Règne de Salomé-Alexandra. — Juda-ben-Tabbaï et Siméon-ben-Schétach. — Un Brutus juif. — Développement de la lui. — Fêtes populaires. — Le demi-siècle historique. — Aristobule et Hyrcan II. Prise de Jérusalem par Pompée. — Les Juifs à Rome. Salomé-Alexandra reprit la politique conciliatrice de Jean Hyrcan ; elle rétablit la paix à l'intérieur, en employant les Saducéens aux affaires de la guerre et de la diplomatie, et en rendant aux Pharisiens la législature et les fonctions judiciaires. Pour soustraire les Saducéens aux représailles de leurs adversaires, elle remit dans leurs mains plusieurs forteresses. Son fils cadet Aristobule, qui avait hérité de l'humeur belliqueuse de son père, fut placé à la tête de l'armée, tandis que l'aîné, Hyrcan II, d'un caractère doux, mais faible, devint grand-prêtre. Le pouvoir temporel se trouva ainsi, pour la première fois depuis le retour de Babylone, complètement séparé glu Pontificat, à la grande satisfaction des Pharisiens. En réalité, c'étaient eux-mêmes qui tenaient en leurs mains, sous les auspices de la reine, le pouvoir exécutif, l'administration et l'éducation du peuple. On vit s'accroître la prospérité générale ; le peuple jouissait paisiblement des fruits de son travail, et par une série d'années fertiles, le ciel ajouta ses bénédictions aux efforts intelligents d'un sage gouvernement. On conserva longtemps en Judée les grains de blé provenant des abondantes moissons du temps de la 'reine Alexandra. L'aisance était si générale, que les objets de verre, qui formaient alors un article de luxe, devinrent d'un usage général dans le pays[1]. Le frère de la reine, Siméon-ben-Schétach, possédait toute sa confiance ; elle voulut le nommer premier président (Nasi) du Synédrium. Mais il déclina cet honneur et fit rappeler d'Alexandrie Juda-ben-Tabbaï, qu'il jugea plus digne de remplir cette charge à cause de l'étendue de ses connaissances et de l'énergie de son caractère. La communauté d'Alexandrie, qui avait revêtu de hautes fonctions l'illustre docteur palestinien, fut instamment priée de rendre à l'épouse abandonnée (à Jérusalem) l'époux qu'elle retenait dans ses murs[2]. Sur cette invitation si flatteuse, Juda-ben-Tabbaï retourna dans la métropole. Il réunit ses efforts à ceux de son collègue Siméon pour réorganiser le Synédrium, améliorer l'administration, rétablir la législation religieuse et l'autorité de la loi, perfectionner l'instruction publique et donner à tous les besoins de l'époque une légitime satisfaction. Ces deux chefs du Synédrium continuèrent et développèrent l'œuvre de la réformation commencée par Esra et Néhémie, et qui avait été interrompue pendant le règne d'Alexandre et l'administration des Saducéens. Si, à l'instar des premiers restaurateurs du judaïsme, ils ont dû souvent employer des moyens rigoureux, ce n'était pas la passion, mais l'amour de la justice et les nécessités du moment qui les leur dictaient. Pour rendre à la loi son ancienne autorité, ils étaient plus sévères encore envers eux-mêmes qu'envers les autres ; et s'ils n'épargnaient pas leurs adversaires convaincus d'infractions à la loi, ils ne ménageaient pas non plus leurs amis et leurs propres familles. Deux faits curieux qui se produisirent vers la fin de leur administration, jettent une vive lumière sur leur caractère, et font comprendre l'esprit qui a présidé à toute l'activité de ces restaurateurs du judaïsme légal. Nous savons déjà qu'il n'y avait cher les Juifs d'autres accusateurs publics que les témoins à charge, ce qui donne la mesure de leur importance et de leur responsabilité dans la loi mosaïque. On se rappelle aussi que, parmi les questions controversées entre les Pharisiens et les Saducéens, figurait celle de la punition des faux témoins en matière pénale. Voici quels étaient les points en litige. D'après la loi mosaïque, quiconque était convaincu de faux témoignage, encourait la peine qu'il avait l'intention d'attirer sur l'accusé, fût-ce même la peine capitale. Lei Saducéens n'élevaient aucune contestation au sujet de cette loi, inscrite textuellement dans le Pentateuque[3] ; mais ils l'interprétaient autrement que les Pharisiens dans le cas où, malgré l'intention des faux