Doctrine essénienne de Jésus. — Le cercle de son action. — Son influence morale. — Interpolations. — Les miracles. — Les apôtres. Tous les sentiments de Jésus, si hostiles à la violence et à la lutte des partis, durent l'attirer vers les Esséniens, qui menaient une vie contemplative, étrangère au monde et à ses vanités. Aussi lorsque Jean le Baptiste, c'est-à-dire l'Essénien, prêcha le baptême dans le Jourdain et la pénitence, pour amener le royaume du ciel, Jésus se rendit auprès de lui et fut baptisé. La légende, embellissant le fait par des images poétiques, raconta que le ciel s'ouvrit pendant cet acte, que le Saint-Esprit descendit sur Jésus sous l'image d'une colombe et lui annonça sa mission[1]. Bien des choses dans la vie de Jésus ne peuvent s'expliquer que par la supposition qu'il avait adopté la doctrine des Esséniens. Comme eux, Jésus exalta la pauvreté volontaire et méprisa la richesse. On a mis dans sa bouche des maximes qui semblent être authentiques : Heureux les pauvres, car le royaume des cieux est à eux[2]. — Il est plus aisé à un câble de passer par le trou d'une aiguille, qu'à un riche d'entrer dans le ciel. — Nul ne peut servir deux maîtres, Dieu et Mammon[3]. La communauté des biens, qui était un principe particulier aux Esséniens, Jésus dut l'avoir non-seulement approuvée, mais encore recommandée positivement, car ses disciples immédiats avaient une caisse commune et vivaient en communauté de biens[4]. Jésus partage aussi l'aversion des Esséniens pour le mariage. Il n'est pas bon de se marier, dit-il, et il loue ceux qui se mutilent pour le royaume du ciel[5]. De plus, à l'exemple des Esséniens, il insiste sur l'abstention de tout serment : Ne jurez point, ni par le ciel, ni par la terre, ni par votre tête, mais que votre oui soit oui, et que votre non soit non[6]. Il est à peine nécessaire de faire remarquer que les guérisons miraculeuses qui lui sont attribuées, notamment les démons expulsés du corps des possédés au moyen de l'exorcisme, étaient familières aux Esséniens, qui en faisaient une profession. On ne considéra pas comme un miracle particulier à Jésus le pouvoir qu'il avait d'exorciser les mauvais esprits, mais on constata seulement qu'il le possédait comme les autres exorcistes esséniens. — N'est-il pas permis aussi de conclure de l'essénisme de l'entourage de Jésus à l'essénisme de Jésus ? On raconte que son frère Jacques a mené une vie essénienne, qu'il n'a jamais bu de vin, ni mangé de viande, qu'il n'a jamais coupé ses cheveux, ni fait usage d'huile, et qu'il a toujours porté des vêtements de lin[7]. C'était donc positivement un essénien. Sans doute, Jésus, comme ses amis et ses proches, rendait hommage à l'essénisme. Seulement, il ne s'est approprié, lui, que les traits essentiels de la secte, principalement l'amour de la pauvreté, la communauté des biens, le célibat, l'horreur du serment, la faculté de guérir les possédés, les lunatiques et d'autres maladies de ce genre ; mais il semble avoir négligé les points accessoires, comme la rigoureuse pureté lévitique, les ablutions, l'usage de porter un tablier, etc. Il semble même n'avoir attaché aucune importance au baptême, puisque nulle part on ne raconte de lui qu'il ait accompli cet acte ou qu'il y ait exhorté les autres[8]. Lorsque Jean-Baptiste fut mis en prison, comme dangereux pour l'État, par le prince Hérode Antipas, Jésus continua simplement l'œuvre de son maître essénien. Il disait comme lui : Faites pénitence, le royaume du ciel est proche[9], sans songer déjà qu'il aurait lui-même dans le royaume du ciel, c'est-à-dire dans l'époque messianique, le