SINAÏ ET GOLGOTHA

 

CHAPITRE III. — GUERRE DE LA DÉLIVRANCE EN JUDÉE (168-140).

 

 

Guerre de la délivrance en Judée. — Premiers partis politiques et religieux : 'Hassidéens, Hellénistes et patriotes. — Succès des 'Hasmonéens. — Jonathan, premier pontife 'hasmonéen. — Siméon, fondateur de la dynastie.

 

Tandis que la communauté d'Alexandrie prenait un si remarquable essor, la patrie juive ne restait pas immobile. De grands événements s'y passaient et faisaient surgir des Partis politiques et des sectes religieuses dont la dernière, se détachant du judaïsme, devait envahir le monde.

Nous étions arrivés, dans l'histoire de la Judée, à l'apparition du livre de Daniel et au soulèvement des 'Hasmonéens, deux événements qui eurent lieu presque en même temps et peut-être aussi au même endroit : à Modin et dans ses environs. Cette coïncidence donne à penser que de fervents 'Hassidéens étaient les promoteurs de l'une comme de l'autre manifestation patriotique.

Après la mort du père Mattathias (167), Juda Maccabée se met à la tête du mouvement insurrectionnel, qui s'étend rapidement sur toute la Judée. Il gagne six grandes victoires sur des armées régulières, au moins dix fois supérieures en nombre à sa petite troupe et toujours pourvues de cavalerie, tandis que lui n'avait à sa disposition ni chevaux, ni éléphants. Mais il avait mieux que cela : des citoyens combattant comme des lions pour la délivrance de leur patrie. — Après avoir mis en déroute, dans quatre batailles rangées, les armées syriennes, commandées par les généraux Apollonius, Séron, Ptolémée, Gorgias et Lysias, il marche sur Jérusalem, prend la ville et la montagne du Temple, défendues par les Syriens et les Hellénistes, qui devaient se retirer dans la citadelle d'Acra, et rétablit le culte national dans le temple, précisément le même jour où, cinq ans auparavant, on y avait pour la première fois sacrifié aux idoles de l'étranger. C'était le 25 kislew (décembre 165), jour que les Israélites célèbrent encore aujourd'hui[1].

Antiochus Épiphane meurt en 163 loin de sa capitale. Lysias y proclame roi le jeune Antiochus Eupator, encore mineur, et en usurpe la tutelle, contrairement à la dernière volonté du roi défunt, qui avait désigné pour cette charge son confident Philippe. L'année suivante, Lysias, avec le roi mineur, envahit la Judée ; mais à la nouvelle que Philippe, à la tête d'une armée de Médo-Perses, menaçait la capitale de la Syrie, il se hâta de conclure un traité de paix avec les autorités juives. Il leur rend le libre exercice du culte national et met à mort le pontife helléniste Ménélas, qui n'était pas de race sacerdotale. Il lui donne pour successeur Alcime (Jakim) ; peu populaire, il est vrai, mais au moins de la famille d'Aaron. Le nouveau grand-prêtre fut accepté, quoique avec répugnance, par presque tous les 'Hassidéens, amis de la paix, auxquels il suffisait d'avoir obtenu le triomphe de la religion d'Israël. Juda dut céder devant ce parti ; mais il continua à soulever le pays. A Jérusalem, comme dans la province, tous n'étaient pas de l'avis du parti de la paix. Alcime y avait beaucoup d'adversaires, redoutait Juda, et profita de la première occasion pour tenter de se débarrasser d'un ennemi si populaire et si vaillant.

