Mort de Siméon. — Jean Hyrcan. — Développement des mœurs, de la littérature et de la religion à cette époque. — Littérature néo-hébraïque. — Premier livre des Maccabées. — Caractères distinctifs des trois partis politiques et religieux : les Pharisiens, les Saducéens et les Esséniens. Pour combattre Tryphon, l'assassin de son frère Jonathan, Siméon avait appuyé Démétrius II. Grâce au secours efficace du prince 'hasmonéen, le frère de Démétrios, Antiochos Sidète, avait fini par vaincre Tryphon. En échange de ces services, Démétrios avait promis à Siméon l'indépendance politique de la Judée. Antiochus Sidète, arrivé au pouvoir, avait confirmé les promisses de son frère. Ce n'est pourtant qu'après avoir été proclamé prince par la volonté du peuple, que Siméon fit usage du droit de frapper de la monnaie, signe de sa souveraineté[1]. Le triomphe de Sion est gravé en métal sur l'ancienne monnaie juive dont nous possédons des exemplaires[2]. Des mésintelligences survinrent bientôt entre Siméon et Antiochus, quand celui-ci, débarrassé de Tryphon, crut n'avoir plus besoin de l'amitié du prince juif. Le roi de Syrie lui reprochait d'avoir outrepassé les droits de souveraineté qui lui furent accordés, de s'être emparé des villes de Joppé et de Gazara, ainsi que de la citadelle de Jérusalem, sans indemniser la couronne de Syrie. Il lui demandait la restitution de ces places, ou une indemnité de mille talents. Comme Siméon repoussa ces exigences, aussi exagérées qu'injustes, Antiochus fit marcher contre lui une armée sous les ordres de son lieutenant Hyrcan. Siméon, trop âgé pour entrer lui-même en campagne, envoya fies deux fils Johanan et Juda avec une armée de vingt mille hommes, pour combattre Hyrcan. La victoire, dans cette bataille décisive, resta du côté des Juifs, grâce à la bravoure de Johanan qui, depuis lors, se nomma Hyrcan, en mémoire de cette victoire remportée sur le général du même nom. Antiochus, ne pouvant vaincre les 'Hasmonéens sur le champ de l'honneur, trama contre eux un crime infâme. Il promit à Ptolémée ben Chaboub, beau-fils de Siméon, l'héritage de ce prince, à condition de tuer son beau-père avec ses fils. Ptolémée demeurait à Dok, ville fortifiée, non loin de Jéricho. Siméon, malgré son âge avancé, avait l'habitude de faire des tournées dans le pays, accompagné de sa famille, pour se convaincre personnellement de l'exécution des lois et s'informer des besoins du peuple. Le noble vieillard ne pouvait pas soupçonner le noir complot ourdi par Ptolémée contre sa propre famille. Dans un de ses voyages il le visita. Il était accompagné de sa femme et de ses deux fils, Juda et Mattathias. Au milieu d'un festin que Ptolémée lui donna, des gens armés se précipitèrent sur lui et sur ses deux fils et les massacrèrent. C'était en 135. Ce meurtre ne donna pas à ceux qui l'avaient commis, les fruits qu'ils s'en étaient promis. Informé de ce qui s'était passé avant l'arrivée des messagers envoyés par Ptolémée pour faire partager au fils aîné de Siméon le sort de son père et de ses frères, Johanan fit aussitôt un appel au peuple juif qui se serra autour de lui et déjoua les projets de ses ennemis. Jean[3] Hyrcan succéda à son père en 135. Sous son gouvernement, qui dura trente ans, la Judée atteignit à l'apogée de sa puissance. Hyrcan étendit les frontières, développa les institutions sociales et religieuses des Juifs, conformément aux lois mosaïques et suivant les prescriptions des pères de la synagogue. L'assemblée des docteurs de la loi, qui avait été dissoute ou qui était restée impuissante pendant la guerre de l'indépendance, reconquit toute son influence pendant cette heureuse période, et donna à la religion des bases solides et positives. Hyrcan, allié presque jusqu'à la fin de son règne, aux docteurs de la loi, appelés Pharisiens, jouit de toute l'autorité, de tout le respect et de tout l'amour que le peuple avait voué à la famille 'hasmonéenne, et bien qu'il se Mt aliéné, dans ses derniers jours, l'esprit de ces docteurs, ils n'essayèrent pas de déprécier son mérite ; ils disaient, au contraire, de lui, qu'il avait réuni en sa personne la triple couronne de la royauté, du pontificat et de la prophétie. S'il avait été dans les habitudes des Juifs de décerner le titre de grand au plus méritant ou au plus heureux.de leurs princes, ils en auraient certainement glorifié celui qui a réussi dans toutes ses grandes entreprises. A l'avènement de Jean Hyrcan, la Judée était, habitée, dans trois régions, par des populations étrangères. Au midi, les Iduméens avaient étendu leur domination jusqu'au cœur de la Judée. Au centre, les Samaritains formaient une enclave qui séparait les Juifs Galiléens de Jérusalem, de sorte qu'ils Ire pouvaient visiter le temple qu'en faisant un détour. A l'Est, les rives du Jourdain et les pays situés au delà de ce fleuve étaient habités par des Grecs. Jean Hyrcan entreprit la tâche difficile d'incorporer tous ces territoires à la Judée, de chasser ou de convertir au judaïsme toutes ces populations étrangères et hostiles aux Juifs. Après bien dés revers au commencement de son règne, il réussit à la fin dans ces entreprises hardies, Madaba, la forteresse principale des rives du Jourdain, fut prise et détruite après un siège de six mois. De là, Hyrcan se dirigea vers Saméga (Kefar Zamech) et les villes samaritaines. Sichem et le temple samaritain du mont Garizim furent détruits (120), ce que les Samaritains ne pardonnèrent jamais aux Judéens. Après cette campagne ce fut le tour des Iduméens. — Déjà Juda Maccabée avait assujetti cet ancien peuple toujours hostile aux Juifs ; mais les Iduméens s'étaient de nouveau emparés des villes méridionales de la Judée. Hyrcan prit leurs deux places fortes, Adora et Maresa. Après les avoir rasées, il laissa à la population iduméenne le choix entre l'émigration et la conversion au judaïsme. Elle préféra ce dernier parti. C'était la première fois que le judaïsme s'adjoignait ainsi d'autres peuples par esprit de prosélytisme. — Il ne se passera pas un demi-siècle avant que cet acte, si contraire à l'esprit de la religion juive, ait porté des fruits