Avec Hadrien, Hérode domine toute l'histoire d'Athènes au IIe siècle. Grâce à ces deux grands bienfaiteurs, Athènes s'enrichit d'un quartier nouveau l'Athènes Nouvelle, elle devient le centre du Panhellènion, le centre officiel de l'hellénisme, et se couvre de somptueux monuments comme l'Olympieion et la bibliothèque d'Hadrien, le stade et l'odéon, pour ne citer que ceux dont les ruines ont subsisté jusqu'à nos jours. Mais Hérode fit plus pour sa patrie que l'empereur lui-même qui la chérissait tant. Par son talent de sophiste. par l'influence qu'il exerce sur la langue, il y attire, pendant près d'un demi-siècle, toute l'aristocratie intellectuelle du inonde grec et romain. Il contribue ainsi à conserver à sa ville natale une primauté intellectuelle menacée : à un moment où la sophistique est reine, Athènes ne compte en dehors d'Hérode, aucun nom qui puisse s'opposer à ceux de Palémon ou d'Ælius Aristide. Même Hérode ne fit point de disciple athénien : si Théodotos fut son élève, il devint son ennemi et se réclamait surtout de Lollianos. C'est grâce à Hérode surtout, à son talent, au magnifique emploi qu'il fit d'une fortune plus que royale, qu'Athènes connut une renaissance inespérée et fut arrêtée, pour un temps, dans sa lente et sûre décadence. Sans Hérode, la page de l'histoire d'Athènes au IIe siècle, serait à peu près vide. C'est à peine si l'on pourrait y inscrire un nom qui comptât, un événement qui ne fût pas médiocre. C'aurait été la ville universitaire de province, à peine agitée par les stériles discussions de philosophes obscurs ou les vaines déclamations de sophistes de passage. Certes, les foules auraient continué à y affluer, aux grands jours des Mystères d'Éleusis, que préféraient encore, à cette époque, aux Mystères orientaux, ceux qu'inquiétaient l'énigme de la survie. Les touristes n'auraient pas cessé d'y passer pour y admirer les œuvres d'art et les étrangers d'y accourir pour apprendre la pure langue attique. Mais on n'eût peu ou point parlé d'Athènes. Elle n'aurait plus guère été qu'un vaste musée, avec Pausanias pour guide. C'est Hérode qui ranime tout ce passé qui risquait de mourir. Par ses tendances archaïsantes, il contribue à entretenir, chez les Grecs comme chez les Romains, le goût des belles œuvres, artistiques ou littéraires, d'autrefois. Protagoniste de l'atticisme, Hérode a peut-être exercé une fâcheuse influence sur la langue. qui se momifie. Mais ne l'oublions pas, l'atticisme n'était pas seulement une préférence linguistique. C'était aussi une forme du patriotisme athénien et même hellénique, qui s'admirait dans ses chefs-d'œuvre littéraires et qui ambitionnait de les continuer. Nous avons quelque peine à comprendre aujourd'hui l'engouement de leurs contemporains pour les sophistes, pour leur stériles parades oratoires, pour leurs puériles déclamations. Nous sommes presque tentés d'accuser Hérode du regain de popularité que lui doit la seconde sophistique. Mais le génie grec, épuisé par un millénaire de création, ne pouvait plus guère que se taire ou se répéter et se complaire dans ceux qui transportaient pour ainsi dire sur la scène, un passé littéraire et politique auquel s'intéresse encore s'intéressera toujours, l'humanité tout entière. En ces temps de décadence des autres genres littéraires, du théâtre surtout, la sophistique était à peu près seule à alimenter la passion, innée chez les Grecs, des choses de l'esprit. Ce sont les sophistes et leur chef Hérode qui ont sans doute contribué à sauver bien des chefs-d'œuvre dont nous aurions à déplorer la perte si les contemporains du célèbre Athénien s'étaient contentés de vivre leurs loisirs dans les théâtres, les palestres, les stades ou les cirques. Ce n'est pas par hasard que la moitié des textes littéraires trouvés en Égypte datent du IIe et du IIIe siècles de notre ère[1]. Dans la destinée d'Hérode, il y a quelque chose de tragique. Immensément riche, chef incontesté de la sophistique, l'art le plus estimé du temps, allié aux plus illustres familles romaines, ami des empereurs, rien ne lui manquait, semble-t-il pour s'approcher du bonheur parfait. Or, sa vie pourrait illustrer la thèse antique suivant