rôle principal. Il semble cependant avoir compris de bonne heure qu'il n'était pas uniquement, comme le Baptiste, son prédécesseur, une voix criant dans le désert, mais qu'il devait s'adresser, sinon à toute la nation, du moins aux classes les plus nombreuses et les plus déshéritées de fortune et d'instruction. La classe moyenne, chez les Juifs de cette époque, était tellement pénétrée de moralité et de piété, que les exhortations au repentir et à l'abandon du péché n'auraient eu aucun sens pour elle. Un jeune homme cherchant la vie éternelle disait à Jésus : Dès mon enfance, j'ai observé les lois de Dieu ; je n'ai ni tué, ni commis d'adultère, ni volé, ni porté de faux témoignage ; j'ai honoré mon père et ma mère, et j'ai aimé mon prochain comme moi-même[10]. Ces paroles peuvent passer pour l'expression générale de la conduite de la classe moyenne chez les Juifs de cette époque. La description faite plus tard de la corruption du peuple juif et de l'abjection des Pharisiens au temps de Jésus est purement imaginaire et n'a été inventée que pour le besoin de la cause. Les disciples de Schammaï et de Hillel, les contemporains du zélateur Juda le Galiléen, les ennemis inexorables des Hérodiens et des Romains, ces patriotes n'étaient pas malades moralement et n'avaient nul besoin de médecin pour faire revivre en eux la religion et le dévouement. Aussi Jésus ne songea-t-il jamais à corriger ces hommes d'une moralité sévère et d'une piété profonde. Il ne s'adressa pas non plus aux riches, aux gens de qualité, aux amis des Romains et des Hérodiens. Ceux-ci auraient traité avec dédain et raillerie le moraliste inconnu, le prédicateur obscur qui leur eût reproché leur orgueil, leur vanité et leur insensibilité. Jésus, avec un tact exquis, s'adressa à ceux qui étaient exclus de la société, et comme flétris par elle. Il y avait dans la Judée, nous l'avons dit, des campagnards abrutis, qui n'avaient aucune connaissance des vérités du judaïsme, de sa loi, de son antique et brillante histoire, et des promesses prophétiques pour l'avenir. Il y avait des violateurs de la loi (Abrianim), ou, comme ils étaient qualifiés par le langage d'alors, des pécheurs (άμασταλει) qui, repoussés de la communauté pour des fautes contre la morale et la religion, ne cherchaient ou ne trouvaient pas la voie du retour. Il y avait des publicains, des fermiers de contributions qui, à cause de l'assistance qu'ils prêtaient aux Romains, étaient évités par les patriotes. Tournant le dos à la loi, ils menaient une vie déréglée, insouciants du passé et de l'avenir. Il y avait enfin des ignorants, des travailleurs et des domestiques, qui avaient rarement l'occasion de venir à Jérusalem de voir le Temple dans sa gloire, d'entendre les enseignements du judaïsme, qu'ils n'auraient pas même compris. Pour ceux-là, le Sinaï n'avait pas élevé ses flammes, les prophètes n'avaient pas fait entendre leurs exhortations. Les docteurs, enfin, ne les instruisaient pas dans leurs écoles, destinées au développement intellectuel des hautes classes et à l'étude approfondie des lois traditionnelles. C'est donc à ces classes du peuple que Jésus voulut
s'adresser pour les arracher aux ténèbres de leur impiété et de leur
ignorance. Il sentait en lui la vocation de sauver les brebis perdues de la maison d'Israël. Ce ne sont pas ceux qui sont en bonne santé,
disait-il, qui
ont besoin de médecin, mais les malades, afin qu'aucun de ces petits ne
périsse[11]
; — certes, c'était bien là une noble et grande vocation ! Aussi, est-il
impossible de se méprendre sur ces paroles franches et, pleines de bon sens.