amers, et pour la nation, et pour la dynastie qui avait commis cette faute. Par suite de l'alliance avec les Romains et de la conversion forcée des Iduméens, l'indépendance nationale se trouva sapée dans ses fondements. Ce furent, en effet, des Romains et des Iduméens qui détrônèrent, les 'Hasmonéens et anéantirent la Judée. Hyrcan avait renouvelé l'alliance avec Rome. Il y avait envoyé une ambassade avec un bouclier d'or pesant mille mines ; ce qui lui avait valu, de la part du sénat romain, qui n'était pas insensible à de telles offrandes, un ordre donné à Antiochus Gryphus de rendre à la Judée toutes les villes et places fortes qu'il avait prises à Hyrcan au commencement de son règne, notamment Gazara et Joppé, le port de mer, dont la possession était une source de richesse pour la Judée ; car elle y retrouva un débouché pour ses produits agricoles. Hyrcan profita de la prospérité de son peuple et des revenus du port, et poussa jusqu'au bout ses entreprises. Il déclara une seconde fois la guerre aux Samaritains qui possédaient encore la plaine de Jezréel et leur capitale Samarie, ville bien fortifiée. La guerre contre ses ennemis implacables qui ne laissaient passer aucune occasion de se venger des Judéens, dura plusieurs années. Appuyés par des troupes auxiliaires qui leur venaient de la Syrie et de l'Égypte, les Samaritains donnèrent bien des embarras aux Judéens. Cependant Hyrcan et ses deux fils, Aristobule et Antigonus, finirent par l'emporter sur leurs ennemis. Toute la plaine de Jezréel et les villes qu'elle comprenait tomba dans leurs mains. Samarie dut se rendre et fut détruite. C'est ainsi que Jean Hyrcan réalisa ses projets et couronna l'œuvre de sa famille. La Judée était indépendante ; les ennemis qui l'avaient menacée de tous les côtés, les Syriens, les Iduméens, les Samaritains, étaient vaincus, les provinces de la Judée délivrée des entraves qui gênaient leurs libres allures. Les temps heureux du peuple d'Israël sous les rois David et Salomon semblèrent revenus. Hyrcan concevait déjà l'idée de s'emparer aussi des provinces étendues qui dominaient les abords de Damas. Il rêvait la conquête de l'Iturée. Mais un mouvement populaire qu'il ne put, pas maîtriser, et sa mort qui arriva bientôt après, l'empêchèrent de mener à bonne fin sa dernière entreprise. Ce mouvement, insignifiant à son début, eut une si malheureuse issue, que tout l'édifice des 'Hasmonéens, élevé avec tant d'efforts, en fut ébranlé. Pour comprendre ce mouvement, nous devons nous rendre compte de l'état social de la Judée à l'époque où nous sommes arrivés. Les guerres et les victoires qui signalèrent la longue administration de Jean Hyrcan, les relations amicales ou hostiles que la nation avait entamées avec différents peuples, la transition par laquelle elle passa d'une vie simple à un état de prospérité plus remarquable, ne manquèrent pas de développer la vie publique et de créer, dans la société juive, des idées et des sentiments nouveaux. D'un côté, la guerre de l'indépendance rendit plus chères au peuple sa religion et ses mœurs ; de l'autre, il apprit à connaître les avantages d'une civilisation qui lui était auparavant inconnue et même antipathique, mais à laquelle il emprunta ce qui n'était pas absolument incompatible avec sa religion. En effet, les 'Hasmonéens pouvaient, sans rencontrer la moindre résistance de la part des fidèles observateurs de la loi, apprendre des peuples voisins, non-seulement l'art de la guerre, la stratégie, la construction des places fortes, etc., etc., mais encore les arts de la paix, l'architecture, la fabrication de la monnaie, et même le luxe qui sert à embellir la vie et à la rendre plus agréable. Ils avaient un magnifique palais, construit en style grec. Situé sur une hauteur, à l'ouest de la montagne du Temple, il communiquait avec celui-ci au moyen d'un pont qui reliait les deux hauteurs ; une de ses faces était tournée vers la ville, l'autre vers le Temple[4]. — C'est également le style grec qu'on remarquait dans le mausolée que Jean Hyrcan fit ériger en l'honneur de sa famille à Modin, ville natale des 'Hasmonéens. Les Juifs les plus fervents, si opposés autrefois aux idées et aux usages de la Grèce, arrivèrent ainsi à reconnaître qu'on pouvait faire à, l'étranger plus d'un emprunt utile. D'autre part l'esprit de l'époque était favorable au maintien des usages traditionnels. La langue hébraïque, presque oubliée depuis l'invasion de la langue araméenne, arriva à nue véritable renaissance. Elle redevint, sous une forme rajeunie, d'abord la langue officielle, puis celle du peuple : celui-ci l'aimait d'autant plus qu'elle servait d'interprète à une religion qu'il venait de sauver de la destruction. Les monnaies étaient revêtues d'inscriptions hébraïques ; les documents publics étaient rédigés dans la même langue ; on composait des chansons populaires dans l'idiome des prophètes qui devint aussi celui des écoles[5]. Tout en enrichissant son vocabulaire de mots araméens et grecs, l'idiome national donnait son caractère propre aux termes étrangers. La langue néo-hébraïque ne se prêtait pas, il est vrai, aussi bien que l'ancienne, à l'inspiration et à l'élan poétique ; mais en revanche elle lui était supérieure par sa précision et par sa clarté. La poésie a disparu dans la littérature de cette époque ; plus de psaumes, plus de proverbes même ; la source de la littérature sacrée, gnomique et lyrique, est tarie. Réfléchie et sérieuse, la nation n'était plus portée aux inspirations enthousiastes, de même qu'elle n'avait plus de sujet de lamentations. La poésie religieuse ancienne suffisait à sa piété, et les écritures saintes (Pentateuque, Prophètes et Psaumes), réunies en canon, lui offraient une source abondante pour son instruction morale. L'histoire, tant ancienne que contemporaine, est le seul genre de littérature qu'on cultive encore. Des auteurs dont les noms sont restés inconnus, racontent les grands événements depuis le commencement des guerres des Maccabées. Ils n'ont pas le style sec des chroniqueurs ; leurs récits sont nets, animés, colorés, sans que l'exactitude sous le rapport