SAINT AUGUSTIN ET LE NÉO-PLATONISME

 

INTRODUCTION.

 

 

Ce travail fait partie de la série de monographies entreprises sous la direction de M. F. Picavet pour déterminer exactement quelles furent les idées fournies à la philosophie et à la théologie du moyen âge par d'autres écoles que celles d'Aristote. Cf. F. Picavet : l'Histoire des rapports de la philosophie et de la théologie (Rev. int. de l'enseignement supérieur, 15 décembre 1886) ; la Scolastique (id., 15 avril 1893) ; Alcuin, fondateur de la Scolastique (Bibliothèque des Hautes-Études, Études de critique et d'histoire, vol. 1) ; Abélard et Alexandre de Hales, fondateurs de la méthode scolastique (Bibl. des Hautes-Études, Études de critique et d'histoire, 2e série) ; Néo-thomisme et Scolastique (Rev. ph., mars 1892, avril 1893, janvier 1896). — M. Philippe a étudié Lucrèce dans la théologie chrétienne du IIIe au XIIIe siècle et spécialement dans les écoles carolingiennes (Rev. des religions, 1895-1896).

 

Il ne saurait être question de donner, dans le présent travail, une contribution, même indirecte, à l'étude du problème si complexe des origines du christianisme. Cette question a été absolument réservée et l'auteur s'est proposé de n'y toucher ni de près ni de loin. Il est parti d'une date déterminée (325) et n'a pas cru devoir étudier le développement antérieur de la religion nouvelle.

C'est qu'à partir de ce moment, tout le monde le reconnaît, aussi bien les adversaires que les partisans, le christianisme de l'Église est constitué. Que l'on admette que les dogmes ne sauraient se soustraire aux lois qui régissent toutes choses et que, comme toutes les institutions, ils sont soumis à une évolution lente mais continue[1], que l'on prétende au contraire que, leur origine étant divine, ils sont et ne sauraient être qu'immuables[2], il n'en demeure pas moins qu'à cette date la religion chrétienne était établie, instituée (nous ne voulons pas dire arrêtée et fixée). Dès lors, il s'agit de s'appuyer sur ces fondements pour la développer, parfois la modifier, et au besoin la défendre contre les adversaires qui pourraient encore l'attaquer.

Dans cette période nouvelle de l'histoire de l'Église, on trouve bien souvent chez certains Pères et surtout chez le plus grand d'entre eux, saint Augustin, des idées déjà exprimées par les philosophes grecs, par les néo-platoniciens en particulier. Il y a là un problème très spécial, mais très intéressant. Se trouve-t-on en présence d'une influence profonde, d'une pénétration intime des doctrines néo-platoniciennes ? Faut-il admettre au contraire que saint Augustin, tout imprégné d'abord de néo-platonisme, s'en est entièrement détaché au moment de sa conversion ?

La question, nous semble-t-il, vaut la peine d'être examinée de près, non pas qu'elle n'ait jamais encore été soulevée, mais ceux qui s'étaient chargés d'y répondre ne l'ont pas fait avec une complète impartialité. Leur œuvre est celle de polémistes, plus soucieux de défendre ou d'attaquer l'originalité du christianisme que d'exposer la vérité historique. Aussi ni l'une ni l'autre des deux thèses absolues successivement soutenues n'est inattaquable. Ici encore la vérité se trouve entre les deux extrêmes.

On ne peut affirmer que saint Augustin ne soit qu'un néoplatonicien ; on ne peut nier cependant que-les doc. trines des néo-platoniciens aient exercé sur ses idées une action considérable. C'est parce qu'il les avait connues que saint Augustin abandonna le manichéisme et les conceptions dualistes qu'il avait d'abord accueillies avec faveur, et il serait bien extraordinaire qu'un système qui, à un certain moment, avait eu sur sa pensée une influence aussi grande, eût été dans la suite absolument délaissé et qu'on n'en trouvât plus trace dans les écrits qui suivirent sa conversion.

Nous devons donc admettre a priori que le néo-platonisme contribua puissamment à former l'esprit de saint Augustin ; mais la lecture de ses ouvrages nous convaincra que cette action, loin d'être constante, alla toujours en s'amoindrissant. Le néo-platonisme avait surtout servi à se préparer au christianisme ; lorsque saint Augustin fut devenu chrétien, ce qui pouvait rester en lui de néo-platonisme s'effaça insensiblement. Ce ne fut plus qu'un souvenir qui s'affaiblit sans cesse, si bien que le seul mérite qu'il reconnut à la fin au néoplatonisme était de servir à la défense ou à la glorification de la foi.

Notre sujet se trouve ainsi assez exactement délimité : il ne s'agit que d'étudier saint Augustin, de constater en lui les traces de néo-platonisme dont nous parlions plus haut, et de montrer, en tenant compte de la chronologie des ouvrages de notre auteur, l'effacement successif d'une influence néoplatonicienne.

Mais, en se convertissant au christianisme, celui qui devait être plus tard le grand docteur de l'Église était entré dans une religion vieille déjà de près de quatre siècles (387). Il pouvait se faire que cette religion elle-même eût déjà subi l'influence des doctrines philosophiques avec lesquelles elle se trouvait depuis longtemps en contact. Nous sommes donc amené à indiquer brièvement la situation respective du christianisme et du néo-platonisme avant saint Augustin, et à résumer à ce point de vue toute cette partie de l'histoire du christianisme antérieure à la période que nous nous sommes proposé d'étudier plus spécialement.

La question du Platonisme des Pères a donné lieu à des controverses passionnées, les uns prétendant subordonner non seulement la science théologique, mais encore la foi chrétienne tout entière à l'influence des platoniciens, les autres se laissant entraîner par le zèle qu'ils mettaient à défendre les intérêts de l'Église et soutenant que non seulement le christianisme n'avait rien emprunté aux doctrines des philosophes néo-platoniciens, mais que c'étaient ces derniers qui étaient redevables au christianisme .

