Le Judaïsme régénéré. — Influence du parsisme. — Ezra et Néhémie. — La grande synagogue. — Augmentation de l'influence des écoles et affaiblissement du sacerdoce. — Les premiers 'Hassidéens. — Les Psaumes. — Livre de Daniel. — Les 'Hasmonéens. Toutes les grandes races historiques, quoique douées de qualités et de tendances d'esprit bien diverses, voient fleurir autour de leur berceau une littérature sacrée. Mais à mesure qu'elles grandissent, à mesure que leurs qualités et leurs aptitudes se développent, leur génie prend une direction différente. Cette littérature alors, abandonnée de l'esprit primitif qui lui avait donné naissance, n'exerce sur les peuples qu'une influence malsaine. Privées de vie et de mouvement, la religion et la morale se corrompent bientôt et entraînent dans leur ruine la société tout entière ; et à partir de cette heure fatale, les peuples, enchaînés à l'idolâtrie, ne font plus de progrès qu'après s'être affranchis de leurs croyances expirantes. Une seule race historique fait exception à cette règle générale. La race israélite a aussi sa littérature sacrée qui remonte jusqu'à ses premiers âges ; elle aussi se développe comme société et comme nation. Mais, bien loin de rester immuable, comme celle des autres peuples, sa littérature religieuse a marché avec elle, et a grandi avec sa civilisation. Le génie religieux de cette race, loin de perdre de sa fécondité, exerce une influence de plus en plus active. — A l'époque où nous sommes arrivés, au bout de mille ans d'existence historique, Israël a donné le jour, non pas, comme dans les premiers temps, à quelques écrivains exceptionnels qui sont le plus souvent en opposition avec le peuple et ses chefs politiques, mais à toute une littérature religieuse, sortie du sein du peuple lui-même. C'est ainsi que se forme ce royaume de prêtres, ce peuple saint, dont la mission avait été, dès les temps anciens, pressentie par les premiers patriarches et prédite ensuite par les prophètes. Un fait remarquable se produit dans. la riche littérature biblique de l'époque du second temple. Elle prend un caractère en quelque sorte impersonnel ; elle ne porte plus de noms propres, ou du moins ceux qu'elle emprunte, sont des noms vénérés dans l'histoire passée, sous les auspices desquels les contemporains publient leurs poèmes didactiques, leurs élégies et leurs chants d'allégresse. On peut citer comme exemple presque tous les hagiographes ; même la plupart et les meilleurs des psaumes remontent tout au plus aux derniers temps de l'exil et finissent seulement avec l'apparition des sectes sous les derniers 'Hasmonéens. — Quels sont les auteurs de tous ces psaumes, dédiés à David ? — Personne ! Tout le monde ! Le retour de Babylone, nous verrons de le voir, s'était accompli d'une manière bien naturelle. Rien de surprenant, rien de merveilleux n'était venu frapper les yeux du peuple ; on en trouve une preuve évidente dans les actions de grâce elles-mêmes dont se servent les écrivains sacrés, pour entourer cet événement du prestige de la religion. Lorsque l'Éternel ramena les captifs de Sion, dit le psalmiste, nous étions comme des gens qui rêvent. Alors notre bouche se remplit de rires joyeux, et notre langue de chants de triomphe ; alors on disait parmi les nations : l'Éternel a fait de grandes choses avec ceux-là ![1] C'est un langage presque moderne. Au premier appel, quarante mille personnes environ avaient profité de la permission de Cyrus. La très-grande majorité des Juifs, tous ceux notamment qui possédaient des propriétés, n'avaient pas quitté la terre étrangère. Mais au moins l'exil avait eu un important résultat, et, soit les Israélites restés à Babylone, soit les Juifs revenus en Palestine, tous s'étaient également délivrés d'une vieille maladie, de l'idolâtrie. Tous étaient devenus, grâce à leurs malheurs politiques, des adorateurs de l'Éternel. Le principe fondamental du Mosaïsme avait enfin pris racine dans le cœur de tout ce peuple. Cependant, si l'exil avait exercé une bienfaisante influence sur la religion d'Israël, il y avait aussi introduit des croyances étrangères. Malgré la polémique du second Isaïe contre le dualisme de la religion persane[2], Ormusd et Ahriman, avec leur cortège de bons et de mauvais anges, avaient pénétré dans la doctrine essentiellement unitaire des prophètes. Il est vrai que le Dieu des ténèbres, Ahriman, qui a dans la religion persane un rang égal à celui d'Ormusd, le dieu de la lumière, est transformé par les Juifs en Satan, qui est subordonné à Dieu ; mais, comme Ahriman, Satan a ses sept serviteurs, anges du mal, ou démons, exécuteurs de ses volontés, qui séduisent les hommes et les excitent au péché ; et, comme Ormusd, Dieu a, lui aussi, ses sept anges de lumière, fidèles serviteurs de sa parole. Il n'y a d'autre changement apporté à la doctrine persane que le nom des anges : les Juifs les appellent Michaël, Gabriel, Raphaël, Uriel ou Suriel, etc. De même que l'angéologie et la démonologie, la croyance au paradis et à l'enfer est d'origine persane. Enfin la résurrection des corps, image dont les prophètes se sont servis pour indiquer l'immortalité de la nation et sa résurrection à la vie politique, religieuse et sociale, s'est transformée, grâce à l'influence du Parsisme, en un dogme, devenu plus tard la source de toute une théologie nouvelle en opposition directe, avec la religion neuve : la théologie pharisienne et chrétienne. Au retour de la captivité, les Juifs, exaltés par les discours et la lecture des prophètes, éprouvèrent plus d'une déception. Ils avaient espéré que la sortie des plaines de Babylone serait semblable à l'exode d'Égypte. Mais, au lieu de miracles, ils ne rencontrèrent dans leur trajet que les fatigues du voyage. Arrivés enfin dans le pays que l'Écriture