Cette occasion s'offrit bientôt. Un prétendant à la couronne des Séleucides venait de surgir. Démétrius Soter, fils de Séleucus Philopator, qui avait été envoyé par son père en otage à Rome, et au détriment duquel Antiochus Épiphane avait usurpé le trône, revint en apprenant la mort de l'usurpateur. Aussitôt il entrain l'armée Syrienne, défait et met à mort Lysias et le roi mineur, et se fait proclamer roi de Syrie. Alcime se rend à sa cour, suivi de ses amis et muni de riches présents. Il intrigue contre Juda et détermine le roi à envoyer son premier ministre Bacchide avec une armée formidable à Jérusalem pour le soutenir contre les rebelles. Comme Bacchide ne put s'emparer de. Juda lui-même, qui sut éviter le piège qu'on lui avait tendu en feignant de vouloir traiter avec lui, il fit exécuter soixante 'Hassidéens de la députation qui lui avait été envoyée pour négocier au nom des révoltés. Mais en même temps il décima aussi les Hellénistes, et crut ainsi avoir intimidé toutes les factions. Cependant, après son départ, Alcime dut quitter de nouveau Jérusalem et se rendre à la cour de Démétrius pour solliciter une seconde fois des secours contre ses implacables ennemis. Nicanor partit alors pour Jérusalem avec une armée. Pendant les pourparlers qui furent entamés avec les insurgés, le vaillant Juda, leur chef, s'aperçut qu'on cherchait à s'emparer de sa personne. Il interrompit brusquement les négociations et se retira au milieu de ses fidèles. Nicanor, deviné dans ses intentions secrètes, fait marcher son armée contre lui. Juda le mit en déroute. Forcé de se retirer dans la citadelle de Jérusalem, le général syrien y attend l'arrivée de renforts dont il avait besoin. Dès qu'il les reçoit, il marche de nouveau contre le chef populaire, qui n'avait à sa disposition que trois mille hommes. Cette petite troupe suffit à Juda, qui se précipite sur l'armée de Nicanor, enfonce ses phalanges, pénètre jusqu'à son ennemi lui-même, le tue de ses propres mains, disperse toute l'armée et la poursuit jusqu'à Gazar. — Alcime dut encore une fois se retirer à la cour de Démétrius. Mais celui-ci fit sur-le-champ partir de nouvelles troupes sous les ordres de Bacchide et du pontife Alcime. Ils étaient déjà devant Jérusalem au commencement de l'an 161. Juda et le parti populaire, qui se préparaient à fêter les pâques, n'avaient pu s'attendre au retour si prompt d'un ennemi qui venait d'être mis en déroute. C'est à peine si le héros maccabéen eut le temps de rassembler quelques milliers de combattants. Encore la plupart d'entre eux, cédant sans doute aux tendances pacifiques, rentrèrent-ils dans leurs foyers avant même le début des hostilités. Huit cents soldats restèrent seuls sous les drapeaux. Ils combattirent une journée entière l'armée de Bacchide. Apercevant ce dernier à l'aile droite, Juda se jette de ce côté et fait plier Bacchide devant son irrésistible élan. Mais l'aile gauche, qui s'aperçoit du danger couru par son général, tourne la petite armée de Juda. Enveloppé dans un réseau de fer, le fougueux patriote juif finit par trouver une mort glorieuse sur ce champ de bataille d'Éléasa, le dernier témoin des faits d'armes d'un des plus grands héros de l'histoire israélite, et même de l'histoire universelle.

A cette nouvelle, on le comprend, la nation entière prit le deuil[2]. Toutefois une réaction était presque inévitable ; elle ne tarda pas à s'opérer. En effet, le grief principal qui avait poussé si énergiquement le peuple à la révolte, n'existait plus ; car on ne se voyait plus contraint de renier le Dieu d'Israël pour sacrifier aux idoles. Le traité conclu à Jérusalem avec Lysias, ne fut pas rompu par Démétrius, malgré son hostilité contre les Juifs ; Dans le temple de Jérusalem on put toujours offrir les sacrifices suivant le rite consacré ; et le pontife Alcime, pour n'être pas le favori du peuple, n'en appartenait pas moins, contrairement à son prédécesseur Ménélas, à la race sacerdotale. D'autre part, les 'Hasmonéens, quoique très-populaires, n'avaient pas encore assez d'influence pour rallier autour d'eux toute la nation. Une autorité généralement reconnue faisait encore défaut. Un certain nombre d'Hassidéens s'étaient retirés dans les écoles, mécontents, à ce qu'il semble, de la voie où étaient entrés les 'Hasmonéens. Ceux-ci, en effet, ne se contentaient pas d'avoir arrêté la profanation du sanctuaire et d'avoir fait cesser la persécution religieuse ; ils voulaient de plus éloigner les causes mêmes de ces désastres. Ils ne pouvaient pas tolérer que la Judée portât plus longtemps le joug odieux des Syriens et que l'existence du judaïsme dépendit des caprices d'un despote ou des intrigues du parti helléniste ; en un mot, ils ne voulaient pas seulement fonder la liberté religieuse, mais aussi l'indépendance politique de la Judée[3]. C'est à ce but qu'avait tendu Juda, quand après l'inauguration du temple il avait réprimé les Iduméens, s'était porté au secours des Juifs galiléens en détresse, et avait secouru les riverains orientaux du Jourdain ; c'est dans le même but qu'il avait élevé des forteresses, et qu'il était resté constamment les armes à la main jusqu'à ce que la mort vint les lui arracher.

