HISTOIRE DES JUIFS

TROISIÈME PÉRIODE — LA DISPERSION

Quatrième période — Le relèvement

Chapitre XVIII — Orthodoxes et réformateurs en Allemagne. Situation des Juifs d’Europe — (1840-1880).

 

 

Munk aurait voulu que l’affaire de Damas servit d’avertissement aux Juifs d’Europe et les convainquit de la nécessité de maintenir entre eux une union étroite, pour se défendre plus efficacement contre tes dangers ultérieurs. Son conseil ne fut pas suivi, du moins en Allemagne. Dans ce pays, en effet, la lutte recommença à cette époque avec plus d’âpreté entre les orthodoxes et les novateurs. Le parti de la réforme, à Hambourg, avait fait des progrès considérables ; la jeune génération préférait, en général, le culte digne et imposant du nouveau temple aux offices bruyants des anciennes synagogues. Le temple des novateurs était devenu trop petit et on se préoccupait d’en élever un plus grand. Pour empêcher leurs adversaires de réaliser leur projet, les orthodoxes allèrent porter plainte contre leurs innovations auprès du Sénat de la ville. Les querelles des deux partis prirent surtout un caractère de grande vivacité à l’occasion du nouveau Recueil de prières que publièrent les novateurs. Pourtant, dans un louable sentiment de conciliation, ceux-ci avaient supprimé, dans ce Rituel, tout ce qui, dans l’ancienne édition, avait particulièrement froissé les orthodoxes. Mais, par contre, ils l’avaient intitulé Prières pour les Israélites, comme s’il était destiné à tous les Juifs, sans distinction. Cette prétention irrita les partisans de la tradition. Bernays fit annoncer dans trois synagogues (16 octobre 1841) qu’il était interdit à tout Israélite, sous peine d’excommunication, de faire usage de ce Rituel. Cette défense, rédigée en termes offensants pour les auteurs de ce Recueil de prières, provoqua de la part des réformateurs une violente réplique. Des deux côtés les passions étaient tellement surexcitées que le Sénat crut nécessaire d’intervenir.

Afin de donner plus d’autorité à l’excommunication qu’il avait prononcée contre les novateurs, Bernays demanda à de nombreux rabbins et prédicateurs, qu’il supposait partager ses convictions, de faire connaître leur opinion sur ces innovations. Cette consultation révéla le changement important qui s’était produit depuis vingt ans dans les idées religieuses des Juifs d’Allemagne. Pendant qu’à l’origine (1818), le parti de la réforme n’avait obtenu que l’approbation de trois rabbins, en 1841 Bernays ne fut appuyé dans sa campagne contre les réformes que par un seul de ses collègues, le rabbin d’Altona, son voisin : douze ou treize rabbins se déclarèrent expressément en faveur des innovations. Alors commencèrent les exagérations de la réforme. De jeunes rabbins, ou directeurs de conscience, comme ils se plaisaient à s’appeler, se posaient en champions attitrés de la civilisation et du progrès, péroraient partout avec une présomptueuse suffisance sur la nécessité de modifier le culte public et en imposaient tellement par leur assurance que leurs collègues orthodoxes n’essayaient même pas de les combattre. On eût dit que le judaïsme allemand tout entier était définitivement acquis aux réformes.

Il se produisit alors à Hambourg une catastrophe qui fit reléguer à l’arrière-plan la question des réformes religieuses. En mai 1842, un terrible incendie détruisit une grande partie de la ville. Mais la lutte entre les novateurs et les orthodoxes ne cessa pas en Allemagne ; elle reprit sur un autre point, à Francfort-sur-le-Mein. Dans cette ville, où fut créée la première luge maçonnique juive et où existait depuis 1806 une école juive, la Philanthropine, dont l’enseignement s’inspirait d’un esprit très libéral, bien des Juifs avaient rompu avec le judaïsme traditionnel. Michel Creizenach (1789-1842), professeur de la Philanthropine, avait réussi à réunir autour de lui un certain nombre de partisans des réformes. Par ses nombreux ouvrages destinés à combattre le judaïsme talmudique, il avait inspiré à son petit cercle d’amis et d’admirateurs une véritable passion pour les innovations et une profonde antipathie pour les anciennes pratiques. Mais, quoique intelligent et foncièrement honnête, Creizenach était un esprit un peu superficiel, incapable d’exercer une action sérieuse.

Après sa mort, quelques-uns de ses partisans organisèrent (en 1842) à Francfort une communauté spéciale, qu’ils appelèrent Société des amis des réformes. La profession de foi qu’ils publièrent à cette occasion montre que leurs idées étaient assez confuses sur le but qu’ils voulaient atteindre. Pour le Talmud, ils étaient tous d’accord de ne pas le reconnaître comme autorité religieuse. Mais la Bible ? Ils en acceptaient certaines parties, en rejetaient d’autres, sans pouvoir expliquer les motifs qui guidaient leur choix. A leur avis, la religion mosaïque est susceptible d’un perfectionnement continu. Ils déclaraient renoncer à toute espérance messianique, parce qu’ils considéraient leur pays natal comme leur seule patrie.

Leur plus vif désir était d’obtenir l’adhésion de Gabriel Riesser, qui occupait en Allemagne une situation importante. Bien que Riesser eût manifesté à plusieurs reprises son attachement à tous les anciens usages, pour ne pas paraître rougir de sa religion, il se montra pourtant disposé à adhérer à ce qu’on appelait le programme de Creizenach, parce qu’il avait toujours demandé la liberté pour tous. Or, ce programme défendait, à ses yeux, le principe de la liberté en laissant aux pères de famille la faculté de négliger ou de pratiquer la circoncision sur leurs enfants. C’était là une innovation hardie qui empêchait bien des personnes de se joindre aux amis des réformes. Aussi ceux-ci se décidèrent-ils à effacer de leur programme l’article concernant la circoncision ainsi que la déclaration relative à l’abolition des lois alimentaires. Mais leurs concessions mécontentèrent Riesser, qui y voyait une sorte de reculade, et il leur retira son appui. Ce groupe de réformateurs, se trouvant ainsi privé de son principal soutien, ne tarda pas à se dissoudre.