appelle une terre où coulent le lait et le miel, ils ne trouvèrent que des ruines et des champs dévastés, que des villes détruites et un désert à la place des vignes et des figuiers à l'ombre desquels ils devaient s'asseoir. De plus, ils se voient entourés de voisins jaloux et peu favorables à la reconstitution d'un État juif. Les Samaritains, à cause même de leur parenté avec les nouveau-venus, se distinguent par leur ardente hostilité. Formés, ainsi que nous l'avons déjà indiqué plus haut, d'un mélange d'Israélites idolâtres de l'ancien royaume schismatique et de quelques peuplades païennes, les Samaritains croyaient avoir le même culte que les Juifs, et prétendaient avoir le droit de se réunir à eux dans le nouveau temple. Le refus, par lequel on répondait à leurs prétentions, les offensait vivement. Blessés dans leur amour-propre, ils ne songent qu'à se venger. Parmi les Juifs eux-mêmes, la concorde n'était pas absolument parfaite ; une hostilité s'était déclarée entre les partisans de la royauté davidique et ceux du gouvernement sacerdotal. L'enthousiasme des premiers jours fit donc bientôt place à l'aigreur, et la construction du temple, commencée aussitôt après l'arrivée des exilés à Jérusalem, fut interrompue pendant une vingtaine d'années. Le successeur de Cyrus ne partageait pas l'affection que son prédécesseur avait éprouvée pour les Juifs ; il prêta donc l'oreille aux calomnies de leurs ennemis. Le découragement gagna tous les Israélites revenus dans la patrie, et il fallut toute l'éloquence et l'autorité des deux prophètes de l'époque, Aggé et Zacharie, pour les engager à achever le temple et prévenir l'abandon de l'œuvre à peine commencée. Mais la situation politique d'Israël ne se trouvait pas seule compromise : les Juifs étaient sur le point de retomber dans l'idolâtrie par suite des mariages qu'ils contractaient avec les païens. Les notabilités, les prêtres mêmes, pour vivre en paix avec leurs voisins, s'étaient attachés à eux par des liens de famille, et le peuple avait suivi l'exemple de ses chefs. La loi de Moïse était transgressée de toute manière, moins par impiété que par ignorance. Aux jours de sabbat et de fêtes, il y avait des foires et des marchés. L'usure dévorait les pauvres agriculteurs, et les premiers colons étaient déjà dans un état de complète démoralisation, lorsque de nouvelles recrues arrivèrent de Babylone et s'efforcèrent de relever le courage de leurs prédécesseurs. Soixante-dix ans après le premier retour des Juifs en Palestine, l'illustre Ezra, qui était en même temps prêtre et Sopher, c'est-à-dire instruit profondément dans la littérature sacrée, arriva en Judée avec des savants qui partageaient Ses sentiments patriotiques et religieux. Revêtu d'une certaine autorité qu'il tenait du roi de Perse, il mit fin à la décadence des mœurs, ordonna la dissolution des mariages contractés avec les femmes païennes, fit connaître au peuple la loi de Moïse, et la popularisa par l'interprétation qu'il en donnait. Pour en prévenir' toute transgression, il l'entoura de nouvelles prescriptions, et pour combler le vide que laissait la disparition des prophètes, il fonda une école de Sopherim, ou docteurs. Il jetait ainsi les fondements du judaïsme régénéré qui s'est maintenu depuis à travers les siècles. On a appelé Ezra le second Moïse, et le Talmud dit même que Dieu l'aurait trouvé digne de recevoir la loi, s'il ne l'avait déjà donnée au fils d'Amram. On n'a en rien exagéré le mérite de ce père de la Synagogue. Mais si grand que fût Ezra comme législateur, il n'était pas homme d'État. Aussi, ses plus belles prescriptions seraient-elles restées sans force, si Néhémie n'était pas venu à son secours. Animé d'une rare énergie, doué d'un grand talent d'organisation, Néhémie avait justement ce qui manquait à Ezra. Il devint l'allié et en quelque sorte le complément du savant docteur. En bon patriote juif, il profita de sa position de haut fonctionnaire, d'échanson et de favori du roi de Perse, pour devenir le bienfaiteur de sa nation. Il fortifia Jérusalem à moitié détruite, encouragea ses compatriotes, intimida leurs voisins hostiles, ramena les prêtres à l'autel, les lévites au temple, châtia sévèrement les traîtres haut placés, sans ménager les pontifes eux-mêmes, consolida les institutions d'Ezra, en un mot, il fonda une république qui, bien que modeste à son début, n'en possédait pas moins toutes les conditions possibles de vitalité, grâce aux efforts désintéressés de ses premiers fondateurs. C'est à l'époque d'Ezra et de Néhémie que commença la convocation de l'assemblée célèbre ; connue sous le nom de Grande-Synagogue (grand synode, Kenéseth ha Guedolah). C'était une véritable chambre de représentants du peuple. Mais comme il y avait depuis la fondation de l'école des Sopherim, ou docteurs, dans tous les rangs de la nation des hommes qui s'occupaient de l'étude de la loi, les docteurs acquirent naturellement dans cette assemblée populaire une influence prépondérante. Transformée plus tard en Synédrium, elle remplissait tout à la fois les fonctions d'une assemblée constituante, d'un Corps législatif et d'un tribunal suprême. Elle avait été convoquée dans le but de coopérer à l'œuvre de la reconstitution nationale, entreprise par Ezra et Néhémie ; elle avait donc à s'occuper de tous les besoins politiques, sociaux et religieux ; elle devait créer et développer, les institutions de la nouvelle société juive. Des travaux de cette assemblée il est sorti un code qui consacra des habitudes et des coutumes, soit anciennes, soit récentes. Elles furent ensuite développées par les écoles des docteurs, comme la loi elle-même l'avait été par les docteurs, contemporains d'Ezra. La seconde loi, dite orale, ne fut rédigée définitivement que bien plus tard et nous