En 1863 et 1864, deux nouveaux évangiles sont venus s'ajouter aux quatre déjà existants : l'évangile selon Ernest Renan et l'évangile selon D. Frédéric Strauss. Ils sont écrits tous les deux dans l'esprit d'une époque qui a perdu les anciennes croyances, sans avoir encore affirmé ses croyances nouvelles. L'un d'eux, l'évangile français, possède toutes les qualités brillantes et séduisantes de la langue dans laquelle il est écrit ; l'autre, l'allemand, reflète le génie du peuple dont il est émané ; il est plus sérieux et plus impartial, mais aussi plus scolastique et plus lourd que son frère jumeau. Nous dirions volontiers que le livre de M. Renan est un second évangile de Jean, et celui de M. Strauss un second évangile de Matthieu. La supériorité du style, le désir de rester dans les limites du possible et de ne pas s'éloigner trop de la vérité historique, la logique plus serrée et l'esprit philosophique plus élevé des nouvelles biographies de Jésus, n'empêchent pas qu'elles aient plus d'un point de ressemblance avec les anciennes. Et tout d'abord, M. Renan, à l'instar de l'auteur alexandrin du quatrième évangile, et M. Strauss, à l'exemple de son prédécesseur décapolitain, ont esquissé la physionomie de Jésus d'après un idéal qu'ils portent en eux-mêmes, tout en la représentant comme historique. Leurs tableaux évangéliques, pareils aux enfants-Jésus, aux apôtres et aux madones des grands peintres de l'école italienne, sont uniquement du domaine de l'art : l'historien n'en saurait tirer aucun profit. Le Jésus idéalisé par ses biographes modernes, est, ainsi que celui de ses anciens biographes : l'Homme-Dieu. Tout au plus y a-t-il, entre les auteurs anciens et modernes de la vie de Jésus, Cette différence ; que les uns s'attachent à faire ressortir le Dieu, tandis que les autres s'efforcent de mettre l'Homme en évidence. Mais les uns et les autres se gardent bien de dépouiller leur idéal de ce gui constitue sa double nature exceptionnelle et caractéristique. Il y a d'autres ressemblances, bien plus frappantes encore que celles que nous venons d'indiquer, entre ces biographes, si éloignés sous d'autres rapports les uns des autres. Les objets de leurs apologies et ceux de leurs antipathies sont les mêmes. Le fond sombre, sur lequel se détache la figure lumineuse de, leur héros, c'est le judaïsme. Les deux écrivains français et allemand, que tant de différences séparent l'un de l'autre ; se trouvent dans un accord parfait quand il s'agit de la religion et du peuple dont le christianisme est sorti. Ils ont une antipathie égale contre les Juifs ; antipathie qui est une très-proche parente d'un préjugé de race. Ils font les efforts les plus extraordinaires pour dégager leur héros de son origine sémitique, pour en faire un Japhétite, un Aryen, et même, avec un peu de bonne volonté, un Grec, un Français, un Allemand. Pourquoi ? On le devine facilement, quand on se rappelle le mot profondément spirituel de Voltaire : l'homme a toujours créé Dieu à son image. Il est vrai qu'il ne faut pas moins qu'une espèce-de miracle psychologique, pour enlever une personnalité et une doctrine du milieu qui les a engendrées. Mais ce miracle, qui ne cède en rien à ceux des anciens évangiles, se trouve accompli dans les évangiles modernes. Bien plus, si l'on tient compte des progrès des sciences, on trouve peut-être les récits miraculeux des anciens biographes de Jésus moins en contradiction avec toutes les lois naturelles et historiques connues, que ceux de ses biographes modernes. Nous n'exigeons pas de l'historien l'impartialité du statisticien, surtout quand il s'agit de ces côtés de l'histoire qui se rattachent intimement aux luttes contemporaines. Mais, en homme consciencieux, il se gardera autant que possible de représenter les faits et leurs rapports, les personnes et leur entourage, selon les seules inspirations de son amour ou de sa haine, de son admiration ou de son mépris. Plus les deux biographes modernes, dont nous parlons, sont des savants éminents, plus on peut exiger d'eux qu'ils évitent ces écueils grossiers. Au lieu de cela, le savant fondateur de la critique moderne en Allemagne se représente volontiers Jésus comme une sorte de Spinoza doublé de Kant, comme un homme qui ne s'était jamais éloigné, depuis la première heure de son enseignement public jusqu'à son dernier soupir, du code moral, de l'impératif catégorique, qu'il a trouvé dans les profondeurs de sa conscience. M. Renan, à son tour, semble se représenter le maître des évangiles comme une espèce de Jean-Jacques, modéré dans son zèle par une teinte de sarcasme voltairien qui ne l'aurait pas fait reculer devant une petite mystification et l'aurait même amené à soutenir quelques jongleries de son entourage. Contrairement au biographe allemand qui fait de son Jésus le moraliste le plus sévère, le biographe français se figure le sien comme un jeune homme aimable et presque galant, qui aime à s'entourer de femmes, attirées auprès de lui bien phis par le charme de son air distingué, que par la puissance de son esprit saint. Peu concordants dans les traits dont ils glorifient leur héros, les deux biographes modernes ont exactement là mêmes couleurs (ils les ont trouvées chez leurs devanciers d'il y a seize siècles) pour désigner la société qui a donné naissance à ce héros, pour défigurer la nation au milieu de laquelle il a vécu, et dont il cherchait à capter les suffrages. Autant Jésus est élevé à la hauteur de l'idéal du XIXe siècle, autant le peuple qu'ils lui opposent, est resté la caricature qu'en avaient faite ses adversaires païens et chrétiens. Une seule excuse reste encore à un procédé si étrange : ceux qui s'en servent connaissent trop peu la société juive au milieu de laquelle vivait Jésus, pour pouvoir en faire un tableau fidèle. Il ne suffit pas, en effet, d'avoir lu Josèphe, qui n'a écrit une histoire juive qu'à l'usage des Romains, ni de connaître des écrivains évangéliques qui ont vécu à une époque bien postérieure à celle de Jésus, et qui ont au surplus écrit dans un esprit manifestement hostile aux Juifs et au judaïsme ; il ne suffit pas non plus d'avoir glané quelques phrases mal comprises de la littérature talmudique, pour faire un portrait exact des sentiments et des idées dont la société juive était animée pendant le siècle qui a précédé la destruction du temple. Il faut être profondément versé dans la littérature talmudique et agadique contemporaine de Jésus ; il faut savoir tirer parti des indices que renferme une pensée à demi voilée et qui ne s'exprime que par énigmes, se sachant aux prises avec des ennemis redoutables ; il faut pouvoir sentir la passion patriotique qui l'anime, pour en faire jaillir l'image fidèle de la vie morale du peuple juif au commencement de Père chrétienne. Cette connaissance intime des sources talmudiques et agadiques manque à nos deux biographes. Nous ne leur en faisons pas un reproche ; il faut être Juif pour la posséder. Mais cela explique comment des écrivains aussi éminents se sont laissé entraîner par le mot d'ordre des partis, à distribuer si inégalement la lumière et l'ombre dans leur tableau. N'ayant eu sous la main que la définition vulgaire du pharisaïsme, ils n'avaient qu'à se bien pénétrer de la réprobation dont l'Église avait accablé la religion pharisienne, c'est-à-dire la religion juive du siècle de Jésus, pour trouver à leur héros un but adorable, digne des efforts d'un demi-dieu. Jésus voulut briser le joug insupportable des bigots, des hypocrites. A cet effet, il entreprit une lutte à mort contre le pharisaïsme. Il succomba matériellement, mais il triompha moralement. Voilà la vie de Jésus telle que la peignent nos deux évangélistes modernes. Il eût fallu pourtant examiner un peu si le mot d'ordre des évangiles répondait aux faits, si les Pharisiens avaient été réellement ces monstres dépeints par leurs adversaires d'une époque postérieure. Les disciples de Hillel et de Schammaï étaient les Pharisiens de l'époque. Les uns ne semblent avoir été aussi dévots et fanatiques, les autres aussi lâches et hypocrites qu'ils nous sont représentés indistinctement par les rédacteurs des évangiles. N'y a-t-il pas, du reste, dans ces livres mêmes, quelques indices qui devraient nous mettre en garde contre les adversaires acharnés du pharisaïsme ? N'y avons-nous pas trouvé des paroles qui insistent, on