L'action de Jésus, bornée ainsi, à un cercle déterminé, pouvait, d'après
toutes les prévisions humaines, avoir bien plus de succès que celle de
Jean-Baptiste, qui criait vaguement son appel dans le désert. Elle s'en
distinguait encore sous un autre rapport. Tandis que Jean laissait à chacun
le soin de se rendre ou non à son appel, Jésus allait vers ceux qui avaient
besoin de son secours ; il les attachait à sa personne et les rendait
capables, par sa parole et par son exemple, de s'élever à la hauteur des
vérités qu'il leur annonçait. Pénétré de cette haute mission d'exciter par la pratique d'une vie demi-essénienne le bas peuple, les pécheurs et les ignorants à la pénitence et de les préparer à la prochaine époque messianique, Jésus débuta dans sa ville natale Nazareth[12]. Mais ici, où on le connaissait depuis sen enfance, où les uns se croyaient ses égaux en piété et les autres ses supérieurs en science religieuse, le fils du charpentier ne trouva que dédain et indifférence ; car lorsque, un samedi, il parla de pénitence dans la synagogue, les assistants se demandèrent : N'est-ce pas le fils du charpentier Joseph ? Sa mère, ses, frères et ses sœurs ne sont-ils pas parmi nous ? Et on l'apostropha par ces paroles : Médecin, guéris-toi d'abord ! On ne l'écouta pas. D'après une assertion dont l'authenticité n'est, du reste, nullement garantie[13], les habitants de Nazareth l'auraient même expulsé de la ville et menacé de le jeter du haut d'une montagne dans un gouffre. Ce qui est certain, c'est qu'il quitta Nazareth pour n'y jamais reparaître ; le traitement outrageant qu'il avait subi dans sa ville natale, lui donna l'occasion de dire : Nul n'est prophète en son pays[14]. Sa parole trouva un meilleur accueil dans la ville de Capharnaüm (Kephar-Nahum), située sur la côte occidentale du lac de Tibériade. Les habitants de cette ville, placée dans une contrée délicieuse et d'une fertilité luxuriante, se distinguaient de ceux de Nazareth comme le doux climat des collines se distingue de la rude température des montagnes. Il y avait à Capharnaüm un plus grand contraste entre la richesse et la pauvreté, qu'à Nazareth ; il y avait plus d'aristocratie et de populace, à cause de la proximité de la résidence du prince Hérode Antipas et de sa cour corrompue. Il y avait enfin bien plus de gens efféminés qui sentaient le besoin d'une vie meilleure. Cette ville offrait donc à l'action, moralisatrice et consolante de Jésus un champ plus vaste. Son enseignement sortant du fond de son cœur y trouva un accès plus facile. Des auditeurs de la basse classe en furent pénétrés ; ils s'attachèrent à lui et le suivirent. Parmi ses premiers adeptes de Capharnaüm se trouvent : Simon, surnommé Kephas (Pierre, Rocher) et son frère André, fils de Jona ; le premier, enclin à la violation de la loi, s'élevait parfois au-dessus des prescriptions alimentaires ; puis les deux fils d'un certain Zébédée, Jacques et Jean, hommes ardents, nommés fils de la tempête (Bonaerges Beni R'aasch)[15]. Un riche péager, appelé tantôt Matthieu, tantôt Lévi[16], devint aussi l'un de ses plus chauds partisans ; c'est dans sa maison que Jésus avait sa résidence habituelle, et qu'il se mettait en rapport avec d'autres membres de la classe la plus méprisée. Il y avait enfin dans sa suite des femmes d'une réputation équivoque[17], parmi lesquelles Marie, de Magdala (près de Tibériade) est devenue célèbre sous le nom de Marie Magdelaine : sept démons, c'est-à-dire, d'après le langage du temps, sept gros vices, avaient dû être expulsés de son corps[18]. Jésus transforma ces pécheresses dépravées en pénitentes pleines de repentir ; ce qui était sans doute quelque chose d'inouï à cette époque. Par la parole et par l'exemple, il sut élever à lui ces créatures immorales que tous repoussaient, il sut les animer de l'amour de Dieu, et les rendre de dignes enfants du père qui est dans le ciel. Il ennoblit leur cœur par la ferveur et la sainteté, et corrigea leur vie par la perspective d'entrer dans le royaume céleste. Voilà le plus grand miracle que Jésus ait accompli. Voilà les sourds, voilà les aveugles auxquels il a ouvert les yeux et les oreilles, voilà les malades qu'il a guéris et les morts qu'il a rappelés à la vie. — La légende a transformé ces prodiges moraux en miracles matériels. On croyait le glorifier, et on n'a fait que le rapetisser ; un moralisateur d'hommes étant infiniment supérieur à un thaumaturge. Jésus enseignait avant tout les vertus passives des