a été conservée sous le nom de Mischna. Quand on considère l'autorité dont jouissaient ces assemblées de docteurs, on ne peut pas hésiter à regarder le nouvel Etat comme une véritable république, bien qu'il existât, à côté de ces assemblées, un pontificat héréditaire dans la famille d'Aaron. On ne connaît pas au juste le mode d'élection de ces savants représentants de la nation juive. Ce qui est certain, c'est que, loin d'être exclusivement réservé à une classe particulière, le droit de siéger au milieu d'eux appartenait à tous ceux qui joignaient à la connaissance approfondie' de la loi une moralité irréprochable. Convoquée la première fois vers l'an 420, la Grande-Synagogue se transforma en Synédrium vers l'an 330, époque de Siméon le Juste. Les salutaires ordonnances, émanées de cette réunion de docteurs, ont achevé l'œuvre d'Ezra et imprimé au judaïsme et à toute la nation juive ce caractère de stabilité qui a triomphé du temps. Ce sont ces ordonnances qui ont créé la forme actuelle de la synagogue, posé les bases du rituel, prescrit la lecture de quelques chapitres de là loi et des prophètes les jours de sabbat et de fête, répandu parmi le peuple la connaissance de la littérature et de l'histoire nationales, et combattu ainsi l'ignorance, source de toutes les superstitions et aberrations d'esprit. Ce sont-elles enfin qui ont fondé les écoles supérieures, véritables pépinières de docteurs, où se sont formés les successeurs des premiers Sopherim, de ces hommes appelés plus tard les scribes (traduction littérale de Sopherim). Pendant tout le temps qui s'écoule entre Néhémie et Siméon le Juste, la Judée ne joue aucun rôle dans les affaires du monde. Les annales de cette époque qui embrassent environ un siècle, ne mentionnent que les vexations dont les Judéens sont accablés.par les pachas perses et les Samaritains. Le peuple jouissait alors, du reste, d'une vie paisible et presque contemplative. Dans ce recueillement la Judée gagna les forces morales dont elle avait besoin pour braver les tempêtes qui s'apprêtaient à fondre sur ses enfants. Ce siècle, si pauvre en événements, est, en revanche, le plus riche et le plus important au point de vue du développement intérieur de la nation. Les écoles transformèrent si profondément l'esprit du peuple que la science de la loi devint la principale, sinon l'unique source de puissance dans l'État et la société. Les personnages importants dans la communauté, pour nous servir des mots d'un écrivain français, ne furent bientôt plus les prêtres, dont le métier consistait tout simplement à tuer des bêtes et à présider à des cérémonies qui, en se répétant, perdaient de leur intérêt et de leur signification. Ce furent les gens de la loi. La classe des docteurs, par son importance sociale, l'eut bientôt emporté sur la caste des sacrificateurs. Cette caste qui, lors de la restauration, avait organisé d'une main ferme et puissante la base d'une nationalité désormais indestructible, dut se retirer de la direction de son œuvre glorieuse et l'abandonner à la synagogue, préparée à remplacer le temple[3]. Grâce à l'influence qu'exerçait sur toute la vie sociale et religieuse l'école des Sopherim, les caractères principaux du judaïsme deviennent l'amour de la légalité et un scrupule extrême en matière de religion. De là cette stabilité d'institutions, unique dans l'histoire, puisque ces institutions ont survécu à l'existence même de l'État, pour lequel elles avaient été fondées, perpétuant, de la sorte la nationalité juive au delà de son existence politique. Montrons en quoi consiste et comment s'est opérée chez les Juif cette modification religieuse d'une si capitale importance, puisqu'il en est sorti le judaïsme régénéré, berceau lui-même des religions modernes. La loi, c'est-à-dire les prescriptions et les interdictions que spécifie le Pentateuque, et qui ont pour objet la vie sociale, comme la vie individuelle, était depuis Ezra devenue la règle de conduite du peuple entier. Elle était envisagée dans toutes ses parties comme un code divin, révélé sur le mont Sinaï par Dieu lui-même à son plus grand prophète, Moïse. Ce code était donc considéré désormais, dans ses moindres détails, comme l'expression de la volonté divine et, par conséquent, ne pouvait comporter ni retranchement, ni additions. Quiconque en transgressait volontairement un commandement, devenait impie ou malfaiteur, pécheur ou criminel. Cependant l'obéissance perpétuelle et immobile à une loi, rédigée pour les besoins d'une époque précise, est fort difficile et parfois matériellement impossible ; d'autre part, il y a nécessairement des lacunes dans une loi écrite qui, malgré les soins les plus minutieux, ne peut prévoir tous les cas possibles dans le présent, et à plus forte raison dans l'avenir. Il en résulte fatalement qu'à un moment donné il devenait absolument indispensable de modifier et de compléter les dispositions légales pour en sauvegarder l'autorité. Les docteurs de la loi avaient une tâche plus délicate, plus difficile et plus étendue qu'on ne le croirait au premier abord : comme code de lois morales et judiciaires, le Pentateuque renfermait un grand nombre de prescriptions absolument inapplicables dans le courant des siècles, tandis qu'il n'avait pas de dispositions pour une foule de rapports sociaux nouveaux. Et cependant son origine divine lui donnait aux yeux des Juifs une autorité absolue et en faisait la seule règle possible et des croyances et des mœurs[4]. Comment donc arriver à concilier tout à la fois le respect du passé et les besoins du présent ? La solution de ce problème se trouve précisément dans les origines et dans l'histoire de la nouvelle doctrine judaïque. Rappelons-nous que c'était la même autorité des Sopherim qui avait enseigné au peuple à considérer