La lutte commença en 1700 par l'apparition d'un ouvrage de Souverain[3] qui fit plus de bruit qu'il ne méritait, car ce n'était, somme toute, qu'une grosse exagération. Il importe toutefois d'en dire quelques mots, ne fût-ce que pour signaler le point de vue auquel se plaçait l'auteur et les arguments sur lesquels il s'appuyait pour prétendre que la religion chrétienne ne se trouve avec sa pureté originale que dans les Saintes Écritures et dans les enseignements du Christ et des apôtres.

D'après le Platonisme dévoilé ou Essai touchant le verbe platonicien, les Pères se trouvant constamment en présence des doctrines adverses durent les combattre ou essayer de les ramener au christianisme. Le moyen le plus simple pour tout concilier était de les expliquer par l'allégorie. Des deux côtés on recourut à ce procédé et les Pères introduisirent ainsi dans le christianisme des idées platoniciennes. De là une corruption profonde de la vraie doctrine, et cela déjà du temps d'Adrien et d'Ignace.

D'autre part, parmi les disciples de Platon qui s'étaient convertis au christianisme, il y en avait un grand nombre qui n'avaient pas prétendu renoncer complètement à leurs anciennes doctrines, et qui tentaient par tous les moyens de découvrir un terrain de conciliation entre le Platonisme et le Christianisme. Aussi le platonisme a-t-il pénétré profondément les écrits de tous les Pères : les Justin Martyr, les Tatien, les Athénagoras, les Théophile, les Irénée, les Tertullien, les Clément d'Alexandrie, les Origène, les Lactance, les Augustin enfin en sont tout imprégnés.

Une attaque aussi vive ne devait pas rester sans réponse. Ce fut Baltus qui se chargea de défendre l'orthodoxie des pères. Il le fit dans un ouvrage[4] écrit avec autant de passion et de partialité que celui de Souverain, mais qui, cependant, faisait avancer un peu la question, ou tout au moins la précisait. Souverain avait cru retrouver partout dans le christianisme des premiers siècles l'influence du platonisme ; Baltus montra qu'elle fut nulle et que, si une doctrine avait eu quelque action sur la formation du christianisme, ce ne pouvait être le platonisme, mais bien le néo-platonisme.

Il prétendait, d'ailleurs, que ce dernier n'avait jamais été en grand crédit auprès des chrétiens et que, dans les écoles d'Alexandrie, d'Édesse, etc., ce qu'on se proposait, c'était bien plutôt de dégoûter les jeunes gens de la philosophie que de la leur faire aimer.

Cette controverse suscita de nombreux ouvrages. Citons Löffler qui traduisit en allemand le Platonisme dévoilé de Souverain, Mosheim[5], Keil[6], Oelrichs[7]. Ni les uns ni les autres ne sont arrivés à une solution définitive de la question car aucun d'eux n'a su dominer pleinement son sujet et l'étudier au point de vue parfaitement large et désintéressé de la critique historique. Mais le problème qui nous occupe se trouvait posé et bien posé. Il pouvait être résolu grâce aux progrès qu'ont faits dans notre siècle l'étude du néo-platonisme et l'exégèse patristique.

Par ses conquêtes, Rome avait réalisé l'unité politique du monde. — Les nations les plus diverses avaient été absorbées par l'Empire. Mais, en même temps que leur indépendance, les peuples avaient perdu leurs traditions. De là, sinon l'abandon, du moins une altération profonde de toutes les religions nationales. Les Romains avaient été des politiques assez habiles pour ne pas imposer aux peuples vaincus leur propre religion, mais, par le seul fait que l'Orient et l'Occident, le Nord et le Midi ne formaient plus qu'un vaste État dont Rome était le centre, les anciennes barrières étaient tombées. Dès lors on voit les antiques préventions sombrer les unes après les autres. Les peuples apprennent à connaître les mœurs et les traditions des autres peuples. Ils les discutent et, en les discutant, ils peuvent facilement se convaincre que la supériorité qu'ils s'arrogent n'a aucun fondement solide et que la civilisation a porté des fruits dans le monde tout entier. Aussi les voit-on annexer à leur panthéon des divinités nouvelles ou les fusionner avec les dieux auxquels ils avaient cru jusqu'alors.

Ce que nous disons là ne se rapporte pas à telle ou telle province en particulier, mais bien à l'Empire tout entier. C'est ainsi que l'esprit et les croyances de l'Orient ne pénétrèrent pas seulement en Égypte ou en Grèce, mais qu'elles envahirent tout le monde romain.

Cette désagrégation des anciennes croyances eut une conséquence toute naturelle ; de même que l'unité politique s'était établie sur la ruine des nationalités, de même l'effondrement de toutes les anciennes religions eut pour effet de réaliser dans l'Empire une certaine unité de pensée, aussi bien à Rome que dans les provinces, aussi bien dans les hautes classes que dans les couches inférieures de la société. Partout on rencontre les mêmes besoins, partout les mêmes aspirations.

Mais l'Empire n'avait pas répondu aux espérances que l'on fondait sur lui : la décadence était vite venue et l'on avait conscience de cette décadence. A partir de Commode (193) ce ne sont, à l'intérieur, que troubles, révolutions et guerres civiles ; sur les frontières, ce sont les attaques toujours plus hardies et plus fréquentes des Barbares. L'Empire devait périr. Peut-être eût-il pu être sauvé, s'il s'était produit un puissant réveil de l'esprit national, mais le patriotisme était bien mort ; l'Empire était trop vaste ; les conquêtes mêmes de Rome l'avaient tué. Bien qu'il eût jusqu'alors victorieusement résisté à tous les assauts, on avait conscience que le vieux monde s'effondrait. Mais on ne se rendait pas compte que c'était là l'annonce d'une ère nouvelle et l'on croyait que la fin de toutes choses était proche. De là ce profond sentiment de lassitude et de découragement qui avait envahi les âmes et que nous retrouvons dans les écrits de presque tous les auteurs de cette époque. La société était épuisée et Cyprien avait bien raison de dire à Démétrius que le monde avait vieilli, senuisse jam mundum.