Esséniens : l'abnégation, l'humilité, le mépris des richesses, l'amour de la
paix et de la conciliation. Il leur montrait des enfants pour modèles, afin
de les rendre comme eux innocents, purs de péchés, et dignes, après leur
régénération, du règne messianique qui s'approchait[19]. Le commandement
de l'amour du prochain et le désir du maintien de la paix est poussé par lui
jusqu'à l'abandon de soi-même : Si quelqu'un te frappe sur la joue
droite, présente-lui aussi la gauche, et si quelqu'un veut t'ôter ton
manteau, donne-lui aussi ta tunique[20]. Il recommandait
aux pauvres de n'être pas soucieux de leur nourriture et de leurs vêtements ;
il leur montrait les oiseaux du ciel et les lis des champs qui sont nourris
et vêtus sans nul souci[21]. Il enseignait
la vraie manière de faire l'aumône : Que la main gauche ne sache ce que fait la main droite[22]. Il recommandait
le recueillement dans les prières, et il a institué à cet effet une courte
formule (le
Pater noster) dont l'origine parait être essénienne[23]. On ne saurait trop le répéter : Jésus ne touchait pas à la religion existante ; il ne songeait nullement à réformer la doctrine juive, ou à créer d'autres rapports. entre l'Éternel et son peuple, que ceux qui étaient établis dans le judaïsme régénéré du second temple ; il voulait seulement ramener les pécheurs à la loi divine, à une vie sainte, et les rendre dignes de l'époque messianique. Il appuyait fortement sur l'unité de Dieu, le seul dogme authentique du Pentateuque, et était loin de vouloir modifier les notions que donnait le judaïsme de l'Être suprême[24]. Lorsqu'un jour un docteur lui demanda quel était le premier de tous les commandements, Jésus lui répondit : Écoute, Israël, l'Éternel, notre Dieu, l'Éternel est un ; et tu aimeras l'Éternel, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, et de toutes tes forces[25]. Un autre jour, quelqu'un qui voulait lui parler l'aborda avec ces mots : Mon bon Maître, Jésus repoussa vivement cette qualification en disant qu'il n'y a qu'un seul bon maître, le père qui est dans le ciel[26]. Qu'aurait-il donc répondu, si on l'eût appelé : Dieu ? Ses premiers disciples, comme lui restés fidèles au
judaïsme, ont rapporté de lui cette déclaration solennelle : Je ne suis pas
venu pour abolir la loi, mais pour l'accomplir. Le ciel et la terre
passeraient plutôt qu'un seul iota et un seul point de la
loi. — Marcion, l'adversaire conséquent de la loi, cite la parole de
Jésus dans un sens tout contraire ; il lui fait dire : Je suis venu pour
abolir la loi. Mais on peut en déduire justement l'authenticité de la
déclaration primitive. — On peut également en conclure ce que valent dans les
évangiles tous les passages qui sont en contradiction avec là déclaration si
positive et si explicite de Jésus sur la force obligatoire de la loi,
déclaration qui se trouve non-seulement dans les livres du Nouveau-Testament
que nous possédons, dans Matthieu (V, 17-19)
et dans les épîtres de Jacques (II, 10-12),
mais encore dans le Talmud, où nous rencontrons la même formule, citée d'un
évangile en langue chaldéenne par un des premiers chrétiens[27]. Jésus a 'certainement aussi tenu le sabbat pour sacré, car ses premiers disciples ont observé rigoureusement la solennité du septième jour, ce' qu'ils n'auraient pas fait si leur maître n'y avait pas attaché d'importance. C'est seulement contre le rigorisme de Schammaï[28], d'après lequel il serait même défendu de guérir le jour de sabbat, que Jésus, toujours fidèle au système d'Hillel, réclamait en disant qu'il était bien permis, d'après la loi, de faire du bien le jour du sabbat[29]. Il n'avait pas non plus d'objections à faire au culte des sacrifices encore en vigueur ; il demandait seulement, ainsi que les Pharisiens, que la réconciliation avec les hommes précédât celle avec Dieu[30]. Enfin, il ne rejetait pas le jeûne ; mais il voulait qu'on le pratiquât sans