témoins d'attirer sur leur victime la peine de mort, celle-ci n'avait pas été appliquée. Dans ce cas, les Pharisiens, qui cependant, comme nous l'avons fait remarquer, ne prononçaient que très-rarement la peine capitale, n'épargnaient pas les faux témoins ; ils invoquaient la lettre de la loi, dont les termes très-clairs ne tiennent compte que de la culpabilité de l'intention, et non des résultats qu'elle a pu amener. Les Saducéens, au contraire, dans ce cas exceptionnel, interprétaient la loi d'une manière moins littérale et moins sévère. Quand l'accusé était acquitté, les faux témoins devaient l'être aussi, selon leur opinion. Ajoutons encore, pour faire bien comprendre les faits que nous allons raconter, que, dans le même passage de la loi mosaïque qui traite des faux témoignages, il est dit que la déposition d'un seul ne suffit pas, mais qu'il faut deux ou plusieurs témoins pour rendre le témoignage valable. Les Pharisiens en concluaient qu'un seul témoin, convaincu de faux témoignage, ne saurait encourir la peine de mort, puisque, en principe, ce témoignage était frappé de nullité. Or, voici ce qui eut lieu dans un procès devant le Synédrium, le dernier auquel Juda-ben-Tabbaï présida. Un homme avait été accusé d'un crime qui entraînait la peine de mort. Au moment des débats publics, il ne resta qu'un seul témoin qui soutint l'accusation, et fut convaincu de faux témoignage. Dans son empressement à rétablir l'interprétation pharisienne en matière de faux témoignage, le président du tribunal, Juda-ben-Tabbaï, conclut en même temps à l'acquittement de l'accusé et à la condamnation du témoin. Le tribunal céda à l'avis de son président et le témoin fut exécuté. Lorsque Siméon-ben-Schétach, absent lors du procès, apprit ce qui s'était passé, il fit d'amers reproches à son collègue, le convainquit de s'être laissé entrainer par l'esprit de parti à une fausse interprétation de la loi, et de s'être, par conséquent, rendu coupable d'un meurtre judiciaire. Juda-ben-Tabbaï, frappé de la justesse des observations de son collègue, reconnut aussitôt le tort qu'il avait eu, et en fut inconsolable. Il alla se jeter sur le tombeau du supplicié, lui demanda pardon, s'imposa des mortifications et ne se pardonna plus à lui-même son erreur. Il donna sa démission de président et de membre du Synédrium, et se retira pour toujours 'de la vie publique. Un autre événement qui se rapporte plus spécialement à Siméon-ben-Schétach, est bien plus curieux encore ; il montre une fois de plus comment les anciens chefs populaires comprenaient leur mission ; mais il nous fait voir en même temps les abus trop fréquents qu'entraînait l'antique institution des témoins-accusateurs et d'une procédure sommaire en matière pénale : armes dangereuses quand elles sont mises entre les mains de l'esprit de parti, toujours implacable contre ses adversaires. Siméon-ben-Schétach s'était aliéné le parti Saducéen qui accusait à tort de persécution le chef pharisien, quand il n'était coupable que d'une sévérité impartiale dans l'application de la loi, telle qu'il l'entendait. Les Saducéens méditèrent une terrible vengeance qui ne leur réussit que trop bien au point de vue du succès matériel, mais qui, en définitive, ne contribua qu'à fortifier davantage l'autorité des Pharisiens et de leur illustre chef. — Ils subornèrent des témoins et firent accuser le fils de Siméon d'un crime que la loi punissait de la peine de mort. Comme les accusateurs persistaient dans leur témoignage, et qu'ils n'avaient pu être convaincus de mensonge ni de contradiction, ils forcèrent le tribunal à condamner le fils du président. Ce n'est qu'au moment où la victime innocente fut sur le point d'être envoyée au supplice, que les témoins-accusateurs, touchés de ses paroles pleines de grandeur, rétractèrent leur témoignage et dévoilèrent l'abominable intrigue qu'avaient tramée les ennemis de Siméon. Tout le monde était bien convaincu, dès lors, de l'innocence du condamné, mais il était trop tard ; le verdict du tribunal était, comme celui de nos jurés, sans appel, et le témoignage, une fois admis, ne pouvait plus être retiré après le prononcé du jugement. Il n'y avait d'ailleurs en ce temps ni