutarque recommande à Pollianus de ne point aimer la vaisselle dorée, les appartements décorés avec magnificence, les mules richement caparaçonnées. Les Béotiens avaient le goût du plaisir, et pour satisfaire leurs passions, aucun mauvais sacrifice ne leur coûtait. Plutarque ne peut retenir son indignation contre les
banquiers de Patras, de Corinthe et d’Athènes, dont le trafic propageait
cette gangrène[49].
Comme s’il ne se sentait point tout d’abord assez armé par sa sagesse contre
la gravité du mal, il commence, contre son ordinaire, par appeler les lois à
son aide. Platon voulait défendre qu’on allât puiser
de l’eau chez un voisin, avant d’avoir cherché dans son domaine, en creusant
jusqu’à l’argile, si l’on n’aurait pas soi-même quelque source[50]. Plutarque
souhaiterait, de même, qu’une loi interdit d’emprunter à celui qui n’aurait
pas préalablement fait le compte de son bien et ramassé,
goutte à goutte, toutes ses ressources. Mais il ne s’arrête pas
longtemps à ce moyen de contrainte. C’est au cœur de l’homme, à ses instincts
d’indépendance, à ses sentiments d’honneur, qu’il fait appel avec une
persuasive émotion. Celui qui emprunte, dit
il, s’abdique lui-même. Une fois tombé dans le filet
des usuriers, il n’en sort plus. Comme le cheval qui a reçu le frein, il
passe d’un cavalier à un autre. Plus il se retourne et s’agite, plus il
s’enfonce dans le bourbier[51]. Eût-il même, quand il en est temps encore, le désir de
s’en tirer, le plus souvent, il ne le peut plus[52]. S’il ne donne rien, on le presse ; s’il veut donner, on ne
reçoit pas ; s’il vend, on déprécie la chose ; s’il ne veut pas vendre, on
l’y oblige ; s’il fait serment de s’acquitter, on lui rend ordre pour serment
; s’il tente une démarche, on refuse de le voir ; s’il reste chez lui, on
force sa porte[53]. Non content d’attenter à sa liberté, on l’abreuve
d’humiliations[54]. Il est l’esclave des esclaves, qui, plus insolents encore
que les maîtres, s’installent à sa table et l’insultent. Fort de la vérité expressive de ces arguments, le moraliste ne craint plus alors de s’écrier dans un chaleureux langage : Avez-vous de quoi vivre ? n’empruntez pas ; n’avez-vous pas de quoi vivre ? n’empruntez pas non plus : vous ne pourriez vous libérer[55]... Le temple de Diane, à Éphèse, est pour les débiteurs un asile assuré contre les créanciers. Du retranchement volontaire de votre superflu, faites-vous pour vous-mêmes, pour votre femme et pour vos enfants, un asile plus sûr encore : le temple de la frugalité, inaccessible aux usuriers, est un sanctuaire de liberté inviolable[56]. Deux siècles après que les citoyens de Chéronée avaient entendu ces fermes conseils, du haut de la chaire chrétienne, un évêque[57], achevant devant les fidèles d’Antioche l’interprétation du quatorzième Psaume, disait spirituellement, en commençant son homélie sur l’usure : Hier, le temps ne nous a pas permis d’arriver au terme de notre discours ; nous venons, en loyal débiteur, vous payer l’arriéré de notre dette. Complétant sa métaphore et reconnaissant toutes ses obligations, saint Basile aurait pu faire aussi allusion à ses emprunts. En effet, l’homélie sur l’Usure n’est que la reproduction du Traité de Plutarque. Mouvement de l’argumentation, tours de phrases, comparaisons, images, l’éloquent évêque a tout fait passer dans son entretien[58]. Quand donc, reprenant le même sujet, saint Grégoire de esse priait son auditoire, dans un solennel hommage à saint Basile, de ne pas l’accuser de témérité ou de folie, si, après l’homme illustre, renommé en sagesse et versé dans tous les genres de belles-lettres, qui avait laissé le discours contre les usuriers comme un trésor pour la vie, il osait descendre dans la même carrière et lutter, avec un attelage de vils animaux, contre de généreux coursiers couronnés par la victoire, c’est à Plutarque que devait légitimement remonter cet hommage ; c’est lui qui, le premier, avait produit ce trésor à la lumière : l’évêque n’avait point trouvé de meilleur commentaire pour la parole du roi-prophète, que les conseils du philosophe de Chéronée et ses pressants appels à la raison. Le même esprit de sagesse pénétrante inspire un autre Traité qui se rattache, par son but, aux prescriptions de morale sociale dont nous groupons ici l’examen, je veux parler du Traité de la Colère. A entendre Sénèque, il semble que la colère ne se manifeste jamais que par des calamités publiques ; c’est sur des champs de bataille couverts de cadavres, sur le Forum inondé de sang, dans les villes en cendres, qu’il nous en montre les effets désastreux[59]. On sent qu’il écrit dans le palais des Césars. Tel n’est pas lie point de vue