SAINT AUGUSTIN ET LE NÉO-PLATONISME

 

CHAPITRE PREMIER. — Ce que Saint Augustin connaissait de la philosophie grecque et du néo-platonisme.

 

 

Jusqu'ici nous avons signalé des analogies quelquefois profondes entre le néo-platonisme et le christianisme, et nous avons essayé de les expliquer. Nous avons ensuite retrouvé chez les Pères de l'Église des traces de la philosophie ancienne, e en particulier de la philosophie néo-platonicienne. Nous ne nous sommes pas préoccupé de rechercher si et jusqu'à quel point cette influence avait contribué à modifier les fondements de leurs croyances. Ce qui nous importait, c'était de constater qu'il n'y avait pas eu un abîme, une solution de continuité au point de vue philosophique entre l'antiquité et la période chrétienne, mais qu'il y avait eu transition de l'une à l'autre et que cette transition n'avait pu se faire que grâce au philonisme[1] et au néo-platonisme. C'est là un point qui nous semble acquis et qui nous permet d'entrer dès maintenant in medias res et de nous attaquer à saint Augustin lui-même.

Aussi bien, cette question du néo-platonisme de saint Augustin n'est pas sans présenter des difficultés assez grandes : nous n'en voulons pour preuve que la divergence même des jugements que portent à ce sujet les écrivains les plus récents : selon Lœsche[2], cette influence du néo-platonisme est indéniable ; d'après Dorner[3] cette influence fut très profonde ; elle fut nulle s'il faut en croire Bestmann[4]. La seule manière de trancher le débat, c'est de s'adresser à saint Augustin lui-même, de rechercher la position qu'il a prise vis-à-vis de la philosophie en général, vis-à-vis de celle des néo-platoniciens en particulier. Ainsi la solution se présentera d'elle-même par la comparaison des textes et nous pourrons l'admettre comme justifiée, car nous n'aurons pas eu besoin de recourir à des conjectures toujours plus ou moins hasardées.

Si donc nous nous demandons ce  que saint Augustin pensait de la philosophie, nous voyons que les différentes définitions qu'il en a données dans ses écrits, s'accordent presque toujours entre elles. Il venait à peine d'être baptisé qu'il écrivait dans son traité De moribus Ecclesiæ, que la philosophie consiste dans le goût et l'amour de la sagesse : Et quia ipsum nomen philosophiæ si consideretur, rem magnam totoque animo appetendam significat, siquidem philosophia est amor studiumque sapientiæ[5]. — A la fin de sa carrière, dans la Cité de Dieu, il reprend cette définition fondée d'ailleurs sur l'étymologie du mot philosophie : Sed cum philosophis est habenda collatio : quorum ipsum nomen si latine interpretamur, amorem sapientiæ profitetur. Porro, si sapientia Deus est per quem facta sunt omnia, sicut auctoritas, veritasque monstravit, verus philosophus est amator Dei[6].

La philosophie est donc l'amour de la sagesse ; c'est elle qui doit nous enseigner quel est le principe de toutes choses.

Nullumque aliud habet negotium quam ut doceat quod sit omnium rerum principium sine principio, quantusque in eo maneat intellectus, quidve iode in nostram salutem sine ulla degeneratione manaverit quem unum Deum omnipo, tentem, eumque tripotentem, Patrem, et Filium , et Spiritum sanctum docent veneranda mysteria, quæ fide sincera et inconcussa populos liberant[7].

Son objet est double : elle traite de Dieu et de l'âme et c'est par elle que nous connaissons notre nature et notre origine[8] ; elle donne satisfaction à toutes nos aspirations et nous conduit au bonheur[9]. Ainsi les textes que nous venons de citer nous montrent dans saint Augustin, tout au moins pour la première partie de sa vie, un adepte des études philosophiques ; il se plaisait d'ailleurs à reconnaître que les Saintes Écritures ne les prohibent pas. Mais il ne devait pas toujours en être ainsi : il renonça à la philosophie et, si la définition qu'il en donna resta verbalement la même, si la philosophie fut toujours pour lui ce qu'elle lui semblait être lorsqu'il engageait si vivement son ami Romanianus à la cultiver[10], l'amour de la sagesse, il s'est cependant opéré un changement dans la conception qu'il s'en est faite aux différentes périodes de sa vie. Ce qu'à l'origine saint Augustin entendait par philosophie, c'était avant tout une libre recherche de la vérité, une aspiration ardente au bien ; plus tard, le sens du mot philosophie se restreignit : le philosophe fut celui qui aime Dieu comme il doit être aimé, nous dirions presque comme la religion ordonne qu'il soit aimé ; le terme de philosophie devient alors très voisin de l'expression sentiment religieux. Dans d'autres passages au contraire, le philosophe est un homme confiant en son raisonnement si débile pourtant, tout fier d'une vaine science, celui qui se laisse aveugler par l'orgueil et tombe ainsi dans les pires erreurs et les plus funestes négations[11].

C'est que, comme le dit saint Augustin dans la Cité de Dieu[12], toute philosophie n'est pas également bonne : il ne faut pas suivre ceux qui philosophent selon le monde au lieu de philosopher selon Dieu par qui le monde a été fait. Il faut se rappeler et observer fidèlement le précepte de l'apôtre : Cavete ne quis decipiat vos per philosophiam et inanem seductionem secundum elementa mundi. De là vient qu'il n'y a de vraie philosophie que chez les chrétiens[13], mais que cependant les anciens philosophes sont parfois arrivés sinon à la vérité, du moins à des vérités. Veritatem et vitam omnis homo cupit : sed viam non omnis homo invenit. Deum esse vitam æternam, immutabilem, intelligibilem. sapientem, sapientes facientem, nonnulli etiam hujus sæculi philosophi viderunt : Veritatem fixam, stabilem, indeclinabilem, ubi sunt omnes rationes rerum omnium creatarum, viderunt quidem, sed de longinquo ; viderunt, sed in errore positi ; et idcirco ad eam tam magnam et ineffabilem et beatificam possessionem, qua via perveniretur, non invenerunt[14].

S'ils y sont arrivés, c'est parce que la philosophie est un don de Dieu[15] ; aussi quelques-uns (surtout les Platoniciens) ont-ils pu se rapprocher beaucoup de la foi chrétienne : Videntur autem non frustra christianæ fidei appropinquasse, qui vitam islam fallaciæ miseriæque plenissimam non opinati sunt nisi divino judicio contigisse, tribuentes utique justitiam Conditori, a quo factus est et administratur hic mundus[16]. L'on ne doit donc pas être surpris de retrouver chez plusieurs d'entre eux différentes vérités proclamées par le christianisme, et c'est ainsi, pour ne citer que ce seul exemple, qu'on les voit parler du fils unique de Dieu : Nam inveniuntur et ista in libris philosophorum : et quia unigenitum Filium habet Deus, per quem sunt omnia. Illud potuerunt videre quod est, sed viderunt de longe[17].

Cependant, si ces philosophes croyaient à la richesse du monde intelligible et à la pauvreté du monde sensible, si, jusqu'à un certain point, ils poursuivaient les mêmes fins que les chrétiens, ils n'enseignaient cependant pas la vraie religion[18] ; ils voulaient conduire l'humanité au bonheur[19], mais ils avaient le grand tort de chercher le bonheur dans cette vie même[20] ; nous ne les devons donc consulter ni sur la résurrection[21] ni sur les choses futures. Ils n'ont pas su éviter l'écueil qui se trouve au seuil de la philosophie : la vaine gloire[22]. Leur sagesse n'est qu'orgueil[23] et vanité, non pas que tout ce qu'ils disent soit faux, mais ils ajoutent la même foi à l'erreur et, quand ils se trouvent dire des vérités, ils sont étrangers à la grâce du Christ qui est la vérité même[24]. De là vient qu'ils n'ont pas trouvé Dieu[25] et qu'ils sont tombés dans les mauvais démons[26].

Comme ils ignoraient le vrai Dieu, ils ne possédaient pas la vraie piété ; leurs pensées n'étaient souvent, malgré toute leur sagesse, que de grandes divagations[27]. Ainsi s'expliquent toutes ces divergences si profondes qui séparent les différentes écoles de philosophie[28] ; les maîtres ne s'accordent pas entre eux, les disciples combattent leurs maîtres et la confusion est si grande que l'on pourrait donner le nom de Babylone à la ville qui serait habitée par les philosophes[29].