ostentation[31]. Bien plus, il se séparait si peu.des préjugés populaires, qu'il partageait même l'étroit et profond mépris de certains Juifs pour le monde païen. Ici il n'était pas le disciple d'Hillel, que nous avons vu si indulgent envers un païen. Pour être juste, il ne faut pas oublier qu'au temps de Jésus on ne connaissait en Judée le monde païen que par les oppresseurs romains et leurs vils suppôts, les Grecs orientaux et les Syriens. Jésus ne voulait pas avoir de relations avec ce monde : Ne donnez pas, dit-il, les choses saintes aux chiens, et ne jetez pas vos perles devant les pourceaux, de peur qu'ils ne les foulent à leurs pieds[32]. Lorsqu'une femme cananéenne, ou syro-grecque de Phénicie, le supplia de guérir sa fille possédée, il répondit : Je suis seulement envoyé aux brebis perdues d'Israël ; il n'est pas juste de prendre le pain des enfants pour le jeter aux chiens. Il disait à ses disciples : N'allez pas sur la route des païens, et n'entrez pas dans les villes des Samaritains[33]. Quand même ces paroles hostiles aux païens ne seraient pas de Jésus lui-même, mais de ses disciples judaïco-chrétiens, il ne faudrait pas oublier que c'est ce cercle qui réfléchit le plus purement l'enseignement du maître, puisqu'il est composé de ses premiers disciples. Le Sermon de la Montagne est en partie conçu de manière à faire croire que Jésus voulut opposer une nouvelle doctrine à la loi ancienne. Mais son authenticité est plus que suspecte. Marc ne sait absolument rien de ce sermon. Luc ne le connaît qu'en partie. Par conséquent, il doit appartenir aux interpolations faites dans l'écrit original de Matthieu. En effet, ce sermon est plein de contradictions. Tantôt la loi y est placée très-haut, tantôt elle est rabaissée très-bas. Jésus peut-il avoir prononcé cette fausse citation de la loi : Haïssez votre ennemi ?[34] Jésus voulait, en enfant fidèle au judaïsme, jeter dans des cœurs restés incultes, les grands principes israélites comme une semence bienfaisante. Il ne voulait aucunement apporter une révélation nouvelle ; il n'enseignait pas même l'immortalité de l'âme, c'est-à-dire la continuation dans une céleste béatitude de la vie de l'âme après qu'elle aura quitté son enveloppe corporelle ; il annonçait uniquement la résurrection du corps[35] à une époque déterminée, comme l'avaient fait plusieurs docteurs avant lui. La résurrection des hommes justes et pieux devait avoir lieu ici-bas, sur la terre, et fonder un nouvel ordre de choses, le monde futur (Olam ha-Ba), monde que Jésus s'était sans doute représenté, comme les Pharisiens et les Esséniens, en connexion avec le temps messianique, avec l'arrivée du royaume du ciel. Enfin Jésus admettait, lui aussi, pour les pécheurs non repentis, un enfer de feu (Guéhinam, Gehenna)[36]. Son originalité, son mérite personnel, et il n'est pas petit, consiste principalement en ce qu'il a fait ressortir le sens intime des prescriptions du judaïsme, en ce qu'il les a comprises par le cœur et l'âme, en ce qu'il a fortement appuyé sur l'amour du prochain et rendu accessible à des créatures démoralisées la doctrine juive d'une vie sainte, juste et fraternelle. Mais, malgré la beauté de son enseignement, Jésus aurait difficilement trouvé un parti dévoué et exercé une influence féconde, s'il n'avait pas lui-même, par quelque qualité extraordinaire, entraîné les esprits à l'admiration et à l'enthousiasme. Sans doute, sa personnalité, son extérieur, fidèle miroir d'une âme pure, sa grandeur morale, son éloquence, ont pu produire une impression puissante. Mais, pour exciter un enthousiasme durable dans des classes ignorantes et abruties, pour trouver chez elles une foi absolue, pour être vénéré par elles comme un homme supérieur, il fallait qu'un événement plus qu'extraordinaire frappât l'imagination. Or, les récits chrétiens sont remplis, à ce sujet, des légendes les plus variées et les plus étonnantes. Bien que beaucoup de ces récits doivent être attribués à l'enthousiasme ardent qui entraînait déjà ses premiers disciples à l'exalter outre mesure, et que la plupart de ces miracles doivent leur existence à l'imagination populaire qui crée les légendes et les mythologies, cependant il