de Plutarque. L’exact sentiment de la réalité ne l’abandonne jamais. Il sait quelles peuvent être pour les peuples les conséquences de la passion des princes ; mais, comme les tempêtes, ces déchaînements terribles sont des accidents. Il prend la question de moins haut. C’est autour de lui, dans la famille, chez des voisins, qu’il a étudié les effets de la colère. Un des chapitres les plus importants de son Traité, — nous y avons déjà puisé, — est celui oit il signale les regrettables violences que la colère produit dans les rapports du maître et de l’esclave[60]. Ailleurs, il l’accuse avec force, de ne rien respecter dans la maison, d’attaquer tout, amis et ennemis, parents et enfants, animaux et jusqu’aux choses inanimées[61]. Niais nulle part ses emportements ne lui paraissent plus dangereux que lorsqu’ils sont excités par les passions de la vie sociale, et parmi les causes qui les déterminent, les plus ordinaires, à ses yeux, et les plus graves, sont l’ambition, l’amour du luxe, la curiosité, l’envie, c’est-à-dire les défauts qu’il vient de nous peindre comme les fléaux de la petite villes. Voilà pourquoi nous avons dû réserver pour cette place l’étude de cette passion et l’examen des remèdes que le moraliste propose pour la guérir. Nous avons cité Sénèque. Son Traité de la colère offre tous les dehors d’une grande œuvre. Mais ni le plan ni le style du monument ne répond à ces promesses. La définition que le philosophe donne de la colère est tardive et forcée[62] ; ses descriptions, qui reviennent jusqu’à trois fois[63], sont fatigantes, ses exemples excessifs[64]. Par une étrange erreur, il ne distingue pas la colère, qui est surtout un mouvement impétueux de l’âme, de l’indignation dans laquelle l’émotion morale domine ; il leur attribue du moins la même origine[65]. Ailleurs, — erreur plus grave qu’il commet, il est vrai, à la suite de Cicéron[66], — il confond la colère (όργή) avec la passion (θΰμος), qui n’est que le ressort de l’âme, ressort utile ou dangereux selon la force à laquelle on l’applique ; et il perd son temps à combattre Platon et Aristote qu’il n’a pas pris la peine de comprendre[67]. En un mot, toute la partie théorique du Traité est faible. Les meilleures pages sont celles des prescriptions. Sénèque est, sur ce point, en fonds de remarques fines et justes[68]. Mais une guérison progressive ne lui suffit pas ; il exige une transformation immédiate et absolue. D’un autre côté, il ne sait rien dire simplement ; il pousse tout à l’hyperbole, il s’emporte ; et c’est par une sorte d’explosion de colère qu’il termine l’exposition de ses remèdes contre la colère[69]. Ces défauts suffiraient, n’eût-on pas d’autres preuves, pour révéler, une œuvre de jeunesse. C’est, au contraire, une œuvre de maturité et d’expérience que le Traité de Plutarque. Rien de moins ambitieux que ses descriptions et ses conseils. Point de théories, point de discussions abstraites ; une définition toute simple, sans grande profondeur, mais claire et satisfaisante. L’habitude de l’emportement engendre dans l’âme, dit-il, un mal qu’on appelle la colère, laquelle aboutit à produire dans le caractère l’irritation, l’aigreur et une humeur chagrine[70]. Plutarque n’a pas même la prétention de résumer l’enseignement de l’école sur la matière. Son but est d’offrir à ceux qui sont enclins à ce défaut quelques préceptes propres à les en guérir. Mais bien ordonne dans ces limites restreintes, le Traité a tout l’intérêt de son modeste objet : c’est un excellent manuel pratique. Ce qui lui donne, de plus, un attrait spécial, c’est qu’il est un chapitre d’une sorte d’autobiographie psychologique. Nous avons déjà entendu notre moraliste s’accuser, par la bouche de Fundanus, de n’avoir pas toujours usé de douceur et de justice envers ses esclaves, autant qu’il l’aurait dû. Tout le Traité de la colère n’est que le naïf exposé de ses tâtonnements et de ses luttes pour s’affranchir de cette passion. Comme les Thébains aux prises avec les Lacédémoniens, il lui a fallu la garantie d’un premier succès pour croire à la possibilité de la victoire. Vainqueur deux ou trois fois de ses emportements, c’est alors seulement qu’il a été convaincu que la colère n’était pas un mal incurable pour quiconque a la sérieuse volonté d’en chercher le remède[71]. Quelle engageante sincérité, et que nous voilà loin des hyperboles ! Voyons donc rapidement le traitement qui lui a réussi. D’une part, il s’est convaincu par le raisonnement qu’il n’est point vrai que la colère naisse si subitisme dans l’âme, qu’on ne puisse en prévenir les accès[72] ; et il se refuse à admettre qu’elle ait rien d’utile ou de généreux, soit dans