Ce qui résulta de cette misère morale, ce fut un profond dégoût de la vie : on s'indigna contre toutes les tyrannies, contre toutes les injustices dont on ne s'était guère préoccupé tant que l'Empire avait pu assurer aux peuples qu'il avait soumis un certain état de paix et de bien-être. Orateurs et poètes, moralistes et philosophes, tous s'accordent à reconnaître que la vie ne vaut plus la peine d'être vécue, tous s'élèvent contre l'injustice triomphante. La conscience humaine se révolta contre les monstrueuses inégalités de la société, contre le luxe et la débauche des classes riches, contre les iniquités de l'esclavage[8].

Dans cette société où tout se désorganisait, l'esprit se détacha de la vie active. Les écoles-de philosophie, les Nouveaux Académiciens comme les derniers Stoïciens et les Épicuriens, avaient proclamé que le sage devait s'abstenir des fonctions publiques. Ce désintéressement de tout ce qui touchait à l'état ne fit que s'accroître ; mais, en même temps qu'on devenait indifférent à la chose publique, on abandonna tout ce qui avait été autrefois en honneur. Les lettres et les arts perdirent le peu d'éclat qui leur restait encore ; ils disparurent presque complètement à partir du IIIe siècle. On se replia sur soi-même. Le sentiment de la fraternité humaine se dégagea peu à peu et l'excès d'injustice donna naissance à une ardente aspiration vers la justice.

Après les grandes crises on voit souvent se produire un réveil de l'esprit religieux. C'est ce qui se produisit à cette époque. L'homme se sentait faible et misérable ; cherchant partout et inutilement du secours, ce fut à la religion qu'il s'adressa[9]. On voulait sortir de cet état de désolation et de souffrance ; on se reprit à rêver à une vie meilleure. Il y eut alors un immense besoin de croire. Les anciens cultes ne suffisant plus aux aspirations de la foule, on s'adressa à des religions nouvelles. Ce fut une des causes de la rapide diffusion du christianisme ; ce fut aussi une des raisons pour lesquelles les sectes orientales jouirent alors dans toute l'étendue de l'Empire d'une faveur très considérable[10]. On voulait des dieux nouveaux et les foules couraient aux cultes bizarres de la déesse syrienne et de Sabazios ou aux religions monothéistes de Mithra et de Sérapis : celui-ci auquel se rattachait un enseignement moral si pur ; celui-là qui offrait dans ses dogmes et dans ses cérémonies plus d'un rapport avec le christianisme[11].

Ce fut une tendance universelle et aucune classe ne put s'y soustraire. Les humbles, les ignorants firent une place aux religions nouvelles ; mais, comme la science leur manquait, bien souvent ils se tournèrent vers les cultes étrangers, vers les religions pleines de mystères. Jamais la superstition ne fut plus répandue qu'à cette époque, jamais la magie n'eut autant d'adeptes[12]. Les esprits éclairés qui gardaient au fond du cœur l'amour de la culture antique prirent une direction différente. Ils tentèrent de restaurer la philosophie, mais leur philosophie fut tout imprégnée de l'esprit religieux que nous venons de signaler partout[13]. Plotin ne voulut pas obtenir autre chose, en développant d'une manière originale et neuve la philosophie qu'il prétendait avoir puisée dans Platon, que le rétablissement d'un culte plus idéal de la divinité[14].

Ainsi la religion et la philosophie devant répondre aux mêmes besoins, se développèrent parallèlement et, si l'on peut contester que le néo-platonisme fut presque autant une religion qu'une philosophie, il n'en demeure pas moins vrai qu'il est tout animé d'un souffle profondément religieux. Il fut l'héritier de l'hellénisme et des philosophies qui avaient autrefois fleuri sur le sol de la Grèce, mais il ne conserva pas son patrimoine tel qu'il l'avait reçu. L'extase et le mysticisme dont il est pénétré ne sont pas des idées de source grecque.

Il est vrai, comme le fait remarquer M. Vacherot, que nous ne voyons ni dans les traités de Plotin ni dans sa biographie, qu'il ait pris au sérieux les pratiques et les cérémonies. Il nie la vertu ordinairement attribuée aux prières, aux invocations, aux sacrifices en ce qui concerne nos rapports avec la divinité. Il repousse la doctrine des Gnostiques sur l'intervention fréquente et accidentelle des démons, doctrines conformes à la croyance du peuple et des prêtres et interdit à ce sujet les invocations et les conjurations. Mais cela n'est vrai que de Plotin et de Porphyre. Cela ne l'est plus de Jamblique qui remplaça la vie contemplative par la théurgie et prétendait s'unir au divin par le moyen de pratiques extérieures, de prières et de rites que les dieux avaient révélés à l'homme.

L'élément religieux que contenait dès l'origine la doctrine néo-platonicienne ne fit que se développer avec le temps, et l'on sait du reste que ce fut sous la bannière du néo-platonisme que s'enrôlèrent, du temps de Julien, les derniers partisans du polythéisme pour livrer bataille (sans succès d'ailleurs) à la chrétienté triomphante.

Ainsi, le christianisme et le néo-platonisme avaient le même point de départ et le même objet. Vivant côte à côte, se développant sous l'influence des mêmes conditions sociales, fondés sur les mêmes principes et aboutissant à des conclusions semblables, ils devaient nécessairement agir l'un sur l'autre et il suffirait de jeter les yeux sur l'histoire de nos deux doctrines pour se convaincre qu'il en fût bien ainsi.