Pour réaliser une entreprise aussi difficile, pour rétablir la nationalité juive indépendante, les 'Hasmonéens regardaient avec raison comme insuffisants les moyens dont ils pouvaient disposer contre les armées syriennes, vieillies dans l'exercice de la tactique macédonienne et bien supérieures en nombre. Leurs troupes fidèles, dévouées jusqu'à la mort, ne dépassaient guère trois mille hommes, bien peu expérimentés dans le métier des armes ; l'enthousiasme seul les avait conduit. Comment résister avec cette poignée d'hommes aux attaques incessantes de l'ennemi ? Ils songèrent donc à profiter de la faiblesse du royaume de Syrie. Les Romains étant les ennemis les plus redoutables de la dynastie syrienne, Juda avait entamé, dit-on, des négociations avec eux. D'autre part, le roi des Parthes, Mithridate Ier, faisait à cette époque d'heureuses invasions dans les possessions syriennes situées au delà de l'Euphrate. Les 'Hasmonéens avaient eu avec lui aussi, selon toute apparence, des rapports diplomatiques. C'est ainsi peut—être qu'on doit entendre la tradition qui rapporte qu'Israël regardait alors du côté des montagnes de l'Orient[4]. Bref, les Hasmonéens cherchaient à suppléer à l'insuffisance de leurs propres forces par des secours venus de l'étranger. Mais c'est précisément cette politique mondaine qui déplaisait aux 'Hassidéens. Plaçant leur confiance en Dieu, ces hommes ne comprenaient les batailles qu'à la, manière biblique. Dieu, pensaient-ils, détruirait les ennemis, s'ils osaient reprendre leurs projets impies ; il les anéantirait miraculeusement, comme il avait anéanti l'armée de Sisra et des autres adversaires d'Israël[5]. Demander du secours à l'étranger, c'était douter de sa toute-puissance : Mieux vaut se confier en l'Éternel que dans les hommes ; mieux vaut se confier en l'Éternel que dans les princes[6]. C'est pourquoi Johanan, qui appartenait probablement à ces 'Hassidéens résignés, reprochait aux 'Hasmonéens d'attendre du secours de la Perse : N'est-il pas dit, s'écriait-il, Maudit soit l'homme qui fait de la chair son soutien, et qui détourne son cœur de Dieu ? Et ailleurs : Béni soit celui qui a confiance en Dieu, et Dieu sera son appui ? C'est ce qui explique comment une partie des 'Hassidéens se sépara des 'Hasmonéens ; comment par suite Juda vit diminuer le nombre de ses soldats et finit par succomber dans une lutte inégale.

Ainsi, déjà à cette époque on voit se dessiner trois partis bien distincts : les 'Hassidéens, partisans de la paix ; les patriotes, 'Hassidéens ou autres, qui se confondent avec le parti 'Hasmonéen ; enfin le parti de l'étranger, les Hellénistes.