les jeux, où elle change l’amitié en haine, soit dans les discussions, où elle transforme le désir de s’instruire en amour de la dispute, soit dans l éducation des enfants, où elle ne produit que le découragement et le dégoût, soit surtout dans l’exercice des charges publiques et dans l’administration de la justice, où elle rend l’autorité blessante. D’autre part, il s’est fait un recueil d’exemples de modération et de sang-froid tirés de la vie des philosophes[73] ; et ces exemples lui ont démontré que, le plus souvent, la colère est impuissante, que ceux-là mêmes en sont les victimes qui s’y laissent aller, et qu’il y a toujours avantage à n’y pas céder, sauf, ajoute-t-il avec un bon sens délicat, lorsque, contenue et concentrée, elle dégénérerait en rancune[74]. Enfin, il s’est soumis à une sorte d’hygiène morale de nature à en prévenir les effets, et dont les principales règles sont l’observation des autres, le retour sur soi-même, le répit, la simplicité dans les habitudes de la vie, la répression de tout sentiment d’envie ou de curiosité[75]. Réflexions, exemples, remèdes qui n’ont rien d’original, mais qui sont comme renouvelés par le caractère d’épreuve personnelle et par l’esprit de mansuétude dont ils portent la marque. Comparez, par exemple, la tirade hautaine du Stoïcien sur la misanthropie[76] avec la touchante confession du sage Académicien. Il a été bien des fois trompé clans son amour pour les hommes ; cependant il est ainsi fait qu’il ne peut s’empêcher de les aimer[77]. Quelle passion si rebelle résisterait à une telle douceur ? Aussi voyons-nous, à la fin du Traité, le malade dont il nous fait l’histoire guéri de son penchant à la colère. Heureux et aimable dénouement, qui contraste avec la péroraison échauffée de Sénèque. Si nous insistons sur ce trait final, ce n’est pas seulement parce qu’il termine avec bonne grâce le Traité de la colère, c’est parce qu’il contient, pour ainsi dire, la note caractéristique de tous les autres, et nous achemine ainsi à la conclusion commune. Le caractère général de la morale de Plutarque, nous l’avons établi, c’est la confiance dans l’énergie de la raison appliquée à la direction des passions. Aucun effort, aucune petite pratique n’est, à ses yeux, inutile. De la continuité de l’effort, de l’exercice persévérant des moindres pratiques, il attend une action qui modifie l’âme. Aussi toutes ses observations touchant la vie sociale reposent-elles sur un même principe : celui-là seul, dans sa doctrine, est assuré de tenir sa langue en bride et de mettre un frein à sa curiosité, d’étouffer dans son cœur les germes de l’envie, de résister aux faiblesses de la mauvaise honte, aux tentations des plaisirs ruineux, aux emportements de la colère, qui a conquis la pleine possession de soi-même. La tranquillité de l’âme, tel est le but vers lequel il élève les regards de tous ceux qu’il travaille à corriger. Les préceptes sur la tranquillité de l’âme sont donc comme le couronnement de toutes les prescriptions que nous venons d’analyser. Est-ce à dire que, sous le nom de tranquillité de l’âme, Plutarque entende conseiller l’oisiveté ? Loin de là. Ceux qui prétendent, dit-il, que, pour vivre tranquillement, il ne faut se mêler d’aucune affaire publique ni particulière, mettent à trop haut prix la vie tranquille. L’inaction serait pour le corps un mauvais remède contre la paralysie ; on ne réussirait pas mieux pour l’âme, si, en vue de la guérir des affections qui la travaillent, on lui prescrivait l’indifférence, l’oubli de ce qui est dû aux parents, aux amis, à la patrie. D’ailleurs, il n’est pas vrai que ceux qui ont, le moins d’affaires aient l’esprit plus calme que d’autres. A ce compte, les femmes seraient plus tranquilles que les hommes, puisque presque toujours elles gardent la maison[78]. Sur ce point, comme sur tous ceux qui touchent aux obligations du citoyen, la pensée de Plutarque est très ferme, et nous le verrons tout à l’heure rappeler énergiquement ses compatriotes au sentiment de leurs devoirs publics[79]. Mais, tandis que les passions, surtout les passions de la petite ville, attirent, pour ainsi dire, l’homme au dehors, et par des comparaisons inquiètes, malsaines, l’induisent incessamment en mécontentement et en tristesse, le propre de la tranquillité, telle que Plutarque en pose les règles, c’est de ramener l’homme en lui-même et de lui faire trouver dans la sereine domination de son âme les vrais éléments du bonheur. Nous ne pouvons entreprendre l’analyse détaillée de son Traité. Qu’il nous suffise d’en signaler le mouvement et l’esprit. Les règles de la tranquillité de l’âme sont au nombre de trois : ainsi du moins