ne peut plus énergiquement, sur la validité de la loi juive ? Le ciel et la terre passeront plutôt qu'un seul iota et un seul point de la loi. Que ce soit Jésus lui-même ou un de ses disciples, celui qui a prononcé ces paroles et d'autres pareilles, était un Pharisien — et, pourtant c'était en même temps un Chrétien ! Si, longtemps après la mort de Jésus, à une époque que nous allons essayer de déterminer d'après les données historiques, des débats passionnés se sont élevés sur la validité de la loi ; si, à cette époque, les partis ont commencé à s'adresser réciproquement de cruelles invectives, qu'on a eu soin de mettre dans la bouche de Jésus, est-il permis à des historiens modernes de prendre au sérieux ces paroles outrageantes, et de flétrir ainsi l'un des partis chrétiens, celui qui a succombé dans l'Église, et qui était peut-être trop fier pour répondre aux injures qu'on lui a jetées à la face ? — L'historien moderne prendra-t-il donc à la lettre, par exemple, les sobriquets que se sont donnés les Catholiques et les Hussites, les Papistes et les Rdormateurs, les Luthériens et les Calvinistes, et jugera-t-il ces partis ou ces sectes d'après les écrits de leurs adversaires ? Il y a tant de choses qui doivent être prises en considération dans un examen critique des sources évangéliques, qu'il faudrait écrire un ouvrage volumineux pour les éclaircir. Nous devons nous borner à traiter seulement les deux questions suivantes : 1. Combien s'est-il passé de temps depuis la mort de Jésus jusqu'à la rédaction du plus ancien évangile que nous possédions ? — La solution de cette question nous donnera une mesure générale de l'authenticité des renseignements que les évangélistes nous donnent sur la vie de Jésus et le milieu où il a vécu. 2. Les paroles attribuées à Jésus sont-elles authentiques, et peut-on en tirer la conclusion que le fondateur du christianisme a donné naissance à une conception de Dieu et à une loi morale supérieures à celles du judaïsme ? La question de l'authenticité historique de la vie de Jésus, telle que les évangiles la racontent, ne devrait pas, à vrai dire, être sujette à controverse, pas plus que celle de l'authenticité des mythes que Virgile nous donne sur l'origine de Rome. Tout homme tant soit peu instruit qui lit les évangiles sans parti pris, reconnaît leur caractère légendaire. C'est M. Strauss lui-même qui a le premier démontré avec un tact exquis, avec une érudition prodigieuse et une sagacité décisive, que les évangiles ne contiennent que des mythes, c'est-à-dire que les événements qu'ils racontent ne sont pas des faits historiques, mais les produits poétiques de l'imagination populaire qui les a brodés sur le canevas d'une tradition orale. Cette tradition elle-même a pour caractère originel et pour trait distinctif de représenter Jésus avec tous les traits caractéristiques du Messie de l'Ancien-Testament. Aussi, dans son ouvrage récent, où il a essayé de reconstruire l'œuvre qu'il a sapée dans ses fondements historiques, M. Strauss est-il resté fidèle à ses convictions, et a-t-il consacré une grande partie de cet ouvrage même à la reproduction des résultats de sa critique. Cette partie est intitulée : L'histoire mythique de Jésus, ses origines et son développement. — M. Renan avoue également, dans l'introduction de sa vie de Jésus, le caractère légendaire des évangiles[1]. Or, ces écrits étant les seules sources que nous possédons sur la vie, les actes et les paroles de Jésus, il s'ensuit que nous n'en avons aucune histoire authentique. Il est vrai que M. Renan ose citer le témoignage de quelques lignes interpolées dans Josèphe[2], en les donnant pour authentiques. Mais M. Renan est seul de cet avis. Tous les critiques modernes, et même déjà, ceux du XVIIe siècle[3], ont reconnu ces lignes pour une interpolation maladroite d'un faussaire qui les a introduites dans Josèphe entre le IIIe et le IVe siècle, c'est-à-dire entre le siècle d'Origène et celui d'Eusèbe. — Il est vrai encore que, dans son dernier ouvrage[4], le même auteur émet l'avis que Josèphe et le Talmud auraient eu plus de renseignements sur Jésus que nous n'en possédons aujourd'hui. Mais M. Renan serait bien embarrassé d'établir sérieusement cette opinion hasardée. Toutefois, de l'avis même de M. Renan, ce que nous possédons aujourd'hui d'authentique sur Jésus se réduit à bien peu de chose : Un Juif peu connu, né à Nazareth en Galilée, province à moitié sauvage de l'ancienne Judée, s'est proclamé Messie, a trouvé quelques partisans, et a été exécuté. Encore ne sait-on pas au juste, s'il l'a été pour un crime politique ou religieux, par les Romains ou par les Juifs, et à quel genre de supplice il a été condamné. Voilà tout ce que nous savons de Jésus. Ce petit reste de vérité historique est-il assez solidement établi, pour qu'il soit hors de doute ? — Qu'on le remarque bien. Les contemporains de Jésus ne parlent ni de lui, ni de son œuvre messianique, ni de sa mort ; la génération suivante n'en sait pas davantage ; les deux historiens juifs de l'époque, Josèphe et Juste de Tibériade, sont muets sur Jésus et le christianisme primitif ; les plus anciennes sources talmudiques sont également muettes à cet égard. Il est vrai que nous croyons nous-mêmes avoir trouvé dans le code criminel du Talmud une loi qui a été appliquée dans le procès de Jésus ; mais les critiques sévères ne laisseront peut-être pas passer sans contestation ce témoignage comme historique. Admettons cependant que ce silence absolu, cette absence complète de tout témoignage contemporain, n'aboutissent pas à faire révoquer en doute l'existence même de Jésus, et à la considérer simplement comme un mythe, comme tant d'autres plus récents, la papesse Jeanne, par exemple. Mais ce qu'on peut, ce qu'on doit conclure du silence que nous signalons, c'est que l'apparition de Jésus et de ses disciples n'a fait aucun bruit dans la Judée et à Jérusalem ; qu'au contraire, elle est restée inaperçue, ignorée, et que tous ces récits qui en font un événement considérable à la fois aux yeux des classes élevées et du peuple, sont de pures inventions. Cependant, grâce à nos évangélistes modernes, on est forcé aujourd'hui de discuter, dans une histoire des Juifs, les moindres détails de ces légendes évangéliques. Certes, ce sont des motifs honorables qui ont déterminé deux esprits distingués à se faire les biographes d'un personnage mythique. Le christianisme a agité le monde durant seize siècles, et l'esprit humain est poussé par une vive et louable curiosité à connaître les origines, et, pour ainsi dire, l'embryon de ce singulier phénomène. Comme il n'y a d'autres sources, pour acquérir cette connaissance, que les écrits du Nouveau-Testament, chacun choisit parmi les légendes, les exagérations et les inventions dont ces écrits abondent, ce qui lui paraît le plus vraisemblable ou ce qui convient le mieux aux tendances de son esprit. Que chacun fasse son choix, il en a le droit. Seulement, en publiant des faits qu'on a recueillis de la sorte, il faut les donner pour ce qu'ils sont, pour des hypothèses. On n'est pas autorisé à aller plus loin. Quant à nous, nous avouons franchement que tout ce qui, dans nos recherches sur l'histoire de Jésus, nous semble le mieux fondé, n'a qu'une valeur hypothétique. La seule chose historique, pour nous, c'est que le christianisme est sorti de l'essénisme. On se laisse trop facilement séduire par cette considération qu'un phénomène aussi extraordinaire que le christianisme, qui a eu un si grand succès dans l'histoire de l'humanité, doit être émané d'une personnalité supérieure. Quant à Jésus, voici le raisonnement spécieux qu'on aime à faire : il est vrai que nous ne possédons aucun témoignage qui ne soit suspect ; mais l'on peut conclure de l'enthousiasme qu'il a su communiquer à son petit cercle, enthousiasme transmis à des cercles plus étendus qui ont enfin embrassé le monde romain tout 'entier, que celui qui a donné la première impulsion à ce mouvement grandiose, doit avoir été un esprit supérieur, un véritable Homme-Dieu. Pour apprécier la valeur de ce raisonnement, rappelons un fait historique. En 1666, la ville de Smyrne vit surgir de son sein un Messie juif, nommé Sabbataï Zevi. Il avait, non pas quelques, centaines, mais quelques milliers de partisans, et non-seulement des Juifs, mais aussi des chrétiens et des