Cet échec ne découragea nullement ceux qui étaient convaincus de la nécessité de substituer à certains usages des formes plus compatibles avec la nouvelle situation des Juifs. Seulement ils n’étaient pas d’accord sur les modifications à apporter au judaïsme. Les uns ne craignaient pas de demander la suppression de lois fondamentales, comme la circoncision, d’autres voulaient seulement donner au culte public un caractère plus digne et plus solennel. Pour s’entendre plus facilement sur les réformes à établir, on décida de convoquer une assemblée de rabbins. Cette réunion eut lieu à Brunswick. Vingt-deux rabbins, presque tous du sud et de l’ouest de l’Allemagne, avaient seuls répondu à l’appel ; les autres étaient restés prudemment sur la réserve. La plupart des membres de ce synode se posèrent en adversaires du judaïsme talmudique. Cette assemblée subit, du reste, la direction d’un homme qui, malgré ses vastes connaissances talmudiques, manifestait un profond dédain pour le Talmud. Cet homme était Holdheim.

Samuel Holdheim (né à Kempen en 1806 et mort à Berlin en 1860) avait été initié, dès son enfance, aux études talmudiques d’après l’ancienne méthode polonaise. Aussi avait-il acquis dans ce domaine une certaine notoriété. Encore jeune, il était déjà admiré par les rabbins polonais pour son érudition et sa remarquable sagacité. Hais cette méthode, qui faisait sacrifier la rectitude et la simplicité de l’esprit à la finesse et au paradoxe, eut encore pour Holdheim une autre conséquence : à force de ne chercher dans le Talmud que l’occasion de briller par la subtilité, de sa dialectique et l’imprévu de ses conclusions, il s’accoutuma peu à peu à n’attacher qu’une importance médiocre aux pratiques religieuses qui y sont prescrites. De là, chez lui, une absence complète de convictions. Appelé comme rabbin à Francfort-sur-l’Oder, où la communauté était orthodoxe, il observait strictement tous les usages et tolérait même dans la synagogue les habitudes bruyantes et peu décentes des petits oratoires polonais. Dès qu’il eut quitté ce poste pour en occuper un autre à Mecklembourg-Schwerin, où il pouvait négliger les pratiques, il n’hésita pas à se montrer hardi réformateur.

A Mecklembourg-Schwerin, où s’étaient conservés presque intacts, chez la population, les usages du moyen âge, régnait alors un prince qui conçut la singulière idée de rendre ses sujets juifs irréligieux. On nomma un conseil supérieur pour organiser les communautés juives d’après les vues du prince et on en confia la direction religieuse à Holdheim (1840). Celui-ci se mit aussitôt à l’œuvre. Trouvant insuffisantes les innovations que le parti de la réforme avait voulu établir dans certaines villes, il essaya de bouleverser complètement le judaïsme, aussi bien dans sa partie mosaïque que dans ses éléments talmudiques et rabbiniques. En ergoteur habile, qui, comme les anciens rhéteurs, sait plaider le pour et le contre, il trouva en faveur de ses modifications des arguments spécieux qui troublaient les esprits et calmaient les consciences timides. Depuis Paul de Tarse, aucun Juif n’avait tenté. au même degré que Holdheim, d’ébranler l’ancien édifice religieux jusque dans ses fondements. S’appuyant sur la déclaration du Grand Sanhédrin d’après laquelle la législation mosaïque contient des dispositions purement religieuses et des dispositions politiques et nationales, il affirmait que ces dernières sont devenues caduques depuis la disparition de l’État juif. Il partait de ce principe pour déclarer abolies toutes les pratiques religieuses dont l’accomplissement présentait quelque difficulté ou imposait quelque privation : le repos du sabbat, les prescriptions concernant le mariage, la croyance à la venue du Messie et même l’usage de la langue hébraïque, parce que cette langue constitue, selon lui, un lien politique entre les membres dispersés de l’ancien peuple juif. Dans son zèle aveugle de réformateur ou plutôt de démolisseur, Holdheim alla encore plus loin. Détournant de leur vrai sens ces paroles du Talmud que la loi de l’État est la vraie loi, il prétendait que les Juifs ne sont tenus de suivre que les usages religieux dont l’État leur permet l’observance. D’après cette théorie, il faudrait flétrir comme rebelles envers l’État les innombrables martyrs juifs morts pour leur foi, et l’autorité de l’État remplacerait, dans les questions religieuses, l’autorité de l’ancien Sanhédrin !

Tel était l’homme qui, dans l’assemblée des rabbins à Brunswick, dirigeait les débats et imposait ses idées. On comprend donc aisément que, dans ses délibérations, cette assemblée se soit moins inspirée de la lettre et de l’esprit du judaïsme que des exigences et des désirs des hauts gouvernements allemands. Le Talmud fut mis au ban dès la première séance. Soixante-dix-sept rabbins de l’Allemagne, de la Bohème, de la Moravie et de la Hongrie publièrent une protestation contre toutes les résolutions prises dans cette réunion (juin 1844). Mais, à vrai dire, ni les décisions des rabbins de Brunswick ni la protestation de leurs adversaires n’émurent les communautés juives.