Quelle conduite lé chrétien doit-il donc tenir vis-à-vis de la philosophie et comment, de leur côté, les philosophes doivent-ils se comporter à l'égard du christianisme ? Pour ces derniers, la réponse est facile ; ils deviendront chrétiens et en le devenant ils ne changeront pas leur manière d'être (habitus), mais leurs faux dogmes[30]. Quant aux chrétiens, il est inutile pour eux de s'enquérir des thèses des anciens philosophes, puisqu'on n'en peut déjà plus tirer aucun argument contre la foi chrétienne[31]. Cependant, nous l'avons vu, il peut se faire que quelque philosophe ait parlé comme le Christ ; dans ce cas les chrétiens n'ont qu'à le féliciter, non à le suivre[32]. Philoso phi autem qui vocantur, si qua forte vera et fidei nostræ accommodata dixerunt, maxime Platonici, non solum formidanda non sunt, sed ab iis etiam tanquam injustis possessoribus in usum nostrum vindicanda. Sicut enim Ægyptii non solum idola habebant et onera gravia, quæ populus Isræl detestaretur et fugeret, sed etiam visa atque ornamenta de auro et argento, et vestem quæ ille populus exiens de Agypto, sibi potins tanquam ad usum meliorem clanculo vindicavit ; non auctoritate propria, sed præcepto Dei, ipsi Ægyptiis nescienter commodantibus ea quibus non bene utebantur : sic doctrinæ omnes gentilium non sedum simulata et superstitiosa figmenta gravesque sarcinas supervacanei laboris habent, quæ unusquisque nostrum duce Christo de societate gentilium exiens, debet abominari atque devitare ; sed etiam liberales disciplinas usui veritatis aptiores, et quædam suorum præcepta utilissima continent, deque ipso uno Deo colendo nonnulla vera inveniuntur apud eos ; quod eorum tanquam aurum et argentum, quod non ipsi institerunt, sed de quibusdam quasi metallis divinæ providentiæ, quæ ubique infusa est, eruerunt, et quo perverse atque injuriose ad obsequia dæmonum abutuntur, cum ab eorum misera societate sese animo separat, debet ab eis auferre christianismus ad usum justum prædicandi Evangelii[33].

Si nous comparons les textes que plus haut nous avons dû citer sans ordre chronologique pour la clarté de l'exposition, si nous nous rappelons un passage bien significatif d'un des derniers ouvrages de saint Augustin dans lequel l'auteur regrette d'avoir loué comme vertueux des philosophes qui manquaient de la vraie piété[34], nous nous convaincrons que la bienveillance que saint Augustin avait eue au début pour la philosophie et les philosophes s'était peu à peu effacée, et qu'à la fin de sa vie il avait pris à leur égard une position plutôt hostile. Ce changement d'attitude s'explique par deux raisons : la première, c'est que saint Augustin est de plus en plus un chrétien pratique et qu'il se désintéresse à la fin des spéculations métaphysiques ; la seconde, c'est qu'il a pris aux philosophes tout ce qui peut lui être utile, et qu'il ne lui est plus nécessaire de s'adresser à eux.

Dès lors se pose cette question : quels sont parmi les philosophes ceux que saint Augustin a cités dans ses nombreux ouvrages. Cette recherche peut être féconde, en tout cas elle ne sera pas inutile, car elle nous permettra de tirer sinon des conclusions certaines, du moins des renseignements précieux sur la culture philosophique de saint Augustin ; nous aurons ainsi des indications sur les doctrines qui ont pu contribuer à son développement ; il ne nous restera plus ensuite qu'à contrôler et à vérifier ces indications.

Nous ne parlerons pas de Thalès, d'Anaximandre, d'Anaximène et d'Anaxagore : ils n'ont été que très rarement et accidentellement cités. Il n'en est plus de même de  Pythagore  dont le nom revient une vingtaine de fois et dont saint Augustin parle, il faut bien le reconnaître, avec une certaine sympathie ; dans plusieurs de ses écrits il ne lui ménage pas les éloges, et il va même jusqu'à prétendre que personne ne fut plus illustre que Pythagore dans la vertu contemplative[35]. Il est vrai que plus tard, dans ses Rétractations[36], son langage est bien différent : il se repent d'avoir loué Pythagore au point que le lecteur pourrait croire qu'il n'y a dans les ouvrages de ce dernier aucune erreur, alors qu'il y en a plusieurs et même de capitales ; mais ce désaveu tardif dans un écrit qui, d'ailleurs, s'attaque à la philosophie tout entière, ne doit pas nous faire illusion. La doctrine pythagoricienne pouvait jusqu'à un certain point répondre aux aspirations que nous avons signalées dans le chapitre précédent. Aussi avait-elle eu comme une renaissance et le regain de faveur dont elle jouissait avait été assez vif pour que toute cette période de la philosophie, aussi bien du temps des néoplatoniciens que de saint Augustin, se trouvât plus ou moins pénétrée de pythagorisme[37]. Rien d'étonnant dès lors de rencontrer dans saint Augustin une certaine bienveillance pour les doctrines pythagoriciennes et de trouver des traces, assez faibles il est vrai, de leur influence sur sa propre pensée.

Démocrite n'est guère en faveur auprès de saint Augustin, et cela se comprend, il n'y avait aucune parenté entre ces deux esprits. Mais il n'en est plus de même de Socrate dont le nom revient souvent avec éloge et dont saint Augustin semble avoir connu assez exactement la doctrine. La grande réforme que le maitre de Platon avait opérée en philosophie et dont Cicéron avait signalé toute l'importance, ne lui a pas échappé ; il a bien vu que, rompant avec la tradition, Socrate avait abandonné les spéculations hardies et aventureuses sur le monde pour ne se préoccuper que de l'homme, qu'il avait abandonné la physique pour la morale ; il lui rend justice et le loue d'avoir ainsi mis en lumière le rôle important de la partie active de la sagesse et de l'avoir fait avec un grand charme et l'urbanité la plus policée[38]. Il approuve aussi cette doctrine de Socrate que, lorsque nous apprenons, notre esprit n'acquiert rien de nouveau et qu'il ne fait que se souvenir de connaissances depuis longtemps oubliées[39].

On pourrait croire qu'Aristote exerça sur saint Augustin une profonde influence ; il n'en fut rien et il est bon de remarquer que le Stagyrite n'est cité qu'un très petit nombre de fois[40] ; il est surtout intéressant de constater que saint Augustin, tout en lui reconnaissant un très grand talent[41], ne semble pas avoir eu des indications, même vagues, sur son système ; ce qu'il en dit pourrait se résumer en ces quelques mots : Aristote fut inférieur à Platon. — Les disciples mêmes d'Aristote n'étant loués que lorsqu'ils semblent être d'accord avec Platon, il nous est, dès à présent, permis de conclure que l'influence d'Aristote sur saint Augustin fut à peu près nulle, en tout cas qu'elle demeura toujours subordonnée à celle du platonisme. Nous montrerons plus loin pourquoi il ne pouvait en être autrement.

Enfin, les Stoïciens et les Épicuriens assez souvent cités[42] n'ont cependant pas trouvé grâce à ses yeux ; il est vrai que, de son temps, ces écoles n'avaient pas d'adhérents très éminents : ces sectes se sont tues, dit-il, et leurs cendres ne sont déjà plus chaudes[43]. Mais ce n'est pas là la seule raison : le fond même de leurs doctrines lui déplaisait. Ils avaient, dans la connaissance, fait aux sens la part beaucoup trop belle[44] et, pour la conduite de la vie, ils n'avaient pas tenu compte de la théologie[45].

D'après cette énumération des philosophes cités par saint Augustin et la rapide indication que nous avons faite de ce qu'il pense de leurs doctrines, il nous est permis de conclure que ni les uns ni les autres n'ont pu avoir un rapport bien intime avec sa culture philosophique. Restent Platon  et les néo-platoniciens cités, le premier, cinquante-deux fois, les derniers, une quarantaine de fois et quelquefois avec une assez grande bienveillance. Il n'y a là rien qui doive nous surprendre : la philosophie de Platon s'accordait sur bien des points avec le christianisme et nous avons montré qu'une conciliation n'était pas impossible entre les deux doctrines. Le renom dont Platon jouissait était encore grand du temps de saint Augustin : c'était à lui surtout que les païens recouraient pour défendre leurs idées ou pour prétendre que les chrétiens n'avaient fondé leur doctrine que sur des emprunts faits à l'hellénisme. C'était de lui surtout que, de leur côté, les chrétiens se réclamaient quand, pour engager les païens à se convertir, ils leur montraient leur propre doctrine déjà contenue en germe chez leurs plus grands philosophes. Enfin, c'était un système qui, plus que tout .autre, devait plaire à un esprit passionné pour la vérité et la beauté comme l'était saint Augustin. Ainsi s'explique l'admiration qu'en bien des passages il témoigne pour le platonisme. Dans la Cité de Dieu il s'exprime de la manière suivante : Inter omnes discipulos Socratis, nonquidem immerito excellentissima gloria caruit, qui omnino ceteros obscuraret, Plato... ingenio mirabili longe suos condiscipulos anteibat[46]. Il en avait parlé de même tout au début de sa carrière philosophique : Plato vir sapientissimus et eruditissimus temporum suorum, qui et ita locutus est, ut quæcumque diceret magna fierent, et ea locutus est ut, quomodocumque diceret parva non fierent... adjiciens lepori subtilitatique Socraticæ quam in moralibus habuit naturalium divinarumque rerum peritiam[47]. Nous le voyons même rappeler parfois que Labeo mettait Platon au nombre des demi-dieux[48] et il va jusqu'à déclarer qu'en réalité il fut le dieu des philosophes.

D'ailleurs saint Augustin lui-même, au début, reconnaissait volontiers que la doctrine de Platon n'était pas sans rapports avec le christianisme[49], que le philosophe athénien avait eu raison de faire résider la fin du bien, la cause des 'choses et le fondement du raisonnement dans la sagesse divine, au lieu de les placer dans la nature du corps ou de l'âme, comme le faisaient les Épicuriens et les Stoïciens. Il accordait que pour la formation du monde, le Timée ne contredit pas le Livre de la Genèse[50] et il déclare même que, jusqu'à un certain point, l'on a pu dans Platon retrouver la doctrine de la résurrection[51].