les avait-on fixées dans l’école. Mais, dans le cadre tout fait qu’il emprunte à ses devanciers, Plutarque se meut à l’aise ; sur ce terrain battu, il se fraye sort chemin. Ce qu’il cherche, c’est simplement l’instruction et l’utilité[80]. Par là, il échappe à la déclamation. Un texte de Platon sert de point de départ au développement de la première règle[81]. Platon comparait la vie à un jeu de dés, où il faut à la fois amener un point favorable et profiter du point que l’on amène. Le coup de dés ne dépend point de nous, dit Plutarque ; mais bien recevoir ce que la fortune nous envoie, voilà ce qui est en notre pouvoir. Vous poursuiviez une charge dans votre ville, et vous avez échoué ; eh bien ! vous irez vivre à la campagne, occupé de vos propres affaires. Vous recherchiez la faveur d’un grand et vous n’avez pu l’obtenir : soit, vous en aurez moins de peine et plus de sécurité. L’envie ou la calomnie vous ont attiré des disgrâces ; c’est un vent favorable qui vous portera, comme autrefois Platon, dans l’Académie. Pourquoi d’ailleurs, ajoute-t-il, n’attacher notre pensée qu’aux maux qui nous arrivent[82] ? Comme les enfants qui jettent tous leurs jouets au feu en poussant les hauts cris, dès qu’on leur en prend un, si la fortune vient à nous affliger par quelque côté, aussitôt nous sommes désolés et nous ne tenons plus compte des autres faveurs qu’elle nous a faites. Les querelles d’un voisin, la mauvaise humeur d’un familier, les infidélités d’un homme d’affaires, vous plongent dans le désespoir. Qu’y voulez-vous faire ? Ce sont des instruments grossiers, des agents brutaux, des chiens mal dressés qui croient avoir rempli leur tâche, lorsqu’ils ont aboyé après les passants. Mais, dira-t-on, quel bien avons-nous ? Dites plutôt : quel bien n’avons-nous pas ? L’un a de la réputation, l’autre une maison agréable ; celui-ci une femme aimable, celui-là un ami fidèle. Ne sont-ce pas aussi des biens que les choses que nous partageons avec tout le monde, la vie, la santé, le soleil, la paix ? D’ailleurs, le moyen d’être heureux de sa condition, c’est d’avoir toujours les yeux au-dessous de soi, lion au-dessus, et de proportionner son ambition à ses forces. Quand vous vous serez pris à admirer cet homme qui passe dans une litière, abaissez un peu votre regard sur ceux qui le portent ; quand, à l’exemple du fameux habitant de l’Hellespont, vous aurez proclamé Xerxès bien heureux d’avoir traversé le détroit sur un pont de bateaux, pensez à ceux qui furent contraints, le fouet dans les reins, de percer le mont Athos, et auxquels on coupa le nez et les oreilles, parce que la tempête avait rompu le pont... On ne peut, au surplus, tout avoir. On ne peut pas être à la fois un Platon et un Isménias, un Démocrite et un Euphorion. Nous ne demandons pas à la vigne de porter des figues, à l’olivier des raisins. Est-ce vivre enfin que de vivre la pensée incessamment tendue vers l’avenir ? II est un homme qu’on représente dans les enfers, laissant négligemment manger par un âne une corde de jonc, à mesure qu’il la tresse. Telle est l’image de ceux qui, rompant avec les doux souvenirs de la veille, pour s’attacher avec une maladive impatience aux désirs du lendemain, laissent tomber ou précipitent dons l’abîme d’une ingrate indifférence bonnes actions, aimables loisirs, entretiens agréables, jouissances honnêtes, tout ce qui fait le charme du jour présent. De l’ensemble de notre existence s’il faut effacer quelques traits, n’effaçons pas pêle-mêle et choisissons ; laissons notre mémoire couvrir les plus tristes d’un voile et raviver l’éclat des plus doux. Toutes ces observations, il faut bien le répéter encore, ne partent point de haut. Mais mesurées à l’horizon de la petite ville, dont le spectacle les a inspirées, n’ont-elles pas un sérieux caractère de vérité pratique ? Plutarque ne s’en tient pas d’ailleurs à ces préceptes de sagesse courante et, porté par le souffle de l’inspiration morale qui anime toujours sa pensée, lorsqu’il arrive à considérer dans sa grandeur la destinée humaine, son ton s’élève. La vie humaine, dit-il[83], est pleine de
vicissitudes ; l’homme, à sa naissance, est soumis à deux génies rivaux qui
lui versent tour à tour les biens et les maux. Le sage n’ignore donc point
que les biens dont il jouit ne lui appartiennent pas à toujours. Comment
répondre, en effet, que tel accident ne nous arrivera pas ? Mais il n’est
personne qui ne puisse dire : Tant que j’aurai le souffle, je ris : ferai pas
cette chose-là, je ne mentirai pas, je ne commettrai ni injustice, ni fraude,
ni violence. Et voilà le plus ferme appui de la tranquillité de l’âme. Non,