Les 'Hassidéens, les ancêtres des Pharisiens et des Esséniens, observaient de la manière la plus scrupuleuse non-seulement les lois mosaïques et les prescriptions des sopherim, mais encore ils s'imposaient des mortifications volontaires, ils s'abstenaient de vin temporairement ou pour la vie, et se soumettaient aux règles de la pureté lévitique. José ben Joéser, de Zéréda, un des soixante 'Hassidéens qui avaient été mis à mort par Bacchide[7] ; observait quant aux vêtements et aux autres besoins de la vie le même degré de pureté que les prêtres[8]. Ce parti considérait comme un péché toute jouissance que ne réglementait pas la loi. Pour lui, le judaïsme était une religion ascétique qui exigeait continuellement l'abnégation et la mortification. On trouve dans la Mischna l'expression de cette disposition religieuse. Nous y lisons : Telle est la voie que la loi indique à suivre : mange du pain avec du sel, bois de l'eau avec mesure, couche-toi sur la terre, mène une vie de mortification, et étudie la loi[9]. José ben Johanan, de Jérusalem, collègue de José ben Joéser dans le haut conseil, appelé Conseil des anciens[10], exhortait à la charité la plus illimitée selon la maxime des 'Hassidéens : Le mien est à toi, comme le tien[11]. Il disait : Considère les pauvres comme les membres de ta famille. Il recommandait en même temps l'austérité, en disant : Ne parle pas beaucoup aux femmes[12].

La principale occupation des 'Hassidéens était l'étude de la loi et la transmission à la postérité de la tradition orale : Que ta maison, disait José ben Joéser, soit un lieu de réunion pour les docteurs de la loi ; mets-toi à leurs pieds et désaltère-toi de leurs paroles[13]. C'est à cause de leurs études que les hommes de ce parti portaient aussi le nom de scribes, ou soferim (γραγγατεΐς). Scribe et 'Hassidéen sont toujours synonymes[14]. En leur qualité de scribes ils occupaient les fonctions de magistrats et de docteurs, et exerçaient par là une grande influence sur la jeunesse, studieuse et le peuple tout entier.

Tant par goût que par principe, ce parti devait avant tout aimer la paix.et éviter tout contact avec le monde païen. Pour le faire sortir de son isolement, il n'avait pas fallu moins que les coups violents, portés par les tyrans syriens aux intérêts les plus sacrés du judaïsme.

Les Hellénistes étaient le parti diamétralement opposé aux 'Hassidéens. Depuis que les Tobiades avaient goûté de la vie grecque aux cours d'Alexandrie et d'Antioche, ils avaient, comme Ève séduite par le serpent, le désir de communiquer le fruit défendu à l'austère et mâle peuple juif. Ainsi que nous l'avons déjà fait remarquer : ce qu'ils imitaient des Grecs, n'était pas leur goût délicat, peu ou point cultivé parmi les Grecs de l'Asie ; c'étaient les plaisirs sensuels, la dissolution des mœurs, la passion pour les spectacles, le fanatisme de l'orgie. Leur suprême ambition était d'avoir à Jérusalem des gymnases et des jeux d'athlètes. Le caractère sérieux et moral du judaïsme répugnait à ces innovations ; et comme le judaïsme et la nationalité juive ne sont qu'une seule et même chose, les imitateurs des mœurs étrangères devenaient les ennemis de leur propre nation. — Ce phénomène s'est renouvelé assez souvent dans l'histoire juive, ancienne et moderne.

Le mépris et l'horreur que les Hellénistes inspiraient aux fidèles, nous sont attestés par les épithètes flétrissantes qu'on leur donnait. On les appelait déserteurs, traîtres à l'alliance, gens sans foi ni loi[15], et ils méritaient bien ces dénominations. Lorsqu'ils dominaient en Judée, ils comptaient dans leurs rangs tous ceux qu'avait éblouis le prestige du pouvoir, ou qui se rattachaient par intérêt à la domination étrangère. Dépouillés de leur puissance par le triomphe des 'Hasmonéens, ils s'étaient renfermés dans la forteresse d'Acra pour fuir la colère du peuple. A l'abri de cette citadelle et des autres forteresses qu'ils occupaient en Judée, ils excitaient sans cesse les monarques syriens contre leurs concitoyens. La mort de Juda leur avait rendu le pouvoir, mais non pas sans de vives contestations, et l'anarchie régna bientôt dans toute la Judée.