Ces rapprochements que l'on peut faire entre Platon et les livres sacrés, avaient, nous l'avons indiqué plus haut, amené saint. Augustin à l'idée déjà ancienne que le philosophe athénien, dans le cours de ces voyages, avait eu connaissance des doctrines judaïques. Cette opinion qu'il avait soutenue au début, il l'abandonna par la suite, lorsqu'il se fut convaincu[52] que Jérémie avait vécu après Platon. Mais ces rapprochements n'en subsistaient pas moins ; il fallait les expliquer et le seul mode d'explication possible, était d'admettre que l'étude de l'homme et la beauté des créatures peuvent conduire le philosophe à la connaissance du Créateur. Ce fut le parti que prit saint Augustin[53].

Cependant, malgré toute la sympathie qu'il éprouvait pour Platon, saint Augustin n'a pas été non plus sans le critiquer et quelquefois assez vivement. C'est ainsi qu'il lui reproche d'avoir une éloquence plus suave que forte, d'avoir enseigné des doctrines admirables sans cependant arriver à convaincre le lecteur[54]. Ailleurs, il déclare que les éloges qu'on a décernés au philosophe athénien, lorsqu'on l'a traité de dieu ou de demi-dieu, étaient exagérés et qu'on ne saurait le comparer à aucun ange, ni à aucun martyr du Christ, ni même à aucun chrétien, bien que pourtant il faille le préférer non seulement aux héros, mais aux dieux mêmes du paganisme[55].

Mais, en somme, nous pouvons dire que Platon n'a pas eu sur saint Augustin une influence aussi considérable qu'on pourrait le supposer d'après les ressemblances internes des deux systèmes. Disons même que cette influence fut presque nulle ou en tout cas très faible et qu'il ne pouvait en être autrement puisqu'à ce moment l'on ne connaissait pas, en Occident, les ouvrages de Platon : nous nous réservons de le prouver plus loin. — Cependant, il y avait, si nous osons nous exprimer ainsi, une parenté latente entre ces deux grands esprits et c'est ce qui explique sur l'esprit de saint Augustin l'action assez grande sinon de Platon lui-même, du moins de son école. Platon avait laissé des successeurs ; le néo-platonisme, qui avait été la suprême floraison et la synthèse dernière de la philosophie antique, restait seul debout. Il avait des adhérents nombreux du temps de saint Augustin, et son influence directe devait être beaucoup plus considérable que celle que Platon lui-même avait exercée. Pour s'en convaincre, il suffit de lire saint Augustin.

Ce fut par des traductions latines que saint Augustin apprit à connaître les Platoniciens (et par ce terme il faut entendre surtout Plotin et Porphyre) ; il nous le dit lui-même dans les Confessions :

Et primo, volens ostendere mihi quam resistas superbis, humilibus autem des gratiam, et quanta misericordia tua demonstrata sit hominibus via humilitatis quod verbum tuum caro factum est et habitavit inter homines, procurasti mihi per quemdam hominem inanissimo typho turgidum quosdam Platonicorum libros ex græca lingua in latinam versos ; et ibi legi, nonquidem his verbis, sed hoc idem omnino multis et multiplicibus suaderi rationibus quod in principio erat Verbum et Verbum erat apud Deum et Deus erat Verbum ! hoc erat in principio apud Deum ; omnia per ipsum facta sunt, et sine ipso factum est nihil ; quod factum est in eo, vita est, et vita erat lux hominum et lux in tenebris lucet, et tenebræ eam non comprehenderunt. Et quia hominis anima quamvis testimonium perhibeat de lumine, non est tamen ipsa lumen ; sed Verbum Dei, Deus, est lumen verum quod illuminat omnem hominem venientem in hune mundum. Et quia in hoc mundo erat, et mundus per ipsam factus est et mundus eum non cognovit. Quia vero in sua propria venit, et sui eum non receperunt ; quotquot autem receperunt eum, dedit eis potestatem filios Dei fieri, credentibus in nomine ejus, non ibi legi. Item ibi legi quia Deus Verbum, non ex carne, non ex sanguine, non ex voluntate viri, neque ex voluntate carnis, sed ex Deo natus est ; sed quia Verbum caro factum est et habitavit in nobis non ibi legi, Indagavi quippe in illis literis varie dictum, et multis modis, quod sit Filius in forma Patris, non rapinam arbitratus esse æqualis Deo quia naturaliter idipsum est. Sed quia semetipsum exanimavit formam servi accipiens... quod enim ante omnia tempora et supra omnia tempora incommutabiliter manet unigenitus Filius tuus coæternus tibi, et quia de plenitudine ejus accipiunt animæ ut beatæ sint, et quia participatione manentis in se sapientiæ renovantur ut sapientes sint, est ibi. Quod autem secundum tempus pro impiis mortuus est, et Filio tuo unico non pepercisti, sed pro omnibus tradidisti eum, non est ibi[56].

De même il dit encore[57] : Perrexi ergo ad Simplicianum, patrem in accipienda gratia tua tunc episcopi Ambrosii et quem vere ut patrem diligebat. Narravi et circuitus erroris mei. Ubi autem commemoravi legisse me quondam libros Platonicorum quos Victorinus, quondam rhetor urbis Romæ, quem christianum defunctum esse audieram, in latinam linguam transtulisset, gratulatus est mihi, quod non in aliorum philosophorum scripta incidissem, plena fallaciarum et deceptionum secundum elementa hujus mundi : in istis autem, omnibus modis insinuari Deum et ejus Verbum...

Ce fut donc par les traductions de Victorinus[58] que saint Augustin connut les ouvrages des Platoniciens.

Quels sont les philosophes qu'il désigne par ce terme et quels sont, de leurs écrits, ceux dont il put avoir connaissance ? Au livre VIII de la Cité de Dieu (c. 12), saint Augustin nous renseigne à cet égard : Vainement, dit-il, après la mort de Platon, Speusippe, son neveu, et Xénocrate, son disciple, le remplacèrent à l'Académie et eurent eux-mêmes des successeurs qui prirent le nom d'Académiciens : tout cela n'a pas empêché les meilleurs philosophes de notre temps qui ont voulu suivre Platon, de se faire appeler non pas Péripatéticiens ni Académiciens, mais Platoniciens. Les plus célèbres entre les Grecs sont Plotin, Porphyre et Jamblique. Joignez à ces Platoniciens illustres l'Africain Apulée, également versé dans les deux langues, la grecque et la latine.

Ce témoignage n'est pas isolé ; dans d'autres parties du même ouvrage, nous trouvons des citations de Plotin et de Porphyre d'après lesquelles il est aisé de voir que la doctrine de ces deux philosophes est la même que celle que saint Augustin nous dit avoir lue dans l'es écrits platoniciens qu'il a eus entre les mains. C'est ainsi que, pour les relations de l'âme avec le Verbe, il reconnaît l'accord de Plotin avec l'Évangile de saint Jean : Nous n'avons sur cette question (la béatitude) aucun sujet de contestation avec les illustres philosophes de l'école platonicienne. Ils ont vu, ils ont écrit de mille manières dans leurs ouvrages que le principe de notre félicité est aussi celui de la félicité des esprits célestes, savoir cette lumière intelligible, qui est Dieu pour ces esprits, qui est autre chose qu'eux, qui les illumine, les fait briller de ses raisons, et, par cette communication d'elle-même, les rend heureux et parfaits. Plotin, commentant Platon, dit nettement, et à plusieurs reprises, que cette âme même dont ces philosophes font l'âme  du monde, n'a pas un autre principe de félicité que la nôtre, et ce principe est une lumière supérieure à l'âme, par qui elle a été créée, qui l'illumine et la fait briller de la splendeur de l'intelligible[59]. Pour faire comprendre ces choses de l'ordre spirituel, il emprunte une comparaison aux corps célestes. Dieu est le soleil, et l'âme est la lune : car c'est du soleil, suivant eux, que la lune tire sa clarté. Ce grand Platonicien pense donc que l'âme raisonnable ou plutôt l'âme intellectuelle (car sous ce nom il comprend aussi les âmes des bienheureux immortels dont il n'hésite pas à reconnaître l'existence et qu'il place dans le ciel), cette âme, dis-je, n'a au-dessus de soi que Dieu, créateur du monde et de l'âme elle-même, qui est pour elle comme pour nous le principe de la béatitude et la lumière de la vérité. Or cette doctrine est parfaitement d'accord avec l'Évangile où il est dit : Il y eut un homme envoyé de Dieu qui s'appelait Jean. Il vint comme témoin pour rendre témoignage à la lumière afin que tous crussent par lui. Il n'était pas la lumière, mais il vint pour rendre témoignage à celui qui était la lumière. Celui-là était la vraie lumière qui illumine tout homme venant en ce monde. Cette distinction montre assez que l'âme raisonnable et intellectuelle, telle qu'elle était dans saint Jean, ne peut pas être à soi-même sa lumière et qu'elle ne brille qu'en participant à la lumière véritable. C'est ce que reconnaît le même saint Jean quand il ajoute en rendant témoignage à la lumière : Nous avons tout reçu de sa plénitude[60].