de la chronologie et de la géographie en souffre. Les parties principales du premier livre des Maccabées datent de cette époque. Il est certain que c'est en hébreu que cet ouvrage a été primitivement écrit, quoiqu'on n'en possède plus aujourd'hui que la traduction grecque qui a subi quelques transformations. Son titre même[6], qui nous a été conservé en langue araméenne, et qui n'a pas encore été expliqué, est d'une date relativement moderne. On sait que l'histoire de Jean Hyrcan fut de son vivant, ou peu de temps après sa mort, également écrite en hébreu. L'ouvrage est intitulé : Annales[7] ; il n'en subsiste qu'un fragment[8]. Ce sont là, malheureusement, les seuls monuments littéraires de cette époque qui se soient conservés. L'esprit du temps apparaît dans le domaine de la religion bien plus encore que dans les mœurs et dans la littérature. En effet, toutes les guerres et toutes les entreprises de la Judée depuis l'avènement des 'Hasmonéens semblent inspirées par la religion. Les victoires remportées sur les Syriens, l'expulsion des Hellénistes, la soumission des Iduméens et l'humiliation des Samaritains, surtout la destruction de leur temple du mont Garizim, avaient été autant de victoires, remportées par le judaïsme sur ses adversaires. La religion les avaient consacrées et gravées dans la mémoire du peuple par des fêtes solennelles et des jours commémoratifs. Elle avait été la cause première de tous les mouvements populaires et des guerres nationales ; elle se porta jusqu'à cet excès d'imposer le judaïsme par les voies de la force aux païens. Rien de plus naturel donc que de voir, au milieu d'une vie publique aussi développée que celle de la Judée sous Jean Hyrcan, se former des partis qui, dans d'autres circonstances, auraient eu un caractère purement politique, mais qui, sous l'empire de la loi de Moïse et d'Esra, prirent une couleur religieuse très-prononcée. Cependant il ne faut pas exagérer le caractère religieux de ces partis. S'il est vrai qu'ils ressemblent beaucoup à des sectes, il s'en faut pourtant qu'ils le soient dans l'acception moderne du mot. On s'est étrangement mépris sur leur compte, en leur attribuant un caractère dogmatique, familier aux sectes des siècles postérieurs à l'avènement du christianisme, mais complètement inconnu aux partis de la Judée durant toute l'époque de son existence nationale. Plus tard même, le judaïsme ne se montra pas favorable à la formation de sectes semblables à Celles qui divisent la religion chrétienne. Essayons d'abord de constater l'origine de ces partis qui, bien que généralement connus sous le nom de Pharisiens, de Saducéens et d'Esséniens, le sont très-peu quant au rôle qu'ils ont joué dans l'histoire du judaïsme et dans les origines du christianisme. Nous avons déjà vu quelle influence considérable les 'Hassidéens avaient eu dans l'histoire du judaïsme régénéré. On trouve parmi eux les docteurs de la loi qui continuèrent la longue chaîne des traditions léguées par Moïse aux prophètes, et par ceux-ci aux pères de la synagogue. De leur sein sortirent également les poètes inspirés de la littérature sacrée, les Hagiographes, notamment les Psalmistes. Enfin ils étaient l'âme du soulèvement populaire contre la tyrannie d'Antiochus Épiphane ; ils combattaient sous les ordres de Juda Maccabée qui était lui-même un des leurs. Après que la religion eut triomphé, une partie d'entre eux se retira, il est vrai, dans les écoles ; mais ceux-là même qui se consacraient dès lors exclusivement à l'étude et à la pratique de la religion, devaient, en leur qualité de docteurs ou de scribes, prendre encore une part active à là vie publique, soit comme législateurs et magistrats, soit comme maîtres, entourés de nombreux disciples. Il est donc bien entendu que les 'Hassidéens ne formaient point une école à part, encore bien moins une secte ; car cette dénomination suppose une doctrine différente de culte qui est professée par d'autres groupes ou par la généralité des partisans d'une religion. Or, les 'Hassidéens n'avaient pas d'adversaires dans le judaïsme. Ce n'est que bien plus tard que deux fractions se formèrent parmi eux. L'une d'elles, bien restreinte, vivait à l'écart et devint ce qu'on pourrait appeler une secte, celle des Esséniens ; ce nom toutefois leur fut donné longtemps après qu'ils se furent retirés de la société pour former un ordre religieux : les contemporains les désignaient auparavant sous leur ancien nom de 'Hassidéens. — La seconde fraction, qui formait l'immense majorité des Hassidéens, continua à consacrer son activité aux affaires intérieures de la nation, et probablement pour se distinguer du groupe des 'Hassidéens-Esséniens, prit le nom de Pharisiens (Séparatistes), parce que les Pharisiens, comme les Esséniens, renonçaient aux jouissances défendues. — Les Pharisiens ne formaient pas plus aine secte que les premiers 'Hassidéens dont ils étaient les successeurs. C'était le parti populaire, d'autant plus aimé et vénéré, qu'il réunissait le patriotisme à la piété et à la connaissance approfondie de la loi. — Un auteur français que nous avons déjà cité et qui ne saurait être suspect de partialité pour les Pharisiens, M. Nicolas, avoue qu'ils n'étaient en général que l'écho du sentiment public, auquel ils donnaient seulement une expression précise et arrêtée. Il convient d'ajouter, disons-nous avec le même auteur, qu'ils se montraient toujours dignes de la position à laquelle les circonstances les appelaient. Il y eut parfois dans la classe sacerdotale des traîtres disposés à livrer leurs frères à la domination étrangère ; il n'y en eut jamais dans les rangs des docteurs de la loi. L'auteur ajoute la remarque très-juste que les Pharisiens n'avaient rien de commun avec la classe sacerdotale, et qu'il en avait été de même des prophètes, pendant la période hébraïque[9]. Mais les efforts des Pharisiens, qui voulaient mettre d'accord avec les prescriptions de la loi religieuse tous les actes et toutes les affaires politiqués, ne pouvaient point obtenir l'assentiment de ceux qui avaient la direction de l'armée et de la diplomatie ; l'expérience avait