Les chefs du parti' patriotique étaient les trois fils survivants de Mattathias : Jonathan, Siméon et Johanan. — Unis avec les 'Hassidéens dans un même amour pour le judaïsme, les patriotes et leurs chefs se distinguaient d'eux par une appréciation plus saine de la situation et par une bravoure à toute épreuve.

L'anarchie qui régnait en Judée depuis la mort de Juda était grande. Les 'Hasmonéens et les Hellénistes se combattaient et s'entre—tuaient par. tout où ils se rencontraient. Les violences et lei massacres étaient à l'ordre du jour. Il n'y avait pas d'autorité pour les contenir ou les punir. Il ne parait pas même qu'il y eut alors une administration régulière. Le conseil des anciens était dissout. Pour comble de malheur, la famine vint s'ajouter aux désastres de la guerre. Dans cette détresse, les Juifs tournèrent leurs regards vers Jonathan, l'aîné des frères 'hasmonéens. C'est de ses efforts qu'ils attendaient l'humiliation des traites, l'expulsion des tyrans et le rétablissement de la paix et de la prospérité[16].

Trop faible pour prendre l'offensive, Jonathan dut se borner à se défendre contre l'armée syrienne. Pour échapper à l'ennemi, les 'Hasmonéens se retranchaient tantôt dans le désert de Thecoa, près d'une citerne, tantôt dans les forêts de la vallée du Jourdain, El-Ghor. Mais ne s'y croyant plus en sûreté, ils envoyèrent leurs femmes et leurs enfants au delà du Jourdain, chez des tribus nomades avec lesquelles ils avaient des rapports d'amitié. C'est dans cette expédition que Johanan, le plus jeune des frères 'hasmonéens, qui la conduisait, fut massacré avec toute sa suite.par une tribu hostile d'Arabes, les Beni-Amri.

Bacchide vint les attaquer dans les défilés de la vallée El-Ghor, et les força de se sauver à la nage sur la rive orientale du fleuve. Tout le pays situé en deçà du Jourdain lui étant ainsi abandonné, le général syrien saisit cette occasion pour rendre impossible aux 'Hasmonéens de nouvelles entreprises. Il rétablit les forteresses détruites : Jéricho, Béthel à l'est ; Emmaüs, Béthoron, Thaman à l'ouest ; Pharaton sur le mont Ephraïm, et Thécoa au midi furent rebâties ; les forteresses d'Acra, Bethsur et Gazara furent renforcées. Bacchide enfin s'assura de la fidélité du peuple en envoyant dans PAcra,.comme otages, les enfants des premières familles. Le roi Démétrius ne pouvait trouver un moment plus favorable pour s'immiscer dans les affaires de la Judée ; mais, livré à une vie de débauche, il se contenta d'en tirer un tribut annuel.

Après la mort du pontife Alcime (160), le siège pontifical resta vacant. Bacchide, fatigué de faire une guerre en règle contre des chefs de partisans qui lui échappaient toujours, se retira alors avec son armée, laissant la défense du pays aux garnisons établies dans les forteresses et aux amis de la cour de Syrie, les Hellénistes. Les chefs 'hasmonéens, Jonathan et Siméon, profitèrent de la trêve qui dura jusqu'en 157, pour accroître leurs forces et se préparer à la guerre. Ils fortifièrent dans le désert de Jéricho une oasis où se trouvait une forêt de palmiers et une source d'eau douce et limpide. Le Jourdain, qui était à proximité, les protégeait contre une surprise. Favorisés par cette situation et ayant toutes les sympathies du peuple, ils causèrent de grands dommages aux Hellénistes. Ceux-ci firent parvenir de nouvelles plaintes contre les 'Hasmonéens[17] à la cour de Syrie. Et effectivement, cinq cents Hellénistes avaient été mis à mort par les patriotes, par suite de la découverte d'un complot contre la vie de Jonathan et de Siméon.

