Si nous voulions entreprendre de sonder le fond que Plutarque a eu de la mer des lettres humaines, dit emphatiquement un de ses biographes, nous nous engagerions sur un océan sans port ni rivage[1]. Plutarque, en effet, est un polygraphe. Le nombre de ses ouvrages égale ou dépasse le nombre des ouvrages des écrivains les plus féconds de l’antiquité[2]. Toutefois, dans la variété des sujets sur lesquels son talent s’est dispersé, il est aisé de reconnaître une pensée unique. Des trois branches d’études qu’on reconnaissait chez les anciens, mathématiques, rhétorique, philosophie, il n’en est aucune qu’il n’ait cultivée. Mais il nous apprend que, de bonne heure, il avait mesuré aux mathématiques son application et son temps[3]. C’est en passant qu’il traite des matières de rhétorique, et non sans dédain[4] : louer chez un philosophe les grâces de la diction lui paraît une injure ; c’est, dit-il, placer sur la tête d’un athlète une couronne de roses[5]. Même en philosophie, il distingue et choisit. Toutes les études, en un mot, ne sont à ses yeux qu’un moyen. La morale, telle est pour lui la fin de la science. Toute poésie est pernicieuse, à son sens, qui ne se rattache pas directement à la morale[6] : à Eschyle il préfère Sophocle et Euripide, à Sophocle Euripide, parce que Sophocle est plus riche qu’Eschyle et Euripide plus riche que Sophocle en règles de conduite et en préceptes de vertu[7]. C’est de la morale qu’il déduit ses préceptes oratoires[8] et ses règles de critique historique[9]. Se trouve-t-il en présence d’un phénomène physique qui l’étonne, ou d’une question d’érudition qui l’embarrasse, aux explications que son savoir lui suggère il ne peut se retenir d’ajouter celles que les principes de la morale lui fournissent[10]. Ses préceptes de santé ne sont, pour la plupart, que des observations d’hygiène morale, et les médecins lui reprochent de franchir et de bouleverser les limites de leur domaine[11]. S’il attaque les Stoïciens et les Épicuriens, c’est surtout pour défendre contre leurs doctrines le principe de la Providence et de son action morale sur le monde[12]. La politique enfin, telle qu’il la définit d’après Platon, n’est que le plus haut et le plus complet exercice de la morale appliquée à l’amélioration des sociétés[13]. Aussi voyons-nous que, dès l’origine, tous ses Traités, si divers de sujet et de forme, ont été réunis sous le titre commun d’Œuvres morales. Les Vies parallèles n’en sont que la suite et le couronnement. Plutarque n’écrit pas pour prouver ou pour peindre ; la vérité historique n’est pars l’objet qu’il se propose ; l’histoire n’est pour lui qu’une école de mœurs : ce qu’il cherche dans l’exemple des grands hommes, c’est une leçon[14]. Considérés dans leur ensemble et dans leur esprit, les Traités et les Vies parallèles ont donc pour commun objet la morale. Lettres et sciences, histoire et philosophie, érudition, médecine, philologie, critique, Plutarque a touché à tous les sujets ; la morale n’est pas seulement une des applications de son génie : c’est son génie même. Et tel est le fondement de sa renornin4. Dès les temps les plus anciens, on se plaît à voir dans Plutarque le maître de morale supérieure, le type gracieux et enchanteur de la sagesse[15]. Mais jamais ce caractère de sa popularité n’éclata plus manifestement qu’à la renaissance des lettres en France. Ce sont les bonnes et louables disciplines du doulx Plutarchus[16] qui charment tous les esprits et enivrent tous les cœurs ; c’est aux Moraulx que Rabelais se délecte[17] ; que la Boétie emprunte la mattière et l’occasion de ses discours[18] ; Montaigne, les despouilles dont sont purement massonnés ses Essais[19]. Le premier traducteur des Parallèles invite, en vers et en prose, les lettrés et les illettrés à venir étudier dans sa traduction des modèles de vertu[20]. On ne lit pas Plutarque, on le pratique ; on le réduit en rhythme françoiçe[21], pour le faire apprendre aux enfants ; après les saintes lettres, on ne connoît pas de plus digne lecture[22]. Les dames en régentent les maistres d’eschole ; on ne peut plus s’en deffaire[23]. Il est le bréviaire du siècle, sa lumière, sa conscience. C’est au même titre que les traducteurs du siècle suivant le placent entre Épictète et Marc-Aurèle ; les érudits, à côté de Pline, d’Aristote et de Sénèque, dans la famille des bons livres[24] ; les délicats, parmi les maîtres de la vie[25]. Au dix-huitième siècle, hommage insigne, Montesquieu lui emprunte la définition de la loi[26]. Hommage plus caractéristique encore, Rollin fait presque textuellement passer les récits des Parallèles dans les descriptions de ses Histoires. Rousseau le cite parmi les rares auteurs qu’il lit encore dans sa vieillesse, à cause du profit qu’il trouve[27]. Il est la dernière consolation de Bernardin de Saint-Pierre[28]. On s’appuie sur son autorité, comme sur la meilleure garantie de tout ce qui mérite le nom de bon et d’honnête[29]. Plutarque, dit La Harpe[30], est peut-être l’esprit le plus naturellement moral qui ait existé. De nos jours, enfin, un critique pénétrant