De même dans la Ve Ennéade (liv. Ier), nous trouvons une doctrine analogue à celle que saint Augustin attribue aux Platoniciens : Invoquons d'abord Dieu même, non en prononçant des paroles, mais en élevant notre âme jusqu'à lui, par la prière... Il est nécessaire que tout être qui est mû, ait un but vers lequel il soit mû. Nous devons donc admettre que ce qui n'a pas de but vers lequel il soit mû, reste immobile, et que ce qui naît de ce principe, doit en naître sans que ce principe cesse d'être tourné vers lui-même. Éloignons de notre esprit toute idée d'une génération opérée dans le temps. Il s'agit ici de choses éternelles. C'est seulement pour établir entre elles un rapport d'ordre et de causalité que nous parlons ici de génération. Ce qui est engendré par l'un doit être engendré par lui sans qu'il soit mû ; s'il était mû, ce qui serait engendré par lui tiendrait le troisième rang au lieu d'occuper le deuxième (serait l'Âme au lieu d'être l'Intelligence)... Ce qui est éternellement parfait engendre éternellement, et ce qu'il engendre est éternel, mais inférieur au principe générateur. Que faut-il donc penser de Celui qui est souverainement parfait ? N'engendre-t-il pas ? Tout au contraire, il engendre ce qu'il y a de plus grand après lui. Or, ce qu'il y a de plus parfait après lui, c'est le principe qui tient le second rang, l'Intelligence. L'Intelligence contemple l'Un et n'a besoin que de lui, mais l'Un n'a pas besoin de l'Intelligence. Ce qui est engendré par le principe supérieur à l'Intelligence est nécessairement l'Intelligence : celle-ci est ce qu'il y a de meilleur après l'Un, puisqu'elle est supérieure à tous les autres êtres. L'Âme est, en effet, le verbe et l'acte de l'Intelligence, comme l'Intelligence est le verbe de l'Un. Mais l'Âme est un verbe obscur : étant l'image de l'Intelligence, elle doit contempler l'Intelligence comme celle-ci doit, pour exister, contempler l'Un. Si l'Intelligence contemple l'Un, ce n'est pas qu'elle s'en trouve séparée, c'est seulement parce qu'elle est après lui. Il n'y a nul intervalle entre l'Un et l'Intelligence, non plus qu'entre l'Intelligence et l'Âme. Tout être engendré désire s'unir au principe qui l'engendre, et il l'aime, surtout quand Celui qui engendre et Celui qui est engendré sont seuls. Or, quand Celui qui entendre est souverainement parfait, Celui qui est engendré doit lui être si étroitement uni qu'il n'en soit séparé que sous ce rapport qu'il en est distinct[61].

Et ce n'est pas seulement Plotin qui est cité par saint Augustin, c'est aussi Porphyre : Tu reconnais hautement le Père ainsi que son fils que tu appelles l'Intelligence du Père... Mais le chemin du salut, mais le verbe immuable fait chair, qui seul peut nous élever à ces objets de notre foi où notre intelligence n'atteint qu'à peine, voilà ce que vous ne voulez pas reconnaître. (Cité de Dieu, X, 29.)

Nous avons montré que saint Augustin avait connu Plotin et Porphyre. Les livres de Plotin dont nous retrouvons des citations dans ses ouvrages sont les suivants :

Ennéade I, liv. VI : Du beau.

Ennéade III, liv. H : De la Providence ; — liv. IV : Du démon qui est propre à chacun de nous.

Ennéade IV, liv. III : Questions sur l'âme.

Ennéade V, liv. I : Des trois hypostases principales ; — liv. VI : Le principe supérieur à l'Être ne pense pas. Quel est le premier principe pensant ? Quel est le second ?

D'autre part, les rapprochements que nous pouvons faire entre saint Augustin et Plotin nous prouvent que le philosophe chrétien avait aussi lu les livres suivants :

Ennéade I, liv. II : Des vertus.

Ennéade II, liv. I : Du ciel ; — liv. III : De l'influence des astres.

Ennéade III, liv. V : De l'amour ; — liv. VII : De l'éternité et du temps.

Ennéade IV, liv. II : Comment l'âme tient le milieu entre l'essence indivisible et l'essence divisible ; —liv. VII : De l'immortalité de l'âme.

Ennéade VI, liv. IV et V : L'âtre un et identique est partout présent tout entier ; — liv. VI : Des nombres.

Enfin l'on peut encore signaler dans saint Augustin des doctrines analogues à celles qui sont contenues dans les livres suivants des Ennéades.

Ennéade I, liv. I : Qu'est-ce que l'animal, qu'est-ce que l'homme ? — liv. VIII. De la nature et de l'origine des maux.

Ennéade II, liv. IX : Contre les Gnostiques.

Ennéade III, liv. III : De la Providence ; — liv. VI : De l'impossibilité des choses incorporelles ; —liv. VIII : De la nature de la contemplation et de l'Un ; — liv. IX : Considérations diverses sur l'âme, l'intelligence et le bien.

Ennéade IV, liv. IV : Questions sur l'âme ; — liv. VI : Des sens et de la mémoire.

Ennéade VI, liv. IX : Du Bien et de l'Un.

Pour Porphyre le nombre des citations est moins considérable. Nous en trouvons cependant qui se rapportent au Retour de l'âme à Dieu, à la philosophie des oracles et la Lettre à Anebon (De civ. Dei, X, XI, XII) ; enfin saint Augustin rapporte textuellement un passage des Principes de la Théorie des intelligibles[62].

Quant à Jamblique, nous ne croyons pas que saint Augustin l'ait connu : il ne l'a pas cité une seule fois.

Mais saint Augustin ne se borne pas à la connaissance des Platoniciens : il éprouve pour eux une admiration quelquefois très vive :

Osque illud Platonis quod in philosophia purgatissimum et lucidissimum, dimotis nubibus erroris, emicuit maxime in Plotino, qui platonicus philosophes ita ejus similis judicatus est, ut simul eos vixisse, tantum autem interesse temporis ut in hoc ille revixisse putandus sit. (Cont. Acad., III, 18.)

Plotini schola Romæ floruit habuitque condiscipulos multos acutissimos et solertissimos viros. Sed aliqui eorum magicarum artium curiositate depravati sunt ; aliqui Dominum J.-C. ipsius veritatis atque sapientiæ incommutabilis (quam conabantur attingere) cognoscentes gestare personam ; in ejus militiam transierunt. (Epist. CXVIII.)

Si hanc vitam viri illi nobiscum agere potuissent, viderent profecto cujus auctoritate facilius consuleretur hominibus, et, paucis mutatis verbis et sententiis, christiani fierent, sicut plerique recentiorum nostrorumque temporum Platonici fuerunt. (De ver. relig., 12.)

Nos philosophes de prédilection (les Platoniciens) ont parfaitement distingué ce que l'esprit conçoit de ce qu'atteignent les sens, ne retranchant rien à ceux-ci de leur domaine légitime, n'y ajoutant rien, et déclarant nettement que cette lumière de nos intelligences qui nous fait comprendre toutes choses, c'est Dieu mime qui a tout créé. (Cité de Dieu, VIII, 7.)

Ces philosophes (platoniciens) si justement supérieurs aux autres en gloire et en renommée, ont compris que nul corps n'est Dieu, et c'est pourquoi ils ont cherché Dieu au-dessus de tous les corps. Ils ont également compris que tout ce qui est muable n'est pas le Dieu suprême, et c'est pourquoi ils ont cherché le Dieu suprême au-dessus de toute âme et de tout esprit sujet au changement. Ils ont compris enfin qu'en tout être muable, la forme qui le fait ce qu'il est, quels que soient sa nature et ses modes, ne peut venir que de celui qui est en vérité, parce qu'il est immuablement. Si donc vous considérez tour à tour le corps du monde tout entier avec ses figures, ses qualités, ses mouvements réguliers et ses éléments, qui embrassent dans leur harmonie le ciel, la terre, et tous les êtres corporels, puis l'âme en général, tant celle qui maintient les parties du corps et le nourrit, comme dans les astres, que celle qui donne en outre le sentiment, comme dans les animaux, et celle qui ajoute au sentiment la pensée, comme dans les hommes, et celle enfin qui n'a pas besoin de la faculté nutritive et se borne à maintenir, sentir et penser, comme dans les anges, rien de tout cela, corps ou âme, ne peut tenir l'Être que de celui qui est. (Cité de Dieu, VIII, 6.)

Voyant que les corps et l'âme ont des formes plus ou moins belles et excellentes, et que, s'ils n'avaient point de forme, ils n'auraient point d'être, ils ont compris qu'il y a un être où se trouve la forme première et immuable, laquelle, à ce titre, n'est comparable avec aucun autre ; par suite, que là est le principe des choses, qui n'est fait par rien, et par qui tout a été fait. Et c'est ainsi que ce qui est connu de Dieu, Dieu lui-même l'a manifesté à ces philosophes, depuis que les profondeurs invisibles de son essence, sa vertu créatrice et sa divinité éternelle sont devenues visibles par ses ouvrages. (Cité de Dieu, VIII, 7.)