A ce moment se produisit dans le monde catholique un événement qui eut son contrecoup chez les Juifs. On exposa à Trèves une tunique qu’on disait être celle de Jésus et que des millions de catholiques allaient adorer (août-octobre 1844). Cet acte d’adoration fut qualifié d’idolâtrie par quelques prêtres catholiques, notamment par Ronge et Czerski, qui se séparèrent de l’Église romaine pour fonder une Église catholique allemande (janvier 1845). Parmi les pasteurs protestants, il y eut aussi alors des dissidents qui organisèrent des communautés amies de la lumière. Ce mouvement s’étendit jusqu’aux Juifs de Breslau et surtout de Berlin, où un certain nombre d’entre eux résolurent de fonder une Église judéo-allemande sur le modèle de l’Église catholique allemande. Le principal auteur de ce projet fut Samuel Stern, orateur disert qui, sans compétence spéciale, avait fait des conférences où il avait représenté le judaïsme comme une religion susceptible des modifications les plus diverses. Il réussit à réunir autour de lui, à Berlin, une vingtaine de partisans et à créer avec eux une Société de réformes (avril 1845). Cette Société adressa un appel à tous les Juifs d’Allemagne pour provoquer la réunion d’un synode et instituer une nouvelle religion juive. Son programme ne contenait naturellement que des négations : suppression du judaïsme talmudique, abolition de la croyance à la venue du Messie, retour à la Bible, qu’on devait interpréter d’après l’esprit, et non pas d’après la lettre. Ce programme fut soumis aux délibérations d’une seconde assemblée de rabbins, réunie à Francfort-sur-le-Mein (juillet 1845).

Cette assemblée excita parmi les Juifs un intérêt bien plus vif que celle de Brunswick. parce que les réformateurs n’y avaient pas seuls la parole ; les conservateurs y étaient, en effet, représentés par un homme de valeur et très considéré, Zacharias Frankel (né à Prague en 1804 et mort à Breslau en 1875). Quoique élevé dans le respect du Talmud, Frankel ne croyait pourtant pas qu’il fût défendu d’apporter la moindre modification au judaïsme. Dans sa jeunesse, il avait même rompu une lance contre les obscurants. Grâce à ses travaux scientifiques et à son esprit critique, il s’était rendu compte que, loin de l’affaiblir, certaines réformes rendraient, au contraire, une nouvelle vigueur au culte juif. D’opinion modérée, il était l’homme du juste milieu, aussi éloigné des exagérations et des fantaisies de Geiger et de Holdheim que de l’orthodoxie étroite et obstinée de Hirsch. Ses collègues du synode l’estimaient beaucoup comme rabbin et comme savant, et, au début, son autorité contrebalança l’influence du parti de la réforme de Berlin.

Frankel ne siégea pourtant pas longtemps au synode. Il s’en retira bruyamment quand la majorité eut voté la résolution qu’il était nécessaire de faire oublier aux Juifs la langue hébraïque. De tous côtés on approuva Frankel pour sa décision, et ces manifestations prouvèrent que le synode de Francfort ne représentait qu’une faible minorité. Frankel parti, l’assemblée des rabbins se trouva sous la domination du groupe berlinois. Elle n’osa pourtant pas approuver sans réserve les idées trop avancées de ce parti, de crainte de mécontenter la plupart des communautés allemandes. Elle tourna la difficulté en faisant cette déclaration ambiguë qu’elle était disposée à soutenir de toutes ses forces les tentatives du parti de la réforme, si ce parti s’inspire des principes qui doivent présider à toute modification sérieuse introduite dans le judaïsme.

Sans se laisser arrêter par cette sorte de fin de non-recevoir, les novateurs de Berlin continuèrent leur propagande et réussirent à organiser une communauté de près de deux cents membres. Holdheim la déclara définitivement fondée le 2 avril 1846. Elle eut son temple, son prédicateur et son culte spécial, avec des innovations qu’on n’avait encore établies dans aucun des autres temples réformés. Dans l’Église judéo-allemande, on priait, en effet, la tête découverte, et on faisait très peu usage de la langue hébraïque ; toutes les prières se récitaient en allemand. En général, le culte de ce temple réformé avait plutôt un cachet étroitement allemand que juif. Véritable fanatique à rebours, Holdheim s’efforçait de faire disparaître tout ce qui pouvait rappeler l’ancien judaïsme, supprimant non seulement les usages d’origine talmudique ou rabbinique, mais aussi les obligations prescrites par la Bible. Les réformés de ce temps avaient pourtant une idée plus élevée de leur dignité de Juifs que les éclairés du temps de Henriette Herz et de Friedlænder, ils se montraient insensibles aux séductions du christianisme. De toute la communauté, qui comptait environ mille âmes, pas un ne se fit baptiser. Tout en ayant modifié profondément la religion de leurs aïeux, ils tenaient à être considérés comme adeptes du judaïsme.

Les réformes préconisées par Holdheim ne furent adoptées, en dehors de Berlin, par aucune communauté d’Europe ; elles furent accueillies plus favorablement dans les États-Unis d’Amérique. Dans ce pays, des émigrants venus des points les plus divers, mais surtout de la Bavière, de la Bohème, de l’Allemagne occidentale et du duché de Posen, avaient organisé depuis une dizaine d’années un certain nombre de communautés. Comme ces communautés étaient composées d’éléments hétérogènes et très variables, ne possédaient pas de traditions et jouissaient d’une indépendance absolue, elles suivaient très facilement l’impulsion que leur donnaient leurs chefs religieux. Les rabbins imbus des idées de Holdheim pouvaient donc les mettre en pratique sans rencontrer de résistance sérieuse. C’est ainsi que s’organisèrent en Amérique un certain nombre de communautés sur le modèle de la synagogue réformée de Berlin.

Pourtant, à Berlin même, le zèle des membres du groupe réformé ne persista pas longtemps. D’abord Holdheim avait fait célébrer des offices le samedi et le dimanche, comme dans les premiers siècles du christianisme, du temps des Judéo-Chrétiens. Mais bientôt, à cause du trop petit nombre de fidèles qui venaient au temple le samedi, il n’y eut plus d’offices que le dimanche, et même en ce jour les abstentions ne cessèrent d’augmenter. Les fondateurs du nouveau culte purent encore constater eux-mêmes l’échec de leur entreprise. Il n’appartient pas encore à l’histoire d’indiquer avec précision les motifs de cet insuccès. Ce qu’on peut affirmer cependant, c’est que, quelques années après sa fondation, la communauté réformée trouva en face d’elle, à Berlin, un adversaire qui lui porta les coups les plus rudes, parce qu’il la combattit avec une éloquence entraînante et une ardente conviction. Cet adversaire était Michel Sachs.