musulmans. Il causa une agitation fiévreuse dans le monde. Même après sa conversion au mahoménisme et longtemps après sa mort, il comptait encore, parmi les Juifs comme parmi les chrétiens, des partisans enthousiastes qui ont subi pour lui le martyre. Des évangiles ont paru sur sa vie, sa doctrine, ses miracles ; Juifs et Chrétiens, Anglais, Hollandais et Français, ont été ces évangélistes, parmi lesquels il y 'avait même des diplomates. Le XVIIIe siècle comptait encore des sectaires de Sabbataï Zevi. Il en existe encore aujourd'hui dans la Turquie et en Pologne, là sous le masque de l'islam, ici sous celui du catholicisme. Voudrait-on conclure de ce succès du Messie' de Smyrne qu'il ait été une espèce de demi-dieu ? M. Renan cite lui-même de tels exemples d'enthousiasme créant des sectes religieuses et des martyrs, sans en conclure que les instigateurs de ces mouvements aient dû être des hommes tout à fait exceptionnels. Mais comme il est plein d'indulgence pour les légendes qui glorifient les fondateurs de bonnes œuvres, il a hâte d'en finir avec l'examen critique des légendes, chrétiennes. Selon lui, les évangiles ont été rédigés par ceux dont ils portent les noms. Luc est le rédacteur du troisième et des Actes. Or, Luc était un disciple de Paul. Donc il ne peut pas avoir écrit longtemps après la destruction du temple, et les évangiles de Matthieu et de Marc étant plus anciens que celui de Luc, il s'ensuit qu'ils ont été écrits avant la destruction du temple. Nous sommes donc ici sur un terrain solide, s'écrie M. Renan, et nous retrouvons encore cette base solide dans son introduction aux Apôtres. Quant au rédacteur du quatrième évangile, il se nomme lui-même Jean ; donc, c'est Jean. — C'est cet apôtre chéri du maître qui, toujours d'après M. Renan, a conservé le plus fidèlement le drame historique de sa vie. Il est vrai que les doctrines qu'il met dans la bouche du maitre sentent fortement la philosophie gnostique, que Jésus ne pouvait pas connaître, puisqu'elle n'existait pas encore de son temps. Mais cela n'embarrasse pas notre auteur. Jean a écrit son évangile lorsqu'il connaissait, lui, cette philosophie. Pénétré de l'esprit gnostique, il a modifié un peu la doctrine du maitre. Il n'en a pas moins fidèlement raconté la vie et les actes de Jésus... Ainsi c'est Jean, le fils de Zébédée, le Galiléen ignorant, qui parlait le jargon de sa province, qui ne connaissait pas même l'hébreu, et à plus forte raison ignorait le grec, qui ne savait ni lire ni écrire, c'est lui qui aurait fait cette composition littéraire, savante, artistique, la plus belle poésie du Nouveau-Testament ! Après les travaux de l'école de Tubingue, après Strauss et Bauer, après Zeller, Hilgenfeld et d'autres critiques éminents, qui ont établi que l'évangile selon Jean n'était pas connu en 170, il est entièrement superflu de discuter cette hypothèse. Et comme M. Renan, dans sa Vie de Jésus, a suivi pas à pas cet évangile de Jean, le beau tableau qu'il a tracé de son héros, le récit où, sous prétexte de raconter ses actes, il se borne à les glorifier, ne sont, par conséquent, qu'un roman charmant, composé d'après un autre plus ancien. Les lauriers de M. Renan n'ont pas laissé dormir M. Strauss. Il a voulu faire, lui aussi, un beau roman évangélique. Seulement, au lieu de suivre l'évangile selon Jean, dont il a prouvé lui-même l'âge relativement si moderne, M. Strauss préfère celui de Matthieu, qui, étant le plus ancien des évangiles, pourrait encore, suivant lui, contenir quelques traces de vérité historique. Mais quel âge a donc le plus ancien des évangiles ? A quelle époque a-t-il été rédigé ? Nous allons examiner cette question. Il y a eu, comme chacun sait, une foule d'évangiles dont on ignore jusqu'aux matières qu'ils ont traitées. Avaient-ils raconté des faits, ou annoté seulement des sentences du maître ? Dans le Talmud, nous les trouvons cités la première fois par des docteurs qui ont vécu au second siècle (100-130). Ils y figurent sous les noms de בלירין ou de כליך און et הטיכין מפרי[5]. Ces écrits minéens (évangiles judéo-chrétiens) semblent avoir été rédigés en langue araméenne, la langue vulgaire des Juifs de la Palestine, et remplis de versets bibliques de l'Ancien-Testament. Car Rabbi José le Galiléen est d'avis que ces écrits doivent être brûlés, après qu'on en a préalablement découpé les noms de Dieu qui s'y trouvent ; tandis que Rabbi Tarphon est d'avis qu'il faut les brûler avec ces noms mêmes. — Papias, évêque d'Hiérapolis (140-166), en a fait une collection ; mais il en parle avec un certain dédain. Dans son livre, cité par Eusèbe[6], il dit, en parlant des sentences de Jésus transmises par Aristion et le presbyter Jean, qu'il n'a pas été satisfait de leurs annotations prolixes, et qu'il avait trouvé moins utile ce qu'il avait emprunté à ces livres que ce qu'il avait appris de vive voix. — Marc, continue-t-il, l'interprète de Pierre, avait annoté, non pas avec ordre, mais tels qu'il les avait entendus de Pierre, les souvenirs des paroles et des actes de Jésus. Matthieu, ajoute-t-il encore, a rédigé en hébreu les paroles (τά λογια) de Jésus, et chacun les a traduites (en grec) autant qu'il a pu. C'est sur ce témoignage seul de Papias, que repose toute la preuve de la rédaction ancienne des évangiles selon Marc et selon Matthieu. Or, c'est un blâme que Papias veut infliger à ces annotations ; elles n'avaient pas, certes, la moindre ressemblance avec ces compositions savantes que nous possédons aujourd'hui sous le nom d'évangiles selon Matthieu et selon Marc. Tout ce qu'on peut raisonnablement déduire des paroles de l'évêque d'Hiérapolis, c'est qu'un disciple de Jésus, n'importe lequel, avait annoté ses λογια, ses sentences. En effet, Jésus était dans son cercle un maître vénéré, comme Hillel dans le sien : ses paroles, ses λογια, étaient mémorables pour ses disciples ; ils ont fouillé leurs souvenirs pour se rappeler et pour léguer à la postérité ce qu'il avait enseigné. Quant aux événements, Papias n'en parle pas ; il n'y avait d'autres événements mémorables dans la vie de Jésus, que sa mort. Tout au plus aura-t-on ajouté aux avec les circonstances qui les ont provoquées. Ces sentences mêmes, longtemps avant d'être annotées, n'étaient que des traditions orales, ainsi que nous le raconte aussi l'évêque d'Hiérapolis. Sans doute, si nous possédions encore ces premières annotations, nous aurions une image plus fidèle de Jésus et de sa doctrine, que celle que nous possédons aujourd'hui, quoiqu'elles eussent elles-mêmes déjà subi maints changements avant d'avoir été fixées par l'écriture ; car personne ne se dissimule, M. Renan pas plus que d'autres, que les premiers disciples de Jésus ont été des gens simples, d'un esprit borné, qui n'avaient pas su apprécier la portée des paroles de leur maître essénien. Les méprises sur le sens de ses doctrines ont par conséquent dû être fréquentes. Mais enfin bous ne possédons plus ces premières annotations. On ne s'est pas gêné, ainsi que nous l'avons vu chez Papias, pour les critiquer ; on les a corrigées plus tard ; on leur a substitué les opinions personnelles que l'on caressait. Papias parle déjà de falsifications. Il dit, remarquons-le bien, n'avoir pas non plus été satisfait de ceux qui ont transmis des αλλότριας. Nous connaissons ces αλλότριας, ces choses étrangères à la doctrine de Jésus. Paul et ses partisans avaient déclaré la guerre à la loi ; les gnostiques avaient mis à la place du Dieu des prophètes juifs un système mystique, spéculatif, aventureux. L'Église primitive réagissait contre ces nouvelles sectes. Chaque parti accusait ses adversaires d'avoir falsifié la doctrine du maître. Lorsque ces querelles s'envenimèrent, au plus fort de cette lutte passionnée et violente entre les judéo-chrétiens et les gentils, les λογια de Matthieu, de même que les annotations sans ordre, que Marc avait transmises d'après Pierre, disparurent comme des étincelles dans un brasier. Alors seulement, ainsi que nous le prouverons tout à l'heure, furent rédigées et publiées ces grandes compositions littéraires que nous possédons encore sous le nom des trois synoptiques, avant toutes celle qui porte le nom de Matthieu. On n'a pas assez apprécié la valeur littéraire de ces compositions dont la naïve simplicité n'est pas spontanée, mais bien calculée. L'auteur de l'évangile selon Matthieu, malgré