tribunal de cassation, ni droit de grâce exercé par le souverain. Cependant les juges hésitaient à mettre leur sentence à exécution, parce qu'on était généralement convaincu de l'innocence du condamné. C'est alors que celui-ci, s'adressant à son père, l'exhorta à laisser à la justice son libre cours : Si ta main, lui dit-il, veut assurer le salut d'Israël, tu dois considérer mon corps comme un marchepied sur lequel on passe sans pitié, afin de rehausser l'autorité de la loi. Et père et fils, dignes l'un de l'autre, sacrifièrent, l'un sa vie, l'autre son amour paternel, pour sauvegarder l'inviolabilité de la loi. Un si héroïque dévouement se rencontre plus fréquemment qu'on ne pense dans l'histoire de la civilisation, surtout dans celle de l'antiquité. Nous admirons ces exemples sans les imiter, sans Même les approuver toujours. Le monde moderne n'en a plus autant besoin que les temps passés ; aussi a-t-il quelque peine à les comprendre. Nous sommes plus frappés de ce qu'ils ont d'étrange. Sacrifier l'homme à une conception purement idéale, qui n'est, à vrai dire, qu'une abstraction, c'est du fanatisme, et nous ne sommes plus des fanatiques. Cependant, on peut se demander si, sans ce fanatisme, sans cette folie sublime de l'abstraction, sans cet idéalisme de nos ancêtres, nous serions arrivés à la civilisation moderne, et si cette civilisation elle-même ne resterait pas stationnaire, s'il arrivait que les grandes races historiques devinssent incapables de renouveler les exemples d'un pareil héroïsme. C'est avec Juda-ben-Tabbaï et Siméon-ben-Schétach que commence le fanatisme du judaïsme légal. A partir d'eux, il n'y a plus d'interruption dans la marche ascendante de la loi traditionnelle ; elle est transmise d'une génération à l'autre, et chacune d'elles ajoute quelques pierres nouvelles à cet édifice gigantesque que nous a conservé la littérature talmudique. Les derniers restaurateurs du judaïsme ont, comme s'exprime le Talmud, rendu à la couronne (à la loi) son éclat primitif[4]. La vérité est qu'ils ont beaucoup contribué à. son développement. Devenus maîtres de la législation, les Pharisiens travaillèrent sans relâche à son perfectionnement. Ils entourèrent des précautions les plus minutieuses la procédure criminelle, surtout l'interrogatoire des témoins, et entravèrent par toute sorte d'obstacles lés dénonciations, parfois fausses, toujours odieuses. La maxime qui nous a été conservée de Siméon-ben-Schétach, reflète l'impression qu'a laissée dans son âme le tragique événement qui eut lieu sous son administration, et que nous avons raconté plus haut. Il recommande aux juges la plus grande circonspection dans l'interrogation des témoins-accusateurs[5]. D'autres réformes législatives non moins importantes furent introduites sous le règne de Salomé-Alexandra. Le divorce était à l'ordre du jour en Judée, sous la législation des Saducéens. On sait que la loi mosaïque, interprétée à la lettre, n'y apporte aucune entrave. Il existait pourtant en Israël, de temps immémorial, un usage qui s'opposait à ce que le mari pût répudier sa femme au gré de son caprice. D'après cet usage, le mari devait pourvoir à la subsistance de sa femme divorcée, moyennant une somme, dont le minimum était fixé, soit à deux mines d'argent, soit à la moitié, suivant qu'il avait épousé une vierge ou une veuve. Mais aucune loi n'ayant réglé l'acquittement de cette dette du mari envers sa femme divorcée, il arrivait souvent que celle-ci s'en voyait privée. L'on introduisit plus tard l'habitude de déposer une valeur équivalant au moins à l'indemnité éventuelle, chez le père de la femme ou dans ses propres mains, le jour même du mariage, pour qu'elle pût en disposer le cas échéant. Bien que cette mesure eût pour objet de sauvegarder les intérêts de la femme, elle perdait pourtant de vue le but même de l'ancien usage. Une fois l'indemnité éventuelle déposée, le mari n'avait plus de sacrifice à faire, s'il lui plaisait de répudier sa femme. Pour remédier à ce nouvel inconvénient, le Synédrium de cette époque introduisit l'obligation de l'acte de mariage (kethoubah), par lequel le mari, sans déposer aucune valeur, se déclarait responsable sur toute sa fortune