a écrit avec une grâce ingénieuse : Plutarque, dans ses Morales, est l’Hérodote de la philosophie, et ailleurs : Je regarde les Vies comme un des plus précieux monuments que l’antiquité nous ait légués. La sagesse antique est là tout entière[31]. Le but que je me propose est de recueillir les traits épars de cette sagesse qui a nourri tant d’éminents ou de charmants esprits, d’en rechercher l’origine et le caractère, d’en expliquer l’action. Cette étude portera donc plus particulièrement sur les Traités ; ce sera sa nouveauté. Les Vies parallèles ont été, dans notre siècle même, l’objet d’intéressants travaux[32]. Les Traités n’ont été étudiés jusqu’ici que dans des Mémoires détachés[33]. Peut-être nous saura-t-on gré d’en présenter le premier un examen d’ensemble. Dans les choses de Plutarque, comme dans les choses d’Homère, il entre de la religion, a dit Sainte-Beuve[34]. Me dégageant de tout sentiment préconçu, je voudrais produire Plutarque, ou mieux encore le laisser se produire lui-même dans son attitude naturelle. Parmi les noves de reconnaissant souvenir que Marc-Aurèle a consacrées à ses maîtres, voici celle que nous trouvons sur Sextus de Chéronée : De Sextus, j’ai appris ce que c’est que la bienveillance, une famille paternellement gouvernée et le vrai sens du précepte : vivre selon la nature ; la gravité sans prétention ; la sollicitude qui devine les besoins de nos amis ; la patience à supporter les fâcheux et leurs propos irréfléchis ; la faculté de s’entendre si bien avec tout le monde que son simple commerce semblait plus agréable que ne peut l’être aucune flatterie, et que ceux qui l’entretenaient n’avaient jamais plus de respect pour lui que dans ces rencontres ; l’habileté à saisir, à trouver, chemin faisant, et à classer les préceptes nécessaires à la pratique de la vie ; le soin de ne jamais montrer d’emportement ni aucune autre passion excessive ; le talent d’être à la fois le plus impassible et le plus affectueux des hommes ; le plaisir à dire du bien des gens mais sans bruit ; enfin une instruction immense sans ostentation[35]. Ce portrait du neveu de Plutarque, héritier de sa doctrine, semble fait pour Plutarque lui-même ; et nous pensons qu’une sagesse si ferme, si honnête et si douce n’a pas besoin d’être surfaite pour être goûtée. Quel temps d’ailleurs que celui où Plutarque a vécu, et quels sujets que ceux auxquels son génie s’applique ! Pénétré par les études de toute sa vie des idées et des croyances de l’antiquité profane, grand prêtre du dieu de Delphes, et, au jugement d’un évêque, philosophe presque chrétien ; vivant de cœur et d’imagination au sein des fières républiques de la Grèce triomphante, et citoyen, sous l’Empire, de la Grèce asservie, Plutarque réunit, dans sa vie comme dans ses œuvres, tous les contrastes qui donnent à l’histoire philosophique et sociale des deux premiers siècles de l’ère chrétienne un si puissant intérêt. Aussi, n’est-ce pas seulement l’interprète des principes éternels de la morale, c’est en même temps, c’est surtout le représentant du mouvement des idées d’une époque instructive entre toutes, que nous voudrions l’aire exactement connaître. On ne s’étonnera donc pas que nous commencions par chercher dans sa vie des lumières sur l’esprit et la portée de son œuvre, et que nous rattachions l’exposition critique de ses préceptes aux besoins qui en ont été l’occasion ou le but ; nous étudierons ensuite les causes de l’universelle efficacité de ses leçons. C’est toujours une entreprise délicate que de rendre compte de la doctrine d’un moraliste. On peut analyser un livre de philosophie dogmatique. Pour faire comprendre et goûter des traités de morale pratique qui valent surtout par le détail, il faut entrer dans le détail. Plutarque, particulièrement, est de ceux dont il est malaisé de resserrer la pensée. Comment soumettre à un résumé aride, sans craindre de la flétrir, toute cette fleur de comparaisons, de traits, de souvenirs, d’exemples, qui font le charme inimitable et l’originalité de son talent ? Le jour, dit-il, où Thémistocle exilé arriva à la cour du roi de Perse, Artaxerxés lui ayant demandé de lui dire avec une entière liberté ce qu’il lui semblait des affaires de la Grèce, Thémistocle répondit que, de même qu’une tapisserie, le discours a besoin d’être développé pour étaler les figures qui en font la beauté ; qu’il lui fallait donc du temps pour exprimer sa pensée[36]. Lui aussi, il ne saurait se passer de temps ni d’espace pour déployer les figures de ses discours et en dérouler la riante tapisserie. Grouper les remarques de détail les plus saillantes autour des observations fondamentales ; indiquer le lien psychologique qui les unit ; faire ressortir l’esprit qui les anime, telle est la façon dont nous avons compris notre tâche. Heureux si nous sommes parvenu ainsi à laisser à l’aimable et judicieux moraliste une physionomie vivante et son vrai caractère ! 1866. |
[1] Frédéric Morel, Vie de Plutarque, en tête de la traduction des Hommes illustres, par M. Amyot, 1619. Cf. la Vie en latin, par le même, 1612.