la barbarie de son style, était un artiste qui savait parfaitement grouper et mettre en scène les actes et les sentiments, pour produire l'effet voulu. Il en est de même des deux synoptiques calqués sur ce modèle. Bien plus tard, l'auteur du quatrième évangile exécute sa belle composition avec non moins d'art, mais en partant d'un autre point de vue. L'Église savait bien ce qu'elle faisait, en canonisant seulement ces quatre chefs-d'œuvre, et en rejetant tous les autres évangiles, sans s'inquiéter de leur authenticité plus ou moins historique. Si le christianisme a produit un effet si prodigieux, s'il est aujourd'hui encore la religion du plus grand hombre et l'idéal de tant d'esprits distingués, c'est grâce à l'art qui a présidé à la rédaction de ces épopées à la fois dramatiques et lyriques, de ces idylles tragiques d'un genre tout particulier. Après tout, il ne s'agit pas de ce que Jésus avait été en réalité, mais de ce qu'en a fait la poésie évangélique. Ici, encore, les poètes ont créé les dieux. S'il est une chose acquise, dans la critique des évangiles, c'est que celui de Matthieu est la source où ont puisé les deux autres évangélistes synoptiques, Marc et Luc. Parmi eux, Marc est le plus dépendant de Matthieu. Il n'a point la marche sûre, l'attitude noble et digne du maître ; il se traîne, il se fourvoie, il chancelle, et plus d'une fois il trébuche ; sa prudence même est servile[7]. Marc a écrit pour un autre public que Matthieu, ce qui explique les changements qu'il a cru devoir apporter dans le texte de son devancier, et pourquoi il a cru devoir entreprendre une seconde rédaction. L'un et l'autre, cependant, ont encore écrit pour un public qui n'était pas hostile à la loi. Luc, au contraire, s'adresse à des communautés qui ne reconnaissent plus la force obligatoire de la loi. C'est pourquoi il a, bien plus que Marc, altéré le texte de Matthieu. Il semble avoir suivi aussi, à côté de Matthieu, d'autres sources évangéliques, postérieures à Matthieu, que nous ne possédons plus. — Matthieu domine donc toute la littérature évangélique, et c'est précisément à cause de la grande autorité qu'il a acquise de bonne heure dans l'Église, qu'il à été plus tard falsifié en partie par des interpolations de la part des Paulinistes et des Gnostiques, qui voulaient appuyer leur doctrine sur cette grande autorité. En déterminant l'époque précise de la première rédaction du plus ancien évangile que nous possédions, c'est-à-dire de l'évangile selon Matthieu, nous verrons que le Nouveau-Testament tout entier, à l'exception d'une seule épître de Paul, est faussement attribué aux apôtres et disciples immédiats de Jésus. L'époque de la rédaction de Matthieu est indiquée dans quelques passages de cet évangile d'une manière aussi précise que l'est celle de l'apparition du livre de Daniel dans le texte même de ce livre. Chose étrange ! les critiques qui, par un examen consciencieux du texte d'un livre de l'Ancien-Testament, ont si bien reconnu l'époque de sa rédaction, semblent avoir fermé les yeux pour ne pas voir des passages analogues qui indiquent à un jour près l'époque de l'apparition du premier livre du Nouveau-Testament. Le chapitre, dit de la parousie, ou de l'annonce du retour de Jésus, chapitre qui se trouve aussi, littéralement copié, dans l'Évangile Selon Marc[8], parle d'une manière si peu équivoque des événements contemporains du faux Messie Barkochebas, des guerres de l'Empereur Adrien avec les Juifs, de la persécution que cet Empereur avait dirigée contre les vaincus, qu'on peut à peine con, cevoir comment ce chapitre caractéristique ait pu passer inaperçu des critiques. Voici ce que nous lisons dans ce chapitre : Jésus, peu de temps avant sa mort, était assis sur la montagne des Oliviers ; ses disciples lui de- mandaient un signe indiquant l'époque de son retour. A cela Jésus avait répondu en ces termes : Prenez garde (alors) qu'on ne
vous séduise. Plusieurs viendront en mon nom, disant : Je suis le Christ, le
Messie, et ils séduiront beaucoup de monde. Vous entendrez parler de guerres
et de bruits de guerre..... Quand donc vous
verrez que l'abomination de la désolation qui a été prédite par le
prophète Daniel, sera dans le lieu saint, alors que ceux qui seront dans la
Judée s'enfuiront dans les montagnes..... Voilà,
je vous l'ai prédit[9]. On sait ce que signifie, dans le livre de Daniel et dans le langage apocalyptique, l'abomination que cause la désolation. Quand le premier livre des Maccabées veut raconter que le roi Antiochus Épiphane a fait ériger une statue de Jupiter sur l'autel de Jérusalem, il s'exprime de la même façon : En 148, il avait érigé l'abomination de la désolation. C'est une traduction, peu correcte, de l'hébreu טשוטם שקוץ du livre de Daniel. Eh bien, depuis Antiochus Épiphane nul autre prince païen ne recommença cette profanation du lieu saint, excepté l'Empereur Adrien. Dion Cassius raconte que cet Empereur après avoir transformé Jérusalem en Ælia Capitolina, éleva un temple à Jupiter au lieu et place de celui de Jéhova[10]. Saint Jérôme atteste le même fait[11]. Le passage des évangiles se rapporte, d'après lui, aux temps d'Adrien, bien entendu, comme prophétie[12]. En dépit des témoignages de l'historien romain et des pères de l'Église, les critiques modernes du Nouveau-Testament répètent les uns après les autres que ces passages des évangiles se rapportent à la destruction du temple par Titus, et ils en déduisent que c'est à cette époque que l'évangile selon Matthieu -fut rédigé, sans tenir compte du fait historique que Titus avait fait brûler le temple, ou plutôt que ce sanctuaire fut brûlé sans qu'il l'ait même voulu, mais qu'il ne l'a nullement profané. Et pourtant le passage de Matthieu parle on ne peut plus explicitement de la profanation du lieu saint par une idole. Que celui qui le lit y fasse attention ! Est-ce pour les fidèles contemporains que ces mots sont ajoutés ? On dirait presque qu'ils sont à l'adresse des critiques modernes. La prophétie de Jésus est tout aussi transparente que
celle de Daniel. Tout le chapitre dont nous parlons est parfaitement
compréhensible, quand on rapporte ces prophéties et ces exhortations aux
temps d'Adrien et de Barkochebas. Il y a là, comme dans Daniel, une partie
historique et une partie fantastique. Les traits historiques sont ceux qui se
rapportent aux grandes guerres, aux haines des partis (les Paulinistes, les Gnostiques et les judéo-chrétiens), à
l'apparition d'un faux Messie et de faux prophètes, au commencement de la
persécution d'Adrien contre les Juifs, qui atteignit aussi lés
judéo-chrétiens (les fidèles). La partie fantastique tend à prouver aux fidèles que ces événements ne sont que les signes précurseurs du retour de Jésus, de l'avènement final du Messie, bientôt accompagnés de signes du ciel et de la fin du monde. Jésus apparaîtra alors sur les nuées, ainsi que l'avait prédit Daniel, selon l'interprétation des fidèles de l'époque. Il n'y a pas lieu d'insister davantage. Pour quiconque ne ferme pas les yeux, il est évident que l'évangile selon Matthieu fut écrit immédiatement après la guerre de Barkochebas, au commencement de la persécution d'Adrien (135-136). Son rédacteur a dû être un judéo-chrétien qui voulut apporter à ses coreligionnaires et compatriotes une consolation religieuse au milieu de leurs souffrances pour préserver leur foi, ébranlée par ces terribles événements. Il séjourna probablement dans les environs de la Décapole, au delà du Jourdain, à l'endroit même où les judéo-chrétiens s'étaient retirés. De là résulte qu'il écrivit en langue grecque, mais dans un style barbare. Qu'on lise d'après cette critique l'évangile salon Matthieu d'un bout à l'autre, et l'on trouvera maintes allusions aux événements de cette époque et à ceux qui eurent lieu, en ces temps, au sein des communautés chrétiennes de la Palestine. Nous n'entrerons pas ici dans ces détails. Nous avions seulement à constater que le plus ancien des évangiles fut rédigé plus de cent ans après la mort de Jésus. Qu'on juge après cela s'il peut contenir l'histoire authentique de la vie de Jésus, ou si,. au contraire, ses assertions ne sont pas plutôt des légendes de seconde ou troisième main. Les deux autres évangiles, calqués sur celui de Matthieu, n'ont pu être rédigés qu'après lui. Quant à l'évangile selon Jean, sa rédaction