Nous avons dit que la théologie chrétienne et le néo-platonisme étaient nés du même besoin de secours et que tous deux résumaient les mêmes aspirations vers une vie meilleure : c'était à la foi qu'on s'adressait pour être délivré de cette existence de misère et c'était seulement dans la religion ou dans une philosophie où la religion avait sa part, que l'on pouvait trouver assez de force pour supporter les imperfections de ce monde. Ainsi, peu à peu le divorce qui existait entre la vie et le rêve, entre la réalité et l'idéal, ne fit que s'accentuer. La société était malheureuse, on s'habitua à détourner les yeux du présent pour ne plus considérer que l'avenir meilleur qu'on pressentait.

Ce mépris du monde sensible se retrouve dans les deux grands courants qui luttaient alors pour la direction des esprits. La morale néo-platonicienne ne fit jamais grand cas des vertus pratiques ; elle ne leur accordait d'autre fin que de purifier l'âme, que de l'affranchir de la tyrannie des passions pour la préparer à une vie toute contemplative. — Dans le christianisme de même, la grande affaire était d'être sauvé et l'on était bien loin alors, — il serait puéril d'insister —de vivre conformément à la nature ainsi que le voulait l'ancienne philosophie. — Pour les uns comme pour les autres, l'âme devait se dégager de tout ce qui la rattachait à la terre afin de se tourner vers le ciel, sa vraie patrie. Aussi le souverain bonheur consiste-t-il dans l'union avec le principe premier, diront les néo-platoniciens, dans la possession de Dieu, diront les chrétiens.

Mais, comment réaliser cette union ? Nous devons, dit Plotin, attendre en silence que la lumière divine nous apparaisse, comme l'œil attend, tourné vers l'horizon, le soleil qui va se lever au-dessus de l'océan... La pensée ne peut que nous élever peu à peu à la hauteur d'où il est possible de découvrir Dieu. Elle est comme le flot qui nous porté et qui, en se gonflant, nous soulève, en sorte que de sa cime tout à coup nous voyons. C'est en nous mêmes que nous devons regarder ; c'est en nous qu'est le Bien auquel nous voulons nous unir[15]. Pour le trouver, il faut suspendre toutes les puissances intellectuelles, par le repos et le néant de l'intelligence. C'est en sommeillant que l'âme connaît le sommeil ; c'est dans l'extase ou l'annihilation de toutes les facultés de son être qu'elle connaît ce qui est au-dessus de l'être et de la vérité[16].

De même pour les chrétiens, la science ne suffit -pas à donner la vraie connaissance ; il faut l'intervention de la foi[17]. Saint-Anselme, en disant plus tard : Non quæro intelligere ut credam, sed credo ut intelligam, quia, nisi credidero, non intelligam[18], exprima parfaitement l'idée que se faisait la chrétienté des rapports de la foi et de la science, et il n'est pas téméraire d'affirmer qu'à l'époque dont nous nous occupons, la part faite à la science était encore beaucoup moins belle que celle que lui accordait l'archevêque de Cantorbéry.

Ainsi, la théologie chrétienne comme le néo-platonisme en arrivait à diminuer le rôle de la raison ; tous deux ne lui reconnaissaient qu'une valeur inférieure et aboutissaient au mysticisme, qu'on s'explique d'ailleurs par les conditions dans lesquelles nos deux doctrines étaient nées. Un abîme s'était creusé entre la réalité et le rêve, entre la nature et la conscience, entre la terre et le ciel. Chez les uns, c'était par l'extase, chez les autres par la foi qu'on essayait de le combler. Ainsi il y avait dans la direction même de nos deux doctrines des analogies frappantes. Quoi d'étonnant dès lors que, dans l'une comme dans l'autre, on retrouve souvent les mêmes arguments, et même que ces arguments soient parfois présentés dans des termes presque identiques ?

Ces ressemblances[19] de fond que nous venons de signaler dans le point de départ de nos deux doctrines, dans le but qu'elles se proposent, dans les moyens mêmes qu'elles emploient pour atteindre ce but, ne doivent cependant pas nous dissimuler les différences profondes qui devaient toujours les séparer l'une de l'autre.

Dans cette tendance commune à rapprocher l'homme et Dieu, les procédés n'étaient pas identiques. Les deux doctrines admettaient une révélation ; mais, pour les chrétiens, cette révélation sur laquelle ils s'appuyaient, était un fait historique ; elle s'était accomplie en un temps et en un lieu déterminés ; pour les néo-platoniciens, au contraire, elle concordait en partie avec l'ordre naturel des choses ou était en partie Je terme inaccessible d'une contemplation mystique[20]. — D'autre part, pour réaliser cette union du terrestre et du divin, le christianisme admettait que la divinité s'était abaissée à toutes les misères humaines, tandis que le néo-platonisme au contraire élevait l'homme jusqu'à la divinité suprasensible.

Ces différences à elles seules ne suffisent cependant pas à expliquer la lutte qui devait fatalement s'engager entre les deux doctrines. Toute religion est plus ou moins exclusive parce qu'elle croit posséder la vérité et être seule à la posséder. Aussi la chrétienté ne devait-elle pas voir d'un œil favorable cette tentative de résurrection de la philosophie et cette opposition naturelle entre les deux doctrines devait nécessairement s'aggraver de jour en jour par suite même des progrès du christianisme.

Le néo-platonisme, malgré son caractère religieux, n'était qu'un ensemble de spéculations philosophiques et, comme tel, il ne pouvait présenter un corps de doctrines absolument arrêté, la philosophie étant une école de large tolérance et de libre discussion[21]. Aussi, dans la lutte qu'il engagea contre le christianisme, les conditions n'étaient pas égales pour lui. L'union qui existait entre les néo-platoniciens n'était pas comparable à celle des chrétiens. Enfin le néo-platonisme, dans son mysticisme, se contentait trop souvent d'affirmations vagues et de froides allégories, alors que tout réclamait une autorité. Ce à quoi l'on aspirait, ce qu'on voulait, c'était sortir de l'état d'anarchie morale où l'on se trouvait. Ce résultat, le néo-platonisme ne pouvait l'atteindre : seul le christianisme le pouvait, car il se fondait sur la révélation[22].