la loi écrite dans toutes ses parties comme une révélation divine, et qui avait ouvert la porte à l'interprétation traditionnelle, mettant ainsi d'accord, dès l'origine, la loi écrite et les institutions traditionnelles déjà existantes, de même que les dispositions nouvelles qu'elle jugeait utile d'introduire. Cette origine du judaïsme régénéré donne non-seulement la solution des questions délicates et des contradictions apparentes qu'on vient d'indiquer, mais elle explique encore la grande autorité dont jouissaient les Sopherim. Cette autorité, parfaitement méritée, est due à la vénération que les peuples ont toujours éprouvée envers leurs premiers législateurs, les fondateurs de leur nationalité, qui les ont tirés en quelque sorte du néant, ou sauvés de l'abîme qui s'était ouvert devant eux. Elle ne fit que s'accroître dans la suite des temps. Le Judée se trouve bientôt entraînée de nouveau dans le grand courant de la politique générale. Les influences extérieures pèsent chaque jour davantage sur elle, et chaque jour elles deviennent un danger plus grand pour le judaïsme et la nationalité juive. Pour obvier à ce péril imminent, les prescriptions des Sopherim s'accumulent de plus en plus. Il faut à tout prix préserver la loi nationale et la nation elle-même de sa ruine. Un but si élevé devait donner à ces prescriptions une importance de premier ordre, et, considérées d'abord, dans leur partie réglementaire, ou halachique, comme un héritage de la Grande-Synagogue, elles reçoivent bientôt, par l'adhésion unanime de tous les Juifs, bien plus encore que par les décisions des docteurs, tous les caractères d'une révélation sinaïque, ou pour nous servir de la terminologie consacrée, elles deviennent Halacha le-Mosché mi-Sinaï. — On lit, en effet, dans les maximes des pères de la Synagogue : Moïse a reçu la loi sur le Sinaï ; elle fut transmise de Moïse à Josué, de Josué aux Anciens, des Anciens aux prophètes, et des prophètes aux membres de la Grande-Synagogue[5]. Évidemment, on ne parle pas ici de la loi écrite seule, mais aussi de la loi orale ou traditionnelle. En résumé, comme les assemblées des docteurs, instituées par Ezra et Néhémie, avaient promulgué, enseigné et consacré tout à la fois et la loi écrite, et la loi traditionnelle, la nécessité des circonstances finit par revêtir la seconde loi et les traditions de la même autorité que la loi écrite. C'était au milieu de ce développement intérieur, que la Judée fut surprise par une catastrophe qui faillit renverser l'édifice élevé' par la Grande-Synagogue, mais dont le résultat dernier fut d'en affermir davantage les bases. Le conquérant macédonien, Alexandre le Grand, avait détruit la monarchie de Cyrus, et fondé un empire qui s'étendait presque de l'Italie jusqu'aux Indes. Parmi les pays nombreux que ses phalanges avaient enlevés au dernier Darius, se trouva aussi la modeste province de la Judée. Elle accueillit assez volontiers ca changement dynastique qui la délivrait de la domination arbitraire des pachas. Elle ne se doutait pas des luttes qui devaient surgir de cette nouvelle situation. En effet, elle allait devenir une véritable pomme de discorde entre les cours' à :Antioche et d'Alexandrie : les Séleucides et les Ptolémées allaient se disputer la Judée, et, comme au temps de la lutte des Assyriens et des Babyloniens avec l'Égypte, elle allait être de nouveau, à cause de sa position géographique, entraînée malgré elle à se mêler à ces querelles mondaines. Les paisibles habitants de la Judée avaient vécu jusque-là d'une vie presque absolument isolée. Tout à coup ils se trouvent en face des passions, des ambitions et des crimes d'un monde à demi plongé dans une barbarie que dissimulaient les dehors de la civilisation grecque. Tout d'abord les Juifs sentent une répulsion naturelle pour ce monde en décadence, contre lequel se révoltent leur profonde crainte de Dieu et leur respect absolu de la loi. Mais ils arrivent insensiblement à se familiariser avec ses habitudes. Quelques-unes des plus anciennes familles de la Judée se laissent séduire par les appas de la civilisation grecque : la plus célèbre de toutes est celle des Tobiades. Joseph, surnommé le beau, fils de Tobie, de race sacerdotale, était parvenu à occuper un rang élevé et à jouer un certain rôle à la cour d'Alexandrie. Comme fermier-général des impôts de la Judée et des provinces adjacentes, il avait acquis une fortune considérable et contribué à la prospérité matérielle de ses compatriotes. Mais, en introduisant chez un peuple qui avait vécu jusqu'à ce jour modestement et honnêtement de ses travaux agricoles, les grandes affaires commerciales et les spéculations financières, il éloigna bien des gens de la vie simple et patriarcale, et les jeta dans le luxe et les mœurs corrompues d'une société pervertie et démoralisée. Joseph lui-même avait donné l'exemple. Ce descendant de Siméon le Juste avait des relations intimes avec une actrice grecque. Tous les membres de 'sa famille, fils, petits-fils et cousins, parvenus enrichis d'une moralité douteuse, firent bon marché de la religion de leurs ancêtres. Les Tobiades prirent à la civilisation grecque ce qu'elle avait de séduisant pour les sens, sans s'approprier la culture qu'elle donnait à l'esprit. A leur exemple, il se forma en Judée une aristocratie financière qu'on appela par dérision les Hellénistes, sobriquet devenu bientôt le nom du parti politique qui livra la patrie aux tyrans de la Syrie. Pour se mettre au niveau d'une société dont ils n'avaient compris que les défauts, les Tobiades et les Hellénistes dissimulent leurs orgies orientales sous les draperies helléniques ; ils adoptent des noms grecs ; ils s'appellent Jason, Ménélas, Alcime, au lieu de Josué, d'Onias et de Jakim ; ils introduisent en