dû leur apprendre que, dans le gouvernement d'un pays, les affaires ne sont pas toujours de nature à être réglées selon les lois religieuses. Ceux qui pensaient ainsi formaient un troisième parti, connu sous le nom de Saducéens. Ce parti n'était point, en principe, hostile à la loi religieuse ; mais il attachait, par suite de sa position même, plus d'importance aux intérêts politiques qu'aux traditions religieuses. Les Saducéens étaient en un certain sens plus libéraux, et pourtant ils étaient plus conservateurs, dans l'acception politique de ce mot, que les Pharisiens et les Esséniens. Leur lutte avec les Pharisiens, qui date seulement de la fin du gouvernement de Jean Hyrcan, amène dans l'État juif de profonds déchirements. Les Esséniens, au contraire, sont restés sans influence dans les affaires de la Judée, et n'apparaissent sur la scène publique que vers l'époque où l'indépendance nationale touche à sa fin. Il est indispensable de bien saisir les traits qui caractérisent ces trois partis, si l'on veut apprécier les origines du christianisme. Nous allons donc exposer les caractères distinctifs de chacun d'eux, autant que les sources historiques nous le permettent. Les Pharisiens pensaient que les lois et les coutumes des ancêtres devaient être l'unique règle de conduite pour l'État comme pour les particuliers. C'était bien pour conserver la religion nationale que tant de sang avait été versé sur le champ de bataille et sous la hache du bourreau. Toute dérogation aux traditions religieuses était donc à leurs yeux une trahison envers la cause nationale. Contre les Saducéens, qui faisaient valoir la nécessité d'une autre règle de conduite pour les affaires politiques, les Pharisiens, sans contester le libre arbitre, niaient qu'il fût au pouvoir de l'homme de calculer le résultat et les effets de ses actes, qui, suivant eux, dépendent exclusivement de la Providence. Les événements récents semblaient d'ailleurs, encore ici, plaider en faveur de leur doctrine : des troupes vaillantes et aguerries n'avaient-elles pas été écrasées en Judée par une population pacifique qui n'avait jamais connu la guerre et n'avait aucune habitude du maniement des armes ? Des armées innombrables n'avaient-elles pas été dispersées par une poignée d'hommes qui n'avaient d'autre appui que leu confiance dans la Providence ? Pour concilier la liberté et la responsabilité personnelle avec leur fatalisme théologique d'une part, de l'autre avec la justice de Dieu, qui semble souvent faire défaut dans ce monde, les Pharisiens enseignaient que tout dépend de Dieu, excepté la crainte de Dieu, source de la vie morale et religieuse, qui est du ressort, disaient-ils, de la volonté humaine. Ils enseignaient ensuite la croyance au monde futur, à la résurrection des morts et au jugement dernier. Tous ces dogmes se liaient entièrement, dans leur opinion, aux croyances messianiques des prophètes. Mais vouloir établir au juste, comme M. Colani a essayé de le faire[10], quels sont les rapports de ces croyances entre elles, c'est, à notre avis, une tache impossible ; car les sources historiques ne permettent pas de fixer l'époque précise à laquelle, suivant la doctrine pharisienne, devait avoir lieu cette éclatante manifestation de la justice divine. Sans doute, les Pharisiens eux-mêmes ne se rendaient pas un compte exact de ces articles de foi qui exprimaient plutôt un sentiment religieux qu'un dogme. Ces croyances populaires ont existé depuis longtemps déjà dans le judaïsme. Les Saducéens s'en écartaient peut-être autant que les Esséniens les exagéraient, tandis que les Pharisiens leur donnaient une expression correcte ; mais il est certain qu'elles ne constituaient pas la dissidence qui existait entre les trois partis, ou seulement entre les Pharisiens et les Saducéens. Les sujets de dissentiment entre ces deux derniers partis se rapportaient plutôt à la nature et à l'importance des pratiques religieuses. Chez une nation dont la vie tout entière était réglée par la religion, les rites et les observances s'étaient naturellement accumulés avec les siècles. A l'époque où nous sommes arrivés, les institutions et les pratiques religieuses étaient toutes considérées comme des lois léguées par Moïse aux prophètes, et par eux aux pères de la Synagogue. Il y en avait, en effet, de très-anciennes ; et si d'autres étaient d'une date plus récente, il est certain que, par suite des luttes que le peuple avait soutenues pour défendre la foi de ses ancêtres, toutes avaient acquis une importance égale. Le Temple surtout, après la profanation qui l'avait souillé, devint l'objet d'une sollicitude particulière. On observait la pureté lévitique avec une sévérité excessive. Sans aller aussi loin que certains 'Hassidéens dont nous parlerons tout à l'heure, les Pharisiens s'attachaient religieusement à toutes ces observances et en faisaient l'objet de leurs études. Cette dévotion extérieure n'excluait nullement chez eux la piété véritable. Tous ceux qui sont initiés à l'histoire de cette époque sont obligés de reconnaître que les Pharisiens étaient des, hommes intègres, austères, chastes, bienveillants envers tout le monde et indulgents dans leurs jugements. Indifférents aux richesses, ils n'hésitaient pas à sacrifier leurs biens et leur vie même à leurs convictions, sans pourtant aller jusqu'à mépriser la vie et ses jouissances légitimes. Il est certain que, dans l'application de la loi pénale, ils faisaient toujours prévaloir là clémence et tenaient compte de la faiblesse de la nature humaine. Dans vos jugements, recherchez toujours les circonstances atténuante, disait un chef pharisien, Josué ben Perachia, à ses disciples[11], et nous verrons bientôt que toute la législation pharisienne était pénétrée de cet esprit éminemment humain. Et quand nous nous serons convaincus que ces hommes étaient aussi sévères envers eux-mêmes qu'indulgents envers les autres, nous ne nous étonnerons plus de les voir posséder l'amour et la vénération du peuple, toujours prêt à obéir à leurs prescriptions et à défendre leur cause. Qu'il y ait eu de faux dévots dans une classe aussi