Si Platon a défini le sage celui qui imite le vrai Dieu, le connaît, l'aime et trouve la béatitude dans sa participation avec lui, à quoi bon discuter contre les philosophes ? Il est clair qu'il n'en est aucun qui soit plus près de nous que Platon... Que la théologie civile et fabuleuse le cède aux philosophes platoniciens qui ont reconnu le vrai Dieu comme auteur de la nature, comme source de la vérité, comme dispensateur de la béatitude !... Ainsi tous les philosophes, quels qu'ils soient, qui ont eu ces sentiments touchant le Dieu suprême et véritable et qui ont reconnu en lui Fauteur de toutes les choses créées, la lumière de toutes les connaissances et la fin de toutes les actions, c'est-à-dire le principe de la nature, la vérité de la doctrine et la félicité de la vie, ces philosophes qu'on appellera platoniciens ou d'un autre nom, nous les préférons à tous les autres, et nous confessons qu'ils ont approché le plus près de notre croyance. (Cité de Dieu, VIII, 5, 9.)

J'admire en vérité comment de si savants hommes, qui comptent pour rien les choses corporelles et sensibles au prix des choses incorporelles et intelligibles, nous viennent [comme le dit Apulée] parler de contact corporel [entre les Dieux et les hommes] quand il s'agit de la béatitude. Que signifie alors cette parole de Plotin : Fuyons, fuyons vers notre chère patrie ; là est le Père et tout le reste avec lui. Mais quelle flotte ou quel autre moyen nous y conduira ? Le vrai moyen, c'est de devenir semblable à Dieu. Si donc on s'approche d'autant plus de Dieu qu'on lui devient plus semblable, ce n'est qu'en cessant de lui ressembler qu'on s'éloigne de lui. Or l'âme de l'homme ressemble d'autant moins à cet être éternel, qu'elle a plus de goût pour les choses temporelles et passagères. (Cité de Dieu, X, 17.)

Si saint Augustin n'avait fait que louer les néo-platoniciens, on pourrait croire qu'il acceptait toutes leurs doctrines et voir en lui un de leurs véritables successeurs. Mais il n'en est pas ainsi ; il les critique fort souvent et avec une grande sévérité.

Au milieu des vanités et des folies du paganisme, ce qu'il y a de plus supportable, c'est la doctrine des philosophes qui ont méprisé les superstitions vulgaires, tandis que la foule se précipitait aux pieds des idoles et, tout en leur attribuant mille indignités, les appelait dieux immortels et leur offrait un culte et des sacrifices. C'est avec ces esprits d'élite qui, sans proclamer hautement leur pensée, l'ont du moins murmurée à demi-voix dans leurs écoles, c'est avec de tels hommes qu'il T peut convenir de discuter cette question : faut-il adorer en vue de la vie future un seul Dieu, auteur de toutes les créatures spirituelles et corporelles, ou bien cette multitude de dieux qui n'ont été reconnus par les plus excellents et les plus illustres de ces philosophes qu'à titre de divinités secondaires créées par le Dieu suprême et placées de sa propre main dans les régions supérieures de l'Univers ? (Cité de Dieu, VI, 1.)

Il ne faut donc pas, lorsque nous péchons, accuser la chair en elle-même et faire retomber ce reproche sur le Créateur, puisque la chair est bonne en son genre ; ce qui n'est pas bon, c'est d'abandonner le Créateur pour vivre selon le bien créé, soit qu'on veuille vivre selon la chair ou selon l'âme ou selon l'homme tout entier , qui est composé des deux ensemble. Celui qui glorifie l'âme comme le souverain bien, et qui condamne la chair comme un mal, aime l'un et fuit l'autre charnellement, parce que sa haine aussi bien que son amour ne sont pas fondés sur la vérité, mais sur une fausse imagination. Les Platoniciens, je l'avoue, ne tombent pas dans les extravagances des Manichéens et ne détestent pas avec eux les corps terrestres comme une nature mauvaise, puisqu'ils font venir tous les éléments dont ce monde visible est composé et toutes leurs qualités de Dieu comme créateur. Mais ils croient que le corps mortel fait de telles impressions sur l'âme qu'il engendre en elle la crainte, le désir, la joie, la tristesse, quatre perturbations, ou, si l'on veut se rapprocher du grec, quatre passions qui sont la source de la corruption des mœurs. Or, si cela est, d'où vient qu'Énée, dans Virgile, entendant dire à son père que les âmes retourneront dans les corps après les avoir quittés, est surpris et s'écrie : Ô mon père, faut-il croire que les âmes, après être montées au ciel, quittent ces sublimes régions pour revenir dans des corps grossiers ? Infortunés ! D'où leur vient ce funeste amour de la lumière ? (Énéide, VI, 719-721.)

Je demande à mon tour si, dans cette pureté tant vantée où s'élevèrent ces âmes, le funeste amour de la lumière peut leur venir de ces organes terrestres et de ces membres moribonds ? Le poète n'assure-t-il pas qu'elles ont été délivrées de toute contagion charnelle alors qu'elles veulent retourner dans les corps ? Il résulte de là que cette révolution éternelle des âmes, fût-elle aussi vraie qu'elle est fausse, on ne pourrait pas dire que tous les désirs déréglés leur viennent du corps, puisque, selon les Platoniciens et leur illustre interprète, le funeste amour de la lumière ne vient pas du corps, mais de l'âme qui en est saisie au moment même où elle est libre de tout corps et purifiée de toutes les souillures de la chair. Aussi conviennent-ils que ce n'est pas seulement le corps qui excite dans l'âme des craintes, des désirs, des joies et des tristesses, mais qu'elle peut être agitée par elle-même de tous ces mouvements.

Ce qui importe, c'est de savoir quelle est la volonté de l'homme. Si elle est déréglée, ses mouvements seront déréglés, et, si elle est droite, ils seront innocents et louables. Car c'est la volonté qui est en tous ces mouvements, ou plutôt tous ces mouvements ne sont que des volontés. En effet, qu'est ce que le désir et la joie, sinon une volonté qui con, sent à ce qui nous plaît ? et qu'est-ce que la crainte et la tristesse sinon une volonté qui se détourne de ce qui nous déplaît ? Or, quand nous consentons à ce qui nous plaît en le souhaitant, ce mouvement s'appelle désir, et, quand c'est en jouissant, il s'appelle joie. De même, quand flous nous détournons de l'objet qui nous déplaît avant qu'il nous arrive, cette volonté s'appelle crainte ; et, après qu'il est arrivé, tristesse. En un mot, la volonté de l'homme, selon les différents objets qui l'attirent ou qui la blessent, qu'elle désire ou qu'elle fuit, se change et se transforme en ces différentes affections. C'est pourquoi il faut que l'homme qui ne vit pas selon l'homme, mais selon Dieu, aime le bien, et alors il haïra nécessairement le mal. (Cité de Dieu, XIV, 5, 6.)

De même saint Augustin combat la thèse de l'immortalité du monde qui avait été soutenue par les néo-platoniciens.

Les philosophes platoniciens soutiennent que les corps terrestres ne peuvent être éternels, bien qu'ils ne balancent pas à déclarer que toute la terre, qui est un membre de leur Dieu, non du Dieu souverain mais pourtant d'un grand Dieu, c'est-à-dire du monde, est éternelle. Puis donc que le Dieu souverain leur a fait un autre Dieu, savoir le monde supérieur à tous les autres dieux créés, et puisqu'ils croient que ce Dieu est un être animé doué d'une âme raisonnable et intellectuelle, qui a pour membres les quatre éléments dont ils veulent que la liaison soit éternelle et indissoluble, de crainte qu'un si grand Dieu ne vienne à périr, pourquoi la terre, qui est le nombril dans le corps de ce grand animal, serait-elle éternelle, et les corps des autres animaux terrestres ne le seraient-ils pas, si Dieu le veut ? Il faut, disent-ils, que la terre soit rendue à la terre, et, comme c'est de là que les corps des animaux terrestres ont été tirés, ils doivent y retourner et mourir. Mais, si quelqu'un disait la même chose du feu, soutenant qu'il faut lui rendre tous les corps qui en ont été tirés pour en former les êtres célestes, que deviendrait l'immortalité promise par le Dieu souverain à tous ces Dieux ? Dira-t-on que cette dissolution ne se fait pas pour eux, parce que Dieu, dont la volonté, comme le dit Platon, surmonte tout obstacle, ne le veut pas ? Qui empêche donc que Dieu ne le veuille pas non plus pour les corps terrestres, puisqu'il peut faire que ce qui a commencé existe sans fin, que ce qui est formé de parties demeure indissoluble, que ce qui est tiré des éléments n'y retourne pas ? Pourquoi ne ferait-il pas que les corps terrestres fussent impérissables ? Est-ce que Dieu n'est puissant qu'autant que le veulent les Platoniciens, au lieu de l'être autant que le croient les Chrétiens ? Vous verrez que les philosophes ont connu le pouvoir et les desseins de Dieu et que les prophètes n'ont pu les connaître, c'est-à-dire que les hommes inspirés de l'esprit de Dieu ont ignoré sa volonté, et que ceux-là l'ont découverte qui ne se sont appuyés que sur d'humaines conjectures.