de la dette qu'il contractait envers sa femme en cas de divorce. Cette sage prescription, qui est aujourd'hui encore en usage parmi les Juifs fidèles à leur loi traditionnelle, a si bien répondu à l'intention du législateur, que, malgré la facilité du divorce selon la loi mosaïque, le mariage a acquis dans le sein de la religion juive de plus sérieuses garanties de stabilité que dans le catholicisme même où règne la prohibition absolue du divorce. Une autre mesure du même Synédrium, relative à l'instruction publique, a été également d'une portée immense. Il existait à Jérusalem une grande école d'où sortaient les docteurs de la loi. Les habitants de la capitale et les' citoyens les plus riches du pays pouvaient seuls en profiter. Aucun autre centre d'enseignement n'avait été fondé pour le reste de la nation. Siméon-ben-Schétach institua des écoles supérieures dans toutes les villes. Les jeunes gens qui avaient atteint l'âge de seize ans y étaient seuls admis. Les objets d'études étaient la littérature sacrée, la loi et la tradition. Ces pépinières du judaïsme ont dépassé en durée et en efficacité toutes les autres institutions dont elles sont devenues l'âme et la vie. Elles ont été, pour ainsi dire, l'ancre de salut de la nation juive dans ses fréquents naufrages. L'institution de grandes fêtes dont les splendeurs et la gaieté sont devenues proverbiales, date encore de cette époque, si riche en institutions populaires. Elles doivent leur origine à la victoire définitive remportée sur les Saducéens. On disait plus tard de l'une d'elles : Quiconque ne l'a pas vue ne peut se faire une idée d'une vraie fête populaire. Voici le programme de cette fête : Le lecteur se rappelle l'acte sacrilège et barbare du roi Alexandre Jannée qui avait provoqué un massacre dans le sanctuaire, en jetant sur les dalles du temple l'eau destinée à une libation sur l'autel. Lé parti populaire, devenu l'arbitre du culte, remit en vigueur l'usage de cette libation et en fit la plus joyeuse fête nationale de l'ancienne Judée, appelée Sim'hath-bette-ha-Schoéba. Dans la nuit qui suit le premier jour de la fête des tabernacles, la cour des femmes sur la montagne du temple était si splendidement illuminée que toute la ville était comma inondée de lumière. Le peuple, qui arrivait de tous les côtés en procession avec des flambeaux, dansait et chantait toute la nuit, accompagné de tous les instruments de musique des lévites. Les réjouissances et les divertissements alternaient avec les chants des psaumes. Les hommes les plus graves n'hésitaient pas à prendre part à cette fête nocturne. Au point du jour, les prêtres indiquaient par un signal qu'il était temps de se rendre à la source de Siloë. On y allait puiser dans une coupe d'or l'eau destinée à la libation ; les prêtres et les lévites marchaient en avant, et le peuple les suivait en procession solennelle au son de la trompe. De retour au temple, l'eau était mise dans une coupe d'argent, et la libation avait lieu avec une pompe extraordinaire. Une autre fête populaire avait une origine semblable ; elle s'appelait la fête du bois. Les Saducéens n'admettaient pas les offrandes de bois pour le service de l'autel (Korban-Etsim) ; elles furent rétablies le jour du 15 ab (août). On consacra le souvenir de cet événement par une fête qui, dit la Mischna, dépassait en splendeur toutes les autres fêtes en Israël[6]. Jeunes gens et jeunes filles se rendaient ensemble dans les vignes ; ces dernières étaient revêtues de tuniques blanches qu'on leur délivrait gratuitement, pour ne pas éloigner celles qui étaient trop pauvres pour s'en procurer. On chantait des strophes, et on se livrait à des danses en plein air. Ce jour-là, de même que celui du grand pardon, était plus spécialement réservé aux fiançailles. Chacun s'empressait de porter ses offrandes de bois au temple. Quelques familles qui s'étaient distinguées sous un roi saducéen (probablement le roi Alexandre Jannée) par leur courage à braver l'interdiction de cet ancien usage, avaient le privilège de voir placer le premier leur bois sur l'autel, lorsqu'on commençait à consommer les nouvelles offrandes. Le Synédrium profita de cette émulation pour promulguer une