DE LA MORALE DE PLUTARQUE

 

PRÉFACE DE LA TROISIÈME ÉDITION.

 

 

Depuis que cette étude a paru pour la première fois, il a été publié en Allemagne, en Angleterre, en Amérique, des travaux qui attestent en faveur de Plutarque un retour d’attention presque universel ; et ce qui caractérise cette sorte de renaissance, c’est que, contrairement aux traditions de la critique qui s’est de tout temps attachée de préférence à l’historien biographe, le moraliste en est l’objet. M. Volkmann, dans son Traité didactique, M. Trench, dans ses Conférences, M. Emerson, dans son Introduction à la réimpression de la traduction de Dryden, — pour ne citer que les publications les plus considérables, — laissent de côté l’écrivain des Vies parallèles pour s’occuper de l’auteur des Œuvres morales.

La première en date et la plus importante de ces publications est celle de M. Volkmann.

Sous ce titre : La vie, les écrits et la philosophie de Plutarque[1], l’ouvrage comprend une biographie du sage de Chéronée, un examen de ceux de ses traités dont l’authenticité a été contestée, et un exposé général de ses idées. Plus sévère encore que Niebuhr pour l’historien, M. Volkmann ne trouve dans les Vies des hommes illustres d’autre intérêt que celui des considérations morales qui sont mêlées au récit. C’est le philosophe pratique dont il se propose de faire connaître la doctrine. Jusqu’ici, dit-il, Plutarque n’a été sous ce rapport l’objet d’aucune étude spéciale en Allemagne ; le cadre de l’histoire générale de Zeller ne se prêtait pas à l’analyse détaillée que comportent des traités de morale appliquée. C’est cette étude analytique qu’il se propose de faire, et il y déploie une science remarquablement étendue et sûre. Il n’avance rien qu’il ne prouve. Les discussions de pure érudition l’attirent et quelquefois l’entraînent. Entre les deux chapitres où il retrace l’image de l’homme et du philosophe, il ne craint pas d’intercaler un mémoire d’un intérêt presque exclusivement philologique. Qu’un nom propre se présente sois sa plurale, il ne peut se retenir d’en faire l’histoire. Cette solide et savante diffusion n’est pas dans le sujet une disconvenance. Ses procédés d’analyse serrée et grave sont moins conformes au génie de Plutarque ; il n’y faut pas chercher la grâce piquante de l’aimable moraliste. Il arrive même qu’en voulant établir trop rationnellement la philosophie de Plutarque, M. Volkmann se trouve conduit à lui prêter une sorte de système, bien qu’il sache comme personne que nul moins que le sage de Chéronée n’a porté dans ses écrits une pensée systématique. Mais ni Reiske, ni Wyttenbach, ne lui sont supérieurs pour la connaissance des textes, la précision du commentaire, la sagacité de la critique. Son livre, parvenu à sa deuxième édition en 1873, — la première est de 1869, — est devenu pour les Allemands classique en la matière[2].

Rien de plus modeste que l’origine des Conférences de M. Trench[3]. En 1572, le savant archevêque de Dublin avait été invité à entretenir de Plutarque une petite société littéraire. On lui demanda de publier ses entretiens. Il se mit à les réviser ; et, d’un point à un autre, cédant au charme, il en vint sans le vouloir, presque sans le savoir, à faire un livre. Un doute le retint avant de le donner à l’impression. Ce qui le rassure, dit-il, c’est que les Traités moraux, si dignes d’être lus, le sont en réalité si peu que l’idée de les étudier paraîtra nouvelle. — Les Vies parallèles, écrit-il ailleurs, montrent ce que la société antique a visé et accompli dans le monde de l’action ; les Morales, ce qu’elle a visé et accompli dans le monde de la pensée. On ne saurait mieux définir le sujet, et rien ne manquait à M. Trench pour le traiter. Il a la connaissance profonde et le respect de l’antiquité. Si, comme on en a fait la remarque, on retrouve çà et là dans sa critique les habitudes d’esprit du théologien, elles n’altèrent en rien l’indépendance de son jugement. Il ne lui déplaît pas d’appliquer à Plutarque le mot de Tertullien : O testimouium animœ naturaliter christianæ ; mais il sait combien cette âme est imprégnée des idées et des croyances du paganisme. C’est le sage qu’il aime en lui, l’homme qui a décrit avec un agrément incomparable les éternelles passions du cœur humain. Il ne se propose point d’ailleurs de faire un examen complet de l’œuvre morale de Plutarque ; il n’en prend que la fleur. Il ne s’appesantit sur aucun traité ; mais il donne de tous ceux auxquels il touche une idée juste et fille. C’est un psychologue de l’école écossaise. Ses analyses, rapides et pénétrantes, sont appuyées de citations bien choisies. Plutarque aurait aimé, j’imagine, cette science sans pédantisme, ce goût délicat et élevé des choses de la conscience, ce ferme courant de bon sens, et jusqu’à cette forme de la Conférence où les remaniements de l’étude ont laissé subsister dans son naturel le mouvement de l’improvisation.