Ils devaient au moins prendre garde de ne pas tomber dans cette contradiction manifeste, de soutenir d'un côté que l'âme ne saurait être heureuse si elle ne fuit toute sorte de corps, et de dire de l'autre que les âmes des dieux sont bienheureuses, quoique éternellement unies à des corps, celle même de Jupiter qui pour eux est le monde étant liée à tous les éléments qui composent cette sphère immense de la terre aux cieux. Platon veut que cette âme s'étende, selon des lois musicales, depuis le centre de la terre jusqu'aux extrémités du ciel, et que le monde soit un grand et heureux animal dont l'âme parfaitement sage ne doit jamais être séparée de son corps, sans toutefois que cette masse, composée de tant d'éléments divers, puisse la retarder ni l'appesantir. Voilà les libertés que les philosophes laissent prendre à leur imagination, et en même temps ils ne veulent pas croire que des corps terrestres puissent devenir immortels par la puissance de la volonté de Dieu et que les âmes y puissent vivre éternellement bienheureuses sans en être appesanties, comme font cependant les dieux dans des corps et Jupiter même, le roi des dieux, dans la masse de tous ces éléments ? S'il faut qu'une âme, pour être heureuse, fuie toute sorte de corps, que leurs dieux abandonnent donc les globes célestes ; que Jupiter quitte le ciel et la terre, ou, s'il ne peut s'en séparer, qu'il soit réputé misérable. Mais nos philosophes reculent devant cette alternative : ils n'osent point dire que leurs dieux quittent leur corps, de peur de paraître adorer des divinités mortelles et ils ne veulent pas les priver de la félicité, de crainte d'avouer que des dieux sont misérables. (Cité de Dieu, XI, 17.)

Quant à ceux qui, tout en avouant que le monde est l'ouvrage de Dieu, ne veulent pas lui reconnaître un commencement de durée, mais un simple commencement de création, ce qui se terminerait à dire d'une façon presque inintelligible, que le monde a toujours été fait, ils semblent, à la vérité, mettre par là Dieu à couvert d'une témérité fortuite et empêcher qu'on ne croie qu'il ne lui soit venu tout d'un coup quelque chose à l'esprit qu'il n'avait pas auparavant, c'est-à-dire une volonté muable de créer le monde, à lui qui est incapable de tout changement ; mais je ne vois pas comment cette opinion peut subsister à d'autres égards. (Cité de Dieu, XI, 4.)

Plus précis dans ses critiques comme dans ses éloges, saint Augustin vise plus particulièrement Porphyre :

Dieu, comme le père de toutes choses (dit Porphyre), n'a besoin de rien ; et nous attirons ses grâces sur nous lorsque nous l'honorons par la justice, par la chasteté et par les autres vertus, et que notre vie est une continuelle prière par l'imitation de ses perfections et la recherche de sa vérité. Cette recherche nous purifie et l'imitation nous rapproche de lui. (Cité de Dieu, XIX, 23.)

Votre maitre, Porphyre, dans ses livres que j'ai souvent cités : Du retour de d'âme, prescrit fortement à l'âme humaine de fuir toute espèce de corps pour être heureuse en Dieu. (Cité de Dieu, X, 29.)

Tu reconnais hautement le Père ainsi que son fils que tu appelles l'Intelligence du Père, et enfin un troisième principe qui tient le milieu entre les deux autres, et où il semble reconnaître le Saint-Esprit. Voilà, pour dire comme vous, les trois dieux. Si peu exact que soit ce langage, vous apercevez pourtant comme à l'ombre d'un voile le but où il faut aspirer ; mais le chemin du salut, mais le Verbe immuable fait chair, qui seul peut nous élever jusqu'à ces objets de notre foi où nôtre intelligence n'atteint qu'à peine : voilà ce que vous ne voulez pas reconnaître[63]. (Cité de Dieu, X, 29.)

Ainsi saint Augustin loue et critique les néo-platoniciens. Il ne faut donc pas le considérer comme leur disciple fidèle ni prétendre qu'il n'a fait aucun emprunt à leurs doctrines. Mais ce qu'il importe surtout de remarquer, c'est qu'il les connaissait bien. Il va même jusqu'à distinguer les points sur lesquels Porphyre avait modifié les théories de son maître , pour montrer qu'il ne saurait être question de reproduire purement et simplement leurs idées :

Porphyre dit que Dieu a mis l'âme dans le monde pour que, voyant les maux dont la matière est le principe, elle retournât au Père et fût affranchie à jamais d'une semblable contagion. Encore qu'il y ait quelque chose à reprendre dans cette opinioncar l'âme a été mise dans le corps pour faire le bien, et elle ne connaîtrait point le mal, si elle ne le faisait pas —, Porphyre a néanmoins amendé sur un point considérable la doctrine des autres Platoniciens, quand il a reconnu que l'âme, purifiée de tout mal et réunie au Père, serait éternellement à l'abri des maux d'ici-bas : D'où il faut conclure que cette doctrine de quelques Platoniciens sur la révolution nécessaire qui emporte les âmes hors du monde et qui les y ramène est une erreur. (Cité de Dieu, X, 30.)

Si l'on croit qu'après Platon il n'y a rien à changer en philosophie, d'où vient que sa doctrine a été modifiée par Porphyre en plusieurs points qui ne sont pas de peu de conséquence ? Par exemple, Platon a écrit, cela est certain, que les âmes des hommes reviennent après la mort sur la terre et jusque dans les corps des bêtes. Cette opinion a été adoptée par Plotin le maître de Porphyre. Eh bien ! Porphyre l'a condamnée et non sans raison. Il a cru avec Platon que les âmes retournent dans de nouveaux corps, mais dans dés corps humains, de peur sans doute qu'il n'arrivât à une mère devenue mule de servir de monture à son enfant. Porphyre oublie par malheur que, dans son système, une mère devenue jeune fille est exposée à rendre son fils incestueux. Combien n'est-il pas plus honnête de croire ce qu'ont enseigné les Saints Anges, les prophètes inspirés du Saint-Esprit et les apôtres envoyés par toute la terre : que les âmes, au lieu de retourner tant de fois dans des corps différents, ne reviennent qu'une seule fois et dans leur propre corps ? (Cité de Dieu, X, 30.)

 

L'étude que nous venons de faire n'a pas été inutile et les résultats auxquels elle nous conduit méritent d'être signalés. La première conclusion à en tirer, c'est que saint Augustin avait de l'ensemble de la philosophie ancienne une connaissance générale, mais indirecte et incomplète :

Générale, cela ressort de l'analyse précédente ; la plupart des écoles sont représentées dans la revue que nous avons faite des philosophes cités par saint Augustin.

Indirecte, saint Augustin ignorait la langue grecque ; il devait recourir à des traductions ou même, et c'était le plus souvent le cas, s'en rapporter à ce que des auteurs latins (en particulier Cicéron) avaient dit à ce sujet.

Incomplète, car, si l'on retrouve dans ses écrits le nom de presque tous les anciens philosophes de la Grèce, il n'en demeure pas moins qu'il n'a pas su assigner aux diverses écoles la place qui revenait à chacune en particulier. C'est ainsi, pour nous borner à ce seul exemple, qu'il ne semble pas avoir apprécié Aristote à sa juste valeur. En somme, parmi les philosophes, ceux qu'il connaît le mieux, c'est Platon et les néo-platoniciens.

M. Vacherot, dans l'École d'Alexandrie, tout en accordant que saint Augustin ne pouvait connaître la philosophie de Platon et des Alexandrins que par des traductions et des analyses latines, conclut que sa doctrine est néanmoins essentiellement platonicienne ; que les idées, la démonstration, la méthode, l'esprit de Platon se montrent partout dans ses nombreux traités sur Dieu, sur l'âme humaine, sur le monde ; enfin qu'il est beaucoup plus difficile d'y distinguer la trace du néo-platonisme.

Saint Augustin, il est vrai, témoigne (nous croyons avoir suffisamment insisté) pour Platon une admiration enthousiaste ; mais, que l'on parcoure les passages où se trouve cité le nom du philosophe athénien, on sera surpris de voir quel lointain rapport ils ont avec les doctrines fondamentales du docteur chrétien. N'est-ce pas là une indication sérieuse, et en serait-il de même si l'influence de Platon avait été aussi considérable qu'on l'a prétendu ?

Sans doute, il y a des traces de platonisme dans saint Augustin mais nous croyons bien ne pas nous tromper en disant que ces traces proviennent du néo-platonisme. En effet, nous l'avons vu, saint Augustin avait eu une profonde connaissance des doctrines néo-platoniciennes grâce aux traductions de Victorinus et, certes, il n'en est pas de même pour Platon.

Mais, quelque grande que soit la part d'originalité que contient le système de Plotin, il n'en demeure pas moins que c'était avant tout une synthèse de toute la philosophie antérieure. Aristote et le stoïcisme y avaient leur place, mais l'élément de beaucoup le plus considérable était platonicien. Le platonisme que l'on retrouve dans les écrits de saint Augustin ne provient que de cette source. Et ce qui nous confirme dans cette opinion, c'est que saint Augustin ne fait aucune différence essentielle entre Platon et Aristote, ce qui nous montre clairement qu'il n'avait une connaissance exacte ni de l'un ni de l'autre. Surtout nous remarquons qu'il ne sépare guère Platon de ses disciples assez indépendants, les Alexandrins, que d'ailleurs il désigne constamment (nous l'avons vu) par le terme de Platoniciens. Le Platonisme de saint Augustin serait donc essentiellement du néo-platonisme ou tout au moins viendrait du néo-platonisme.