nouvelle loi qui, tout en fortifiant le sentiment de la solidarité et en augmentant le trésor national, était en même temps une démonstration contre les Saducéens. Ceux-ci, on le sait, soutenaient que les sacrifices, et en général les frais du culte, ne devaient pas être fournis par la nation. Le Synédrium imposa une contribution d'un demi-sicle par an, destiné au trésor du temple, aux Juifs de tous les pays parvenus à l'âge de vingt ans. Il invoquait comme précédent de cette mesure un ancien souvenir national. On sait qu'on avait levé la même contribution lors de la construction du tabernacle dans le désert. Le nouvel impôt devait être recueilli au milieu du mois d'Adar, quatre semaines avant Pâques, le jour de la fête d'Esther. Il devint si populaire, que la plupart des Juifs, notamment ceux qui demeuraient hors de la Judée, envoyaient depuis ce temps des sommes bien supérieures au chiffre obligatoire. Ajoutons que, de nos jours encore, dix-huit siècles après la destruction du temple et la dispersion des Juifs sur tous les points du globe, ceux-ci apportent encore la contribution du demi-sicle historique le jour de la fête d'Esther. Aujourd'hui, il est vrai, cette offrande, destinée aux pauvres coreligionnaires de Jérusalem, suffit à peine à apporter un faible adoucissement à leur misère. Mais autrefois, elle couvrait non-seulement tous les frais du culte et des constructions nationales de la métropole, mais elle alimentait encore si abondamment le trésor sacré, que le temple de Jérusalem devint le plus riche de tous ceux de l'antiquité. Plût au ciel qu'on n'eût eu recours à d'autres représailles contre les Saducéens qu'à ces mesures si populaires et si patriotiques ! — Malheureusement les dénonciations contre ces adversaires de la loi traditionnelle ne discontinuaient pas. On leur intentait des procès pour infraction à la loi. Les premières victimes furent Diogène, le favori du roi Alexandre, et quelques autres Saducéens qu'on accusait d'avoir conseillé à ce roi la crucification des huit cents Pharisiens. Les hommes les plus considérables du parti vaincu ne se sentaient plus en sûreté : le glaive du Synédrium était suspendu sur leurs tètes. Dans leur angoisse, ils s'adressèrent au second fils de la reine, à Aristobule, qui se fit volontiers leur protecteur, pour s'assurer leur concours militaire dans.ses entreprises belliqueuses. Il les recommanda à la clémence de la reine, en faisant valoir les services qu'ils avaient rendus à son père, et le danger qu'il y aurait à les pousser au désespoir, parce qu'on les forcerait à offrir leurs services aux ennemis de la patrie. Touchée de ces arguments et émue de pitié, pour ces vaillants hommes de guerre, dont les cheveux avaient blanchi dans les camps, la reine leur confia le commandement de presque toutes les forteresses du pays. Par sa sagesse, qui n'était pas dépourvue de fermeté, elle avait su maintenir l'ordre en Judée durant tout le temps de son règne. Mais vers la fin de ses jours, pendant une grave maladie qui laissait prévoir sa mort prochaine, Aristobule quitta furtivement la capitale et alla prendre le commandement de vingt et une forteresses occupées par les Saducéens. Il y trouva les moyens d'enrôler une armée assez considérable. En vain, son frère Hyrcan et les Pharisiens conjurèrent-ils la reine. de détourner les dangers imminents : elle ne pouvait plus leur offrir d'autres ressources que le trésor, l'armée et les forteresses restées fidèles. Sa dernière heure était venue. Elle mourut l'an 70, âgée de soixante-treize ans, après en avoir régné neuf, laissant le pays en proie aux fureurs de la guerre civile. Salomé-Alexandra clôt la liste des souverains indépendants de la Judée. Sa mort met aux prises les deux frères Hyrcan et Aristobule. En vertu du testament de sa mère et du droit d'aînesse, Hyrcan II monta sur le trône ; il était soutenu par le parti pharisien. Bien que le nouveau monarque réunit dans ses mains le double pouvoir de roi et de pontife, on préféra ce prince faible à son frère qui avait donné des preuves d'un caractère indomptable et d'une vive sympathie pour les Saducéens. Les Pharisiens firent marcher une armée contre Aristobule, mais elle fut