tombe, d'après les critiques modernes, entre 180 et 190. Si l'on retranche des évangiles les contes miraculeux qui les composent presque tout entiers, il reste peu de chose qui puisse fournir matière à un examen historique. Il importe peu, en effet, dans l'histoire de Jésus, qu'il ait été une, ou trois fois à Jérusalem, qu'il ait eu douze, ou plus ou moins d'apôtres, qu'il ait été plus jeune, ou du même âge que Jean-Baptiste. Il serait, sans doute, intéressant de savoir ce qui s'est passé dans son procès, comment il s'est défendu ou accusé lui-même, à quel genre de mort il fut condamné, comment s'est opérée sa disparition du tombeau, à supposer qu'elle ait eu lieu. — Malheureusement, pas un seul de ses disciples, de l'aveu même des évangiles, n'était présent au procès et à ces événements. Ce ne sont que les membres du Synédrium et Pilate qui en pouvaient avoir quelque connaissance ; mais ceux-ci nous ont joué le mauvais tour de n'en laisser transpirer aucune trace. Tout ce que les évangiles racontent à ce sujet, est évidemment écrit dans le but de glorifier le maître. Mais si les faits matériels dans la vie de Jésus nous font absolument défaut, y a-t-il eu au moins des traditions authentiques sur ses doctrines, ses sentences, ses λογια ? — Nous voilà arrivés à notre seconde question : Les paroles attribuées à Jésus sont-elles authentiques,
et peut-on en tirer la conclusion que le fondateur du christianisme a donné
naissance à fine conception de Dieu et à une loi morale distinctes de celles
du judaïsme, ou supérieures à elles ? Depuis l'époque des Gnostiques jusqu'à nos jours, ce sont les mêmes phrases sonores qu'on débite sur la profonde différence qui existerait entre la doctrine des prophètes juifs et celle de Jésus. La prétendue supériorité de celle-ci forme encore aujourd'hui le fond de toutes les apologies du christianisme, de toutes les apothéoses de Jésus, y compris celles de MM. Renan et Strauss. Sa conception fondamentale de Dieu, dit M. Strauss en parlant de Jésus, n'a pas pu lui venir de l'Ancien-Testament. Jéhova est, d'après le critique allemand, un dieu de colère et de vengeance. Considérer Dieu dans ses rapports avec l'homme comme un père, c'est là une notion étrangère à l'Ancien-Testament. Donc, Jésus ne pouvait la tirer que de son propre fonds[13]. — M. Renan ne dit pas autre chose : Jésus s'envisagea avec Dieu dans la relation d'un fils avec son père. Là est son grand acte d'originalité ; en cela il n'est nullement de sa race[14]. Tant qu'il existera encore un atome du christianisme, on
répétera ces phrases ; elles n'en sont pas moins creuses et contraires à la
vérité historique. Le Père céleste est
une notion essentiellement juive. La qualification de Seigneur, appliquée à Dieu, correspond aux
idées féodales du moyen âge, et ne se trouve que dans le christianisme, dans
le protestantisme autant que dans le catholicisme ; tandis que le judaïsme
devait trouver en lui-même, par suite de son origine patriarcale, la notion
du Père céleste. Nous la trouvons, en effet, dans toute la littérature
biblique et talmudique. La locution : Notre père
qui est dans le ciel, est une locution juive. Elle revient si
fréquemment dans la littérature israélite antérieure à l'ère chrétienne, que
ceux-là seuls peuvent l'ignorer qui ne connaissent pas cette littérature.
Dans les plus anciennes prières synagogales, les mots notre père et notre père dans le ciel
sont stéréotypés. Plusieurs anciens docteurs, en parlant des souffrances
auxquelles Israël sera exposé avant sa délivrance définitive à l'époque messianique,
s'écrient : Sur qui nous appuierons-nous ? sur
notre père qui est dans le ciel ![15] On lit dans la
Mischna : En élevant leurs pensées et en soumettant
leur cœur à leur père qui est dans le ciel, les Israélites ont
toujours été forts[16]. Remontons plus
haut dans l'antiquité. Que lisons-nous dans Isaïe ? — Toi seul, tu es notre père ; Abraham ne nous connaît pas, Israël
(Jacob)
ne saurait avoir égard à nous, c'est toi qui es notre père, notre
sauveur, toi dont le nom est Éternel[17]. Comment
s'exprime Jérémie : Ils (les Israélites)
seront ses enfants, comme auparavant.... Car,
dit l'Éternel, j'ai été pour Israël un père.....[18] Enfin, un des
plus anciens livres de l'Ancien-Testament, le cinquième livre de Moïse, le
Deutéronome, commence un de ses chapitres par cette exhortation : Vous êtes les enfants de votre Dieu ![19] Du reste, ceux
qui prétendent que Jésus n'a pu tirer que de son propre fonds la notion d'un
Dieu miséricordieux, n'ont donc jamais lu les psaumes ? Ainsi qu'un père s'apitoie sur ses enfants, ainsi Dieu est
plein de miséricorde[20], n'est-ce pas là
la notion de Dieu dont se sont inspirés presque tous les psalmistes ? Il est
donc prouvé que dans Moïse, dans les prophètes, dans les Hagiographes, de
même que chez les plus anciens docteurs juifs, le rapport de Dieu avec ses
fidèles est représenté comme celui d'un père avec ses enfants. Que dire, en
face de ces textes, de la prétention que Jésus n'aurait pu trouver que dans son propre fonds le sentiment de ce rapport ? —
Sans doute, la religion dont les origines remontent à la plus haute
antiquité, s'est développée, dans le cours de l'histoire selon l'esprit du
peuple juif. Mais il y a filiation entre les premiers germes et les derniers
rejetons du judaïsme, filiation naturelle que nous avons essayé de mettre en
lumière dans cet ouvrage. Les apologistes chrétiens, anciens et modernes,
voudraient la nier et démontrer par là l'originalité du christianisme. Cette
originalité, qui ne serait autre chose qu'un miracle en contradiction avec
toutes les lois naturelles et historiques, n'existe réellement pas. Si, à
côté de l'esprit de miséricorde, nous trouvons aussi, dans la littérature
juive, des explosions de colère contre les ennemis de Dieu, est-ce que le
Dieu des évangiles ne connaît pas la colère ? Les villes de Corazin, de
Bethsaïde et de Capharnaüm, ne sont-elles pas maudites comble celles de
Sodome et de Gomorrhe[21] ? Est-ce
l'amour, la charité et la miséricorde qui ont dicté à Jésus ces sombres
paroles : Je suis venu séparer l'homme d'avec son
père, la fille d'avec sa mère, etc. ? Combien le tableau messianique
des prophètes, d'Isaïe et de Michée, diffère
de ce langage ! Nous n'avons, dira-t-on, aucune preuve de l'authenticité de
ces imprécations, de ces paroles de haine et de guerre, mises dans la bouche de
Jésus. Soit ! Mais si les sources ne sont pas authentiques quant à ces côtés
sombres de la personnalité de Jésus, elles ne le sont pas davantage quant aux
côtés lumineux qui représentent le maître des évangiles comme l'amour
parfait, ne connaissant ni les passions humaines, ni les préjugés de son
temps. La morale admirable, dit M. Renan, qu'il tire de la notion du Dieu père, n'est pas celle d'enthousiastes qui croient le monde près de finir et qui se préparent par l'ascétisme à une catastrophe chimérique. — Qu'en savez-vous ? Cependant, l'auteur de cette affirmation hasardée paraît être sûr de son fait ; il cite comme preuve ces paroles de Jésus : Le royaume de Dieu est en dedans de vous, paroles qui auraient été opposées à ceux qui cherchaient avec subtilité des signes extérieurs[22]. Les évangiles, au contraire, font dire à Jésus que des signes miraculeux et des catastrophes extraordinaires amèneront ou accompagneront l'avènement du royaume de Dieu. Comment les mêmes évangélistes, ont-ils pu dire des choses si contradictoires ? — En effet, M. Renan attribue à ces mots : le royaume de Dieu est en dedans de vous, expression dont se sert l'évangile selon Luc, un sens qu'ils n'ont pas eu chez ceux qui les mettent dans la bouche de Jésus. Ces mots en dedans de vous ne signifient pas dans votre for intérieur, mais bien : au milieu de vous, dans votre communauté, dans l'Église chrétienne. Il faut comparer ce passage avec les passages parallèles de Matthieu et de Marc[23] : Si quelques-uns disent : le Christ est ici, ou il est là, ne le croyez pas, mais, ajoute Luc, qui, a transformé tout ce passage : Voici le règne de Dieu qui est dans votre milieu[24]. Ici, comme on voit, il n'y a pas de contradiction dans les anciens évangiles, mais une simple méprise sur le sens de leurs expressions dans un évangile moderne. En d'autres endroits, il est vrai, les contradictions dans les paroles attribuées à Jésus sont telles que, si elles étaient