doit s'y trouver un fond de vérité historique, sur lequel on aura brodé tous les récits miraculeux qui jouent un si grand rôle dans la vie de Jésus. Les guérisons miraculeuses, opérées notamment sur des possédés, faisaient tellement partie de son œuvre, que ses successeurs se vantèrent bien plus de cette faculté que d'une vie sainte, et qu'ils se faisaient reconnaître par le pouvoir de chasser les esprits malins et de guérir, en invoquant son nom, les malades par des exorcismes[37]. La médecine était-elle alors tellement dans l'enfance, que tout médecin fût admiré comme un être supérieur ? Ou bien les maladies que Jésus guérissait étaient-elles d'une nature' morale plutôt que physique ? Avaient-elles leur siège dans l'imagination, et un médecin de l'âme pouvait-il parvenir à les faire disparaître au moyen d'une action Purement morale ? Ou bien, enfin, la volonté puissante d'une imposante personnalité peut-elle agir sur l'organisme de manière à en faire disparaître les causes du mal ? — Quelle que soit l'explication qu'on adopte, il est certain qu'il a dû se présenter un ou plusieurs cas où Jésus a guéri une maladie, appelée alors possession, par attouchement, par exorcisme, ou par quelque autre moyen. C'est ainsi qu'il excita à un haut degré l'admiration de la foule. C'est ainsi qu'il parut un être extraordinaire aux hommes incultes. A leurs yeux, le prophète de Nazareth avait puissance sur les démons qui font du niai aux hommes ; sur Satan, qui détourne dé Dieu les enfants d'Israël ; sur l'enfer même, d'où sortent ces êtres des ténèbres. Il leur sembla un homme de Dieu, dont la seule parole opérait des miracles et à qui les œuvres les plus merveilleuses ne coûtaient rien. Et comme Jésus, loin de repousser ces pauvres gens, entretenait avec eux des relations suivies et les instruisait dans un langage qu'ils comprenaient, il était naturel qu'il se les attachât.et qu'ils fussent pour lui des adhérents résignés et fidèles. Encouragé par son succès à Capharnaüm, où il trouva ses premiers disciples, Jésus parcourut les villes de la Galilée, s'arrêta assez longtemps dans la deuxième capitale, Bethsaïde (Julias), et à Corazin, et y conquit sans doute quelques nouveaux adhérents. Il passa aussi le lac de Tibériade pour se rendre à la côte orientale, dans la contrée de Gadara ; mais il ne resta pas longtemps éloigné de la Galilée. Son séjour à Bethsaïde et à Corazin ne doit pas avoir fait sur les habitants une impression très-profonde, puisqu'on lui fait crier malheur sur ces villes à cause de leurs mauvaises dispositions et de leur résistance. Quelques fidèles disciples des deux sexes le suivaient partout. De même qu'ils s'étaient déshabitués de leur vie immorale d'autrefois, de même ils se dessaisirent de ce qu'ils possédaient pour vivre en communauté de biens. Il y avait donc un lien positif qui attachait ensemble les adhérents de Jésus : leur fortune était commune ; ils vivaient dans une solidarité absolue. Parmi ses disciples, Jésus paraît avoir choisi pour confidents particuliers ceux qui, par la grandeur de leur intelligence et la fermeté de leur caractère, lui semblaient les plus aptes à atteindre son but. Le nombre de ces confidents n'était déjà plus connu à l'époque des évangélistes ; la légende les portait à douze et les nommait les douze apôtres, afin d'avoir le cadre des douze tribus d'Israël. Mais il y en avait certainement davantage[38]. Un zélateur aussi, un des disciples de Juda le Galiléen, nommé Siméon[39], s'attacha à Jésus et fut admis dans le cercle intime de ses adhérents ; ce qui prouve que la délivrance du joug romain n'était pas exclue absolument de l'œuvre de Jésus. Seulement, les moyens, même violents, pour atteindre ce but, ont dû être, ainsi que nous le verrons dans le chapitre suivant, d'un autre genre pour Jésus que pour Juda le Galiléen. Trop impatient pour compter sur l'avenir, Juda poussait à l'action immédiate, tandis que Jésus savait inspirer à ses disciples une confiance absolue dans les promesses que Dieu, par la bouche des prophètes, avait faites à son peuple. |
[1] MATTHIEU, III, 13 et passages
parallèles. Dans l'Agada aussi, la Schechina,
l'Esprit-Saint, est personnifié par une colombe.