ni une riche maison, ni l’abondance des biens, ni la distinction de la
naissance, ni l’étendue du pouvoir, ni le talent de l’éloquence ne répand sur
la vie autant de sérénité que la pureté d’une conscience exempte de remords. J’aime et j’admire, s’écrie, en terminant[84], l’heureux sage avec une pieuse effusion, le mot de
Diogène. Un étranger se trouvant de passage à Lacédémone se préparait avec
ferveur à la célébration d’une fête : Eh quoi ! lui dit Diogène, pour l’homme
de bien, tous les jours ne sont-ils pas des jours de fête ? Oui, certes, et
de bien beaux, pour peu qu’il écoute la raison. Ce monde est le semple le
plus saint et le plus digne de la majesté de Dieu : l’homme y est introduit,
à sa naissance, pour y contempler, non des statues immobiles, ouvrage de la
main humaine, mais les œuvres de l’intelligence divine, images sensibles,
comme dit Platon, des substances invisibles, et qui portent en elles les
principes du mouvement et de la vie ; je veux dire le soleil, la lune, les
étoiles, les fleuves dont les eaux courantes se renouvellent sans cesse, la
terre qui fournit aux plantes et aux animaux leur nourriture. La grande et
suprême initiation à ces mystères, c’est la vie. Avec quelle joie paisible ne
devons-nous pas célébrer cette initiation ! La foule attend les fêtes de
Saturne, de Bacchus et de Minerve, pour s’amuser du jeu des histrions et des
danseurs qu’elle paye, et nous assistons à ces représentations avec
recueillement et bienséance ; personne ne pleure aux jeux Pythiens, personne
ne s’enivre aux Saturnales. Et ces fêtes de tous les jours que Dieu lui-même
conduit pour nous, ce grand mystère auquel il nous convie, on en souille, on
en déshonore la célébration par des lamentations et des plaintes ! On se
plaît à entendre les sons de la musique et le chant des oiseaux ; on aime à
voir les animaux s’ébaudir dans la plaine ; au contraire, les cris et les
rugissements des bêtes féroces nous inspirent de l’horreur. Et quand on voit
sa propre vie sombre, désolée, en proie aux passions, aux misères, aux
inquiétudes qui l’usent et la dévorent, on ne cherche pas à rétablir en soi
le calme et le repos. Ali ! si nous savions écouter les fortifiantes
exhortations des philosophes, elles nous rendraient le présent léger, le
passé agréable, et elles nous conduiraient à l’avenir avec la douce et riante
espérance... Quel mauvais levain pourrait-il subsister dans un cœur ainsi purifié ? S’il est vrai, comme l’a dit un philosophe chrétien[85], qu’on se procure la paix à soi-même en réglant ses pensées et ses passions, et que, par cette paix intérieure, on contribue beaucoup à la paix de la société dans laquelle on vit, d’un homme en possession de cette tranquillité aimable, que n’est-on pas en droit d’attendre pour lui comme pour ceux qui l’entourent ? Ce qui lait surtout le prix de la sagesse préconisée par Plutarque, c’est qu’il n’est personne qui ne puisse arriver à l’acquérir. Il a commencé par l’établir : la tranquillité de l’âme n’est pas attachée à un certain genre de vie ; elle ne tient pas davantage au changement de vie ; elle n’est point le privilège de telle situation de fortune. Chacun en porte en soi les conditions[86], et ces conditions, l’ingénieux moraliste nous donne à tous les moyens de les réaliser. Certains exemples exceptés, qu’il emprunte au Stoïcisme et qui l’entraînent[87], partout son langage est simple. Sur un seul point de doctrine[88], il outrepasse, non les maximes traditionnelles de l’Académie[89], mais les éternels principes de celte sagesse humaine dent il est d’ordinaire un si exact interprète : c’est dans le passage où, bien discrètement, il est vrai, il semble justifier le suicide. Nous l’avons dit, le sujet de la Tranquillité de l’âme était, chez les Stoïciens notamment[90], un sujet d’école. On citait comme le type du genre le traité de Musonius, qui malheureusement a péri. Celui de Sénèque est le seul que le temps n’ait point mutilé. Antérieur de quelques années à celui de Plutarque, il appelle naturellement la comparaison[91]. La situation de Plutarque et de Sénèque n’est pas tout à l’ait la même. Celle où est placé Sénèque est plus difficile. Les deux directeurs répondent à une consultation. Mais l’ami de Plutarque, Paccius, est en bonne santé de corps et d’esprit ; il ne demande qu’un sujet de réflexion, et Plutarque lui envoie de Chéronée les notes qu’il a recueillies pour lui-même, d’après les observations qu’il a pu faire autour de lui[92]. Serenus, au contraire, le client de Sénèque, a l’intelligence malade. Stoïcien néophyte, soudainement passé de l’obscurité de la vie de province à l’éclat de la vie de Rome, les désirs les plus opposés se disputent son