Sachs (né à Glogau en 1808 et mort à Berlin en 1864) formait un contraste complet avec Holdheim. Tout, chez ces deux hommes, était différent, la manière d’agir et la manière de penser, les sentiments et le caractère, l’éducation et l’instruction, même les habitudes et les manies. Holdheim, avec son talent de dialecticien et son esprit subtil, était un produit des écoles talmudiques polonaises, tandis que Sachs rappelait ces savants juifs d’Espagne qui se distinguaient par leur goût pur, leur langage élégant et l’étendue de leurs connaissances générales. Doué des qualités les plus généreuses, familiarisé à la fois avec la littérature hébraïque et la littérature grecque, Sachs sentait et agissait noblement. Sa conduite répondait toujours à ses pensées et à ses sentiments. Aussi se montrait-il d’une implacable sévérité et d’une ironie mordante envers les trompeurs, les hypocrites, ceux qui essayaient de dissimuler leur ambition et leur vanité sous des phrases creuses et des mots sonores.

Sachs aimait le judaïsme d’un amour passionné, parce que cette religion a proclamé un Dieu Un qui dirige la marche de l’humanité et qu’elle enseigne une morale pure et généreuse. Il ne se dissimulait pas que bien des plantes parasites s’étaient attachées, dans le courant des siècles, au tronc du judaïsme et en gâtaient la beauté, mais il était convaincu que le temps, qui les avait fait pousser, suffirait pour les faire de nouveau disparaître. Les arracher de force lui paraissait une entreprise dangereuse, parce qu’en enlevant les parties avariées, on risquait, selon lui, de détruire en même temps des parties saines. De là son opposition à toute réforme. Il craignait que l’abolition, même justifiée, de certains usages ne fût nuisible à la religion elle-même.

De caractère indécis, timide, un peu hautain, Sachs, avec ses grandes qualités et sas défauts, était surtout fait pour la chaire. Son éloquence naturelle, l’ardeur de ses convictions, l’élévation de ses sentiments, le charme qui se dégageait de sa personne, son organe agréable, l’élégance de sa parole, tout contribuait à faire de lui un des premiers prédicateurs juifs de son temps. Seul Mannheimer, de Vienne, pouvait lui être comparé. A Prague, où il occupait les fonctions de rabbin, sa parole chaleureuse et convaincue exerçait une véritable séduction sur ses auditeurs juifs et chrétiens. Ceux mêmes qui ne partageaient pas ses opinions ne pouvaient s’empêcher de l’estimer et de l’admirer. De Prague il fut appelé à Berlin, où il ne tarda pas à attaquer vigoureusement le parti de la réforme. Indifférent, comme il disait, aux insultes comme aux coups, il fustigeait en chaire l’église judéo-allemande de son ironie cinglante, accusant Holdheim et ses partisans d’avoir falsifié le judaïsme et de l’avoir si bien rogné de toutes parts qu’il n’en restait presque plus rien. Comme à Prague, ses sermons attiraient dans son temple des auditeurs nombreux, qui devenaient ensuite des auxiliaires actifs dans sa campagne contre le parti des réformés. Aussi la synagogue de Holdheim était-elle de plus en plus désertée.

Si Sachs mérita bien de la religion, il rendit également des services à la science juive. Non pas qu’il enrichit la science par de nouvelles découvertes ou qu’il répandit quelque lumière sur des faits inconnus, mais en exposant dans un style facile et élégant les résultats des recherches des autres savants, il les fit connaître dans les milieux chrétiens, où ils étaient totalement ignorés. C’est ainsi que dans son livre intitulé Poésie religieuse des Juifs d’Espagne, il composa un tableau d’ensemble avec les travaux fragmentaires publiés sur la belle époque hispano-juive, qui avait été étudiée avec un si vif intérêt par les savants de ce temps. Cet ouvrage, qui embrasse une période plus longue que ne le fait supposer le titre, décrit toute la série des productions de l’esprit juif depuis la destruction de Jérusalem par les Romains jusqu’au moment où la poésie néo-hébraïque brilla d’un si radieux éclat en Espagne. Ce fut par Sachs que les milieux cultivés connurent la richesse et la valeur de la littérature juive du moyen âge. Heine en fut tout émerveillé et utilisa l’ouvrage de Sachs pour quelques-unes de ses plus brillantes descriptions.

Mais, malgré les recherches si intéressantes faites depuis quelque temps dans le domaine de la science juive, malgré les résultats considérables obtenus par les savants, le judaïsme restait une énigme indéchiffrable tant qu’on ne connaissait pas d’une façon précise les fondements sur lesquels il s’appuie, le rocher dans lequel il a été taillé. Pour bien comprendre et apprécier l’esprit de cette religion, il fallait avoir pénétré le sens exact des livres saints qui lui servent de base. Après avoir été, en quelque sorte, déifiée par les deux ou trois religions qui sont fondées sur elle, après avoir été vénérée comme un livre qui contient absolument tout, la Bible était tombée en discrédit au XVIIIe siècle. Par haine pour les Juifs, l’école de Schleiermacher avait complètement négligé l’Ancien Testament, le séparant du Nouveau et lui déniant presque toute importance et toute autorité. L’école rationaliste s’était bien occupée de la Bible, mais dans le but d’en diminuer la valeur. Les protestants croyants, tels que Tholuck, Hengstenberg et d’autres coryphées de cette religion, n’y avaient cherché que des témoignages en faveur du christianisme. Parmi les Juifs, seuls trois savants. Krochmal, Luzzatto et Michel Sachs, s’étaient sérieusement consacrés à l’étude de l’Écriture Sainte, mais n’y avaient procédé qu’avec beaucoup de timidité. C’est un chrétien qui eut le mérite de faire mieux comprendre le langage des Prophètes et des Psaumes et de présenter sous leur vrai jour les premières époques de l’histoire du peuple juif. Par ses ouvrages Les Prophètes de l’ancienne alliance et Histoire du peuple d’Israël (1843-1847), Henri Ewald éclaira tout un côté de l’esprit et de l’histoire des Hébreux qui, jusque-là, était resté dans l’ombre. Il développa, en effet, cette pensée fondamentale que les descendants d’Abraham furent réellement un peuple de Dieu, chargé d’enseigner aux autres hommes de hautes vérités morales. Ces vérités, ajoutait-il, sont exposées dans les livres saints des Juifs et démontrées par leur histoire.