battue dans une grande bataille près de Jéricho. Hyrcan dut s'enfermer dans la capitale, et entra ensuite en négociations avec son frère. Plus sensible aux charmes de la retraite qu'à l'éclat d'un pouvoir dont il ne pouvait soutenir le poids, il ne tarda pas à conclure un traité avec Aristobule : il déposa la couronne à condition de garder le diadème pontifical. Les deux frères se jurèrent amitié dans le temple et s'embrassèrent publiquement. Pour sceller leur alliance, Aristobule maria son fils Alexandre avec Alexandra, fille d'Hyrcan : on verra plus tard la fin tragique à laquelle les enfants nés de ce mariage seront appelés sous le règne d'Hérode. Aristobule ne parait avoir apporté dans l'administration intérieure aucune modification qui eût été de nature à lui aliéner le parti populaire. Aussi peut-on dire que depuis cette époque les luttes des Pharisiens et des Saducéens cessèrent d'ensanglanter la Judée. Les Saducéens semblèrent avoir enfin compris qu'il ne leur restait plus de lauriers à cueillir dans le domaine de la religion et de la législation ; dès lors, ils l'abandonnèrent aux Pharisiens, se soumirent aux lois traditionnelles, et leurs femmes surtout se montrèrent très-dévouées à la religion et aux mœurs nationales[7]. Malheureusement, la lutte des partis avait déjà engendré d'autres causes de guerre civile. Les intrigues d'un ambitieux troubleront désormais la paix de la Judée et livreront la nation en proie aux proconsuls romains. On se rappelle que, depuis la conversion forcée des Iduméens au judaïsme sous Jean Hyrcan, leur pays formait une province de la Judée. Antipas était préfet de cette province sous Alexandre Jannée ; son fils Antipater devint l'ami intime d'Hyrcan II. Vers l'an 65, il réussit à lui persuader qu'ayant des droits légitimes an trône, il portait ombrage à son frère Aristobule, et que sa vie serait en danger s'il restait à Jérusalem. Le faible Hyrcan se réfugia alors auprès d'Arétas, roi de l'Arabie Pétrée. Celui-ci, gagné par Antipater à la cause d'Hyrcan par des présents et par la promesse de lui rendre douze villes au delà de la mer Morte, qui lui avaient été prises par Alexandre Jannée, fondit sur la Judée avec une armée de 50.000 hommes, entra dans Jérusalem et força Aristobule à se retirer dans le temple. Après six ans de repos, la Judée se voyait ainsi entraînée de nouveau dans les horreurs de la guerre civile. Hyrcan avait ses partisans : ils se réunirent à l'armée d'Arétas. Ces luttes déplorables, qui eurent lieu à l'approche de Pâques, déterminèrent beaucoup de Juifs, et parmi eux des membres du Synédrium, à se réfugier en Égypte pour célébrer la fête du printemps dans le temple d'Onias. Le siège du temple de Jérusalem dura, en effet, jusqu'à Pâques. Les assiégés offrirent alors à leurs frères qui assiégeaient le temple mille drachmes par chaque fourniture d'animaux pour les sacrifices de la fête. Cette proposition fut acceptée. Chaque jour on faisait descendre des murs du temple des paniers contenant l'argent, et on les remontait remplis d'agneaux. Un jour pourtant, sur le conseil d'un diplomate peu scrupuleux, on résolut de profiter de cette circonstance pour forcer les assiégés à se rendre. On prit leur argent, mais on ne leur envoya pas les animaux. D'après une autre version qui se trouve dans le Talmud, on leur envoya un porc qui, comme tous les animaux déclarés impurs par la loi mosaïque, ne pouvait pas servir aux sacrifices. Ce sacrilège perfide aurait rempli d'horreur les âmes pieuses et provoqué un anathème contre quiconque élèverait des porcs. — On s'explique par là, que, parmi tant d'animaux impurs, le porc soit devenu pour les Juifs un sujet d'aversion toute particulière. Les partisans d'Hyrcan ne se bornèrent pas à ce manque de bonne foi. Ils voulaient contraindre l'Essénien Onias, que le succès de ses prières, dans une année de sécheresse, avait rendu célèbre, à prier pour eux et à prononcer des imprécations contre les assiégés. Au lieu de céder à cette demande impie, il s'écria : Ô roi de l'univers ! les assiégés et les assiégeants sont ton peuple ; n'écoute ni les imprécations des uns ni celles des autres ! — Le massacre du noble patriote fut le prix de cette