laquelle les dieux sont jaloux des humains trop heureux. Ces dieux semblent avoir voulu lui faire payer au plus haut prix la rançon de son insolente fortune, en lui enlevant successivement tous ceux qu'il chérissait, ses trois disciples préférés, ses deux filles, deux fils, sa femme, les filles d'Alkimédon, pour ne lui laisser, comme par ironie, que le seul de ses enfants dont il eût souhaité de n'être pas le père et qu'il finit par déshériter[2]. Ces morts répétées durent encore exacerber une sensibilité déjà très vive, comme l'attestent les excès de la douleur du sophiste dès les premiers deuils qui l'accablèrent. De là peut-être une irritabilité croissante qui fait d'Hérode le tyran domestique que permet d'entrevoir le procès consécutif au décès de Régilla. Cette irritabilité était arrivée à son comble à Sirmium où Hérode aurait, pu payer très cher ses intempérances de langage s'il n'avait eu affaire a un empereur comme Marc-Aurèle. Malgré un talent qu'on a peut-être exagéré mais qui valait tant de lustre à sa patrie, malgré sa munificence inouïe, Hérode ne réussit qu'à mécontenter ses concitoyens : ce n'est que tout à la fin de sa carrière, à son retour de Pannonie, qu'il se réconciliera pleinement avec eux et que toute la cité l'accueillera comme un père. Même ce n'est qu'après sa mort qu'Athènes comprendra vraiment tout ce qu'elle avait perdu en lui. De cette impopularité prolongée, Hérode lui-même est responsable. Ses trois procès le révèlent autoritaire, tyran domestique ou despote, dominant du haut de sa fortune et de son talent des Athéniens, compatriotes orgueilleux et froissés d'être traités en inférieurs par des affranchis d'autant plus insolents qu'ils étaient citoyens romains et serviteurs d'un maître qui pouvait s'enorgueillir d'être le plus riche de son temps. Hérode n'a pas été victime seulement de son caractère mais aussi de son entourage, qui l'adulait sans doute pour le mieux dominer. Si Hérode dépense sans compter, pour le plaisir ou l'utilité de ses contemporains, la fortune la plus imposante peut-être que l'antiquité ait connue, il se montre une fois au moins avare, comme Fronton le lui reproche lors de son premier procès. Ce mélange de prodigalité et d'avarice n'est pas chez lui une inconséquence. Il se montre parcimonieux lorsqu'il s'agit d'exécuter le testament paternel, parce qu'il n'a rien à y gagner et que son père et ses affranchis recueilleront seuls le mérite d'une donation sans précédent dans l'histoire. Lorsqu'il dépense, c'est qu'il veut briller et surtout échapper à l'oubli, comptant peu sur ses œuvres littéraires pour se survivre : il a compris lui-même qu'elles seraient éphémères et que son talent, qui est en partie celui d'un improvisateur, n'est pas de ceux qui prolongent fort longtemps le souvenir d'une réputation littéraire. Et l'on peut affirmer qu'il a pleinement réussi dans le judicieux emploi qu'il fit de ses immenses richesses. Il n'a pas seulement ébloui ses contemporains par l'étalage d'une fortune inouïe. Il a aussi attaché sa mémoire à des monuments qui ne périront tout à fait que lorsque les hommes auront perdu le culte du passé ou que de longs siècles auront fini par en avoir raison. Ainsi, il a échappé aux oubliettes de la littérature où la médiocrité de son talent le condamnait et il s'est assuré une survie que pourraient lui envier nombre de ceux oui ont travaillé pour s'immortaliser. FIN DE L'OUVRAGE |
[1] Revue de l'Égypte ancienne, I, 1927, p. 1764
[2] La chambre funéraire quadrangulaire (FOUGÈRES, Grèce, p. 19) qui contient encore quatre sarcophages, dont trois (ROSCHER, Lexikon, I, p. 1951 ; C. ROBERT, Die antiken Sarcophag-Reliefs, II, pl. III ; REINACH, Répert. des bas-reliefs, II, p. 344 ; BCH, XXXIX, 1915, p. 263, n. 2) ornés de reliefs, sur la place de Képhissia, appartient-elle à la famille d'Hérode Atticus ? Rien ne permet de l'affirmer, sinon que le sophiste avait une villa dans ces parages, que les sarcophages peuvent dater de son temps et qu'on a trouvé non loin de là quatre textes relatifs à la famille d'Hérode ou qui émanent de lui (BCH, XXXVIII, 1914, p. 360, n° 3 ; p. 365, n° 5 ; IG, III, 817 ; Sup. ep. Gr., III, 304, note).