réellement sorties de sa bouche, on serait forcé d'admettre avec M. Renan que sa raison (celle de Jésus) se troublait[25]. On fait prononcer à Jésus d'une haleine des phrases qui jurent les unes avec les autres. Dans le sermon, dit de la Montagne, la loi juive, tantôt est élevée au-dessus de la terre et du ciel, tantôt rapetissée et calomniée. On a nommé ce sermon le plus authentique de tous les enseignements de Jésus, et M. Strauss y souscrit des deux mains. Certes, ce sermon est la partie la plus importante de toute la doctrine chrétienne. Il n'a que le défaut le n'être pas de Jésus, mais d'avoir été intercalé dans l'évangile selon Matthieu, le seul où il se trouve intégralement. Marc et Jean n'en disent pas un mot. Luc en a quelques vestiges qui ne ressemblent en rien à ce long discours doctrinal qu'on a appelé le décalogue du Nouveau-Testament. — Comment ! Il y a là toute une doctrine nouvelle, des pensées fondamentales, des sentiments intimes de Jésus, et on les néglige, on les passe sous silence, on les ignore complètement dans les trois autres évangiles ! — Quand même nous aurions encore tous ces évangiles nombreux que l'Église nous a dérobés, pas un seul ne devrait laisser ignorer le sermon de la Montagne, s'il avait été prononcé par Jésus. Tous ceux qui ont transmis les λογια du maître auraient dû avant tout léguer à la postérité le décalogue du Nouveau-Testament. Mais puisqu'il ne se trouve que dans Matthieu seul, on est bien plus fondé à dire que ce sermon est tout ce qu'il y a de plus suspect dans le premier évangile. En effet, on reconnaît facilement dans ce discours l'auteur des Antithèses, le gnostique Marcion, du Pont, qui était à Rome vers l'an 150. Il a composé tout un évangile, dont nous avons déjà cité cette parole, attribuée à Jésus : Je ne suis pas venu accomplir la loi. Les mêmes contradictions relativement à la loi, et d'autres analogues, touchant la mission de Jésus, se retrouvent dans toutes les parties des évangiles. Tantôt la mission de Jésus se borne aux brebis égarés d'Israël, tantôt le monde païen tout entier est invité par lui à entrer dans le royaume du ciel. Il serait difficile de déduire des évangiles eux-mêmes les véritables intentions de Jésus. Heureusement il y a, en dehors d'eux, mais toujours dans le Nouveau-Testament, un témoignage des moins suspects qui prouve jusqu'à l'évidence que l'Église primitive ne s'était pas éloignée de la loi juive. Ce témoignage se trouve dans une épître de Paul que nous avons citée, dans l'épître aux Galates, la seule source authentique de toute la littérature du Nouveau-Testament[26]. Paul rapporte qu'avant l'arrivée de quelques personnes qui étaient envoyées par Jacques à Antioche, Pierre y avait mangé avec les gentils, malgré la défense de la loi juive, mais qu'il se retira et se sépara des gentils, dès que ces personnes furent arrivées, craignant ceux de la circoncision. Il ajoute que les autres, même Barnabas (qui accompagnait Paul), dissimulaient également leur transgression de la loi[27]. D'après ce passage, nul doute que les premiers disciples de Jésus, et par conséquent Jésus lui-même, n'aient observé la loi. Pierre seul la transgressait, mais furtivement, ce qui explique la légende racontée dans les Actes[28], peut-être aussi celle des évangiles, d'après laquelle Pierre aurait trahi le maître. Si, en effet, Jésus n'avait pas respecté la loi, s'il l'avait combattue, ainsi que les Paulinistes le supposent plus tard, pourquoi Paul, dans la seule lettre authentique que nous possédions de lui, ne s'appuie-t-il pas sur la conduite de Jésus, pour combattre l'opinion de ses premiers disciples ? Pourquoi ergoter sur Abraham, afin de démontrer la déchéance de la loi, si Jésus lui-même l'avait proclamée ? Pourquoi, enfin, ses premiers disciples auraient-ils, dans ce cas, soutenu avec tant d'acharnement qu'elle continuait à avoir force de loi ? Et pourquoi, au contraire, ont-ils invoqué son exemple contre les adversaires de la loi ? Depuis que les faits, miraculeux et autres, contenus dans les évangiles, sont devenus suspects, les apologistes s'attachent plutôt à l'authenticité des sentences et paraboles de Jésus. Il est dit dans les évangiles qu'il avait l'habitude de parler en paraboles. Or, ne savons-nous pas que les Orientaux aiment généralement ce genre d'enseignement ? Donc, les paraboles au moins sont authentiques. Remarquons d'abord que la plupart des paraboles ne se trouvent que dans Matthieu, et qu'elles manquent dans les deux autres synoptiques, ce qui les assimile au sermon de la Montagne. Elles sont, en effet, pour la plupart, aussi authentiques que ce sermon. Examinons les plus célèbres. Le chapitre principal des paraboles commence par celle du semeur. Les versets 5, 6, 20 et 21 parlent de ceux qui reçoivent la semence, la retiennent, mais ne lui laissent pas prendre de racines en eux-mêmes : Lorsque l'affliction et la persécution surviennent à cause de la parole, ils y trouvent aussitôt un sujet de scandale[29]. La pointe est, comme on voit, tournée contre des fidèles d'ancienne date dont la foi n'était pas assez forte pour résister aux persécutions. Dans la suivante reparaît sous une autre forme l'esprit malin de la première, qui enlève ce qui avait été semé dans le cœur. Un ennemi vient semer de l'ivraie dans le champ où le père de famille avait jeté de la bonne semence. Faut-il arracher le mauvais grain ? demandent les travailleurs du propriétaire. Non, répond le maître, de peur qu'en arrachant l'ivraie vous ne déraciniez en même temps le bon grain. Quel est cet ennemi dont il faut ménager les semences, malgré le mal qu'elles causent dans le champ du maître ? — Évidemment, il s'agit ici de ces sectaires, combattus par les uns, défendus par les autres, de ces Paulinistes, de ces Gnostiques, ou de ces judéo-chrétiens, qui se qualifient mutuellement d'ennemis, d'esprit malin, mais qui doivent pourtant se tolérer en face d'un ennemi commun qui les persécute sans distinction de secte. Nous voilà donc en pleine lutte de partis, et au milieu d'une persécution qui frappe pêle-mêle Ébionites et Paulinistes. — Est-ce bien Jésus qui a pu faire ces paraboles ? Si, dans certaines paraboles, on reconnaît au moins la rédaction primitive de l'auteur de l'évangile selon Matthieu, d'autres n'ont pas même cette ancienneté relative. Celle des travailleurs, par exemple, que le maître a enrôlés pour cultiver sa vigne, les uns de grand matin, les autres à une heure déjà avancée de la journée, et qui reçoivent pourtant tous le même salaire journalier, bien plus, dont les derniers seront les premiers, cette parabole qui se trouve chez Matthieu seul[30], est reconnue par les critiques les plus scrupuleux[31] comme une interpolation en faveur des gentils qui sont entrés à la dernière heure dans la vigne du Seigneur. — De même, les paraboles du chapitre suivant, notamment celle des vignerons qui ont tué d'abord les serviteurs du propriétaire, et puis son fils lui-même, l'héritier de la vigne, sont des interpolations paulinistes. Qui ne voit pas, en effet, que les vignerons qui ont tué les serviteurs et le fils du propriétaire, signifient les Juifs qui ont tué les prophètes et le fils de Dieu ? — Cette parabole transparente dit assez sèchement que le royaume de Dieu sera pris aux Juifs et donné aux Gentils. Tous les exégètes sans parti pris reconnaissent que la parabole des noces est une allusion à la destruction de Jérusalem, et que la pointe en est encore la répudiation des Juifs et même des judéo-chrétiens, ces derniers représentés par un homme qui, bien qu'il assistât à la fête, n'avait pourtant pas un habit de noce, et fut condamné à être jeté dans les ténèbres, là où il y aura des pleurs et des grincements de dents[32]. — Enfin, la parabole des serviteurs vaillants et des ivrognes, de même que celle des vierges sages et des vierges folles, faisant suite à la prophétie des catastrophes qui annoncent le retour de Jésus[33], qui voudra les déclarer authentiques ? Les sentences, les maximes attribuées à Jésus, dans l'évangile selon Matthieu, sont-elles plus authentiques que les paraboles ? On reconnaît facilement, chez les unes, des auteurs du parti judéo-chrétien, chez les autres l'origine gentilo-chrétienne. — Personne ne met une pièce de drap neuf à un vieux vêtement, ou bien, ce qui revient au même, on ne met pas du vin nouveau dans