Judée des spectacles de mauvais goût, les hippodromes, les combats d'athlètes nus, les ballets grecs ; ils ne rougissent que de la religion et des mœurs sévères de leurs compatriotes. C'est pourquoi ils mettent fout en œuvre pour faire oublier leur nationalité ; ils affectent une sorte de paganisme hellénique, afin de n'être pas taxés de barbares par leurs convives de la Syrie et de l'Égypte. De nouvelles passions s'ajoutèrent bientôt à ces folies de la vanité. Les Tobiades, jaloux d'un de leurs parents, nommé Hyrcan, qui jouissait d'une grande faveur à la cour d'Alexandrie, nouèrent des intrigues avec Antiochus le Grand, pour arracher la Judée à l'Égypte et la soumettre à la domination syrienne. Des luttes sanglantes s'engagèrent sur le sol dévasté de la patrie entre les armées des deux pas. Des partis politiques se forment en Judée ; la guerre civile avec ses déchirements intérieurs s'ajoute aux maux de la guerre étrangère : tristes fruits des velléités ridicules et des passions désordonnées de quelques ambitieux sans conscience et sans cœur ! Les patriotes s'unissent pour repousser l'invasion des mœurs étrangères et combattre cette race dégénérée qui aurait volontiers, comme Ésaü, revendu pour un plat de lentilles son droit d'aînesse religieux et moral, l'héritage de ses ancêtres : l'excès de l'impiété provoque la réaction. Tout ce qui provient de la civilisation grecque est odieux aux patriotes. Plus le judaïsme est renié par les uns, plus il est affirmé par les autres, qui flétrissent comme apostasie la moindre transgression des anciens usages. On en vient au point de condamner à mort comme profanateurs du sabbat ceux qui, ce jour-là, montent à cheval, bien qu'au point de vue légal cette action fût loin d'être regardée comme un crime et d'en traîner un tel châtiment. Mais on était menacé au dehors par les ennemis, au dedans par les traîtres ; -patrie, religion, nationalité, tout était en danger ; il fallait contenir par la terreur les déserteurs de la loi. Toutes les passions, mais aussi toutes les vertus, toutes les forces intellectuelles et morales sont éveillées en Israël par les secousses violentes ressenties presque journellement à cette époque de crise nationale et religieuse. Des hommes pénétrés de l'esprit saint des prophètes rappellent au peuple son glorieux passé et sa mission providentielle. Un nouveau genre de littérature, le lyrisme des psaumes, se trouve alors cultivé de préférence à tout autre. Sans- doute, cette littérature existait déjà chez ?es Israélites. Depuis l'époque des juges jusqu'à celle des rois, depuis Samuel et David jusqu'à Jérémie et les prophètes de l'exil, depuis les lévites des premiers temps jusqu'à ceux qui avaient suspendu leurs harpes aux saules des fleuves de Babylone, il y avait eu toujours chez les Hébreux des poètes lyriques. Leurs chants nous sont conservés, en partie du moins, soit dans la collection des psaumes, soit dans d'autres livres de la Bible. Mais, ainsi que nous l'avons fait remarquer au commencement de ce chapitre, la majeure et la meilleure partie des psaumes date de l'époque dont nous parlons, et sont d'origine 'hassidéenne[6]. Les psaumes des 'Hassidéens sont caractérisés par mie grande profondeur et beaucoup de délicatesse de sentiment ; ils portent l'empreinte d'une complète abnégation, et trahissent un 'e sympathie chaleureuse pour les douleurs et les joies du peuple, que les auteurs identifient avec leurs propres douleurs et leurs propres joies. Les tableaux qu'ils nous tracent se font remarquer dans le détail autant que dans l'ensemble par une harmonieuse distribution d'ombre et de lumière, de deuil et d'allégresse, de crainte et d'espérance. Le plus souvent, le fond de ces psaumes est historique et national ; mais comme le peuple y est toujours personnifié, représenté symboliquement soit par le roi David, le héros populaire par excellence, soit par les poêles mêmes, on peut facilement se méprendre, et l'on s'est en effet mépris sur leur sens véritable ; on a cru y voir des douleurs et des joies, des craintes et des espérances individuelles, quand il ne s'agissait que de celles du peuple lui—même, sans parler des fausses interprétations qu'on a cru pouvoir donner à plusieurs d'entre eux, en y cherchant des allusions à la personne d'un Messie. — En lisant, avec l'intelligence de la situation, les hymnes et les odes sublimes des 'Hassidéens, dispersées dans le recueil arrivé jusqu'à nous, l'âme s'élève au-dessus de la terre, à ces régions éthérées où ne règne plus aucun souffle égoïste. Les psaumes dont nous parlons rappellent parfois le glorieux passé de la nation et ses espérances d'avenir ; parfois aussi ils dépeignent l'univers, qu'ils considèrent comme l'œuvre de celui qui dirige les forces naturelles autant que les destinées de la société humaine, de celui qui a fait des vents ses messagers et des flammes ses serviteurs[7]. En contemplant le ciel étoilé, un de ces psalmistes s'écrie : Qu'est-ce que l'homme pour que tu t'en souviennes ? Qu'est-ce que le fils d'Adam pour que tu penses à lui ! Et pourtant, continue-t-il, tu as fait de lui presque un être divin, tu l'as couronné de gloire et d'honneur, tu lui as donné la domination des œuvres de ta main ; tu lui as tout soumis : les brebis, les taureaux et les bêtes fauves, les oiseaux du ciel et les poissons de la mer ! Après cette pompeuse description de la nature, dans laquelle l'homme occupe une place si élevée, on voit reparaître la pensée fondamentale des 'Hassidéens. Pour eux la source de la toute-puissance divine, c'est l'amour, c'est la miséricorde : cette toute-puissance est glorifiée par la bouche des nourrissons et des petits enfants, afin de confondre la haine et la vengeance. Ce chant, sublime entre tous, commence et finit par cette exclamation