D'autre part, le néo-platonisme représentait le passé et c'était à la fois sa force et sa faiblesse : sa force, car il héritait de tout ce que l'hellénisme avait encore de vigueur ; sa faiblesse, car la cause du passé est une cause perdue à l'avance et la philosophie ne pouvait se transformer assez complètement pour répondre au nouvel état des esprits. Dans le christianisme circulait un sang jeune. Il avait pour lui l'avenir ; la victoire devait lui rester. Enfin le christianisme présentait ce grand avantage qu'il pouvait convenir à toutes les classes de la société ; les humbles qui cherchaient à oublier la misère de leur condition y trouvaient la promesse d'un avenir meilleur ; pour les esprits éclairés il était à la fois une religion et une philosophie.

Cette guerre que se firent les deux doctrines pourrait à première vue faire supposer qu'elles étaient absolument indépendantes l'une de l'autre. Nous croyons avoir suffisamment démontré qu'il n'en fût pas ainsi : vivant depuis un siècle à côté l'une de l'autre, elles ne purent s'ignorer. La lutte même qu'elles soutenaient les rapprocha. Il y eut une action réciproque, car, en combattant son adversaire, on apprend à le connaître et il est bien rare que des idées que l'on a discutées ne laissent pas quelque trace dans l'esprit de celui qui a dû les étudier. Ainsi le christianisme subit en réalité l'influence du néo-platonisme.

Cela se fit très simplement. Obligés de lutter, les chrétiens avaient dû se servir du langage philosophique. Il faudrait ignorer le rôle que joue le mot dans la formation de l'idée pour croire qu'il n'y eût pas là une cause très importante d'influence. — Mais ce ne fut pas la seule.

L'action de la littérature pour ne citer que celle-là fut aussi très considérable et contribua fort à rapprocher le néo-platonisme et le christianisme. Nous en trouvons une preuve bien convaincante dans saint Jérôme. Il suivait alors les leçons de Donat... et celles de Victorin... Il trouvait dans ces deux maîtres l'inspiration de deux écoles, ici le goût pur de la poésie profane, là les traditions de l'éloquence antique mêlées à la ferveur chrétienne. Lui-même confondait tout cela dans sa studieuse ardeur, aimant alors le christianisme plus qu'il ne le connaissait, cherchant le beau langage dans les orateurs, la vérité morale dans les philosophes, et lisant assez Empédocle et Platon pour en retenir beaucoup de pures maximes qu'il croyait plus tard, disait-il, avoir apprises dans les épîtres des apôtres[23].

Cet aveu est bon à enregistrer ; il nous fait bien comprendre comment il y eut une lente pénétration de l'hellénisme chez bon nombre de Pères de l'Église. Sans doute il n'est pas question ici de Plotin ni de Porphyre, mais il dut en être pour eux comme pour Platon et, d'ailleurs, l'on sait que l'on ne faisait guère de différence entre Platon et ceux qui se vantaient d'être ses fidèles disciples, les néo-platoniciens. Ceux-ci, d'autre part, se réclamaient sans cesse du philosophe athénien et les chrétiens ne les désignaient par aucun autre nom que celui de Platoniciens.

Enfin, il faut surtout se rappeler que parmi les néo-platoniciens beaucoup eurent pour maîtres des chrétiens, et que, réciproquement, un  grand nombre de chrétiens furent élevés à l'école de néo-platoniciens ou de chrétiens qui avaient abandonné le néo-platonisme pour se convertir au christianisme, et cela seul suffirait à nous convaincre de l'influence qu'exerça le néo-platonisme sur un certain nombre de Pères de l'Église[24].

Le mouvement qui poussa les penseurs chrétiens à appuyer leurs doctrines sur la philosophie se fait jour dès le IIe siècle. Justin Martyr  est, nous ne disons pas le premier, mais un des premiers de ceux qui, ne se bornant pas à la connaissance de l'Ancien Testament ou des recueils de Mémoires des apôtres eurent l'idée pour défendre leur foi, de chercher des autorités dans l'hellénisme lui-même, de séparer dans les ouvrages des philosophes le bon grain de l'ivraie et de se rendre ainsi la tâche plus facile en prenant chez ces derniers ce qu'il y avait d'excellent pour combattre l'erreur. Ce fut naturellement à la philosophie qui s'éloignait le moins de la théologie chrétienne que ces penseurs s'adressèrent ; et c'est ainsi qu'avant et à côté du néo-platonisme, le platonisme lui-même et le philonisme furent mis à contribution.

D'après Justin Martyr, philosophes et poètes ont pu arriver à la vérité en vertu de leur participation au Logos. Or, tout ce qui est vrai est chrétien, puisque le Christ est le Verbe auquel participe la race humaine tout entière. Héraclite, Socrate, Platon et leurs semblables chez les Grecs furent donc de véritables chrétiens[25]. Rien d'étonnant dès lors de trouver chez lui cette opinion qu'entre la doctrine chrétienne et le système de Platon, par exemple, il n'y a pas grande différence. De là les divers emprunts qu'il fait à ce dernier à propos de la question des attributs de Dieu, de là l'esprit platonicien qui caractérise toute sa théorie du Logos[26].

De même, Athénagoras dans l'Apologie se fondait sur des maximes des poètes et des philosophes pour réfuter le polythéisme. Lui aussi pensait donc que la philosophie non seulement ne renferme en elle-même rien d'absolument hostile au christianisme, mais qu'elle est au contraire assez propre à préparer les âmes à s'y convertir.