cœur. II regrette la rusticité du foyer de son père, et la table somptueuse des grands lui fait peur ; il est prêt à se jeter dans le courant des affaires publiques, et la crainte d’une disgrâce le retient ; s’il s’essaye à écrire, c’est avec la résolution de rester fidèle à la simplicité de son sujet, et il se laisse entraîner à l’emphase ; il veut et ne veut pas ; il souffre enfin, non d’un mal particulier, mais d’un malaise général qu’il ne saurait déterminer et qui lui rend la vie à charge[93]. Sénèque lui définit son état. Le mal qui le tourmente, c’est l’ennui[94], l’ennui que Lucrèce avait décrit en si beaux vers, cent ans avant Sénèque et dix-neuf siècles avant que le roman moderne l’eût découvert, comme une maladie spéciale à notre temps. Produit malsain des civilisations avancées, fruit de l’oisiveté maladive et de ce désenchantement de toute chose qu’engendrent la désoccupation politique et le luxe corrupteur des grandes cités, l’ennui nous transporte bien loin des passions de la petite ville et de l’agitation concentrée des intérêts dont elle vit. Mais c’est le mérite du moraliste d’approprier ses conseils à ceux pour lesquels, comme dit Montaigne, il prêche. Nous ne blâmerons donc pas Sénèque d’avoir pris pour point de départ de ses observations sur la tranquillité de l’âme le mal contre lequel on lui demandait un remède. On sait d’ailleurs à quelle hauteur de considérations, à quel éclat d’éloquence il arrive. Plutarque n’a rien de comparable. Mais voici le défaut du thème que Sénèque s’est proposé. L’ennui n’est qu’une des maladies multiples qui déconcertent l’âme ; et comme, en étendant les limites de son sujet, Sénèque s’attache à ne pas perdre de vue le malade qui s’est remis à ses soins, il en résulte que, tour à tour, le ton de ses préceptes s’abaisse ou s’élève outre mesure. De là des inconséquences choquantes. C’est, par exemple, un excellent remède contre l’ennui que l’action appropriée aux forces et appliquée à un objet utile[95] ; mais si l’action ne peut nuire à la tranquillité de l’âme, est-ce à dire qu’elle la crée infailliblement ? Ce sont, sans doute, les moyens les plus propres à procurer la tranquillité de l’âme, que la modération en toute chose, le mépris de la mort, une amitié fidèle, l’habitude de se tenir prêt à tous les coups de la fortune, de ne s’obstiner à rien qu’à la vertu, de fuir la curiosité[96] : mais sont-ce des remèdes assurés contre l’ennui ? Bien plus, ce que l’éloquent directeur annonce à Serenus comme un remède à son mal, c’est quelque chose de grand, de sublime, quelque chose qui le rapproche de Dieu[97] ; et son dernier mot, ou peu s’en faut, c’est qu’il n’est pas interdit au sage de demander certaines distractions à l’ivresse[98]. On aime à penser avec Juste Lipse que le temps a bouleversé l’ordre du Traité. Mais on ne peut imputer qu’à l’auteur les sophismes de sa rhétorique. Est-il bien digne d’un philosophe, par exemple, d’engager son disciple à rire sans pitié des vices de l’humanité[99] ? A l’excellent conseil de n’avoir des livres que pour les lire, pourquoi ajouter l’interdiction absolue de posséder une bibliothèque, et reprocher aux Ptolémées la plus utile de leurs institutions[100] ? Après les pages magnifiques où il trace le rôle public du philosophe, dont le silence même est une leçon, qu’était-il besoin de cette pompeuse phraséologie sur l’attitude de Socrate devant les trente tyrans[101] ? Trop souvent Sénèque enfle ainsi son vol pour s’élancer jusqu’aux temples sereins dont parle le poète. Combien est plus sûre la main discrète du sage qui nous y conduit familièrement et par une route praticable à tous, non sans porter parfois, comme il le faut, nos regards vers le ciel ! C’est cette élévation tempérée et cette incontestable justesse de sens pratique qui donnent à tous les traités de morale sociale de Plutarque une si aimable autorité. Observateur attentif, éclairé, piquant, des mœurs et des passions de la petite ville, le mérite du sage de Chéronée est de bien décrire ce qu’il observe. et d’opposer aux travers et aux vices dont il connaît le principe des remèdes dont il sait les effets. Si, clans les sujets d’école, il se conforme à la tradition, il ne s’y asservit point. Moins éloquent que Sénèque, il est plus sincère. II échappe à la banalité du lieu commun, soit par le caractère personnel de ses remarques, soit par l’exacte application qu’il en fait au milieu auquel il appartient ; et, en passant de la vie sociale à la vie politique de la cité, de la petite ville au municipe, nous allons le voir atteindre, par la fermeté émue de son langage, à la véritable originalité. |
[1] Horace, Épîtres, II, 1, 244.