Bacchide, qui avait compté sur les forces combinées des garnisons syriennes et de ses alliés les Hellénistes, se vit, à son grand dépit, entraîné dans une nouvelle guerre. Il assiégea les 'Hasmonéens dans leurs retranchements ; mais le siège se traînait en longueur. Les deux frères disposaient déjà d'un nombre suffisant d'hommes pour partager leur armée. Pendant que Jonathan défendait le fort, Siméon, qui en était sorti par un chemin dérobé, tomba sur les derrières des assiégeants, brilla leurs machines et battit les chefs hellénistes Odura et Phasiron. Bacchide fut enfin forcé de lever le siège avec une perte sensible. Il fit tomber sa mauvaise humeur sur les Hellénistes[18]. Jonathan jugea le moment favorable pour entrer en négociation avec le général syrien. Il obtint en effet une paix honorable. Bacchide se retira de la Judée en abandonnant les Hellénistes. Jamais trahison ne fut châtiée d'une manière plus terrible. Jonathan, reconnu tacitement comme chef de la nation juive, fut sans pitié pour les traîtres qui avaient voulu livrer la patrie aux étrangers.

Pendant quatre ans (156-152), la Judée put jouir de quelque repos. Mais cette situation de demi indépendance né pouvait se continuer, et l'habile Jonathan profita des événements qui surgirent en Syrie pour délivrer entièrement la Judée de son influence.

Un prétendant vint disputer la couronne à Démétrius. C'était Alexandre Balas, jeune homme de Smyrne, qui avait une ressemblance frappante avec Antiochus Eupator, dont il se disait l'héritier légitime. Démétrius, pendant les onze années.de son règne, s'était attiré la haine du peuple et de l'armée à cause de son orgueil et de sa vie de débauche ; il avait en même temps indisposé les rois voisins. — Aussi, Attale, roi de Pergame, déjà naturellement ennemi de Démétrius, soutenait-il le prétendant, qui avait d'autant plus de chances de succès qu'il fut appuyé par le sénat romain. Fidèle à sa politique traditionnelle, ce dernier semait, au profit de sa propre domination, des germes de désordre dans le royaume de Syrie, en reconnaissant le prétendant comme prince héréditaire. Démétrius fut donc forcé de chercher des alliés. Comme il craignait l'hostilité de Jonathan, il essaya de le détourner d'une alliance avec le prétendant par des concessions politiques. Mais Alexandre Balas désirait autant que son rival l'amitié du chef populaire des Juifs. Il le nomma grand-prêtre, lui envoya la pourpre et une couronne d'or. Jonathan officia en 152, à la fête des tabernacles, dans le temple de Jérusalem, avec les insignes pontificaux. C'était le premier pontife de la maison 'hasmonéenne.

Malgré les belles promesses que lui faisait Démétrius, Jonathan resta l'allié fidèle d'Alexandre Balas, et il n'eut qu'à s'en louer. Alexandre, en effet, après avoir vaincu son rival, se montra reconnaissant envers Jonathan ; il le combla d'honneurs et n'écouta pas les insinuations des Hellénistes qui étaient encore en possession de l'Acra. Pendant tout son règne (152-146), la Judée put se remettre des blessures que la tyrannie et la trahison lui avaient faites durant vingt années. Aussi, après la mort d'Alexandre, malgré la double trahison de son premier ministre Tryphon, qui fit assassiner Jonathan dans un guet-apens, après avoir tué le jeune prince royal, dont il voulait usurper le trône, la Judée put-elle échapper aux dangers dont la menaçait ce traître, allié aux Hellénistes : Pendant les neuf ans de son gouvernement (152-144), Jonathan avait tellement augmenté la puissance de la nation juive, qu'après sa mort, les fondements sur lesquels pouvaient s'élever l'édifice d'un État se trouvaient posés. Si l'intrépide Juda avait ressemblé à ces juges de la première époque de l'histoire israélite, qui avaient héroïquement combattu les dangers du moment sans en empêcher le retour, Jonathan ressembla plutôt à Saül, ce premier roi d'Israël, qui centralisa les forces du pays et transforma en nation un peuple affaibli par ses divisions. En effet, la mort de Jonathan, comme celle de Saül, bien que déplorée par la nation, n'entraîna pas la perte des conquêtes faites dans l'intérêt du pays plutôt que dans celui d'un homme. Enfin, pour compléter l'analogie, Jonathan trouva dans son frère cadet Siméon, comme Saül dans son successeur David, un héritier digne de lui.