Théophile reprit les arguments de Socrate et de Platon sur l'unité de Dieu, sur son invisibilité et sa providence ; sur la perfection de ses œuvres.

Clément d'Alexandrie, on le sait, se montre très favorable à la philosophie, en particulier à celle de Platon[27] qui nous permet d'arriver plus facilement à l'explication des Saintes Écritures. Mais il ne se borna pas à Platon et nous savons qu'il avait une con- naissance assez précise d'Aristote, des Stoïciens et de Philon.

Ainsi les Pères de l'Église avaient commencé à se rapprocher des philosophes, en particulier de Platon, et Philon ne fut pas sans action sur Clément d'Alexandrie. Avec Origène nous voyons apparaître à côté de l'influence de Philon[28] celle du néo-platonisme[29]. D'après lui, la philosophie grecque devait aboutir au christianisme dont elle n'était, pour ainsi dire, qu'une préparation[30]. Aussi voyons-nous Porphyre lui rendre ce témoignage que, s'il avait une vie chrétienne, ses idées du moins étaient grecques. On retrouve, d'ailleurs, en lui bien souvent des idées proprement néo-platoniciennes, en particulier pour tout ce qui a trait à la nature ineffable de Dieu, à la destinée antérieure de l'âme humaine, à l'astrologie, etc.

Il était très important de signaler cette influence du néoplatonisme sur Origène, car, à partir de ce moment, les Pères de l'Église grecque qui s'occupèrent de philosophie furent tous[31], plus ou moins, ses disciples, et c'est grâce à lui qu'il fut possible au néo-platonisme d'agir non seulement sur les Ariens, mais sur Basile le Grand[32], sur Némesius évêque d'Émèse, sur Synésius évêque de Ptolémaïs, néo-platonicien d'ailleurs avant sa conversion, Énée de Gaza, Jean Philopon, et enfin et surtout sur le pseudo Denys l'Aréopagite[33].

En Occident, on ne connaissait guère la langue grecque, et l'on était assez porté à dédaigner la littérature ancienne. On se préoccupait surtout des questions d'ordre pratique et ne se sentait que peu de goût pour les spéculations purement métaphysiques. Aussi, lors même que les ouvrages des néoplatoniciens furent traduits en latin, n'exercèrent-ils jamais une influence comparable à celle qu'ils avaient exercée sur l'Église d'Orient.

On connaît l'aversion que Tertullien éprouvait pour la philosophie qu'il considérait comme la mère de toutes les hérésies. Cette prévention de Tertullien nous semble caractériser assez bien la position que prit l'Église latine vis-à-vis . du néo-platonisme : partout de l'indifférence à son égard ou -une tendance à le considérer comme dangereux et peu propre à contribuer àu salut de l'humanité.

Toutefois une réaction se fit : le plus grand penseur de l'Église d'Occident avait été à l'école des néo-platoniciens et, même après sa conversion, il avait rendu justice .à ces philosophes qui l'avaient préparé au christianisme. C'est à lui que le néo-platonisme dut d'être jugé avec impartialité et d'exercer ensuite (comme nous l'indiquerons plus loin) sur toute la philosophie chrétienne une influence beaucoup plus considérable que celle qu'on lui reconnaît généralement, plus importante en tout cas que celle de Platon et des Stoïciens, voire même que celle d'Aristote que l'on a trop souvent considéré comme le grand, pour ne pas dire le seul inspirateur de la philosophie chrétienne.

Ainsi le néo-platonisme se trouva intimement lié à la vie entière du christianisme et, tout en devenant plus tard le champion du polythéisme, il continua d'agir sur la pensée chrétienne. Les Pères étaient tout disposés à retrouver chez les philosophes leurs propres doctrines ; le christianisme acquérait ainsi un nouveau lustre et une force nouvelle par l'appui que semblaient lui prêter les penseurs les plus éminents du paganisme[34]. C'était en même temps favoriser les conversions que de montrer aux païens que la doctrine chrétienne n'était pas en complète opposition avec les idées qui leur étaient le plus chères, mais qu'elle avait été au contraire déjà révélée autrefois aux plus illustres d'entre eux.

Ainsi une conciliation devenait possible entre le passé et le présent ; entre l'hellénisme et le christianisme il n'y avait plus une scission complète. Nous croyons avoir montré que le néo-platonisme fut un des facteurs les plus importants de cette conciliation : c'était lui qui présentait le plus d'analogies avec le christianisme, et si une action devait être exercée par la philosophie grecque, elle ne pouvait l'être que par l'intermédiaire du néo-platonisme qui en avait été la synthèse dernière[35]. Avant saint Augustin, en effet, on le retrouve (mélangé à d'autres systèmes) dans les écrits d'un grand nombre de défenseurs du christianisme ; au temps de saint Augustin, c'est presque le seul système qui soit connu dans son intégrité et qui soit en état d'agir sur la philosophie naissante du christianisme.

 

 

 



[1] Alb. Réville, Revue de l'Enseignement secondaire (Revue des Idées), 19 janvier 1893.

[2] Et même à ce point de vue, s'ils sont éternels, la connaissance qu'en a l'homme est progressive jusqu'à complète intégration.

[3] Cologne (Amsterdam), 1700. — Voir H. v. Stein, Der Streit über den angeblichen Platonismus der Kirchenväter (Zeitschrift für die historische Theologie, 1864, pp. 319-418.— Id., Sieben Bücher zur Geschichte des Platonismus (Gœttingen, 1862), III, 19-47.

[4] F. Baltus, Défense des SS. Pères accusés de Platonisme, Paris, 1716.

[5] Mosheim, De turbata per recentiores Ecclesia, 1725.

[6] Keil, De causis alieni Platonicorum a religione christiana animi, 1785 ; — De doctoribus veteris Ecclesiæ culpa corruptæ per Platonicas sententias Theologiæ liberandis. (Opusc. Acad. Ed. Goldhorn, Leipzig. 1821.)