de vieilles outres[34], ces maximes-là n'ont guère pour auteurs des judéo-chrétiens, puisqu'elles doivent montrer l'incompatibilité de l'ancienne loi avec la doctrine nouvelle. D'autres sentences, toutes celles notamment qui sont tournées contre les Pharisiens, appartiennent aux judéo-chrétiens qui, après la destruction du temple, étaient en lutte avec les docteurs juifs, luttes dont le Talmud nous a conservé des témoignages irrécusables. — Nous ne parlons pas des sentences et des paraboles qui se trouvent dans l'évangile selon Luc ; aucun critique sérieux ne les reconnaît pour authentiques. En résumé, la plupart des sentences et paraboles ne peuvent pas être attribuées à Jésus ; elles ont une tendance polémique relative à des partis qui ont existé à une époque bien postérieure. L'évangile selon Matthieu, quoique le plus ancien des quatre, et, par cela même, le seul où les critiques les plus autorisés s'imaginent reconnaître des traces d'anciennes traditions, apparaît tout entier, même dans ses parties originales, comme une composition savante, artistique, d'un judéo-chrétien de l'époque de Barkochebas et des persécutions du temps d'Adrien. Il n'offre, par conséquent, rien de sérieux, ni pour les actes, ni pour la doctrine et les sentences de Jésus. On peut en tirer des renseignements sur l'état des communautés judéo-chrétiennes, en Syrie, dans les pays décapolitains, mais rien de plus. Chose étrange ! Les critiques qui cherchent dans les évangiles tant de choses et d'indices problématiques concernant la vie de Jésus, ne s'aperçoivent pas de ce qu'on y peut toucher pour ainsi dire du doigt. Nous voulons parler de l'origine essénienne du christianisme. Il est vrai qu'il n'est nulle part question de la secte
essénienne dans les évangiles. On y trouve à chaque pas les Pharisiens, et
l'on y rencontre aussi les Sadducéens. Les premiers sont combattus, honnis,
maudits, calomniés, par toutes les sectes chrétiennes, par les
judéo-chrétiens autant que par les gentilo-chrétiens. Les seconds y figurent
en quelque sorte pour mémoire. Mais pas un mot, pas une allusion sur les
Esséniens. Si nous n'avions d'autres sources historiques que les évangiles,
on ne se douterait pas même de l'existence de cette secte à l'époque de Jésus
et des apôtres. Ce silence est significatif. Il prouve qu'à l'époque de
l'apparition du plus ancien' des quatre évangiles, la secte essénienne ne
s'était déjà plus distinguée de la secte judéo-chrétienne. Mais ce n'est pas
le seul indice du rapport intime de cette secte avec le royaume du ciel,
fondé par Jésus ; il y en a d'autres bien plus positifs. Et d'abord, que
Jean-Baptiste, l'initiateur de Jésus, ait été un Essénien, les évangélistes
modernes en conviennent eux-mêmes. Les Esséniens, ou
Thérapeutes, dit M. Renan, étaient groupés
près du pays de Jean, sur les bords orientaux de la mer Morte... Jean avait fixé le théâtre de son activité dans la partie
du désert de la Judée qui avoisine la mer Morte[35]. M. Strauss est
du même avis : Le Baptiste Jean, dit-il[36], entre en scène dans le désert de la Judée, aux mêmes
environs de la mer Morte où les Esséniens avaient de nombreuses colonies ; il
vivait de sauterelles et de miel sauvage, à l'instar des Esséniens qui se
contentaient de la nourriture la plus frugale, et le baptême dont il faisait
usage rappelle les ablutions sacrées des Esséniens. Dans l'ermite Banus de
l'historien Josèphe, nous voyons un phénomène tout analogue à Jean ; il a
autant d'affinité que lui avec l'essénisme. Mais à peine nos deux auteurs ont-ils fait cette concession, qu'ils battent en retraite comme sui' un mot d'ordre commun ; ils rompent même toute solidarité entre Jean et Jésus, pour ne pas donner prise à la conséquence qu'on en pourrait tirer touchant l'origine essénienne du christianisme. Pour peu qu'on se propose la recherche de la vérité historique, le rapport entre Jean et Jésus suffirait à lui seul pour prouver une certaine connexité entre la doctrine de la secte essénienne et celle des fondateurs du christianisme. Mais nous savons en outre, par une source que nous avons déjà citée, et qui ne saurait être suspecte[37], que Jacques, frère ou proche parent de Jésus, a mené une vie tout essénienne. C'est à sa piété exceptionnelle et à son caractère d'homme résigné, qu'il devait le surnom de Juste, de Pieux, de Résigné. Si donc l'initiateur de Jésus et ceux qui ont continué son œuvre, qui en étaient les colonnes, se trouvent être des Esséniens, comment Jésus aurait-il pu être étranger à la secte ? Que plus tard le paulinisme ait triomphé de l'essénisme, cela est incontestable. Mais est-ce une raison de nier l'origine essénienne du christianisme ? — Sans doute, le caractère d'universalité qui, grâce au paulinisme, a ouvert pour le christianisme la grande carrière historique que nous lui connaissons aujourd'hui, aurait été étouffé à son berceau, si l'Église primitive, essénienne, avait triomphé. Mais voudrait-on nous donner le change sur l'origine essénienne du christianisme, en appelant son plus dangereux ennemi celui qui a le plus fidèlement représenté l'esprit de l'Église primitive, ce Jacques le Juste, ou frère du Seigneur, que nous allons voir jouer un très-grand rôle dans les trente premières années du christianisme, ainsi que M. Renan le dit[38] ? Les traces de l'esprit essénien abondent dans les évangiles synoptiques. Le souverain mépris de Mammon est foncièrement essénien. La sentence : Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu, sur laquelle M. d'Eichthal construit tout un système de conciliation entre le judaïsme et le monde gréco-romain, cette sentence n'exprime autre chose que ce profond mépris de Mammon, qui revient si souvent dans les évangiles. Qu'importe cette effigie de César ? Rendez-la au prince du monde, auquel elle appartient ! Voilà le vrai sens de cette sentence. L'argent, en effet ; était tout à fait superflu dans le royaume du ciel, dans la communauté des biens, que les Esséniens avaient déjà introduite parmi eux avant l'avènement de Jésus, et que l'Église primitive avait adoptée, en suivant la doctrine de son fondateur. S'il y a des sentences authentiques de Jésus, ce sont avant tout celles que nous voyons mises en œuvre par ses premiers disciples : Heureux les pauvres, les débonnaires, les humbles[39], car le royaume des cieux est à eux. C'est de l'essénisme pur. Ces sentences, disons-nous, sont évidemment les plus authentiques, non pas parce que, mais quoique elles se trouvent dans le sermon de la Montagne. On rencontre également dans les évangiles l'aversion des Esséniens pour le serment, ainsi que pour le mariage. Qu'importe, du reste, que ce soit Jésus lui-même, ou l'un de ses disciples, qui ait prononcé les paroles citées, ou bien les suivantes : Il y a (des hommes) qui se sont rendus eunuques pour gagner le royaume du ciel. Ce qui importe, c'est que ces doctrines aient été pratiquées, et cela par les Esséniens. Le célibat, les monastères et tout l'ascétisme chrétien est d'origine essénienne. Vaincu dans le monde des gentils, l'essénisme s'est réfugié dans les couvents. Ah ! oui, il est facile de nier l'influence de l'essénisme sur Jésus et l'Église primitive, quand on fait dériver les Esséniens des Néo-Platoniciens de l'Égypte, ainsi que l'ont fait les critiques allemands, ou quand on les rattache aux Anachorètes de l'Orient, comme l'a fait M. Renan, qui en tire la conclusion que l'ascétisme des Esséniens, ou Thérapeutes, fut inconnu à Jésus. Mais les prémisses de ces critiques sont fausses au même degré que les conséquences qu'ils en tirent. L'essénisme, ainsi que nous l'avons démontré, a pris naissance et s'est développé au sein même du judaïsme, au milieu de la Judée. Jean-Baptiste et Jésus étaient les derniers rejetons, les fruits murs de cette plante qui avait ses racines dans l'antique religion israélite, mais qui n'avait trouvé le terrain propre à son développement complet qu'aux derniers temps de l'existence nationale du judaïsme, dans un milieu nouveau, dans la religion chrétienne. Nous avons déjà prouvé ailleurs que les Thérapeutes ne sont pas identiques absolument avec les Esséniens juifs, qu'ils étaient des chrétiens, que les deux écrits sur les Thérapeutes, attribués à Philon, ne sont pas de lui, et que leurs auteurs sont des chrétiens[40]. Les progrès rapides que fit la secte chrétienne après la mort