Siméon, plein de vigueur et de courage, malgré son âge déjà avancé, était entouré de quatre vaillants fils : Johanan, Juda, Mattathias, et un quatrième dont le nom n'est pas connu ; tous aguerris par les luttes qui n'avaient pas discontinué depuis qu'ils étaient au monde, luttes auxquelles ils avaient pris part eux-mêmes dès qu'ils avaient été capables de porter les armes. Sous son gouvernement, qui dura environ neuf ans, la Judée vit ses frontières s'élargir, de nombreuses forteresses s'élever, le peuple enfin s'affranchir complètement de la domination syrienne. En son temps, lisons-nous, la vieillesse pouvait se reposer en paix, la jeunesse se réjouir de sa force, et chacun vivre à l'ombre de sa vigne et de son figuier[19].

Après avoir profité de l'anarchie du royaume de Syrie pour s'affranchir de toute ingérence de ce pays dans les affaires de la Judée, Siméon anéantit le reste des Hellénistes, retranchés dans l'Acra et dans les forteresses de Gazara et de Bethsur. La citadelle de Jérusalem, l'Acra, qui était la plus forte de ces trois places, fut prise la dernière. Le 23 ijar (mai) 141, les soldats juifs y entrèrent, musique en tête, en chantant des hymnes religieux. Ce jour compta depuis lors parmi les fêtes nationales.

Ainsi disparut jusqu'au dernier vestige des ce parti qui a sapé le judaïsme dans ses fondements pendant près de quarante années. Il n'a laissé dans l'histoire juive aucun autre souvenir que celui de la honte dont furent flétries ses entreprises, commencées par une lâche connivence avec les dominateurs étrangers et terminées par la trahison et l'apostasie. Mais ces entreprises avaient eu de graves et d'heureuses Conséquences pour le développement de la religion. Le peuple apprit à défendre son héritage sacré au prix de sa vie. A dater de cette époque, l'histoire des Juifs a plus que jamais le caractère d'une histoire sainte. La vie politique et sociale de la nation est dès à présent inspirée tout entière par sa foi. Le peuple de Dieu est devenu une vérité ; et si la dynastie 'hasmonéenne possède l'amour des Juifs, c'est que ses membres sont considérés comme les soldats de Dieu. Dès qu'ils cessent de l'être, le peuple se détourne d'eux, leur devient indifférent et même hostile, bien qu'ils soient encore de courageux guerriers. et d'habiles diplomates.

Déjà après les premières victoires des 'Hasmonéens, nous avions vu les plus fervents parmi les 'Hassidéens abandonner la vie publique pour se retirer dans les écoles, et s'y consacrer exclusivement à l'étude et à la pratique de la religion. Après le triomphe définitif, nous voyons parmi ceux-là même qui sont restés les alliés du parti patriotique, se produire une nouvelle séparation. Les uns s'adonnent aux affaires politiques, à la guerre et à la diplomatie, tandis que les autres, la plus grande partie, se consacrent à l'étude de la loi, à la législation, à l'administration et aux affaires intérieures. Cette séparation naturelle, qui n'est à son origine qu'une division du travail, amenée par la nécessité même des circonstances et commandée par le développement de la société, deviendra la cause d'une scission nouvelle. Il.se formera un parti aristocratique et un parti démocratique. Le premier, celui des Saducéens, sera le parti du pouvoir. Le second, celui des Pharisiens, ou des scribes, sera tantôt allié, tantôt hostile aux 'Hasmonéens, suivant que ceux-ci favoriseront l'observation de la loi, traditionnelle, ou s'en éloigneront. Le peuple sera toujours avec ce dernier parti.