L’admiration de M. Emerson l’aurait peut-être, à quelques égards, embarrassé davantage. L’étude de l’éminent critique n’est qu’une notice du genre de celles de Boissonade et de Villemain[4] ; mais une notice très complète dans son cadre restreint et d’une franchise pleine de saveur. Le sage de Chéronée y est traité avec une liberté tout américaine. M. Emerson se raille de l’érudit à l’omniscience scolastique, philosophe avec les philosophes, naturaliste avec les naturalistes, mathématicien avec les mathématiciens, tant et si bien que de temps à autre ses lecteurs sautent respectueusement un chapitre, heureux de penser d’ailleurs qu’il se comprend toujours lui-même ; il s’amuse à poursuivre de ses traits le croyant qu’inquiètent les présages, les sortilèges, le mauvais œil, les revenants, et qui aime mieux n’en parler qu’au grand jour, le matin ; il ne ménage même pas le moraliste trop tolérant qui n’hésite pas à faire au diable la part qui lui est due. Mais cette familiarité hardie, cette verve humoristique tourne plus souvent à l’éloge qu’à la critique. On n’a jamais parlé avec une émotion plus communicative du don de sympathie universelle qui distingue Plutarque de tous les écrivains de l’antiquité et qui constitue le fond de son génie. Nul non plus n’a mieux caractérisé que M, Emerson cette puissance d’assimilation qui fait que citations, allusions, emprunts de toutes sortes se fondent dans le tissu de son discours. Tout est Plutarque, dit-il, par privilège d’occupation souveraine ; c’est le droit de César. Observation d’un enthousiasme un peu vif, mais qu’il ramène avec bonheur à la mesure, lorsqu’il ajoute. : C’est lui qui nous a conservé, embaumés dans sa prose, les fragments précieux des ouvrages perdus, les nobles sentences, les sages apophtegmes qui sont devenus les proverbes de l’humanité moderne. On sent les affinités qui le conduisent. Ce qui lui plaît dans Plutarque, c’est le peintre et le conseiller de la vie. Il se défie de la métaphysique et des métaphysiciens, à moins qu’ils ne soient toujours inspirés de la muse, comme Platon, Aristote, Spinoza ou Kant. Aux idéalistes qui raisonnent obscurément sur la quintessence, il préfère les observateurs sincères et généreux, que les réalités du monde intéressent et émeuvent, qui s’accommodent des institutions de leur pays et prennent les hommes pour ce qu’ils sont, qui vivent comme leur voisin, font et reçoivent des compliments, dînent en ville, et se trouvent par là exposés à quelques compromis, mais qui tiennent toujours ouverte la source des préceptes de la sagesse et de la santé. A ses yeux Plutarque se place au premier rang dans cette catégorie des maîtres de la morale d’expérience et de raison. Il le lit et le cultive à la manière de Franklin. Il ne connaît pas de meilleure école pour les jeunes américains qui ont l’ambition de monter sur la plate-forme.

M. Emerson poursuit donc bien le même objet que M. Volkmann et M. Trench. Si le caractère des appréciations de ces trois critiques varie suivant leur tempérament national, ils ont un point de vue commun : c’est le moraliste qu’ils s’attachent à mettre en lumière.

Nous avions été le premier à frayer la voie, ainsi qu’ils veulent bien le reconnaître. Nous nous sommes à notre tour aidé de leurs travaux. Leurs recherches nous ont permis de rectifier quelques indications de détail ; leurs conclusions nous ont surtout fourni l’occasion de confirmer nos observations, leur jugement sur tous les points essentiels étant d’accord avec le nôtre.

Nous avons également mis à profit les autres travaux de la critique contemporaine[5]. Il en est résulté dans cette révision nouvelle quelques additions et aussi quelques suppressions. On ne trouvera plus, par exemple, en tète de cette troisième édition la lettre d’Henri IV à Marie de Médicis que nous avions prise pour épigraphe. Le texte en est décidément apocryphe, il faut y renoncer[6]. Longtemps encore, toutefois, il en sera de ce charmant pastiche, comme de ces légendes populaires dont Plutarque disait avec tant de grâce que, s’il est devenu impossible d’y croire, il n’est pas interdit de les aimer.

1880.

 

 

 



[1] Leben, Schriften und Philosophie des Plutarch von Chæronea von Richard Volkmann. Neue Ausgabe Berlin, 1873.

[2] Voir le rapport annuel de Bursian, Berlin, 1875.

[3] Plutarch. His life, his pazallel lives, and his morals. Five lectures by Richard Chenevix Trench, D. D. archbishop of Dublin. Second edition, London, 1874.

[4] Plutarch’s Morals translated from the greek by several hands, corrected and revised by William W. Goodwin, Ph. D., professer of greek litterature in Harvard university, with an introduction by Ralph Waldo Emerson. Boston, 1874.

[5] Voir entre autres travaux Symbolæ criticæ et paleographicæ in Plutarchi Vitas parallelas et Moralia, par Grégoire Bernardakis.

[6] Voir E. Bersot, Études et discours. Lettres intimes de Henri IV. Pages 238 et suivantes.