généreuse prière. Les assiégés auraient été obligés de se rendre si d'importants événements, survenus alors en Syrie, ne les avaient délivrés de leurs adversaires. — Scaurus, le lieutenant de Pompée, venait d'entrer à Damas. Attiré par la guerre fratricide des Juifs, il se rendit en Judée. Les deux frères envoyèrent des ambassadeurs au général romain. Aristobule, qui appuya sa demande du présent de trois cents talents (environ un million et demi de francs), l'emporta sur son frère qui ne fit que des promesses. Du reste, l'intérêt de l'empire romain était cette fois-ci d'accord avec la cupidité de Scaurus : le roi arabe était devenu trop puissant pour que les Romains pussent lui permettre d'intervenir dans les querelles de la Judée. Scaurus ordonna à Arétas de lever le siège de Jérusalem et de se retirer du pays. Arétas, craignant la colère de Rome, obéit et ramena avec lui Hyrcan et Antipater. Poursuivi par Aristobule, il perdit six mille hommes, parmi lesquels un frère d'Antipater et beaucoup de soldats juifs. Aristobule put croire un moment être redevenu roi ; il rentra triomphalement dans Jérusalem. Mais Antipater avait déjà réussi, par des présents, à détacher Scaurus de la cause d'Aristobule. Lorsque Pompée arriva à Damas, Antipater se rendit auprès de lui, et le trouva déjà prévenu en faveur d'Hyrcan, grâce à l'intercession de Scaurus. Aristobule avait, lui aussi, envoyé à Pompée un riche présent, consistant en une magnifique œuvre d'art, évaluée à quatre cents talents. Pompée l'accepta, et l'envoya à Rome comme présage de son prochain triomphe. C'était une vigne d'or qui se trouvait jusque-là suspendue à l'entrée du temple de Jérusalem, et que Strabon dit avoir encore vue de son temps au Capitole à Rome, dans le temple de Jupiter. A Jérusalem, cette vigne fut bientôt remplacée, à l'aide de dons pieux, par une autre de la même valeur[8]. Les ambassadeurs d'Hyrcan et d'Aristobule, Antipater et Nicodème, n'obtinrent pas de réponse de Pompée ; il demanda que les deux frères comparussent en personne devant lui. Malgré l'indignation avec laquelle ils accueillirent cette insolente exigence, ils se rendirent à une entrevue et plaidèrent leur cause devant Pompée (63). L'un invoqua son droit d'aînesse, l'autre fit valoir ses talents administratifs. — Un troisième parti envoya également des délégués auprès du général romain. En effet, pendant les luttes des deux frères, il s'était formé un parti républicain qui, las des querelles dynastiques des 'Hasmonéens, réclamait les anciennes institutions nationales, et accusait les descendants de Siméon d'avoir usurpé le titre de roi et méconnu les droits du peuple. Ces patriotes furent mal accueillis du républicain Pompée. Ils devinrent dès ce moment les ennemis les plus implacables de Rome, et lui firent payer cher la conquête de la Judée. Aristobule reconnut bientôt que Pompée ne lui était pas favorable. Le général romain avait ajourné sa décision jusqu'à son retour d'Arabie, où il alla combattre- Arétas. Aristobule, qui avait pénétré les intentions de Pompée, se mit en état de défense. Pompée, à son retour d'Arabie, où il avait soumis Arétas, se dirigea vers la Judée. Aristobule s'était retranché dans la citadelle d'Alexandrion pour défendre le pays contre l'invasion de l'armée romaine. Pompée sut bientôt, par des promesses et des menaces, l'amener à se rendre auprès de lui pour entamer des négociations ; mais celles-ci n'ayant pas abouti, il déclara à Aristobule le garderait prisonnier s'il n'ordonnait immédiatement à toutes les places fortes qui lui étaient dévouées de se rendre aux Romains. Aristobule, qui était entre les mains de son ennemi, dut obéir pour recouvrer sa liberté ; mais il était indigné du guet-apens où Pompée l'avait fait tomber, et se rendit à Jérusalem avec l'intention de résister aux Romains. Ceux-ci, pourtant, le suivirent de près et l'amenèrent à traiter avec eux. Gabinius fut envoyé avec Aristobule pour prendre possession de la capitale. Toutefois, Pompée avait compté dans les patriotes juifs, qui s'opposèrent à l'entrée de Gabinius. Il est vrai que lorsqu'il arriva lui-même avec ses légions devant.les murs de Jérusalem, les partisans de Hyrcan lui ouvrirent