qui résume toute la pensée du poète religieux : Éternel, notre Dieu, que ton nom est magnifique sur toute la terre ![8] Expression profondément sentie de l'amour désintéressé des 'Hassidéens. —Toutes ces hymnes, animées par un lyrisifie ardent, sont des actions de grâce bien plus que des prières ; la portée en est si haute et l'influence si moralisatrice, que le Talmud a pu dire de l'une d'elles : Celui qui la récite trois fois par jour est sûrement admis au bonheur futur[9]. Mais la vie sainte se manifeste surtout par la volonté et les actes. Aussi cette haute morale, dont la source première remonte au Décalogue, et qui a été développée plus tard par les prophètes, est-elle admirablement enseignée au peuple par les psaumes 'hassidéens. L'homme y est représenté comme l'être qui peut se rapprocher de Dieu par son énergie morale. Qui est-ce qui demeurera au lieu de ta sainteté ? Celui qui a les mains pures et la conscience nette, celui qui marche dans la simplicité de son cœur, qui exerce la justice et dit la vérité dans sa conscience, qui ne calomnie et ne couvre pas de honte son prochain, celui aux yeux duquel n'est méprisé que ce qui est méprisable, et qui, s'il a juré, fût-ce à son détriment, ne change rien à l'exécution de son serment[10]. La plus haute morale s'ajoute ainsi aux prescriptions de la grande Synagogue et des scribes (Sopherim) ; à côté de l'enseignement des lois il se développe une poésie didactique qui tend, selon l'esprit des prophètes, à faire toujours des pratiques extérieures l'expression sincère de la piété et de la religion du cœur. Le sacrifice du méchant est en abomination à l'éternel ; mais la prière des justes lui est agréable[11]. La charité et la justice sont préférables aux sacrifices[12]. Tu ne demandes pas des offrandes de chair et de farine, toi, qui m'as donné des oreilles (pour entendre tes commandements), non, tu n'as demandé ni holocaustes, ni oblation pour le péché[13]. Le sacrifice le plus agréable à Dieu, c'est un esprit humble et soumis ; ô Dieu, tu ne dédaignes point un cœur brisé ![14] Il n'y avait ni dans ces poèmes didactiques, ni dans la poésie lyrique et toute la littérature sacrée de cette époque, rien qui fût en opposition avec l'enseignement des écoles et les décisions du Synédrium. Les docteurs de la loi n'étaient pas les adversaires des auteurs de cette littérature. Bien au contraire, ces derniers occupaient eux - mêmes les plus hautes places dans le Synédrium. Les docteurs et les moralistes s'inspiraient du même sentiment religieux et patriotique. Les uns et les autres représentent le Judaïsme régénéré sous ces trois aspects principaux : la nationalité, la légalité et la religion du cœur, ou le sentiment moral, dont ils sont l'expression la plus complète. — La lutte avait développé toutes les qualités, Joutes les aptitudes, toutes les forces morales du peuple. Mais rien n'avait encore provoqué des dissensions intérieures. — Ce sont des événements ultérieurs qui ont donné naissance, comme on le verra, à des sectes qui correspondent en quelque sorte à ces trois aspects du judaïsme régénéré que nous venons d'indiquer. Tant que l'unité politique et religieuse dura, des hommes d'élite allèrent puiser à cette source nationale l'inspiration qui produisit la littérature sacrée de ce temps-là. Dès que cette unité fut brisée et qu'il se forma des partis et des sectes au sein même du judaïsme et de la nation juive, la source se tarit et l'inspiration cessa de créer ces chefs-d'œuvre. Mais la lutte contre les ennemis du dehors et du dedans, la lutte qui vient de plus en plus serrer les patriotes autour de l'antique héritage, cette sainte lutte qui avait éveillé le génie créateur du peuple, est encore bien loin de son terme ; elle n'est, au contraire, qu'à son début. — Comme nous venons de le voir, les parvenus enrichis de la Judée qu'on appelait les Hellénistes, avaient noué des relations avec la cour d'Antioche ; ils étaient les alliés des rois de Syrie : cette raison suffisait pour que les patriotes, et à leur tête le digne vieillard Onias III, grand-prêtre de Jérusalem, nouassent à leur tour des relations amicales avec la cour d'Alexandrie. Onias avait banni les Tobiades de Jérusalem ; il fut assassiné peu de temps après, et l'on peut croire que ses puissants ennemis avaient trempé dans ce crime. Son fils, Onias IV, qui devait lui succéder, se vit forcé, pour éviter un sort pareil, de s'enfuir à Alexandrie. La situation devint de plus en plus critique' ; l'on peut déjà prévoir le conflit tragique qui allait 'éclater. Antiochus Épiphane, roi de Syrie, attaqua l'Égypte et annexa sans façon la Judée à son royaume. Les Tobiades et tous les Hellénistes bannis pouvaient rentrer et exécuter ouvertement leurs projets impies. Leur but avoué, nous le savons, était la destruction de la nationalité et du culte israélite. Le roi de Syrie leur vint en aide. Furieux de l'humiliation que lui avait fait subir en Égypte Popilius, envoyé du Sénat romain, plein de ressentiment de l'insuccès de sa campagne contre le jeune roi Philométor et de la joie que les Juifs, à cette occasion, avaient fait éclater publiquement, Antiochus détourna toute sa colère sur le petit peuple qu'il tenait sous sa puissance. Pour effacer l'humiliation que Rome lui avait fait endurer, il voulut humilier le dieu d'Israël. Il n'avait pu renverser la dynastie des Ptolémées, il décida le renversement de Jéhova. Le temple de Jérusalem est profané, on y érige la statue de Jupiter, la peine de mort est décrétée contre tous ceux qui ne se convertiront pas au paganisme. Des prêtres juifs se font les satellites d'Antiochus et s'associent à ses projets insensés. Comme aux plus mauvais jours de l'antique histoire israélite, ils se rangent du côté au pouvoir. Mais les temps étaient