[2] Voir le Catalogue de Lamprias. Le nombre des Traités plus ou moins considérables que nous aurions perdus, d’après ce catalogue, s’élèverait à plus de 150.
[3] Propos de table, IX, 14, § 3.
[4] Propos de table, III, 1 ; V, 1 ; VII, 3 ; VIII, 6 ; IX, 2, 4. De la Cessation des oracles, 6.
[5] De la Manière d’écouter, 15, 9. Cf. Du Bavardage, 5.
[6] De la Manière d’écouter les poètes, 1, 2, 4, 3, 14, etc.
[7] De la Gloire des Athéniens, 5 ; du Progrès dans la vertu, 7.
[8] Comment on peut se louer soi-même, 4.
[9] De la Malignité d’Hérodote, 3 à 10.
[10] Vie de Nicias, 23 ; de Pélopidas, 13 ; Propos de table, III, 3 ; VIII, 7 ; Questions grecques et Questions romaines, passim.
[11] Préceptes de santé, 1.
[12] Du Bonheur dans la doctrine d’Epicure ; Contre Colotès ; Des Notions du sens commun contre les Stoïciens, passim. Voir plus bas, ch. II, § 3.
[13] Du Commerce que les philosophes doivent avoir avec les princes, 1, 5 ; A un Prince ignorant, 3.
[14] Vie de Paul-Émile, 1 ; d’Alexandre, 1. Cf. Mémoires de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, 1753, t. XXV, p. 32. Mémoire de Bougainville ; Schœll, Histoire de la littérature grecque profane, liv. V, ch. LIV, p. 121 ; Clavier, traduction d’Amyot, Préface, 2e édit., 1801 ; Heeren, De Fontibus et auctoritate Vitarum parallelarum Plutarchi, commentatio prima ; proœmium, p. 5, etc. Le but de Plutarque est éthique, non historique. Trench, p. 45.
[15] Eunape, De Vitis sophistarum, proœm., p. 11.
[16] La Croix du Maine, Bibliothèque ; Brantôme, Vies des dames illustres, préface.
[17] La vie de Gargantua et de Pantagruel, II, 8.
[18] Montaigne, Essais, I, 25.
[19] Montaigne, Essais, I, 32. — Plutarchus totius sapientiæ ocellus, dit Scaliger.
[20] Las Vitas di Plutarcho, per Alessandro Baptista Iaconello di Riete. Aquila, 1482. Ep. dédicatoire et Sonnet.
[21] Préceptes nuptiaux nouvellement traduits, par Jacques de la Rapée, 1559.
[22] Amyot, Epître au roy très-chrestien, Charles IXe de ce nom... Cf. Tallemant des Réaux, Mémoires, édit. Monmerqué, t. X, p. 70.
[23] Montaigne, Essais, II, 10.
[24] Gui-Patin, Lettres, 77, édit. Reveillé-Parise, t. I, p. 334. L’histoire de Pline est un des plus beaux livres ou monde. C’est pourquoi il a été nommé la Bibliothèque des pauvres. Si l’on y met Aristote avec lui, c’est une bibliothèque presque complète. Si l’on y ajoute Plutarque et Sénèque, toute la famille des bons livres y sera, père, mère, aîné et cadet. Cf. Gassendi, De Vita Epicuri, lib. III, ch. VII ; Ménage, Menagiana, II, § 96.
[25] Saint-Évremond, Œuvres diverses, Du Choix des lectures, t. III, édit. 1755.
[26] Montesquieu, Esprit des lois, I, 1, et Défense de l’esprit des lois. Cf. Encyclopédie méthodique, Histoire, t. IV, p. 525.
[27] Les Rêveries d’un promeneur solitaire, 4e Promenade.
[28] Toutes mes amours se réduisent aujourd’hui à un vieux Plutarque et à un petit chien. Lettres inédites à M. Duval, 5 déc. 1768.
[29] Tissot, La Santé des gens de lettres, préface.
[30] Lycée, livre III, ch. II, sect. II.
[31] Joubert, Pensées, essais, maximes et correspondance, t. II, titre XXIV, § 1, n° 41 et 42.
[32] Voir notamment Michelet, Examen des Vies des hommes illustres de Plutarque, 1819.
[33] Mémoires de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, t. V, VI, X, XIV, XXV, XXX, XXXI, XXXVIII.
[34] Causeries du lundi, t. IV, p. 39 et suiv. (2° édition), article sur Amyot
[35] Pensées, I, 9, traduction de J. Barthélemy Saint-Hilaire.
[36] Vie de Thémistocle, 29.