[2] Plutarque, de la Cessation des oracles, 5 ; de la Malignité d’Hérodote, 13, 14 ; des Délais de la justice divine, 15 ; Propos de table, 10, 6 ; de l’Exil, 17 ; Quelle part le vieillard, etc., 4 ; Questions romaines, 104, etc.
[3] Plutarque, Vie de Pélopidas, 8, 13.
[4] Ibid., 30, 31 ; Cf. 26 et 27.
[5] De la Malignité d’Hérodote, 40. Cf. 19 à 22, 26, 30 à 35.
[6] Vie de Marcellus, 21.
[7] Pausanias, liv. IX, ch. XV, n° 5, 6, 7. 10, 11, 12 ; Strabon, liv. IX, ch. II, § 37. Cf. § 19 ; Plutarque, Vie de Sylla, 19 ; De la Curiosité, 1 ; Vie de Cimon, 1.
[8] La Bruyère, V, de la Société et de la Conversation ; Cf. VII, de la Ville.
[9] Pline, Épit. VIII, 24. Cf. Aulu-Gelle, Nuits Attiques, I, 2.
[10] Voir particulièrement l’Étude sur Horace et Virgile, de M. Patin, en tête de la traduction d’Horace, publiée par la librairie Garnier, p. 19.
[11] Plutarque, de la Curiosité ; de l’Usure ; de la Fausse honte ; de l’Exil ; de la Manière d’Ecouter ; de l’Amour ; Propos de table.
[12] Propos de table, IV, 4 : Édipse, ville d’eaux, dit Trenth, le Spa de la Grèce, p. 27.
[13] De l’Amour fraternel, 17.
[14] Préceptes politiques, 19.
[15] De l’Amour fraternel, 11.
[16] De l’Amour, 1, 2 à 9. La scène se passe à Thespies.
[17] De l’Amour, 1, 10, 26.
[18] Caractères, 3, 7, 8. Cf. Martial, Epigrammes, IX, 35.
[19] Du Bavardage, 5. — Cf. de la Mauvaise honte, 5. Voir Aulu-Gelle, Nuits attiques, I, 15.
[20] Cours de littérature, 1re partie, IIII, ch. II, sect. II.
[21] Du Bavardage, 22. Cf. dans Épictète (Dissert., I, 25, 15) l’histoire du soldat reprenant, à tout propos, sa campagne de Mésie : Je t’ai déjà raconté, camarade, comment j’escaladai ces hauteurs, etc.
[22] Ibid., 13.
[23] Sénèque, de la Tranquillité de l’âme, 12. Cf. Épîtres, 22.
[24] De la Curiosité, 1, 3, 6, 7.
[25] De la Curiosité, 8, 9, 13, 16, Cf. de l’Exil, 2. On peut rapprocher de ces traits ceux sous lesquels Cicéron (Disc. pour Cælius, 16, 39), Sénèque (Épîtres, 23), Martial (Epigrammes, II, 82 ; III, 43), Tacite (Annales, XI, 27), Juvénal (Satires, I, 145 ; VI, 403), Saint Jérôme (Lettres, 127, 31), peignent le commérage de la grande ville.
[26] Montaigne, Essais, III, 10.
[27] Du Bavardage, 16.
[28] Ibid., 6, 7 à 15, 16 à 19, 20, 21, 22.
[29] Du Bavardage, 23. Cf. Épictète, Manuel, 33, 2 ; Dissert., III.
[30] De la Curiosité, I. Voir Trenth, p. 125 à 130, et Volkmann, 1re part.
[31] De la Curiosité, 5, 11, 12, 18.
[32] De la Curiosité, 13, 14.
[33] Du Bavardage, 14.
[34] De la Curiosité, 1, 6.