On pourrait nous, objecter que l'on ne comprendrait pas alors pourquoi on ne retrouve pas chez lui les doctrines propres aux néo-platoniciens, car dit M. Vacherot[64], il est d'une bonne critique de n'attribuer à une influence néo-platonicienne aucune doctrine qui ne soit pas exclusivement néo-platonicienne. M. Vacherot aurait raison s'il s'agissait d'étudier l'originalité du système néo-platonicien, mais il n'a pas le droit d'appliquer ce principe en dehors du néo-platonisme lui-même. Nous le répétons encore : saint Augustin ne croyait pas que les néo-platoniciens se distinguassent beaucoup de Platon. Plotin pour lui était un autre Platon. N'est-ce pas parce qu'il connaissait Platon, nous ne disons pas exclusivement, mais surtout d'après les traductions néo-platoniciennes de Victorinus ? Sinon, qu'on nous montre comment il avait pu connaître l'œuvre même de Platon, car enfin cette question a une importance toute particulière dans le cas présent[65].

Or saint Augustin n'a pu lire Platon dans l'original : il ignorait le grec. Il ne semble pas qu'il en ait lu quelque traduction sauf pour le Timée[66], mais nous n'avons nulle part trouvé quelque trace d'une traduction de Platon à cette époque. Il ne connaissait le philosophe athénien que par l'intermédiaire d'écrivains tels que Cicéron, mais on nous accordera que cela ne suffisait pas à lui donner une idée bien exacte des doctrines des Platoniciens[67].

De ce qu'on retrouve en lui des traces de platonisme en faut-il conclure que saint Augustin était un platonicien, ? Évidemment non, car, même dans ce cas, les doctrines dont il s'agit étaient pour la plupart communes à Platon et aux néo-platoniciens, et les ressemblances que l'on signale avec Platon se retrouvent pour Plotin. Que reste-t-il donc du Platonisme de saint Augustin ? Peu de choses si l'on recherche ce qui, en lui, a été exclusivement inspiré par Platon et son école proprement dite ; des ressemblances assez grandes, une impulsion assez considérable si l'on considère ce que ses théories offrent de commun avec le platonisme et le néo-platonisme ; mais dans ce cas nous croyons que le principe de M. Vacherot ne saurait s'appliquer et que ce n'est pas à Platon, mais bien aux néo-platoniciens qu'il faut faire honneur de ces rapprochements.

Cependant nous n'avons pas répondu à l'objection que l'on aurait pu nous faire : nous avons essayé de montrer que s'il y avait eu une influence philosophique sur l'esprit de saint Augustin, il fallait la rapporter au néo-platonisme, non à Platon ; nous n'avons pas recherché s'il était vrai que les doctrines les plus chères aux néo-platoniciens, et proprement néo-platoniciennes, n'avaient pas été en grande faveur auprès de saint Augustin. L'objection est, croyons-nous, plus spécieuse que solide : pour qu'elle conservât toute sa valeur, h faudrait d'abord que l'influence philosophique que nous attribuons au néo-platonisme et que d'autres rapportent au platonisme eut été très profonde et que, d'autre part, une influence que tout le monde pût reconnaître comme proprement néoplatonicienne eût été absolument nulle. — Or, en est-il ainsi ? — On sait bien que non. Pour le premier point, nous remarquons qu'il y a souvent accord entre Plotin et Platon, d'une part, et saint Augustin, de l'autre ; mais il ne faudrait pas attribuer à ce fait une importance exagérée ; d'antre part, trop souvent on n'a parlé que philosophie là où il fallait faire appel à la théologie. Il ne faudrait pas oublier que saint Augustin ne devrait pas être envisagé indépendamment du christianisme de son époque et que bon nombre de rapprochements que l'on a faits entre le platonisme et l'augustinisme pourraient être attribués au christianisme tout entier[68], non à saint Augustin en particulier.

D'ailleurs, bon nombre de ces rapports que l'on établit entre Platon et Augustin pourraient tout aussi bien (nous le disions plus haut) l'être entre l'évêque d'Hippone et Plotin, ce qui affaiblit singulièrement la thèse de l'inspiration platonicienne de saint Augustin.

Enfin, pour le second point, tout le monde doit admettre que des idées foncièrement néo-platoniciennes se retrouvent, dans saint Augustin. M. Vacherot lui-même en reconnaît quelques-unes : On rencontre pourtant, çà et là, des expressions qui sentent plus l'École d'Alexandrie que Platon. Ainsi saint Augustin, sans se perdre dans la mystique théorie du Dieu ineffable et incompréhensible, élève la nature divine fort au-dessus de toute expression et même de toute pensée humaine. Son traité de la Trinité contient une démonstration qui, depuis longtemps, était fort en usage dans les écoles, mais qui remonte évidemment à Plotin. Dieu est le principe de tout bien, le Bien par excellence. Tout aspire au bien ; tout n'aspire pas à la vie ou à l'intelligence ; donc le Bien est le seul principe universel, enveloppant et donnant la vie, l'être, l'intelligence. (St Aug., De Trin., VIII, 4.) Lorsqu'il ajoute : Ce bien suprême n'est pas loin de nous ; c'est en lui que nous avons la vie, le mouvement et l'être, cette doctrine, parfaitement conforme d'ailleurs à la théologie des Ennéades, ne parait être qu'une inspiration des livres saints. Mais saint Augustin semble s'inspirer seulement des Alexandrins quand il emprunte les images les plus fortes pour exprimer l'union intime de l'âme avec Dieu, quand il affirme que Dieu est d'autant mieux connu qu'on a moins conscience de le connaître, surtout quand il montre que Dieu étant l'absolue unité, l'âme ne peut l'atteindre que par l'amour : la théologie orthodoxe ne va point jusque-là. Enfin, tout en reconnaissant comme essentiellement chrétienne la doctrine qui nie l'existence indépendante du principe du mal, on peut croire que le fond métaphysique de la polémique de saint Augustin contre le Manichéisme est emprunté au moins indirectement au néo-platonisme. Il définit le mal, comme Plotin et tous les Alexandrins, une simple défaillance du bien, et démontre avec eux que le bien faisant tout l'être des choses, le mal comme mal ne peut exister véritablement. M. Vacherot ajoute, il est vrai, que ces analogies sont assez rares et que la théologie de saint Augustin est trop chrétienne pour se perdre dans le panthéisme mystique des Alexandrins. Nous n'avons pas à aborder maintenant cette question. Ce que nous voulions démontrer, c'est que, s'il y a eu sur la culture philosophique de saint Augustin une inspiration hellénique, cette inspiration ne pouvait venir que du néo-platonisme. C'est là un résultat que nous considérons comme acquis par l'étude que nous venons de faire.

Dans les pages suivantes, nous devrons rechercher si cette influence a été, réelle et, dans ce cas, si elle a eu l'importance que certains critiques attribuaient à celle du platonisme. Mais, comme nous n'avons pas le dessein de passer en revue l'œuvre tout entière de saint Augustin, et qu'une telle analyse malgré son intérêt, serait beaucoup trop longue, nous étudierons jusqu'à quel point il y a eu accord entre Plotin et saint Augustin sur la question du mal et sur toute la théodicée.

 

 

 



[1] Voir la doctrine du Logos dans le IVe évangile et dans Justin Martyr. Cf. Jean Réville, La doctrine du Logos dans le IVe Évangile et dans les œuvres de Philon, Paris, 1881.

[2] De Augustine plotinizante in doctrina de Deo disserenda, Iena, 1880.

[3] Dorner, Augustinus, sein theologisches System und seine religionsphilosophische Anschauung, Berlin, 1873.

[4] Qua ratione Augustinus notiones philosophiæ græcæ ad dogmata anthropologica describenda adhibuerit, Erlangen, 1877.

[5] De moribus Ecclesiæ, XXI.

[6] De Civ. Dei, VIII, 1. — Id. : Philosophari secundum Platonem amare Deum. Ibid., VIII, 8.

[7] De Ordine, II, V, 16.

[8] De Ordine, II, XVIII, 47.

[9] De beata vita, I, 1. — Id. : A philosophiæ portu ad beatam vitam proceditur (De Civ. Dei, XVIII, 41).

[10] Contra Academ., I, I, II, I.

[11] VIII, IX.

[12] Quoniam proposui vobis hodie quid dicant... philosophi mundi hujus quorum Deus sapientiam tanquam veram stultitiam reprobavit (Sermo CCXL).

[13] De beata vita, 1, 1. — Contra Julian. Pelag., IV, 14, 72.

[14] Sermo CXLI, Sermo LXVIII, 3 et Sermo CCXLI, 1.

[15] De Civ. Dei, XXII, 22. Ibid., II, 7.

[16] Contra Jul. Pelag., V, 15. De Civ. Dei, VIII, 7.