nombreuse que celle des docteurs de la loi, c'est incontestable, d'autant plus que les Pharisiens eux-mêmes les avaient désignés au mépris public. Il les appelaient les fardés et la plaie des Pharisiens, parce qu'ils cherchaient la popularité par l'ostentation d'une dévotion extérieure. Ceux mêmes qui n'étaient dévots que par crainte du châtiment céleste, n'étaient pas à leurs yeux de véritables frères ; ils ne reconnaissaient comme tels que ceux qui pratiquaient les prescriptions religieuses par pur amour de Dieu[12]. Voyons à présent en quoi les Saducéens étaient opposés aux Pharisiens. Quelques écrivains ont supposé que les Saducéens étaient les successeurs des Hellénistes. Rien n'est plus contraire à la vérité historique. Après la prise de l'Acra par Siméon, les Hellénistes ont disparu sans laisser après eux la moindre trace. Les Saducéens suivaient, au contraire, la politique nationale des 'Hasmonéens. Depuis que ceux-ci s'étaient élevés au rang d'une dynastie, les Saducéens formaient en quelque sorte l'aristocratie de la cour 'hasmonéenne. Les généraux et les hommes d'État qui, dans la guerre nationale, avaient acquis des richesses et de la gloire, tous ceux enfin qui occupaient une haute position sociale, appartenaient généralement au parti des Saducéens. Les princes 'hasmonéens se servaient d'eux dans leurs guerres et dans leurs négociations diplomatiques. Jusqu'à la fin du gouvernement d'Hyrcan, ils s'occupaient peu des affaires intérieures, ou plutôt ils en étaient éloignés ; pour éviter toute collision entre eux et les Pharisiens, ce prince ne semble les avoir employés que dans ses relations avec l'étranger. — Gênés par la multitude des préceptes religieux, ils niaient que tous fussent également obligatoires. Mais il est plus que douteux qu'ils aient eu eux-mêmes une idée bien nette de la distinction qu'un chef d'école a faite plus tard entre les lois écrites et les lois traditionnelles. Comment admettre, en effet, que des hommes adonnés à la guerre et à la diplomatie aient possédé la connaissance de l'énorme recueil des lois religieuses, et aient eu assez de loisirs et de zèle pour s'en occuper sérieusement. Cependant cela eût été indispensable pour établir cette distinction savante et la soutenir théoriquement. La démonstration et les corollaires de cette distinction entre la loi écrite et la tradition doivent plutôt être attribuées, selon nous, aux doctrinaires du parti. L'on peut admettre que cette doctrine ne fut nettement établie qu'à la suite de vives querelles survenues entre les Pharisiens et les Saducéens, vers la fin du gouvernement de Jean Hyrcan. Les Saducéens s'étaient alors emparés de toute l'administration. Quand un parti est en possession du pouvoir, il se trouve toujours un savant qui donne la consécration de la théorie à ses aspirations ambitieuses. Lorsque les Saducéens ne se contentèrent plus de la direction des affaires étrangères et eurent réussi à brouiller le roi avec les Pharisiens, ainsi que nous le verrons dans le chapitre suivant, il se rencontra un homme du nom de Boéthus qui, possédant une connaissance plus approfondie de la loi, semble avoir élevé à la hauteur d'une théorie une opposition renfermée avant lui dans les bornes de la vie purement pratique. L'époque où parut la doctrine saducéenne n'est pas connue. Ce que nous apprend à ce sujet un ouvrage relativement moderne, intitulé : Aboth de R. Nathan, n'a aucun fondement historique. — Quoi qu'il en soit, l'on a beaucoup exagéré la dissidence des Saducéens sous le rapport de la doctrine religieuse. Ils ne niaient point la résurrection des morts, pas plus que les Pharisiens ne niaient le libre arbitre ; mais ils soutenaient contre ces derniers que si Dieu a doué l'homme d'une volonté libre, c'est qu'il l'a fait maître de son sort. Ils ne pensaient pas que la justice divine ne se manifeste qu'après la mort. L'homme, disaient-ils, trouve déjà ici-bas la récompense et le châtiment de ses actions, bonnes ou mauvaises, et ce n'est pas seulement dans un monde futur qu'il doit s'attendre à la rétribution de ses actes. — Comme le monde futur des Pharisiens n'était au fond que l'avenir de la société, ni les uns n'étaient aussi spiritualistes, ni les autres aussi matérialistes qu'on se l'imagine ordinairement. — Au surplus, ce ne sont pas même ces divergences d'opinions purement dogmatiques qui formaient le sujet dei luttes acharnées des deux partis. Les points en litige étaient d'une nature très-différente. Devenus maîtres de l'administration, -de la législation, de la magistrature, les Saducéens avaient interprété et exécuté les lois autrement que les Pharisiens. On connaît ces dissidences qui ont rapport aux lois. Ainsi, les Saducéens prenaient à la lettre la loi du talion, inscrite dans le Pentateuque : œil pour œil, dent pour dent. Par là, ils s'étaient attiré la réputation de juges sévères et inexorables. C'est à cette circonstance aussi que certains écrivains attribuent l'origine de leur nom[13]. Les Pharisiens, s'appuyant sur l'interprétation traditionnelle ou sur des usages plus modernes, ne punissaient les lésions corporelles que d'une amende pécuniaire. — D'autres divergences dans l'interprétation de la loi mosaïque se rapportaient à la condamnation des faux témoins, dont nous aurons encore à citer des exemples ; puis à la responsabilité du maître pour les dommages causés par son bétail ou par ses esclaves ; enfin, au droit de succession en l'absence d'héritiers mâles. Parmi les questions de rite, on cite comme celles des plus vivement débattues entre les deux partis, la fixation du jour de Pentecôte, le mode de sacrifices pendant les sept jours de la fête des Tabernacles, la procession autour de l'autel avec des rameaux de hêtre durant les mêmes jours, la libation d'eau, et enfin la question importante du sacrifice perpétuel. Ce sacrifice, selon les Pharisiens, devait être fourni par la caisse du temple, à laquelle tout homme majeur, riche ou pauvre, devait contribuer pour un demi-sicle (environ un franc et demi de notre monnaie) par an ; les Saducéens, au contraire, voulaient que chaque particulier pût fournir en