Par une aberration singulière, Ewald, qui glorifiait les anciens Hébreux et la mission élevée que la Providence leur avait confiée, se montrait plein de dédain pour leurs descendants et demandait qu’ils fussent soumis à une législation restrictive. Par contre, un homme d’État célèbre, qui fut en même temps un excellent romancier, Benjamin d’Israéli ou Disraeli, manifestait pour eux, à cause de leur illustre origine, une estime toute particulière. Disraeli, devenu plus tard lord Beaconsfield, eut un père juif qui, pour une raison personnelle, se fit chrétien avec sa famille. Mais Disraeli ne cachait pas qu’il était fier de descendre de Juifs, et, dans deux romans[1], il en explique les motifs. En effet, un des personnages de ces romans, Sidoine, originaire d’une famille de Marranes, se considère l’égal, par sa naissance, des membres de la plus haute noblesse, parce qu’aucune famille ne peut se vanter d’être aussi ancienne que la nation dont il descend, et il déclare que la race juive a conservé sa valeur et son importance, parce qu’elle a conservé sa pureté et n’a jamais voulu s’allier à d’autres races. Sidoine fait aussi ressortir que les Juifs ont survécu aux plus puissants empires de l’antiquité et résisté, jusqu’aux temps actuels, à toutes les souffrances et à toutes les persécutions, et il en conclut qu’ils sont appelés à continuer de jouer leur rôle dans l’humanité. Dans le deuxième roman, Disraeli fait dire à une jeune fille juive que ceux qui croient qu’il y a eu une Révélation divine sont d’accord pour admettre que les Israélites seuls ont été jugés dignes de cette Révélation, que si des messagers célestes sont descendus sur la terre pour consoler et instruire, ils ne sont apparus qu’en Palestine, et que si un Sauveur est venu pour l’humanité avec des apôtres chargés de propager la bonne nouvelle, on est unanime à admettre qu’ils furent d’origine juive. Or, il est impossible qu’après avoir joué un rôle si considérable dans le passé, Israël ne continue pas à exercer son influence salutaire sur la marche des événements futurs.

Lorsque Disraeli, par l’organe des personnages de ses romans, célébrait ainsi les mérites des Juifs et prévoyait pour eux un avenir plein de promesses, ceux-ci étaient encore entravés dans leur activité, dans bien des pays, par toute sorte de mesures restrictives. Brusquement, un événement survint qui apporta de nouvelles améliorations à leur situation. La Révolution qui éclata à Paris en février 1848 eut son contrecoup à Vienne, à Berlin et dans d’autres villes. Un souffle de liberté passa sur tous les pays d’Europe et fit disparaître bien des institutions surannées. Dans les réunions populaires, dans les Parlements, on réclamait, entre autres réformes, la complète émancipation des Juifs. On voulait que pour eux aussi la devise liberté, égalité, fraternité devint enfin une vérité. Et, en effet, à ce moment, les Juifs virent se réaliser ce qu’ils avaient à peine osé espérer : plusieurs d’entre eux furent élus députés. Riesser et Veit entrèrent dans la Chambre prussienne, Mannheimer, de Vienne, et le rabbin galicien Meisels, au Parlement d’Autriche. Naturellement, cet important changement provoqua des protestations de la part des adversaires des Juifs. Un membre de la Chambre prussienne, le futur prince de Bismarck, s’écria : Je me sens profondément humilié à la seule pensée qu’un Juif puisse être choisi comme représentant de la sainte majesté du Roi.

La Révolution de 1848 eut des conséquences favorables pour les Juifs jusqu’en Russie et dans les États du pape. L’autocrate de toutes les Russies, Nicolas Ier, que le mot seul de liberté mettait en colère, abolit une partie des lois oppressives édictées par son prédécesseur contre les Juifs. Il fit de louables efforts pour améliorer leur situation matérielle et les relever de l’abaissement moral dans lequel la misère et la persécution les avaient fait tomber. Lorsque sir Moses Montefiore vint le solliciter en faveur de ses coreligionnaires, il l’accueillit avec bienveillance et l’autorisa à voyager à travers la Pologne et la Russie pour se rendre compte par lui-même de l’état des communautés. Enfin, au mois de mai 1848, il convoqua à Saint-Pétersbourg une commission composée de rabbins et de notables juifs et chargée d’étudier les mesures qu’il serait utile de prendre en faveur de leurs coreligionnaires. Il ordonna également la création de deux écoles rabbiniques où, à côté du Talmud, les élèves étudieraient aussi d’autres sciences et où ils se familiariseraient surtout avec la langue russe.

Si l’on jette maintenant un coup d’œil sur le chemin parcouru depuis le moment où Dohm, Mirabeau et l’abbé Grégoire élevèrent leur voix en faveur de l’émancipation des Juifs, on se rendra compte des progrès considérables réalisés dans cette voie en moins d’un siècle[2]. Dans tous les pays civilisés ou demi civilisés, les Juifs sont délivrés plus ou moins complètement des liens qui entravaient leur activité, ont le sentiment de leur dignité et savent défendre les droits qu’ils ont si péniblement conquis. En France, en hollande, en Belgique, dans le Danemark, dans l’Amérique du Nord, leur émancipation est complète et eux-mêmes se sont rapidement assimilés aux autres habitants, prenant une part importante à la vie économique, intellectuelle et politique de ces pays. En avril 1842, un avocat d’Amsterdam, Lipmann, demanda aux ministres de Hollande quels étaient, selon eux, les effets de l’émancipation des Juifs dans leur pays. Ils furent unanimes à lui déclarer qu’ils se félicitaient de cette émancipation, parce que les Juifs avaient rendu d’excellents services dans le commerce, l’industrie, l’administration et l’armée.