heureusement changés. Au lieu de quelques prophètes, c'est le peuple entier qui proteste. Pour la première fois dans l'histoire, l'on voit toute une nation, au nom de sa foi ? se vouer au martyre, On suspend les travaux, on abandonne les villes, on sacrifie et sa propriété et sa vie, on se retire dans les montagnes pour coin-battre un pouvoir tyrannique et violateur des consciences. Des élégies pleines de douleurs et de désespoir, des psaumes, véritables martyrologes, retentissent dans tout le pays. Ce ne sont pris les portiques du temple et des synagogues, ce sont les cavernes, les grottes et les défilés des montagnes de la Judée qui renvoient l'écho de ces chants élégiaques : Nous sommes tous les jours mis à mort à cause de ta loi, ô notre Dieu, nous sommes traités comme des brebis qu'on mène là la boucherie ; lève-toi, à notre aide ! Délivre-nous pour l'amour de ta miséricorde ![15] Jusqu'à quand l'ennemi blasphémera-t-il ? — Il n'y a plus de prophète. Jusqu'à quand ? Nul ne le sait ![16] Les païens sont entrés dans ton héritage, ils ont profané le temple de ta sainteté, ils ont versé le sang autour de Jérusalem, et les cadavres de tes serviteurs sont restés sans sépulture, nous sommes devenus la risée de nos voisins. Jusqu'à quand, Éternel ?[17] Un lévite qui s'est enfui dans le Hermon, où les sources du Jourdain jaillissent de roches gigantesques, se consume de chagrin et épanche sa douleur dans une touchante élégie[18]. On le voit, ce qui met le comble aux souffrances d'Israël, c'est qu'il n'y a plus de prophètes, c'est qu'aucun signe du ciel ne lui annonce le terme de cette cruelle épreuve qui semble devoir le précipiter dans l'abîme avec son culte national. C'est alors, comme pour répondre à un besoin universellement senti, qu'arrive, personne ne sait d'où, une nouvelle prophétie, la première Apocalypse, le livre de Daniel. Ce nouveau genre de révélation donnait une solution, satisfaisante à toutes les questions que le peuple adressait à la Providence. D'abord il avait une réponse rassurante à cette question tant de fois répétée : Jusqu'à quand ? L'état de choses actuel, son commencement et sa fin avaient été révélés depuis longtemps dans l'exil babylonien, au prophète Daniel. En effet, on lit dans ce livre : Depuis le moment où le sacrifice perpétuel aura cessé dans le temple de Jérusalem, et qu'on y aura mis l'abomination de la désolation (la statue de Jupiter) jusqu'à la fin de ces jours néfastes, on comptera 1290 jours. Heureux celui qui attend, c'est la conclusion du livre de Daniel, et qui atteindra jusqu'à 1335 jours ! C'est le terme de tous les maux. Il y a aussi une réponse à cette autre question : Pourquoi tant de maux ? L'épreuve avait été nécessaire pour épurer les cœurs et fortifier les consciences. Soixante-dix fois sept années malheureuses (490 années lunaires), à partir de la destruction du premier temple, ont été décrétées contre Israël pour lui faire expier ses péchés et les effacer, pour sceller les prophéties et compter les saints. Durant ce temps d'épreuves, quatre royaumes à figures d'animaux se succéderont dans l'empire du monde, et dévoreront Israël : c'est le royaume de Babylone, représenté par le lion avec des ailes d'aigle ; celui des Médo-Perses, figuré par l'ours, ou le bélier à deux cornes ; le royaume greco-macédonien, représenté par le léopard à quatre ailes et quatre têtes ; enfin celui des Séleucides, symbolisé par le monstre à dents de fer, d'où sortira un avorton à la bouche immense, vomissant l'orgueil et le blasphème, faisant la guerre aux saints, se révoltant contre Dieu et décrétant l'abolition de la loi. — Tous ces empires, et surtout le dernier, sont voués à la destruction. Car l'ancien des jours apparaîtra, et dès qu'il aura ouvert les livres, le quatrième animal sera tué. Alors arrivera avec les nuées du ciel comme un fils d'homme (une figure humaine) qu'on fera approcher de l'ancien des jours. C'est à cette figure humaine, c'est-à-dire au peuple des saints[19], que sera donné définitivement l'empire universel. D'après cette prophétie, il était certain qu'on touchait déjà en quelque sorte à la fin des mauvais jours. On ne pensait pas alors que le fils de l'homme qui arrivera avec les nuées du ciel pour s'élever jusqu'à l'ancien des jours, fût autre chose qu'Israël lui-même, appelé aussi le fils aîné de Jéhova[20]. C'était bien par lui et pour lui que devait arriver lé règne de Dieu. Une gloire céleste devait entourer les fidèles qui avaient tenu fermement à l'alliance, qui avaient été persécutés à cause de leur fidélité. Ceux qui avaient subi le martyre, étaient destinés à la vie éternelle, tandis que les apostats, toujours d'après la nouvelle révélation, seraient voués à. la honte et au mépris. Pourquoi cet avenir mystérieux été révélé à Daniel ? — Parce qu'il avait, lui aussi, défendu la religion d'Israël au péril de sa vie ; parce ciel avait été jeté dans la fosse aux lions à cause de sa fidélité à la loi, et qu'il était par sa persévérance sorti sain et sauf de toutes les persécutions. Telles étaient les consolations et les promesses de ce livre, écrit dans un langage énigmatique, il est vrai, mais cependant assez transparent, quand on se reporte aux temps où il a paru. En effet, cet oracle, moitié hébraïque, moitié chaldaïque, qui est devenu plus tard une mine si riche de fausses interprétations, ne prête à aucune équivoque, pour peu qu'on le lise avec l'intelligence de l'époque qui l'a vu naître. Il faut surtout être bien pénétré de l'esprit du judaïsme, pour comprendre la littérature sacrée. La nationalité juive n'a jamais été séparée par ses enfants de l'idée messianique. C'est elle qui a inspiré le livre de Daniel, comme toutes les autres prophéties messianiques de l'Ancien Testament ; elle a toujours été la