nature ce sacrifice exigé par la loi. En d'autres termes, les uns voulaient donner à ce sacrifice un caractère privé, les autres un caractère national ; les uns voulaient en quelque sorte exclure du temple la masse populaire, tandis que les autres la faisaient participer aux rites par le trésor sacré. Dans toutes ces questions, comme dans beaucoup d'autres, qui s'expliquent le plus naturellement par les tendances aristocratiques des uns, démocratiques des autres, les Saducéens justifiaient plus tard leur manière d'agir par la prétention de vouloir exécuter la loi à la lettre. On entrevoit seulement que cette théorie n'était pas la cause, mais la conséquence de leur manière de vivre et d'agir. En effet, l'observation de la loi, telle qu'ils l'interprétaient, était souvent très-pénible pour le peuple, sinon impossible à cause de sa position sociale. Les Saducéens ne s'en préoccupaient point. — D'autre part, ainsi que nous l'avons déjà fait remarquer, leur mode d'interprétation les affranchissait de beaucoup d'observances qui les gênaient. — Mais le peuple ne regardait pas d'un œil aussi indifférent des lois et des pratiques religieuses qu'il avait défendues de son sang, quelque récente qu'en pût être l'origine. Les Saducéens, qui s'étaient ainsi, dès leur avènement au pouvoir, rendu odieux et impopulaires, n'avaient jamais pu se faire accepter que par la force. Leur chute avait toujours été saluée par le peuple comme la délivrance d'un joug oppressif. Ils blessaient les instincts populaires, autant par leur orgueil aristocratique et leur sévérité en matière pénale, que par leur légèreté dans les questions d'observances religieuses. Leur domination était impossible à une époque où l'exaltation religieuse s'était emparée de tous les esprits. L'ascendant de la religion était tel, qu'il avait pu se former une secte qui dépassa même les Pharisiens en austérité et en ascétisme. Nous voulons parler des Esséniens. Il y avait, dans le judaïsme, une disposition très-ancienne à se rapprocher de Dieu par le renoncement aux biens terrestres, disposition d'esprit qui, pour avoir été souvent, comme chez les Lévites, la conséquence d'une condition sociale fort modeste, n'en était pas moins devenue profondément sincère et en quelque sorte volontaire. On se rappellera que nous avons désigné comme les ancêtres des Ébionites cette même classe sacerdotale de Lévites, à laquelle la religion israélite avait été redevable de ses plus belles réformes et de ses plus saintes inspirations. Ces humbles, ces pauvres, ces hommes simples et dévoués avaient toujours servi de modèle au peuple. — A l'époque du second temple, lorsque le peuple était devenu plus dévoué à sa religion, la disposition d'esprit que nous venons de signaler avait trouvé sans doute des adeptes plus nombreux et plus zélés qu'à aucun autre moment de l'histoire israélite. On peut donc penser avec quelques écrivains, qu'elle n'a pas été sans influence sur la formation de la secte que nous allons étudier. Mais une simple tendance est chose trop vague pour qu'on puisse l'élever au rang d'un fait historique et lui assigner une, date précise. Il faut donc que nous cherchions quelque autre moyen de nous rendre compte de l'origine des Esséniens. On sait que Samson fut voué à Dieu depuis sa naissance jusqu'au jour de sa mort ; que déjà sa mère avait di s'abstenir de toute boisson forte, notamment de tout ce qui sort du cep de vigne, et de tout aliment impur ; enfin, que la même abstention avait été prescrite à Samson pour toute sa vie[14]. L'homme qui avait été voué de la sorte à Dieu, et sur la tête duquel les ciseaux ne devaient jamais passer, s'appelait Nazir, ou Naziréen. On distingue deux espèces de Naziréens : ceux qui ne s'imposent qu'un Naziréat temporaire, et les Naziréens pour la vie (Nazir olam). Samson est un exemple de la dernière espèce, et il n'est pas le seul. La mère de Samuel, le grand prophète, avait de même voué son fils, avant sa naissance, au Naziréat pour la vie[15]. Le Pentateuque contient tout un chapitre sur le Naziréat[16]. Il faut remarquer que la loi mosaïque garde un silence significatif sur le Naziréat pour la vie ; elle autorise seulement le Naziréat pour un temps déterminé. Passé ce délai, le Nazir doit rentrer dans la vie sociale. Le Nazir est considéré comme une sorte de prêtre volontaire qui doit observer scrupuleusement la pureté lévitique. Ces observances étaient devenues fort rigoureuses et s'étaient multipliées à l'époque du second temple. Tout contact avec des personnes ou des choses qui n'étaient pas purifiées, soufflaient le Nazir, et il ne pouvait recouvrer la pureté que par le moyen d'ablutions et de rites particuliers. Or, depuis le retour de l'exil babylonien, on trouva bien des hommes pieux, les 'Hassidéens, qui ne se contentaient pas du vœu indiqué dans le Pentateuque, mais qui se vouaient au Naziréat pour la vie. Le Nazir olam se voyait en définitive forcé de renoncer à tout commerce avec la société, afin d'observer la prescription de- la pureté lévitique. Voilà l'origine de la secte essénienne. L'Essénien n'était primitivement qu'un Nazir olam, Les Pharisiens, il est vrai, observaient, eux aussi, la pureté lévitique, mais avec moins de rigueur et sans s'y obliger par un vœu. C'est pourquoi il y avait des Esséniens qui allaient jusqu'à fuir le contact des Pharisiens, si décriés pourtant à cause de leur sévérité à l'égard des choses non purifiées. — Pour éviter tout contact susceptible de porter atteinte à leur pureté, beaucoup d'Esséniens renonçaient même à la vie conjugale. Non qu'ils la regardassent comme un péché (il y avait des Esséniens mariés), mais parce que la femme, d'après la loi mosaïque, est trop souvent exposée à des accidents qui exigent des purifications. Pendant les guerres qui éclataient si souvent depuis l'époque des 'Hasmonéens, ce n'était pas seulement l'ennemi païen, mais encore le guerrier juif revenant du champ de bataille, dont le contact était incompatible avec la pureté lévitique. On sait, en effet, que le contact, même indirect, d'un cadavre entraînait l'impureté. Pour se soustraire à ces causes