En Angleterre, où l’on ne pouvait remplir certaines fonctions ou revêtir certaines dignités qu’en prêtant serment sur la vraie foi d’un chrétien, les Juifs durent soutenir une lutte de trente ans (1829-1858) pour être autorisés à prononcer une formule de serment qui ne froissât pas leurs convictions religieuses. Il leur fallut surtout une opiniâtre ténacité pour obtenir l’accès du Parlement. En 1847, le baron Lionel de Rothschild fut élu. députe, pour la première fois, à la Chambre des communes. Mais, sur sort refus de prêter le serment chrétien, il ne put pas siéger. Il fut réélu, mais se heurta au même obstacle. Après lui, David Salomons fut nommé député de Greenwich, en 1851 ; il resta exclu du Parlement pour la même raison. La Chambre des communes avait bien voté, à plusieurs reprises, un bill autorisant à retrancher dans le serment, pour les Juifs, les mots foi de véritable chrétien. Ce bill avait été rejeté régulièrement par la Chambre des lords. Enfin, en 1858, année où le baron de Rothschild fut réélu pour la cinquième fois, les lords cédèrent. Les mots foi de véritable chrétien pouvaient dorénavant être supprimés, non seulement pour entrer au Parlement, mais en toute autre circonstance. Enfin, en 1860, les dernières lois d’exception furent abolies. L’émancipation des Juifs anglais était complète. Depuis ce moment, ils ont pu occuper dans leur pays les situations les plus élevées et ont été appelés aux plus hautes dignités.

En Allemagne, la Révolution de février 1848 exerça une action décisive en faveur de la liberté. Le 20 mai 1848, la Constituante de ce pays vota l’égalité de tous devant la loi. Un peu plus tard, le 21 décembre 1848, ce principe fut proclamé par le Parlement allemand, dont le vice-président était un Juif, Gabriel Riesser, et il passa dans la Constitution allemande le 28 mars 1849. Une réaction se produisit en 1850. Plusieurs États de la Confédération retirèrent aux Juifs les concessions qui leur avaient été faites. Pourtant, la plupart des États, et notamment les plus importants, maintinrent ou décrétèrent le principe de !’égalité devant la loi, sans distinction de religion. La Prusse, qui l’avait adopté dés le 5 décembre 1848, en rendit l’application plus large par la loi de 1850 ; la Saxe s’y prit à plusieurs fois pour émanciper ses Juifs (mars 1840, mai 1851, code civil de 1866) ; la Bavière les déclara égaux aux autres citoyens par la loi de 1855, complétée en 1861. Les Chambres de Wurtemberg émancipèrent totalement les Juifs en 1861.

A la suite de la guerre austro-prussienne (1866), les Juifs furent émancipés dans les autres pays allemands qui entrèrent dans la Confédération du Nord. Cette Confédération vota, en effet, le 3 juillet 1869, une loi ainsi conçue : Toutes les restrictions des droits civils et politiques encore existantes et fondées sur la différence de religion, sont abolies. La faculté de prendre part à la représentation de la commune ou du pays et de remplir des fonctions politiques doit être indépendante de la confession religieuse. Après la formation de l’empire allemand (1871), ce principe fut étendu aux États du nouvel empire qui ne l’avaient pas encore formellement accepté ; la Bavière l’adopta le 22 avril 1871. Dans la pratique, il est vrai, certaines carrières ne sont que très difficilement accessibles aux Juifs de l’Allemagne, niais au moins leur émancipation légale est-elle complète.

L’Autriche aussi vit disparaître la plupart de ses lois restrictives à la suite de la Révolution de 1848. Jusqu’à la veille de cet événement, les Juifs d’Autriche étaient soumis à la taxe de tolérance, ne pouvaient pas posséder de terres et étaient prives de nombreux droits civils. La Constitution du 4 mars 1849 vint proclamer l’égalité de tous les citoyens. Mais la réaction ne tarda pas à prendre sa revanche dans ce pays, et, par une ordonnance du 29 juillet 1853, le gouvernement remit en vigueur, à l’égard des Juifs, l’ancienne législation, particulièrement les articles qui leur interdisaient de posséder des biens-fonds. Après la guerre d’Italie (1859), les anciennes barrières tombèrent. Les Juifs furent autorisés à acquérir des immeubles dans la Basse-Autriche, en Moravie et en Hongrie (ordonnances du 28 février 1860 et du 26 février 1861) ; on leur accorda aussi le droit d’avoir des domestiques ou apprentis chrétiens, de se marier librement, d’exercer les professions dont l’accès leur avait été défendu jusque-là. Enfin, après les événements de 1866, la nouvelle Constitution autrichienne (du 21 décembre 1867) proclama leur égalité absolue devant la loi. Dans la même année, les Chambres hongroises votèrent aussi l’émancipation des Juifs (décembre 1867).

En Russie, la condition légale des Juifs est moins satisfaisante. Ils continuent, dans ce pays, à être soumis à des restrictions nombreuses qui limitent leur activité et les maintiennent dans une situation absolument misérable. Depuis 1835, il ne leur est permis de s’établir que dans des régions déterminées appelées le Territoire juif, qui se compose de quinze gouvernements. Même dans ce Territoire, ils ne peuvent pas habiter à moins de 50 verstes de la frontière, ni dans les villages. Les élèves juifs ne sont admis dans les écoles que dans une proportion très petite, qui varie de 3 à 10 pour 100, même dans les localités où les Juifs forment la moitié et parfois la majorité de la population. Certaines écoles leur sont complètement interdites. Alexandre II (1855-1881), sans abolir les anciennes lois, les appliqua dans un esprit de tolérance et d’humanité. Il consentit à entrouvrir pour la population juive les frontières du Territoire, où elle étouffe, en autorisant l’établissement de trois Juifs dans chaque station de chemin de fer et en permettant à un petit nombre de privilégiés, notamment aux diplômés académiques, aux marchands de la première guilde, aux artisans habiles, aux anciens soldats, de se fixer dans tout l’empire. Alexandre II encouragea aussi le développement des colonies agricoles juives fondées sous son aïeul dans le gouvernement de Kherson. Malgré ces mesures, inspirées par un sentiment de bienveillante équité, le sort des Juifs russes reste des plus précaires.