source et laquelle les patriotes juifs ont puisé la force et la vérité de leurs inspirations divines. Jamais prophétie n'était plus saintement vraie que celle du livre de Daniel. Encouragés par elle, les fils héroïques de Mattathias, les Hasmonéen, se mirent à la tête de l'insurrection contre les tyrans et les traîtres. Bientôt l'ennemi fût chassé de la 'capitale, le sanctuaire inauguré de nouveau, et le sacrifice perpétuel qui avait été interrompu depuis plusieurs années, put être rétabli, ainsi que l'avait annoncé l'auteur de l'Apocalypse. Sous la direction de l'intrépide Juda Maccabée, le peuple triompha du despotisme inepte d'un forcené et de la lâche trahison de quelques ambitieux. Ces luttes glorieuses, qui durèrent une vingtaine d'années, et dont nous aurons encore à rendre compte, fortifièrent les croyances du peuple et lui inspirèrent la plus grande confiance dans l'accomplissement de sa mission. Dès ce moment, la littérature sacrée change de caractère. Au lieu de ces psaumes élégiaques dont les montagnes s'étaient renvoyé l'écho, des chants d'allégresse, appelés Hallel[21], retentissent dans le vestibule du temple. On entonna des cantiques nouveaux pour célébrer le triomphe de Dieu et de son peuple sur leurs ennemis. Le Hallel était le Te Deum des 'Hassidéens victorieux. Plus la religion s'épura et devint populaire, plus augmenta la confiance du peuple dans sa mission divine ; la nation prit chaque jour plus à cœur l'apostolat dont, la Providence l'avait chargée par la bouche de ses prophètes ; la conviction se répandit de plus en plus que l'indépendance nationale et la prospérité de la Judée n'étaient pas le dernier mot de l'histoire juive. — Au delà de la frontière, il y avait tout un monde de peuples idolâtres, corrompus par une civilisation qui avait sans doute largement contribué au progrès de l'humanité, et dont Israël avait encore beaucoup à apprendre, mais qui était tombée en décadence, sans trouver en elle-même la force morale de se relever, comme Israël l'avait fait après une première chute. Un grand nombre de Juifs étaient dispersés dans le monde. La Dispersion, ou diaspora, c'est-à-dire ces Juifs répandus parmi les nations païennes, et en particulier ceux qui demeuraient au milieu des populations grecques, et qui étaient toujours en contact avec une civilisation dont ils savaient apprécier les 'qualités et les défauts, sentirent bien plus que les Juifs de la Judée la nécessité de réconcilier enfin cette société avec les croyances d'Israël. Ce sentiment ne pouvait pas natte dans la patrie des Juifs. Là, tout ce qui provenait de l'étranger, et notamment de la civilisation grecque, était, à cause de la tyrannie syrienne et de la trahison des Hellénistes, devenu trop odieux pour qu'on pût réconcilier des éléments si opposés. C'était la conversion des païens, plutôt qu'une réconciliation philosophique entre le judaïsme et le paganisme, qui forma en Palestine le fond des croyances messianiques. Mais, tandis qu'on attendait en Judée le roi-prophète qui devait ressusciter les morts et ramener lés peuples païens sous le sceptre de l'Éternel, les Juifs vivant parmi ces peuples, entreprirent de les préparer par des moyens naturels au royaume de Dieu. Ils devinrent ainsi les intermédiaires entre le, judaïsme régénéré et une civilisation qui faisait de vains efforts de régénération. Par suite de circonstances dont nous aurons à parler, les Juifs d'Égypte étaient les plus propres à remplir ce rôle d'intermédiaires. Dans la capitale des Ptolémées, à Alexandrie, on s'était occupé plus sérieusement que dans celle des Séleucides, de la vraie culture grecque. Au lieu de Juifs qui n'adoptaient de la civilisation hellénique que la corruption ; il y avait là beaucoup de juifs véritablement helléniques, qui s'étaient familiarisés avec la littérature grecque, sans renier leur religion nationale. Après s'être pénétrés eux-mêmes dei la poésie et de la science des Hellènes, ils contribuèrent largement à réconcilier la Grèce avec la Judée, et, qu'on nous permette cet anachronisme, l'esprit arien avec l'esprit sémitique dans leur plus haute expression. Ils ont réuni le génie des arts et des sciences à celui de la religion et de la morale, et greffé pour ainsi dire l'arbre de la connaissance sur celui de la vie. |
[1] Psaumes, CXXVI, 1, 2.
[2] ISAÏE, XLV, 5-7.
[3] ED. REUSS, Histoire de la théologie
chrétienne, t. I, p, 67-68,
[4] M. NICOLAS, Les doctrines religieuses
des Juifs, p. 32 et suivantes.
[5] ABOTH, I, 1.
[6] Les Premiers 'Hassidéens dont
parle la Mischna, ne se distinguaient du reste du peuple que par leur piété
exemplaire. — L'Assemblée de 'Hassidéens,
mentionnée dans l'avant-dernier chapitre des Psaumes, ne signifie pas une
communauté à part, ou une secte, niais la communauté des Israélites pieux, des
vrais Israélites. Le mot hébreu 'Hassid, d'où 'Hassidéen, veut dire : homme
d'une piété parfaite, comme les mots presque synonymes de zadig, paschar,
kadosch, c'est-à-dire homme pieux,
juste, saint, ou martyr. Le mot 'hassid dérive de חטד,
grâce, charité, et signifie celui dont l'amour embrasse tout ce qui existe.
[7] Psaumes, CIV, 4.
[8] Psaumes, VIII.
[9] BERACOTH, 4b. Qu'en pensent les apologistes
chrétiens modernes ? Cf. Examen critique des Évangélistes anciens et
modernes à la fin de cet ouvrage.
[10] Psaumes, XV et XXIV.
[11] Proverbes, XV, 8.
[12] Proverbes, XXI, 3.
[13] Psaumes, XL, 7.
[14] Psaumes, LI, 19.
[15] Psaumes, XLIV.
[16] Psaumes, LXXIV.
[17] Psaumes, LXXIX.
[18] Psaumes, XLII.
[19] DANIEL, VII, 27.
[20] MOÏSE, IV, 22. — D'après les
exégètes modernes, Israël est représenté dans le livre de Daniel sous la figure
de l'homme en opposition aux autres empires représentés sous la figure
d'animaux.
[21] Du mot hébreu hallelou-yah, c'est-à-dire : louez l'Éternel.