[17] In Joann. Ev. Tr., II, 4. — De Civ. Dei, XIX, 4. — Id. : Commendatur enim fortasse Trinitas, et quod verum est, summi philosophi gentium, quantum in eorum litteris indagatur, sine Spiritu Sancto philosophati sunt, quamvis de Patre et Filio non tacuerint. Quæst. in Hept., II, 25.

[18] De vera relig., I, V, 8.

[19] De Civ. Dei, XVIII, 41.

[20] De Civ. Dei, XIX, 4.

[21] De Trin., IV, 16 et 17. Id. : Nam de Animi immortalitate multi etiam philosophi gentium multa disputaverunt et immortalem esse animum brimanum pluribus et multiplicibus libris conscriptum memoriæ reliquerunt cum ventum fuerit ad resurrectionem carnis, non titubant, sed apertissime contradicunt et contradictio eorum talis est, ut dicant fieri non posse ut caro ista terrena possit in cœlum ascendere. (Enarr. in Psalm. LXXXVIII.)

[22] Vehementissime formidandus, cautissimeque vitandus. — Superbum studium inanissimæ gloriæ. — De beata vita, I, 1, 3.

[23] In Joann. Ev. Tr., II, I. — Id., De morib. Eccl., I, 2. — Id. : Superbia, invidia, curiositas. (De vera relig., I, 4.)

[24] Conf., V, 3.

[25] Epist. Cl., II, LXXXII.

[26] De Civ. Dei, XI, 9.

[27] Philosophorum cogitata magna magnorum deliramenta doctorum. (Sermo CCXLVII).

[28] Contra Acad., III, 19.

[29] De Civ. Dei, XVIII, 41.

[30] De Civ. Dei, XIX, 19.

[31] Epist., II, 118.

[32] Gratulamur illi, non sequimur. (Enarr. in Psalm. CXL, 2.)

[33] De doct. christ., III, XI.

[34] Retract., I, 3.

[35] De Consensu Ev., I, 7, 12.

[36] Retract., I, 3, 3.

[37] Cf. Zeller, Die Phil. der Griechen, 2e éd., IV, 469. C'est ainsi que nous voyons Plotin citer plusieurs fois Pythagore et les Pythagoriciens, Porphyre écrire une vie de Pythagore, Jamblique le cite également. D'ailleurs, il s'agissait ici non pas de Pythagore, mais des pseudo ou néo-pythagoriciens. Cette remarque s'applique aussi à saint Augustin.

[38] De Civ. Dei, VIII, 3 : Acutissima urbanitas.

[39] Epist., 7, 2.

[40] Trois fois.

[41] De Civ. Dei, VIII, 12.

[42] Vingt-trois fois, — vingt-deux fois.

[43] Epist., 118, 41 et 118, 12.

[44] Epist., 118, 28.

[45] Sermo CL, 8, 348. Voir dans Pascal (Entretien avec M. de Sacy sur Épictète et Montaigne) l'opposition du stoïcisme et du christianisme, ainsi que l'indication des rapports qu'on peut établir entre eux.

[46] De Civ. Dei, VIII. 4. — De cons. Evan., I, 7-12.

[47] Contra Acad., III, 17.

[48] De Civ. Dei, II, XIV, 2 ; cf. VIII, 13.

[49] De vera relig., 3. Mirantur autem quidam nobis in Christi gratia sociati, cum audiunt vel legunt Platonem de Deo ista sensisse quæ multum congruere veritati nostræ religionis agnoscunt. (De Civ. Dei, VIII, 11.)

[50] De Civ. Dei, VIII, 11.

[51] Nonnulli nostri, propter quoddam præclarissimum loquendi genus, et propter nonnulla quæ veraciter sensit, amantes Platonem, dicunt eum aliquid simile nobis etiam de mortuorum resurrectione sensisse (De civ. Dei, XXII, 28). — Cf. Eusèbe, De præpar. Evang., XI, 33.

[52] De Civ. Dei, VIII, 11.

[53] Pulchritudo creaturarum confessio est Creatoris. — Ab hominis cognitione ad cognitionem Dei quomodo pervenerunt philosophi.... (Sermo CCXL.)

[54] De vera relig., 2, 3.

[55] De Civ. Dei, II, 14.

[56] Conf., VII, 9.

[57] Conf. VIII, 2.

[58] Remarquons que ce que saint Augustin a cru trouver ou ne pas trouver dans ces traductions de Victorinus n'est que le prologue du IVe évangile et quelques passages de Paul (Philip., II, 6, mal traduit en latin, et Rom., VIII, 32).

[59] Plotin, Ennéades, II, 9, 2. Cf. Bouillet, Ennéades de Plotin, I, 262 ; II, 286.

[60] De Civ. Dei, X, 3.

[61] Cf. Bouillet, op. cit., II, 561 ; III, 661.

[62] Cf. Bouillet, que nous avons complété (op. cit., II, 545-555-561).

[63] Qu'entend Porphyre par ses principes ? Dans la bouche d'un philosophe platonicien, nous savons ce que cela signifie : il veut désigner Dieu le Père d'abord, puis Dieu le Fils qu'il appelle la pensée ou l'intelligence du Père : quant au Saint-Esprit, il n'en dit rien, ou ce qu'il en dit n'est pas clair : car je n'entends pas quel est cet autre principe qui tient le milieu, suivant lui, entre les deux autres. Est-il du sentiment de Plotin qui, traitant des trois hypostases principales, donne à l'âme le troisième rang ? Mais alors il ne dirait pas que la troisième hypostase tient le milieu entre les deux autres, c'est-à-dire entre le Père et le Fils. En effet, Plotin place au-dessous de la seconde hypostase, qui est la pensée du Père, tandis que Porphyre, en faisant de l'âme une substance mitoyenne, ne la place pas au-dessous des deux autres, mais entre les deux. Porphyre, sans doute, a parlé comme il a pu, ou comme il a voulu ; car nous disons, nous, que le Saint-Esprit n'est pas seulement l'esprit du Père ou l'esprit du Fils, mais l'esprit du Père et du Fils. Aussi bien, les deux philosophes sont libres dans leurs expressions et, en parlant des plus hautes matières, ils ne craignent pas d'offenser les oreilles pieuses. Mais nous, nous sommes obligés de soumettre nos paroles à une règle précise de crainte que la licence dans les mots n'engendre l'impiété dans les choses. Lors donc que nous parlons de Dieu, nous n'affirmons pas deux ou trois principes, pas plus que nous n'avons le droit d'affirmer deux ou trois dieux ; et, toutefois, en affirmant tour à tour le Père, le Fils, le Saint-Esprit, nous disons de chacun qu'il est Dieu. Car nous ne tombons pas dans l'hérésie des Sabelliens qui soutiennent que le Père est identique au Fils, et que le Saint-Esprit est identique au Père et au Fils ; nous disons, nous, que le Père est le Père du Fils, que le Fils est le Fils du Père et que le Saint-Esprit est l'esprit du Père et du Fils sans être ni le Père ni le Fils. Il est donc vrai de dire que le Principe seul purifie l'homme, et non les Principes, comme l'ont soutenu les Platoniciens. Mais Porphyre, soumis à ces puissances envieuses dont il rougissait sans oser les combattre ouvertement, n'a pas voulu reconnaître que le Seigneur est le Principe qui nous purifie par son incarnation. (Cité de Dieu, X, 23, 24.)

[64] Vacherot, op. cit.

[65] Le seul passage sur lequel on s'appuie pour prétendre que saint Augustin eut une connaissance des ouvrages de Platon lui-même est le suivant : Sed in philosophiæ gremiun celeriter advolarem, fateor, uxoris honorisque illecebra detinebar ; ut cum hæc essem consecutus, tum demum me, quod paucis felicissimis licuit, totis velis omnibusque remis in illum sinum raperem ibique conquiescerem. Lectis autem Platonis paucissimis libris, cujus te esse studiosissimum accepi, collataque cum eis, quantum potui, etiamillorum auctoritate qui divina mysteria tradiderunt, sic exarsi ut omnes illas vellem anchoras rumpere, nisi ne nonnullorum hominum existimatio commoveret. (De beata vita, 4.) Mais comment fonder un jugement définitif sur un texte pareil ? La leçon n'est rien moins que certaine : cinq des manuscrits portent au lieu de lectis autem Platonis, lectis autem Plotini.

[66] On se préoccupait fort peu à cette époque d'étudier et de conserver les écrits des anciens philosophes, c'est ainsi que Marinus nous cite ce fait que Proclus lui-même avait coutume de dire que, s'il le pouvait, il ne laisserait subsister que le Timée et les Oracles (Vie de Proclus, 38). Le Timée d'ailleurs était en grande faveur à ce moment, et nous savons de source certaine que saint Augustin le connaissait.

[67] Quelque éloge que Cicéron donne à Platon et à Aristote, il les a cependant mis beaucoup moins à contribution que les Stoïciens, les Épicuriens et les Académiciens. Ritter, Philos. ancienne, IV, 90.

[68] On avait conscience de ces rapports entre Platon et le christianisme ; nous l'avons déjà vu ; voici encore un texte bien décisif : ούκ άλλότριά έστι τά Πλάτωνος δόγματα τοΰ Χριστοΰ. Justin Martyr. Ed. Paris, p. 51.