La situation des Juifs roumains n’est pas meilleure. Autrefois, avant l’érection des Principautés danubiennes en royaume, leur condition légale laissait à désirer, mais était tolérable. Peu à peu, sous l’influence de la jalousie de la classe bourgeoise, le gouvernement roumain les a enserrés dans un cercle de restrictions de plus en plus étroit. Il leur est interdit d’acheter ou de louer des terres, d’habiter les campagnes ; on leur a fermé la plupart des carrières libérales, et même certains métiers. À la suite d’excès populaires, les puissances étrangères durent intervenir énergiquement à plusieurs reprises pour protéger les biens et la vie des Juifs roumains. Au congrès de Berlin, en 1878, l’Europe imposa même à la Roumanie, en échange de la reconnaissance de son indépendance, la proclamation de l’émancipation civile et politique des Juifs. Mais le gouvernement roumain a éludé cette obligation en déclarant étrangers tous les Juifs établis sur son territoire, même depuis plusieurs générations. Pourtant ces étrangers sont assujettis au service militaire. Après la guerre de 1877, les Chambres ont naturalisé en bloc les Juifs, au nombre d’environ 800, qui ont servi comme soldats pendant cette guerre. Mais peu d’autres Juifs ont bénéficié jusqu’à présent de la naturalisation, qui est individuelle et exige un vote des deux Chambres.

Les Juifs d’Italie, comme ceux d’autres contrées, avaient été émancipés par les armées révolutionnaires et Napoléon Ier. Mais, dès que la domination française avait cessé, les autorités avaient remis en vigueur l’ancienne législation. En 1848, la Constitution du royaume de Sardaigne proclama l’égalité de tous les citoyens, sans distinction de croyances, et ce principe fut introduit dans les diverses parties de l’Italie au fur et à mesure de leur union avec le royaume sarde. C’est ainsi que les Juifs furent émancipés dans la Toscane, la Romagne, la Lombardie et à Modène en 1859; dans l’Ombrie et les Marches en 1860 ; en Sicile et à Naples en 1864, et dans la Vénétie en 1866.

Pendant que presque toute l’Italie avait déjà proclamé l’égalité de tous les citoyens, sans distinction de culte, dans les États pontificaux les Juifs restèrent soumis aux plus humiliantes vexations. Il régnait surtout dans ces États une véritable fureur de prosélytisme. Cette ardeur fanatique à convertir les Juifs amena à Bologne un épisode qui souleva l’indignation de tous les esprits libéraux de l’Europe. Dans cette ville, une servante chrétienne avait fait baptiser un enfant juif, à l’insu de ses parents, nommés Mortara, et quelques années plus tard, en 1858, elle en informa un ecclésiastique. Un jour, un moine, accompagné de représentants de la police, pénétra dans la maison de la famille Mortara, enleva l’enfant baptisé, qui avait alors six ans, malgré les protestations et le désespoir des parents, et le conduisit à Rome, où on l’éleva dans la religion catholique. Le chagrin que la mère en ressentit lui fit perdre la raison. Le père multiplia ses démarches pour qu’on lui rendit son enfant, mais en vain. Ce rapt, accompli au nom de la religion, produisit une émotion considérable parmi les Juifs aussi bien que parmi les Chrétiens. Sauf les journaux ultra catholiques, toute la presse européenne flétrit cet abominable forfait. Plusieurs gouvernements et Napoléon III lui-même, dont les soldats occupaient alors Rome, intervinrent auprès du pape. Mais à toutes les réclamations, à toutes les sollicitations, Pie IX répondit par un inflexible non possumus. A cette occasion, comme vingt ans auparavant, lors de l’affaire de Damas, les Juifs d’Europe manifestèrent de nouveau cet esprit d’étroite solidarité qui, dans certaines circonstances, leur donne tant d’autorité et de force morale.

Ce fut à ce moment (1860) que six Israélites de Paris, animés des plus nobles sentiments, résolurent de fonder une association qui personnifiât, en quelque sorte, cet esprit de solidarité qui commande aux Juifs de tous les pays de s’unir pour venir en aide à leurs coreligionnaires malheureux. Cette association, qui devait recruter ses adhérents dans le monde entier, fut appelée Alliance israélite universelle. Les fondateurs, dont les noms méritent de passer à la postérité, furent : Charles Netter, commerçant ; Narcisse Leven, avocat; Jules Carvallo, ingénieur ; Eugène Manuel, professeur ; Aristide Astruc, rabbin, et Isidore Cahen, journaliste. Un peu plus tard, le célèbre avocat Adolphe Crémieux ; toujours prêt à défendre ses coreligionnaires, apporta à cette Société le concours de son éloquence et l’appui de sa fermeté et de son courage.

Le but de l’Alliance israélite universelle fut nettement indiqué, dès l’origine, dans l’exposé qui accompagnait le premier appel : Défendre l’honneur du nom israélite toutes les fois qu’il est attaqué ; encourager par tous les moyens l’exercice des professions laborieuses et utiles ;... travailler, par la puissance de la persuasion et par l’influence morale qu’il lui sera permis d’exercer, à l’émancipation de nos frères qui gémissent encore sous le poids d’une législation exceptionnelle. Dès la première année, cette société compta environ 850 membres, disséminés dans les pays les plus divers, en France, en Allemagne, en Autriche, en Angleterre, en Italie, en Suisse, en Hollande, et jusqu’en Espagne et dans le Venezuela. Actuellement, elle a plus de 30.000 adhérents. Dans les circonstances les plus variées et les plus critiques, elle a représenté dignement le judaïsme, venant en aide aux Juifs de Pologne, de Russie, d’Orient, quand ils étaient décimés par la famine et la maladie ou souffraient du fanatisme et ale l’intolérance, intervenant auprès des gouvernements en faveur de leurs coreligionnaires encore soumis à des lois d’exception, créant des écoles et des œuvres d’apprentissage pour contribuer au relèvement matériel, intellectuel et moral de populations juives déprimées par des siècles de persécution, répandant de nouveau parmi les Juifs le goût du travail agricole, autrefois si honoré de leurs ancêtres. Bien qu’elle n’existe encore que depuis un temps relativement très court, son action a déjà été faconde en heureux résultats.