[2] C'est LUC, VI, 30, qui a la rédaction
exacte. La formule de Matthieu, V, 3 : Heureux les
pauvres en esprit, est considérée avec raison par la critique comme une
interpolation anti-ébionite.
[3] MATTHIEU, XIX, 23-24 ; VI, 24 et
passages parallèles.
[4] Actes, II, 44 ; IV, 32
; V, 2. — Dans JEAN, XII, 6 ; XIII, 29, Judas Iscariot est représenté comme
tenant la caisse commune.
[5] MATTHIEU, XIX, 10-12.
[6] La rédaction originale de la
défense de serment rapportée à Jésus se trouve dans l'Épître de Jacques,
V, 12 ; Justin le Martyr, Apologie, I, c. XVI ; Homélies de
Clément, III, 35 ; XIX, 2. Cette rédaction est oblitérée dans Matthieu,
VI, 34-37.
[7] HÉGÉSIPPE, dans l'Histoire
ecclésiastique d'Eusèbe, II, 23.
[8] Les Évangélistes ont senti
cette grave omission d'un acte qui est devenu plus tard sacramentel. Aussi
ont-ils fait dire, mais longtemps après sa mort, au maître des Évangiles
parlant à ses disciples : Allez donc et instruisez
toutes les nations, les baptisant au nom du Père, du Fils, etc.
[9] MATTHIEU, III, 2. Dans le passage
parallèle MARC, I, 18, se trouve cette addition suspecte : Et croyez à l'Évangile. Les expressions εύαγγελιον
ou εύαγγελιζειν
appartiennent généralement à l'époque postérieure à Paul.
[10] MATTHIEU, XIX, 16-20 et passages
parallèles.
[11] MATTHIEU, IX, 12 ; X, 6 ; XV, 24 ;
XVIII, 11-14 ; XXI, 31 et passages parallèles.
[12] On croit devoir suivre ici
l'évangile de Luc, qui fait débuter Jésus à Nazareth (IV, 16) et puis
aller à Capharnaüm (IV, 31). Le verset XIV doit être considéré comme
introduction générale à ce qui suit. Matthieu aussi indique (IV, 13) cette
suite dans l'enseignement de Jésus : Il quitta
Nazareth et alla habiter Capharnaüm. Il est vrai que Luc (IV, 23), de
même que Matthieu (XIV, 51-58) sont en contradiction avec leur propre récit
ci-dessus mentionné. Mais cette contradiction s'explique peut-être par la
tendance des évangélistes d'effacer l'impression fâcheuse de la méfiance que
Jésus avait rencontrée lors de son début. C'est pourquoi ils commencent par
décrire les brillants succès qu'il a trouvés à Capharnaüm.
[13] LUC seul (IV, 29) parle de ce
fait.
[14] MATTHIEU, XIII, 57 et passages
parallèles.
[15] MATTHIEU, IV, 18 ; MARC, III, 16.