d'entraves perpétuelles pour le Naziréat, les Esséniens se retiraient pour la plupart dans la solitude. Ils choisissaient pour leur séjour habituel le désert situé à l'ouest de la mer Morte. Là, ils s'établissaient dans l'oasis d'Engadi, et se nourrissaient des dattes qui s'y trouvaient en abondance et qui suffisaient presque à tous les besoins de leur vie simple et frugale. Ils préparaient eux-mêmes leur nourriture, leurs vêtements et tous les objets dont la fabrication exigeait la pureté lévitique. Ils faisaient leurs repas en commun, ce qui leur permettait de se passer de toute assistance profane. Ils trouvaient un précédent dans le repas pascal, qui devait être pris en commun entre commensaux (chabura, φρατρια) et demandait le concours de tous les membres admis. De là à la vie en communauté proprement dite il n'y avait qu'un pas, et ce pas fut bientôt franchi. Les Esséniens retirés dans le désert devinrent des communistes. La propriété privée leur était, en effet, complètement inutile, puisqu'ils n'en jouissaient pas. Chacun donnait donc son avoir à la caisse de l'Ordre qui pourvoyait aux besoins communs. C'était la pratique de la maxime 'hassidéenne : Le mien est à toi, comme le tien. Chez les Esséniens retirés dans le désert (car il y en avait aussi qui restaient au milieu de la société et vivaient en famille), se développèrent plusieurs autres traits particuliers, moins importants sans doute que ceux que nous venons d'esquisser, mais qui sont caractéristiques : ils portaient des habits de lin blanc, comme signe extérieur de l'état sacerdotal qu'ils avaient librement choisi[17]. A l'instar des Israélites campés dans le désert après la sortie d'Égypte, chaque Essénien portait avec lui une petite pelle pour la cause même indiquée dans le Pentateuque[18], et un tablier[19], pour s'essuyer après chaque ablution. Tous les matins ils se baignaient dans l'eau d'une source, ainsi que faisaient les prêtres avant les offices du temple. C'est de cet usage que dérive leur nom de Baptistes[20]. Le mot Essénien, qui se prononçait Assaï, à la même signification en langue chaldéenne (As' hai). Au lever du soleil, ils récitaient le Schemah ; puis ils se rassemblaient, silencieux et recueillis, pour continuer leurs prières, qui consistaient en un libre épanchement de l'âme ; car en dehors du Schemah, il n'y avait pas encore de formules prescrites. Quelque temps déjà avant 'la prière, ils s'abstenaient de prononcer aucun mot profane. Ils observaient le même silence pendant leurs repas, qu'ils considéraient comme une sorte de culte ; la table représentait l'autel, et les aliments les sacrifices. En général, les Esséniens étaient taciturnes ; leurs contemporains paraissent avoir été profondément frappés de cette circonstance. Ce silence, si favorable à la contemplation, de même que toute leur vie ascétique et communautaire, qui les affranchissait de tout souci pour l'existence matérielle, disposait naturellement les Esséniens aux rêveries théosophiques. Aussi, ne sont-ce pas les doctrines mystiques qui les avaient conduits à se séparer du monde, mais c'est bien, au contraire, leur séparation du monde qui les a conduits aux spéculations mystiques. Le nom, ou plutôt les noms de Dieu, devinrent pour les Esséniens. un objet de recherches toutes particulières. Outre les noms bibliques, ils en avaient plusieurs autres pour désigner l'Éternel, et ils cherchaient à approfondir le sens caché de ces différentes dénominations de l'Être divin. Ces spéculations devaient, selon leurs croyances, conduire à la possession de l'Esprit saint, à la prophétie. Ce sont eux qui jetèrent les premières bases de la théosophie gnostique. On sait qu'elle a pour objet l'étude de l'influence de Dieu sur la création du monde et le développement de l'esprit humain. Aux mystères dérivés des noms divins se rattachèrent ceux qui concernaient les noms des anges. Ces mystères étaient transmis aux initiés avec certaines cérémonies. Il y avait trois degrés d'initiation. Les adeptes devaient s'engager par serment à observer les règles de l'ordre, à garder ses secrets, et à transmettre fidèlement aux non-veaux initiés les mystères de chaque degré. On se préparait aux degrés supérieurs par l'austérité et par les connaissances qu'on acquérait dans les degrés inférieurs. Les initiés du premier degré s'appelaient Zenuïm. Nous avons vu par quelle voie l'angélologie est entrée dans le judaïsme. Avant l'exil, elle lui était presque étrangère ; mais depuis lors, elle s'y enracina tellement qu'elle en devint une partie intégrante. En s'adonnant à ces doctrines, les Esséniens ne se séparaient pas encore des Juifs de leur époque, et il ne faut pas chercher l'origine des mystères esséniens ailleurs que dans la Judée. En appliquant leurs rêveries aux Écritures, quelle source inépuisable d'interprétations nouvelles y devaient-ils trouver ! Chaque mot, chaque lettre pouvait dévoiler un sens caché. Les Esséniens ont sans doute les premiers parlé des mystères de la loi (Sithré Thora) ; ils sont les premiers pères du Mysticisme juif et chrétien. — Il est néanmoins très-douteux qu'ils se soient occupés, ainsi qu'on l'a dit, de l'ascension d'Énoch, et qu'ils aient répandu des légendes à ce sujet. Comme les Naziréens des premiers temps de l'histoire israélite, les Esséniens aspiraient au prophétisme. Leur but final était de se rendre dignes des révélations de l'Esprit saint. Depuis bien longtemps, la voix des prophètes avait cessé de retentir. Désireux de réveiller l'écho du ciel, les Esséniens croyaient en avoir trouvé le moyen dans la vie naziréenne. Plus la voix céleste tardait à se faire entendre, plus ils s'imposaient de mortifications, afin de faire descendre sur eux l'Esprit saint (Rouach-ha-Kodesch). Ils étaient convaincus que le jour où l'on aurait de nouveau des visions divines, le royaume céleste (Malchouth Schamaïm), l'époque messianique serait arrivée et mettrait fin à tous les maux. Un des adhérents de cette secte a exprimé en termes assez clairs, quoique concis, la filiation des idées qui se trouvaient au fond des croyances esséniennes : De degré à degré, disait-il, le