Dix ans après la fondation de l’Alliance, une société analogue fut créée à Londres (1871) sous le nom d’Anglo-Jewish Association. Elle poursuit le même but que l’Alliance et peut être considérée comme une ramification de cette association, mais ses adhérents, qui sont au nombre de plusieurs milliers, se recrutent presque uniquement en Angleterre, en Australie et dans les autres colonies anglaises. Enfin, à Vienne, quelques hommes influents, entre autres Joseph Wertheimer, Ignace Kuranda et Maurice Goldschmid, ont fondé en 1873 une branche autrichienne de l’Alliance, sous le nom d’Israelitische Alliant in Wien. Comme l’a dit un des comptes rendus publiés par l’Alliance, ces sociétés n’ont et n’ont jamais eu d’autre but que la propagation de la fraternité humaine, d’autre moyen d’action que la persuasion, d’autre drapeau que la justice, d’autres ennemis que ceux de la vérité et de la tolérance.

Les résultats obtenus par l’Alliance et les grandes espérances qu’elle faisait concevoir pour l’avenir réveillèrent les sentiments d’intolérance et de haine des adversaires des Juifs. Ce fut en Allemagne que recommença la lutte contre la liberté et, par conséquent, contre l’émancipation des Juifs. Il s’était formé dans ce pays un parti dont tous les efforts tendaient à ressusciter le moyen âge avec ses lois les plus iniques. Le fondateur de ce parti fut un apostat juif, Frédéric Stahl, qui lui a fourni son programme et les quelques aphorismes dont il émaille ses professions de foi : II faut que la science revienne en arrière. — Autorité, et non pas majorité, etc. Avec de telles tendances, il est naturel que ce parti ait renouvelé contre le judaïsme et ses adeptes toutes les accusations, toutes les calomnies ressassées depuis des siècles. Peu à peu, son action malfaisante a pris un développement important en Allemagne, où elle a provoqué une agitation dangereuse contre les Juifs, et s’est même étendue au delà des frontières de ce pays. Le journal de ces ennemis de toute justice, de toute lumière et de toute vérité a pris comme emblème la Croix[3], alors que ce symbole ne devrait représenter, aux yeux des chrétiens, que la douceur, la bonté et la fraternité.

Dans ces dernières années, de nouveaux ennemis ont surgi contre les Juifs. Ceux-là ont trouvé un prétexte inédit pour justifier leurs attaques : ce n’est plus au nom de la Croix, comme le parti de Stahl, qu’ils mènent leur campagne d’injures et de mensonges, mais au nom de l’incompatibilité des races. Un beau jour, quelques pédants ont découvert que les prétendus descendants de Sem, tels que les Juifs et les Arabes, qu’ils désignèrent sous le nom de Sémites, seraient inférieurs aux Ariens ou Indo-Européens en intelligence, en élévation morale et en esprit imaginatif. Il est vrai que ces Sémites tant dédaignés ou, plus exactement, les Juifs, ont enseigné aux peuples civilisés le monothéisme et les principes d’une morale remarquablement élevée et leur ont donné ce livre sublime qui s’appelle la Bible. Mais, pour les antisémites, ce sont là de bien minces titres en regard des immenses services que, selon eux, les Ariens auraient rendus à l’humanité. A les entendre, les Juifs sont une race inférieure, capables tout au plus d’occuper des emplois subalternes sous la direction éclairée des Ariens. En réalité, sous ce nouveau vocable d’antisémitisme se dissimulent les anciens préjugés, les vieilles passions qui, dans le passé, ont inspiré tant d’iniquités, tant d’odieuses persécutions. A ces préjugés, à ces passions, sont venues s’ajouter les plus basses convoitises. Hais, en dépit des outrages, des violences, des inventions mensongères et des excitations malsaines des coryphées du mouvement antisémitique, on peut espérer que la liberté et la justice ne subiront pas de nouvelle éclipse et que, loin de se voir enlever les droits civils et politiques dans les pays qui les leur ont accordés, les Juifs les obtiendront peu à peu là même où l’on s’est obstiné jusqu’à présent à les leur refuser. Bien des accusations sont encore dirigées contre aux par leurs détracteurs, bien des erreurs sont encore répandues à leur sujet. Mais, chargés par la Providence, dès les temps les plus anciens, d’être comme des apôtres parmi les différentes nations, d’enseigner les plus hautes vérités et la plus noble morale, ils sont convaincus que les doctrines qu’ils ont fait connaître, et qui ont eu une influence si grande sur la marche de la civilisation, continueront d’exercer leur heureuse action et qu’à une époque plus ou moins éloignée, se réalisera cette affirmation des Prophètes d’Israël que, non seulement les Juifs, mais tous les hommes seront unis entre eux par les liens de solidarité et de la fraternité.

 

FIN DE L’HISTOIRE DES JUIFS

 

 

 



[1] Ces deux romans sont intitulés : Coningsby or the new generation (1844), et Tancred or the new crusade (1847).

[2] Pour ce tableau de la situation des Juifs dans les différents pays, jusqu’à la fin du chapitre, le traducteur a complété et parfois légèrement modifié le texte original, d’après les Réflexions sur les Juifs d’Isidore Loeb et l’Histoire des Israélites de M. Théodore Reinach.

[3] C’est la Kreuzzeilunq ou Journal de la Croix.