[16] Dans Matthieu (IX, 9) il
s'appelle Matthieu ; dans Marc (II, 14) et dans Luc (V, 37) il s'appelle Lévi.
[17] MATTHIEU, XXI, 31, XVII, 55-56 et
passages parallèles.
[18] MARC, XVI, 9 ; LUC, VIII, 4.
[19] MATTHIEU, XVIII, 3-4 ; XIX, 14 et
passages parallèles.
[20] MATTHIEU, V, 39-41.
[21] MATTHIEU, VI, 25-35.
[22] MATTHIEU, VI, 3.
[23] Le rituel israélite a conservé
diverse formules dont l'Oraison dominicale parait être l'abrégé : Notre père, notre roi, notre Dieu qui est dans le ciel,
etc. (Abinou Malkenou, Eloénou schebachamayim,
etc.)
[24] Voir l'examen critique à la
fin de ce livre.
[25] MARC, XII, 28-30 et passages
parallèles. — Jésus y a cité simplement les versets du Deutéronome (VI,
1-5) qui, depuis l'époque du second temple jusqu'aujourd'hui forment la plus
importante partie du rituel juif. Deux fois par jour, le matin et le soir, on
récite ces versets, intitulés Schemah, mot avec lequel ces versets
commencent. Cf. chap. V.
[26] MATTHIEU, XIX, 16-17 et passages
parallèles. — Cf. Hilgenfeld dans : Annales de Bauer et Zeller,
collection de l'année 1857, p. 414.
[27] SABBATH, 116b.
[28] Aujourd'hui encore, dans les
divergences entre les écoles de Schammaï et de Hillel, le judaïsme suit
généralement la Halachah (règle de
conduite) de l'école de Hillel.
[29] MATTHIEU, XII, 40-42. — L'histoire des
épis arrachés par les disciples, le Sabbat ; acte que Jésus aurait approuvé,
est évidemment une interpolation des adversaires de la loi, puisqu'elle est en
contradiction avec celle-là même des guérisons le jour de repos. Si, en effet,
ainsi qu'il est dit (MATTHIEU, VII, 8) l'homme est maitre du sabbat, il n'est pas seulement
permis de faire du bien le Sabbat, mais le sabbat est entièrement aboli. On
sait, du reste, qu'aujourd'hui encore les chrétiens ne sont pas maîtres du
sabbat, notamment en Angleterre.
[30] MATTHIEU, V, 23.
[31] MATTHIEU, V, 46.
[32] MATTHIEU, VII, 6.
[33] MATTHIEU, XV, 22 ; X, 5.
[34] MATTHIEU, V, 43. — Ce n'est que
Marcion, l'adversaire acharné de la loi, qui a pu faire cette fausse citation.
C'est lui encore qui est probablement l'auteur du sermon de la Montagne. On
sait qu'il s'était plu à établir des antithèses entre le judaïsme et le
christianisme, et que, dans ce travail, il ne s'était pas tenu toujours
strictement dans les limites du vrai. — Voir, pour ce qui regarde le sermon de
la Montagne, l'examen critique à la fin de ce livre.
[35] MATTHIEU, XXII, 23-32.
[36] MATTHIEU, V, 22.
[37] Voir entre autres MATTHIEU, X, 8 ; MARC, IX, 38 ; LUC, IX, 10.
[38] Pour produire le nombre de
douze, les évangélistes sont obligés de recourir à des expédients. Ils
réunissent plusieurs noms et en omettent d'autres. C'est ainsi que Matthieu (X,
3) fait de Lebbée et Thaddée, de même que de Matthieu et Levi, une seule et
même personne. (Voyez MATTHIEU, IX, 9, comparé à MARC, II, 14, et à LUC, V, 17). Luc et les Actes ont,
dans la liste des apôtres, le nom de Juda Jacobi au lieu de Lebbée et Thaddée.
[39] Il est appelé (MATTHIEU, X, 4) Σιμον Κανανΐτης et (LUC, VI, 15, ainsi que Actes, I, 13) Σιμον Ηζηλωτης, ce qui revient au même mot hébreu Kama, c'est-à-dire : Zélateur.