[7] Oelrichs, De doctrina Platonis de Deo a Christianis et recentioribus Platonicis varie explicata et corrupta, Marbourg, 1788.

[8] Pline appelle les esclaves des désespérés. Cf. Duruy, Histoire des Romains.

[9] La religion, voilà le souci principal de toute la pensée au IIIe siècle. Tout ce qui y touche de près ou de loin a le don de captiver l'attention de cette société assoiffée d'une vie religieuse nouvelle, plus intense et plus féconde... Tout le monde est croyant ; tout le monde pratique ; les empereurs, les pires comme les meilleurs, sont pénétrés de religiosité ; à la cour, la religion tient une place importante dans les préoccupations des meilleurs esprits ; la foule qui, même aux époques de moindre ferveur, n'a guère été entamée par le scepticisme des lettres, est plus que jamais adonnée aux rites et aux pratiques des divers cultes... Non seulement le sentiment religieux est universellement répandu au sein de la Société du IIIe siècle ; il absorbe en lui toutes les autres tendances idéalistes de la nature humaine, la tendance au bien, au juste, au perfectionnement, voir même la passion de la science, l'irrésistible penchant vers la gnose. (Jean Réville, La religion à Rome sous les Sévères, pp. 17, 18, 120.)

[10] On s'y portait avec d'autant plus d'ardeur que toutes les traditions ethniques, religieuses et autres rattachaient l'Occident à l'Orient ; on s'imaginait aussi retrouver dans les religions orientales la pure vérité qui avait été révélée jadis aux premiers hommes par les dieux dans la familiarité desquels ils avaient vécu. C'était là une croyance universellement répandue. A Rome, elle s'était manifestée du temps même des guerres puniques avec le culte de Cybèle ; en Grèce, elle remontait plus haut encore et avait trouvé un appui chez les philosophes eux-mêmes. (Cf. Aristote, Répub., liv. XII. — De même les Stoïciens pour qui la durée était un moyen de distinguer les compréhensions vraies des compréhensions fausses.)

[11] Duruy, Histoire des Romains, VI, 120. — Le vent était aux nouveautés et aux mystères : l'Orient était à la mode ; les Romains allaient en Grèce, les Grecs en Asie et en Égypte pour se faire initier à des religions nouvelles. (Amélineau, Le gnosticisme.) — Déjà les idées orientales s'étaient glissées timidement dans Plutarque, dans Apulée et dans le philosophe Apollonius. Elles règnent, elles s'étalent fièrement et en souveraines dans Numénius qui égale Philon à Platon et qui met les brames, les sages et les prêtres de la Judée et de l'Égypte fort au-dessus des sages d'Athènes. La Grèce était envahie par l'Orient : le mysticisme se répandait à flots dans la philosophie et ce n'était pas seulement le dogme chrétien, mais encore l'esprit humain que le gnoticisme menaçait d'engloutir. (J. Denis, Histoire des théories et des idées morales dans l'antiquité.)

[12] C'est le temps de l'astrologie, de la magie et de mille croyances étranges sur Dieu, sur les démons, sur l'âme et sur l'autre monde, qui de toutes parts débordaient de l'Orient sur l'Occident... A force de ne plus croire, on en était venu à ne plus croire que l'impossible et l'absurde. Épicure et les Sceptiques avaient fait tous leurs efforts pour chasser le divin des esprits et ils paraissaient n'avoir que trop réussi. Mais le divin y rentrait avec violence et par toutes les voies, au risque d'y porter le trouble et la démence. (J. Denis, op. cit., I, 277.) Id. Jean Réville, op. cit., pp. 174 et sq.

[13] Chez les hommes de la classe supérieure, ce qui agissait, c'était la conscience du prix de la culture scientifique et artistique qu'ils avaient reçue de leurs ancêtres mais qui devait rétrograder en face du christianisme. Ils ne pouvaient abandonner ces biens pour une religion qui, bien qu'elle ne s'en montrât pas ennemie au fond, y paraissait néanmoins hostile dans sa forme d'alors, Ritter, Hist. de la philos. ancienne, trad. franç. IV, 535.

[14] Amélineau, Le Gnosticisme, p. 63.

[15] In eo vivimus, movemur ac sumus.

[16] Porphyre, Sent. art., 26. — Le philonisme avait déjà recommandé la contemplation extatique. L'apôtre Paul partageait la même idée.

[17] Il est clair que nous ne voulons nullement identifier la foi et l'extase.

[18] Proslogium.

[19] Une autre preuve des rapports qu'il y avait entre le néo-platonisme et le christianisme, c'est que certains chrétiens (comme saint Augustin) ne le devinrent qu'après avoir été néo-platoniciens.

[20] E. Zeller, Die Philosophie der Griechen, III, 344.

[21] Il est vrai que les apologètes chrétiens du IIe et IIIe siècle rapprochèrent la religion chrétienne de la philosophie et que tous prétendirent que «e Christianisme est une philosophie, car il a un contenu rationnel et s'occupe de questions dont la philosophie recherche la solution, mais il ne l'est plus en tant qu'il provient d'une révélation, c'est-à-dire en tant qu'il a une origine supra-naturelle. (Harnack, Lehrbuch der Dogmengeschichte.) C'est là une opinion qu'adoptèrent tous les apologètes de Justin à Tertullien. (Id.)