Siméon posséda, durant tout son règne, la Confiance du peuple et des Pharisiens. Il commit cependant une faute politique assez grave. Ne consultant que l'intérêt du moment, il mit l'indépendance si chèrement acquise de la patrie sous la protection d'un empire qui ne vivait que de conquêtes et de spoliations. Pour se débarrasser des petits tyrans, il confia son salut à ce tyran puissant qui étouffait dans ses embrassements les peuples qui se faisaient ses alliés. Siméon envoya une députation à Rome, pour invoquer la protection du -sénat romain. Celui-ci ne demandait pas mieux que de trouver des alliés jusque dans les pays les plus lointains, si faible que fût leur importance. Il savait bien que la protection qu'il accordait était toujours la première étape de la conquête. Rome, après avoir soumis Carthage et la Grèce, était désormais redoutée de tous les peuples de l'Occident et de l'Orient. A la grande joie du peuple juif et de son chef Siméon, elle fit savoir à tous que maintenant elle comptait la Judée parmi ses alliés et protégés. C'était en l'année 140. L'on ne se doutait pas qu'avant deux siècles, Rome exigerait qu'un de ses Empereurs reçût les honneurs divins dans le temple, et que trente ans après, 'elle détruirait Jérusalem, absorberait la patrie, tuerait ses héros et chasserait comme des bêtes fauves les derniers de ses enfants. L'on s'en douta si peu alors, qu'on conféra solennellement la souveraineté héréditaire au chef habile qui avait su procurer à la nation la protection du puissant empire. Siméon dut à la reconnaissance du peuple, pour les services rendus par lui et sa famille, d'être investi le 28 elloul (août) 140, dans la troisième année de son pontificat, d'un pouvoir héréditaire qui n'était légitime que pour les descendants de David. Ce pouvoir ne fut expressément donné à Siméon et à ses descendants que jusqu'à l'avènement du prophète, et on ne leur décernait pas le titre de roi. D'après la croyance populaire, un descendant de la maison de David qui serait en même temps le Messie, devait seul être revêtu de la dignité royale à perpétuité. Le prophète dont l'avènement est désigné comme le terme du pouvoir héréditaire des 'Hasmonéens, c'est le prophète Élie, précurseur du Messie.

Neuf jubilés (450 ans) s'étaient écoulés depuis la captivité du roi Sédéchias jusqu'au rétablissement du pouvoir politique héréditaire en Israël. — Racontons rapidement l'histoire de cette nouvelle dynastie qui dura 103 ans (de 140 à 37).

 

 

 



[1] Cette fête ('Hanouka) dure huit jours, à commencer par le 14 kislew au soir. Dans la synagogue et dans les maisons, on allume des lampions, un seul le premier soir, deux le second, et ainsi de suite jusqu'au huitième.

[2] MACCABÉES, IX, 18-21.

[3] MACCABÉES, VIII, 18.

[4] Midrasch l'Hanouka dans le Beth-ha-midrasch de Jellinek, p. 140.

[5] Psaumes, LXXXIII, 10.

[6] Psaumes, CXVIII, 8-9.

[7] Cf. Journal mensuel de Frankel, 1re année. p. 405 et suivantes.

[8] Haguiga, 18 b.

[9] ABOTH, VI, 4.

[10] Sikne beth-din. — Les deux 'Hassidéens nommés dans le texte, étaient les chefs de ce conseil, issu sans doute du grand Synode : Il existait déjà à l'époque de la conquête d'Alexandre et fut dissout depuis la mort de José ben Joéser.

[11] ABOTH, V, 13.

[12] ABOTH, I, 5.

[13] ABOTH, I, 4.

[14] I MACCABÉES, VII, 12-13 ; II MACCABÉES, VI, 18.

[15] DANIEL, XI, 3432. — MACCABÉES, I, II, VII, 5, et en d'autres endroits.

[16] MACCABÉES, IX, 24, 28-31.

[17] MACHABÉES, IX, 58.

[18] MACCABÉES, IX, 67-69.

[19] MACCABÉES, XIV, 8-12.