les portes ; mais les patriotes se retirèrent sur la montagne du temple. Ils coupèrent le pont qui y conduisait et se défendirent si bien, que Pompée fut obligé de faire venir de Tyr des machines de guerre et d'entreprendre un siège en règle. — Les Romains s'aperçurent bientôt qu'aux jours de sabbat les murs n'étaient pas défendus avec la même vigueur qu'aux autres jours de la semaine. En effet, d'après une interprétation de la loi dont on ne connaît pas l'origine, les Juifs de cette époque se croyaient bien autorisés, le jour du sabbat, à défendre leurs personnes quand elles étaient attaquées, mais non à défendre les murs de leurs villes. Les Romains, qui savaient tirer le plus grand profit de la faiblesse de leurs adversaires, n'eurent plus recours à l'épée pendant les jours du sabbat, mais attaquaient les murailles avec leurs machines de siège. Aussi ce fut pendant un de ces jours de repos que la plus grande tour du temple tomba, après trois mois de siège, sous les coups des Romains. Aussitôt l'assaut fut donné au temple. Le fils de Sylla, Faustus Cornelius, et quelques centurions avec leurs troupes, pénétrèrent les premiers dans le sanctuaire ; ils furent bientôt suivis par toute l'armée. Il y eut des scènes horribles de massacre et de suicide ; elles ne se terminèrent qu'avec l'extermination de tous les Juifs qui se trouvaient dans la place. Pour échapper aux mains de l'ennemi, les uns se précipitèrent du haut des murs, les autres se jetèrent dans les flammes. Au milieu du carnage, les prêtres, impassibles, continuaient leur service à l'autel, jusqu'à ce qu'eux-mêmes fussent égorgés et que leur sang se mêlât à celui des victimes sacrifiées à Dieu. Douze mille Juifs perdirent la vie en ce jour (6 juin 63). Pompée profita de l'occasion pour satisfaire sa curiosité ; il pénétra dans le saint des saints, et ne fut pas médiocrement surpris de n'y trouver aucune image, pas même celle de la fameuse tête d'âne dont la haine des Grecs avait si généreusement gratifié le judaïsme. La terrible catastrophe eut au moins, pour les Juifs, l'avantage de dissiper les rumeurs absurdes que des écrivains malveillants d'Alexandrie avaient répandues sur le culte d'Israël. Le conquérant romain, frappé de la simplicité sublime du sanctuaire, ne toucha à aucun des vases sacrés ni au trésor du temple, qui s'élevait à 2.000 talents. Dès le lendemain de l'assaut, il ordonna de purifier le temple et d'y offrir les sacrifices prescrits par la loi. Mais si la générosité du vainqueur avait encore sauvé le temple de la dévastation et d'Une destruction complète, l'indépendance nationale de la Judée avait. reçu le coup de mort. Les descendants des 'Hasmonéens avaient appelé la domination romaine par leurs luttes intestines, juste un siècle après que leurs ancêtres avaient délivré la patrie de la domination grecque. La Judée devint une Ethnarchie tributaire des Romains. Pompée rendit à Hyrcan le pontificat ; mais il lui défendit de porter le diadème, lui ordonna de faire raser les murailles de Jérusalem, et réduisit les frontières de la Judée aux limites étroites qu'elle avait eues avant les 'Hasmonéens. Scaurus, nommé gouverneur de la Syrie, fut chargé de surveiller la Judée. Pompée fit exécuter les prisonniers de guerre qui s'étaient distingués par leur patriotisme. Il emmena les autres à Rome pour orner son triomphe. Parmi les nombreux prisonniers de guerre se trouvaient Aristobule, son fils Antigone, ses deux filles, son oncle Absalon, et une grande partie de l'élite de la nation. Tandis que Jérusalem était dans le deuil, Rome s'enivrait de ses victoires. Mais les prisonniers de la Judée amenés à Rome, y formèrent les premiers éléments d'une communauté religieuse destinée à miner la dernière puissance païenne, et à planter sur les ruines du colosse romain le drapeau de Jérusalem. |
[1] Taanith, 23a. — Jérus. sabbat, I,
II, p. 37.
[2] Jérus. chaguiga, II, II, p. 77d — Synhéd., VI, IX, p 23c.
[3] DEUTÉRONOME, XIX, 49.
[4] Kiddouchin, 66a.
[5] ABOTH, 4, 9. — Cf. Synhéd., 40a.
[6] Taanith, fin.
[7] Tosifta Nidda, c. v. —
Il semble que Siméon-ben-Schétach était encore chef du Synédrium sous le règne
d'Aristobule. Voir Taanith, 19a.
[8] MIDDOTH, 3-8.