[22] Nous avons indiqué que le néo-platonisme n'était pas hostile à l'idée d'une révélation et que même il lui avait fait une place dans son système ; mais le rôle qu'il lui attribuait était bien effacé et surtout bien vague vi on le compare à celui que jouait cette idée dans la théologie chrétienne. En tout cas le néo-platonisme admettait également une révélation mythique que renfermaient allégoriquement les traditions de la haute antiquité et que les philosophes devaient retrouver sous sa forme vulgaire. Ce n'était pas là une idée nouvelle et la manière dont bon nombre de systèmes juifs et chrétiens comprenaient les récits de l'Ancien Testament nous montre bien qu'il ne faut pas l'attribuer exclusivement aux néo-platoniciens. On peut aller plus loin encore et retrouver la même idée exprimée par Platon et par les Stoïciens ; mais elle est beaucoup mieux mise en évidence par les néo-platoniciens, grâce à l'importance qu'y attache Porphyre dans sa vie de Plotin, grâce surtout à l'importance que lui donnèrent les néo-platoniciens postérieurs qui considérèrent les mythes comme la matière et le fondement même le la philosophie. (Cf. A. Harnack, Lehrbuch der Dogmengeschichte, I, 722.)

[23] Villemain, De l'éloquence chrétienne au IVe siècle, p. 33. — S. Hieronymi opera, IV, 469.

[24] Nous n'avons pas ici à déterminer ce que le néo-platonisme dut au christianisme, ce fut d'ailleurs fort peu de chose. Cf. Harnack, Lehrbuch der Dogmengeschichte, I, 727.

[25] V. Ueberweg, Geschichte der Philosophie, 7e édition, II, 45.

[26] Voir Semisch, Justin der Märtyrer, I, 212. — Mor. von Engelhard, Das Christenthum Justin's des Märtyrers.

[27] Päd., III, 11 ; Strom., I, 7.

[28] Cette influence de Philon se fait jour en particulier dans la question du Logos.

[29] Porphyre dans Eusèbe, Hist. Ecclés., VI, 19. — Ueberweg le considère comme un disciple d'Ammonius Sacas, mais on l'a contesté ; c'est pourquoi nous n'insistons pas sur ce point.

[30] Voir Ueberweg, op. cit., II, 76.

[31] A l'exception toutefois de Méthodius, évêque de Tyr.

[32] Voir Richter, Neuplatonische Studien, I, 4, 34. — De même que Porphyre, saint Basile dira dans son Homélie sur le principe : connais-toi toi même : Examine qui tu es et connais ta nature. Sache que ton corps est mortel et ton âme immortelle ; sache qu'il y a en nous deux vies, l'une propre au corps et passagère, l'autre essentielle à l'âme et sans limite. Observe-toi toi-même, c'est-à-dire ne t'attache pas aux choses mortelles comme si elles étaient immortelles et ne méprise pas les choses éternelles comme si elles étaient périssables. Dédaigne la chair car elle est périssable. Aie soin de ton âme, car elle est immortelle. Observe-toi avec la plus grande attention, afin d'accorder à la chair et à l'âme ce qui convient à chacune d'elles : à la chair, de la nourriture et des vêtements ; à l'âme, des principes de piété, des mœurs douces, la pratique de la vertu et la répression des passions.

[33] Voir F. Hitzch, Grundriss der christl. Dogmengeschichte, 1870, I, 29. — Vacherot, Histoire critique de l'École d'Alexandrie, III, 8, 12. 23. — Zeller, Entwickelung des Monotheismus bei den Griechen, 30. Das Testament des Urchristenthumsdie heiligen Schriftenund du Testament der Antikedie neuplatonische Speculationwaren am Ende des III Jahrhunderts innig und untrennbar in den groszen Kirchen des Orients verbunden. (Harnack, Lehrbuch der Dogmengeschichte, II, 3.)

[34] Ainsi pourraient peut-être s'expliquer toutes les tentatives que l'on fit pour prouver que les philosophes grecs avaient dû connaître les Saintes Écritures. Ceux qui ont soutenu cette thèse que Platon avait eu connaissance des livres sacrés et en avait traduit la plupart sont : Justin Martyr, Orat. parænetica ad Gentes ; — Origène, Contra Celsum, lib. VI ; — Clément d'Alexandrie, Strom., I, c. 22, § 150, et Orat. exhortatoria ad Gentes, II, 1 ; — Eusèbe, Præparatio evangelica, II, c. 9 ; — Ambroise, Serm. 18, in Psalm. 118. Lactance, par contre, était d'avis (Div. Inst., IV, 2) que, dans ses voyages à la recherche de la vérité, Platon ne s'était pas approché des Juifs. — Citons enfin les deux textes suivants de saint Augustin : De utilitate autem historiæ, ut omittam Græcos, quantam noster Ambrosius quæstionem solvit, calumniantibus Platonis lectoribus et dilectoribus ; qui dicere ausi sunt omnes Domini nostri J. C. sententias, quas mirari et prædicare coguntur, de Platonis libris eum didicisse, quoniam longe ante humanum adventum Domini Platonem fuisse, negari non potest ! De doct. christ., II, 28, 43. — Nonne memoratus episcopus, considerata historia gentium, cum reperisset Platonem Jeremiæ temporibus profectum fuisse in Ægyptum, ubi propheta ille tunc erat, probabilius esse ostendit, quod Plato potius nostris litteris per Jeremiam fuerit imbutus, ut illa posset docere vel scribere quæ jure laudantur ? Ante litteras enim gentes Hebræorum, in qua unius Dei cultus emicuit ex qua secundum carmen venit Dominus noster, nec ipse quidem Pythagoras fuit, a cujus posteris Platonem theologiam didicisse isti asserunt. Ita, consideratis temporibus, fit multo credibilius istos potius de Litteris nostris habuisse quæcumque bona et vera dixerunt, quam de Platonis Dominum Jesum Christum, quod dementissimum est credere. (Ibid.) — Il est vrai que plus tard (Retractationes, II, 4, 2) saint Augustin reconnaît s'être trompé en prétendant que Platon avait puisé sa doctrine dans Jérémie.

[35] Cf. A. Harnack, Lehrbuch der Dogmengeschichte, I, 721.