de son fondateur, seraient une énigme sans la participation active des Esséniens à l'œuvre messianique. Ces quelques hommes et femmes de la classe populaire, ignorants et pauvres, qui avaient accompagné Jésus dans ses pérégrinations, avaient bien pu faire quelque propagande, mais n'étaient certainement pas capables de créer ces communautés fortement organisées qui ont résisté à tant d'obstacles ! Ce sont les Esséniens qui, ayant reconnu dans Jésus, après sa mort, le Messie, ont apporté à la secte messianique, ou chrétienne, des matériaux tout préparés pour former des communautés avec des administrateurs, avec des diacres, qui savaient maintenir la discipline et organiser une propagande régulière. Sans doute, il y aura eu, au commencement, entre les pieux mystiques du désert et les hommes du peuple de la suite de Jésus, plus d'un sujet de discorde, dont nous trouvons encore les traces dans les Évangiles mêmes ; mais comme ils étaient d'accord sur la chose essentielle, à savoir que Jésus était le Messie et Jean-Baptiste son précurseur, son Élie, ils se trouvaient unis vis-à-vis des mécréants et des moqueurs en Israël et en dehors d'Israël. Toute biographie de Jésus qui néglige l'élément essénien dans sa vie et sa doctrine, qui ne tient compte que des récits évangéliques, laissât-elle même de côté tout ce qu'ils contiennent d'impossible, peut bien avoir des mérites littéraires, mais elle est nécessairement erronée au point de vue historique. NOTE L'épître aux Galates, de Paul, doit avoir été rédigée quinze ou seize ans après sa conversion. Celle-ci n'eut pas lieu, comme M. Renan le suppose, quelques années seulement après la mort de Jésus, supposition qui n'est basée sur aucun indice historique, mais bien entre les années 61 et 63. M. Renan, dans ses Apôtres, a pris pour guide la plus suspecte de toutes les sources du Nouveau-Testament : les Actes. Aussi est-il obligé de resserrer, dans le cadre le plus étroit, les événements importants qui eurent lieu dans l'Église primitive depuis la mort de Jésus jusqu'à l'apparition de l'apôtre des Gentils. Pour expliquer la grande propagande chrétienne dans un espace de temps aussi restreint qu'il le suppose, M. Renan se sert d'une image qui ne manque ni de beauté, ni de vérité, mais qui est faussée parce qu'elle ne tient nul compte de la secte intermédiaire entre le judaïsme et le christianisme. — La prédication chrétienne, dit-il, semble suivre un sillage antérieur, qui n'est autre que celui de l'émigration juive... Une synagogue précéda en général l'établissement de l'Église. On dirait une traînée de poudre, ou mieux, une sorte de chaîne électrique le long de laquelle l'idée nouvelle courut d'une façon presque instantanée. (Les Apôtres, p. 284 et suivantes.) Ce n'est qu'au moyen du rôle joué par la secte essénienne que peut s'expliquer la rapidité de la propagande chrétienne. Mais elle n'était pas aussi instantanée que l'auteur des Apôtres voudrait la représenter. Ce n'est encore que par l'intermédiaire des Esséniens que M. Renan peut franchir le gouffre qu'il a créé entre l'idéalisme de Jésus et la mesquinerie des héritiers immédiats de sa doctrine. Qui donc a compris le maître, si ce n'est son entourage ? D'après notre auteur, le maître aurait poursuivi les aspirations les plus sublimes, et ceux qui l'avaient entouré auraient été tous des imbéciles. Mais par quel miracle ces gens puérils ont-ils donc pu jeter les premières bases de l'organisation admirable d'une communauté socialiste que M. Renan dépeint si éloquemment ? — C'est que l'illustre écrivain néglige l'élément le plus essentiel de l'Église primitive. La secte essénienne, d'où Jésus tirait son origine, avait apporté à la première communauté chrétienne son talent organisateur, son expérience et son utopie toute constituée, en même temps que son enthousiasme et ses exagérations. Nous en avons déjà parlé longuement dans cet ouvrage, et nous y reviendrons encore à la fin de ce chapitre. — Le christianisme aurait été étouffé dans l'utopie essénienne, si Paul ne l'avait pas brisée. Mais avant son apparition, l'Église primitive avait déjà toute une histoire l'essénisme s'était transformé en ébionitisme, c'est-à-dire dans une secte judéo-chrétienne qui avait longtemps résisté au novateur téméraire, et qui, certainement, n'aurait pu acquérir une si grande solidité et importance, si elle n'avait eu ni le temps de se développer, ni des hommes capables de diriger des associations qui exigeaient tant de facultés et embrassaient tant d'objets différents. La conversion de Paul, ainsi que nous l'avons déjà fait remarquer, est indiquée dans le Nouveau-Testament par un de ces rares faits historiques qui ne permettent pas de doute sur l'époque de leur apparition ; elle eut lieu peu de temps avant la famine qui régna en Judée sous le gouverneur Tibère Alexandre, entre les années 46 et 47. (Voir p. 857.) Excepté l'épître aux Galates, toutes les autres, dites de Paul, supposent ou la destruction du temple, ou l'existence de la doctrine gnostique, ou les disputes des évêques sur leur rang dans les communautés, toutes choses qui ne permettent pas de donner à ces épitres un âge antérieur à l'époque comprise entre les années 100 et 140. Les épîtres, dites de Jacques, de Pierre, de Jean et de Juda, ne sont reconnues pour authentiques par aucun critique sérieux. Il est plus que probable que les auteurs supposés de ces épîtres ne savaient pas écrire. Nous avons établi que l'évangile selon Matthieu date de 135-136. — Marc l'a suivi de près, puisqu'il n'a pas encore les interpolations entrées plus tard dans l'évangile selon Matthieu. — Luc et les Actes avaient été rédigés vers 150 au plus tôt. — Jean n'était pas encore connu vers 170. Quant à l'Apocalypse, généralement admise comme un des plus anciens documents de l'Église, elle suppose la destruction du temple, l'existence des Nicolaïtes, et une célèbre persécution des chrétiens, comme il n'y en a eu que sous Domitien. Parmi les cinq rois ou bêtes de l'Apocalypse, qui sont tombés, c'est-à-dire qui ont péri (XVII, 19-10), les empereurs éphémères Galba, Othon et Vitellius, qui ne sont jamais comptés dans les livres sibyllins, ne le sont pas non plus ici. Ces cinq rois ne sauraient donc être autres que Tibère, Caligula, Claude, Néron et Domitien. L'Apocalypse a pu être rédigée sous Nerva. C'est lui qui a adopté Trajan pour successeur, le septième roi qui n'est pas encore venu. — La rédaction de l'Apocalypse date donc de l'an 97 environ. |
[1] RENAN, Vie de Jésus, p. XV.
[2] JOSÈPHE, Antiquités judaïques,
XVIII, 3.
[3] Cf. Carolus Danbuz por
Testimonia Flavii Josephi de Jesu.
[4] RENAN, les Apôtres, p. 26.
[5] Tosifta Sabbat, c. XIV.
Jérus. Sabbat, c. XVI, p. 15 c. Babl. Sabbat, 116a.
[6] Histoire ecclésiastique,
III, 39.
[7] GUSTAVE D'EICHTHAL, les Évangiles,
première partie : Examen critique et comparatif des trois premiers évangiles,
p. 66.
[8] MATTHIEU, XXIV ; MARC, XIII.
[9] MATTHIEU et MARC, l. c. Il faut lire
tout le chapitre qui exhorte à la persévérance dans la foi.
[10] Dion Cassius, Hist. rom.,
l. 59, c. XII.
[11] Jérôme, ad Isaie, c.
II. Ubi quandum erat templum et religio Dei, ibi
Hadriani statua et Jovis Idolum collocatum est. — Ainsi, à côté de
la statue de Jupiter, il y en avait encore une d'Adrien.
[12] Jérôme, ad. Matth.,
XXIV, 45.
[13] Vie de Jésus, par D. F.
Strauss, p. 206.
[14] Vie de Jésus, par E.
Renan, p. 77.
[15] Sotah, fin.
[16] Mischna, Rosh Na-Schana,
3, 8.
[17] ISAÏE, LXIII, 16.
[18] JÉRÉMIE, XXX, 20 ; XXXI, 9.
[19] Deutéronome, XIV, 1.
[20] Psaumes, CIII, 13. Voir
le premier chapitre.
[21] MATTHIEU, XI, 20-24.
[22] RENAN, Vie de Jésus, p. 79.
[23] MATTHIEU, XXLV, 23 ; MARC, XIII, 21.
[24] LUC, XVII, 25.
[25] Vie de Jésus, p. 318.
[26] Voir la Note à la fin de ce
livre.
[27] Épître aux Galates, II,
11-14.
[28] Actes, X, et XI.
[29] MATTHIEU, XIII.
[30] MATTHIEU, XX, 1-16.
[31] Cf. entre autres : Gustave
d'Eichthal, les Évangiles, p. 238.
[32] MATTHIEU, XXII, 1-11.
[33] MATTHIEU, XXIV et XXV.
[34] MATTHIEU, XXI, 6 ; XXIII et autres.
[35] RENAN, Vie de Jésus, p. 97.
[36] STRAUSS, Vie de Jésus, p. 187.
[37] Histoire ecclésiastique
d'Eusèbe, II, c. XXIII.
[38] RENAN, les Apôtres, p. 50.
[39] Pour tout ce qui a rapport aux
Esséniens, comparez le chapitre IV qui traite de cette secte.
[40] GRAËTZ, Histoire des Juifs, t. III, 2e édit., p. 461 et suivantes.