[35] Des Moyens d’échapper à l’envie ; de l’Envie et de la Haine. Cf. De la manière d’écouter, 5 ; de l’Utilité des ennemis, 10 ; de la Tranquillité de l’âme, 6, etc.
[36] Sermon pour la quatrième semaine du Carême.
[37] De l’Homme.
[38] De l’utilité des ennemis, 10 ; Cf. 4, 9.
[39] De la mauvaise honte, 8.
[40] De la mauvaise honte, 1.
[41] Ibid., 3.
[42] Ibid., 6.
[43] De la Mauvaise honte, 3.
[44] Ibid., 5, 6, 12.
[45] Ibid., 16, 17. — Cf. 7, 10, 11, 13 à 15, 18.
[46] Tite-Live, Décad., t. II, ch. XXIII.
[47] De l’Amour des richesses, 2, 7. Cf. 1.
[48] Préceptes de mariage, 50.
[49] De l’usure, 4, 5, 6.
[50] Ibid., 1.
[51] Ibid., 7.
[52] Ibid., 3.
[53] De l’usure, 3. — Cf. 8.
[54] Ibid., 7.
[55] Ibid., 6, 7, 8.
[56] Ibid., 2, 3.
[57] St Basile (Édit. Gaume, t. I, 1re partie, p. 151), Homélie sur l’usure, 1.
[58] Homélie sur l’usure, 2, 3, 4. — Cf. Trenth, p. 13 et C. Fialon, Étude littéraire sur Saint Basile, p. 95 et suiv.
[59] De la Colère, 1, 3.
[60] Des Moyens de se corriger de la colère. — Cf. Montaigne, Essais, XXXI.
[61] Ibid., 11, 3.
[62] Ira est concitatio animi ad ultionem voluntate et judicio perbentis. II, 3, n° 5 ; Cf. Aristote, Rhétorique, II, 3 ; Morale à Nicomaque, VII, 6.
[63] Ibid., I, 1 ; II, 35 ; III, 3, 4.
[64] Ibid., I, 3 ; II, 7, 8 ; III, 41. Hac occasione data, vehementer invehitur in vitiositatem sus temporis, in qua describenda et vividiore spiritu efferenda nimis sibi induisit : ut magis έπίδειζιν declamatoriam legere putaveris. (Note de Rubkopf, II, 6.)
[65] Ibid., II, 5.
[66] Tusculanes, IV, 15.
[67] Ibid., I, 8 à 14 ; II, 14 à 16 ; III, 3.
[68] De la Colère, II, 18 à 34. III, 6, 7, 11, 12, 36. 2. Ibid., III, 15.
[69] Ibid., III, 43.
[70] Des Moyens de se corriger de la colère, 1.
[71] Ibid., 2.
[72] Des Moyens de se corriger de la colère, 14. — Cf. 8.
[73] Ibid., 9 à 12.
[74] Ibid., 11.
[75] Ibid., 12 à 16.
[76] De la Colère, II, 7 à 10.
[77] Des Moyens de se corriger de la colère. 16. Voir Volkmann, 2e partie, chap. 4.
[78] De la Tranquillité de l’âme, 1 et 2.
[79] Voir le chapitre du Municipe.
[80] De la Tranquillité de l’âme, 1.
[81] Ibid., 5 à 7.
[82] De la Tranquillité de l’âme, 7 à 15. Cf. De l’Exil, 16 ; des moyens de se corriger de la colère ; de l’envie ; de l’utilité qu’on peut tirer de ses ennemis.
[83] De la Tranquillité de l’âme, 15 à 20.
[84] Ibid., 20.
[85] Nicole, Des Moyens de conserver la paix avec les hommes, 4e traité, partie I, ch. I.
[86] De la Tranquillité de l’âme, 2, 3, 4.
[87] Ibid., 6, 17. Il combat d’ailleurs, dans ce Traité même (§ 12), les doctrines des Stoïciens.
[88] Ibid., 17.
[89] Cicéron, Des Devoirs, I, 31.
[90] Diogène Laërce, IX, 20.
[91] Exstat ex iis, qui post Senecam scripsere, potissimum Plutarchi liber de Tranquillirate animi, dignusqui contendatur. (Ruhkopf, Argument du traité de Sénèque.)
[92] De la Tranquillité de l’âme, 1.
[93] Ibid., 1.
[94] Ibid., 2. ...Fastidio cœpit esse vita, et ipse mundus : et subit illud rabidorum deliciarum : quousque eadem ?
[95] De la tranquillité de l’âme, 5 à 6.
[96] De la Tranquillité de l’âme, 9, 11, 14, 7, 5, 12.
[97] Quod desideras, magnum et summun est, Deoque vicinum. Ibid., 2.
[98] Ibid., 15.
[99] Ibid., 15.
[100] Ibid., 9.
[101] Ibid., 5.