zèle de la loi et la pureté pharisienne conduisent à la 'Hassidouth (à l'humilité et à l'horreur du péché) ; de là, on arrive au don de l'Esprit saint, lequel amènera enfin la résurrection des morts par Élie, le précurseur du Messie[21]. Le peuple admirait et vénérait les Esséniens. Outre les vertus et les sentiments pieux qui leur étaient communs avec les Pharisiens : la frugalité, la simplicité, la pudeur, un dévouement toujours prêt aux sacrifices, ils avaient de plus le prestige du mystère et s'occupaient de cures miraculeuses. Très-attentif à leurs rares paroles, le peuple attendait d'eux le terme des maux qui l'affligeaient. Quelques-uns d'eux, comme Juda Manahem et Siméon, passaient pour savoir prédire des événements futurs et interpréter les songes. Un autre, Onias, passait pour un thaumaturge capable d'arracher la pluie au ciel en temps de sécheresse. On admirait, surtout, dans les Esséniens, leurs connaissances médicales qui, à cause de l'état peu avancé de cette science, offraient alors, comme aujourd'hui, un vaste champ à la crédulité publique. Depuis leur contact avec les Perses, les Juifs croyaient à l'existence de mauvais esprits ou démons (Schédim, Mazikim). Quiconque avait l'intelligence un peu troublée passait pour un possédé ; il ne pouvait être délivré de son démon qu'au moyen de l'exorcisme. De même toute maladie tant soit peu exceptionnelle : les paralysies opiniâtres, la lèpre, le flux-menstruel dépassant sa durée normale et d'autres maladies analogues, était attribuée.aux démons. On sait le rôle qu'un de ces êtres imaginaires avait joué même chez l'un des plus grands philosophes de l'antiquité grecque. Il ne faut donc pas s'étonner que, pour guérir certaines maladies, on recourût non au médecin, mais à l'exorciste ; or, les Esséniens étaient avant tout des exorcistes. Ils étudiaient la médecine dans un livre intitulé : Sépher rephouoth, et attribué au roi Salomon. Ils appliquaient souvent des versets bibliques et d'autres formules qu'ils récitaient tout bas (Le'hischa), d'autres mis, des racines ou des pierres, auxquelles ils attribuaient une vertu magique, et il est probable qu'ils connaissaient aussi l'application de ce qu'on appelle aujourd'hui les cures magnétiques. Voilà les traits qui distinguaient les Esséniens des Pharisiens. Un mot que nous a conservé le Talmud prouve qu'ils s'étaient rendus ridicules aux yeux des docteurs pharisiens, à cause de l'exagération de leurs croyances et de leurs pratiques religieuses. Nul doute que c'est aux Esséniens que le Talmud applique l'expression fou pieux ('Hassid Schota), en parlant de ceux qui exagéraient la pureté lévitique jusqu'à fuir le contact des personnes les plus pieuses. Quant à leur système d'exorcisme au moyen de versets bibliques, il excitait non les railleries, mais la colère des Pharisiens, qui y voyaient une profanation des saintes Écritures ; l'exorcisme en général passait chez ces derniers pour une espèce de sorcellerie défendue par la loi mosaïque. Aussi proclamaient-ils indignes de la vie future celui qui s'adonnait à ces pratiques. C'est ainsi que' les Esséniens et les Pharisiens, sortis d'une même souche, le 'Hassidéïsme, et poursuivant au fond le même but, le royaume du ciel ou l'époque messianique, se séparèrent et entrèrent dans dei voies différentes à mesure que le développement de leurs doctrines fit des progrès. Les Pharisiens vivaient au milieu de la nation, les Esséniens s'en éloignaient[22] ; les uns s'efforçaient de développer les lois et les mœurs nationales, les autres s'absorbaient dans des spéculations théosophiques et dans un isolement qui fait de la piété même une espèce d'égoïsme ; les Pharisiens, malgré leurs querelles avec les Saducéens, qui allaient jusqu'à nier l'intervention de la Providence dans les affaires humaines, reconnaissaient pourtant à l'homme une volonté libre qui le rendait responsable de ses actes, tandis que les Esséniens, plus conséquents dans leurs croyances fatalistes, faisaient dépendre les moindres actions humaines et même la volonté personnelle d'un effet de l'assistance divine qui s'appellera plus tard la jouissance de la grâce. L'attachement des Esséniens à leur ordre effaçait peu à peu, chez ces sectaires, le sentiment de solidarité nationale qui est le ciment de la religion juive. Ils nourrissaient de bonne heure dans leur sien le germe d'une opposition contre le judaïsme, dont eux-mêmes, ainsi que leurs adversaires, étaient pourtant loin de prévoir toute l'intensité et toute la portée. |
[1] MACCABÉES, XV, 6.
[2] Cf. GRAËTZ, Histoire des Juifs, t.
III, 2e éd., p. 53 et suivants.
[3] Le nom français Jean, en
anglais John, en allemand Johann, est une abréviation du nom hébreu Johanan.
[4] JOSÈPHE, Antiquités, XX, 8-11 ;
Guerres, II, 16, 3.
[5] Rosch-ha-Schanah, 18b. Taanith,
34 sub fine. Succa, 51b, 53a.
[6] Sarbet
Sarbane El.
[7] Dibré ha-Yamim.
[8] C'est le fragment d'un ouvrage
historique : conservé dans le Talmud (Kiddouschin, 68a), et qui
parait dater de la dernière époque des 'Hasmonéens.
[9] M. Nicolas, Les doctrines
religieuses des Juifs, Paris, 1860, p. 27 et suivantes. Comparez aussi Éd.
Reus : Hist. de la théol. chrétienne au siècle apostolique, t. I, p.
66-75.
[10] Voir : Jésus-Christ et les
croyances messianiques de son temps, Strasbourg, 1864.
[11] ABOTH, I, 6.
[12] Babl. Sotah, 23b. Jérus. Sotah, IV, p. 20c.
[13] Le mot Saducéen s'écrit en
hébreu zadouquim. Ceux dont nous parlons,
le font dériver du mot zadiq (le juste).
D'autres, au contraire, le font dériver du nom de leur prétendu chef, appelé Zadoq.
[14] JUGES, XIII, 1-7.
[15] SAMUEL, I, 11 et suivants. Cf. la
dernière Mischna du traité Nazir.
[16] Numér., VI.
[17] Cf. entre autres : Lévitique,
VI, 3 ; XVI, 4. EZÉCHIEL, XLIV, 17 et suivantes.
[18] Deutéronome, XXIII, 14.
[19] Kenaphaïm,
περιζωμα.
[20] Toblé
schacharith = Ήμερο
βαπτισται.
[21] Mischna Sotah, fin. Aboda
Sara, 20b. Jérus. Sabbat, I, p. 3. Schekalim, III,
p. 47. Midrasch
canticum, p.
3.
[22] Un seul Essénien se trouve
encore à l'époque de Hillel dans le Synédrium ; mais, comme nous verrons, le
quitta bientôt, ne s'y sentant pas à son aise.