HISTOIRE DES JUIFS

TROISIÈME PÉRIODE — LA DISPERSION

Quatrième période — Le relèvement

Chapitre XIII — Excès de l’orthodoxie et la réforme — (1760-1789).

 

 

Pendant qu’en Allemagne, Mendelssohn s’efforçait de démontrer que le judaïsme est conforme à la raison et que les vérités qu’il enseigne sont identiques aux vérités de la religion naturelle, une secte se développait en Pologne qui acceptait et propageait les croyances les plus absurdes et les plus extravagantes. C’était la secte des Nouveaux Hassidim qui, par bien des pratiques, rappelaient les Esséniens. Comme ces derniers, ils faisaient de fréquentes ablutions, mettaient des vêtements blancs, opéraient des guérisons miraculeuses et prédisaient l’avenir. Le fondateur de cette secte fut un charretier, Israël Miedziboz, surnommé par ses partisans le thaumaturge, en hébreu Baal Schem, et, par abréviation, Bescht. Orphelin dès le bas âge, pauvre, abandonné à lui-même, Israël avait passé sa jeunesse dans les forêts et les cavernes des Carpates. Là, il avait sans doute appris des paysannes l’usage des simples, et, à l’exemple de ces bonnes femmes, il évoquait les esprits et faisait des conjurations pour rendre plus efficace l’action de ses remèdes. Il acquit ainsi la réputation d’un médecin infaillible, et souvent les nobles polonais eux-mêmes le consultaient dans les cas difficiles.

Dans les gorges solitaires oit il errait, Israël Baal Schem s’était habitué à prier autrement qu’on ne le fait dans les synagogues. Il récitait les mêmes formules usuelles, mais les prononçait avec une extrême ferveur, élevant la voix très haut et Imprimant à tout son corps des mouvements désordonnés. Il prétendait que, grâce à cette agitation de tous ses membres, il s’élevait plus facilement jusqu’à son Créateur. Son exemple fut suivi, et bientôt il eut autour de lui de nombreux partisans qui, comme lui, manifestaient leur ferveur pendant la prière en frappant des mains, en s’agitant, en sautant et en criant. D’ailleurs, vers cette époque, on retrouve aussi ces extravagances chez deux sectes chrétiennes, les sauteurs ou jumpers, en Angleterre, et les agitateurs ou shakers, dans l’Amérique du Nord. Le mysticisme et la folie peuvent exercer leurs ravages dans toutes les confessions.

En l’espace de dix ans, Israël Bescht groupa autour de lui près de dix mille Hassidim qui, au début, ne se distinguaient des autres Juifs polonais que par leur façon particulière de prier, par leurs nombreuses ablutions, leur constante sérénité d’humeur et peut-être aussi les longues boucles de cheveux qu’ils laissaient pendre le long de leurs joues. Leur chef étant un ignorant, les Hassidim affectaient un profond mépris pour l’étude du Talmud qui, selon eux, est incapable de former des Juifs vraiment religieux. Après la mort d’Israël Bescht, les dissentiments existant entre orthodoxes et Hassidim prirent un caractère plus aigu, et il se produisit une véritable scission entre les deux partis.

A Israël Bescht succéda Dob Beer, de Mizriez (1700-1772). D’un esprit plus cultivé que son prédécesseur, il était aussi plus habile à gagner des partisans et à imposer sa volonté. Il était versé dans la Cabale, se montrait prédicateur fort adroit (Magguid), et, pour appuyer ses opinions, savait établir des rapports entre des passages de la Bible, du Midrash et du Zohar qui semblaient n’avoir absolument aucun lien entre eux. Sa figure imposante inspirait le respect. Enfermé toute la semaine dans sa petite chambre, où il ne recevait que ses intimes, ses allures mystérieuses contribuaient encore à le faire vénérer du peuple. La foule désireuse de contempler sa face ne pouvait le voir que le jour du sabbat, où il se montrait habillé de soie blanche. En ce jour, il daignait se joindre, pour prier d’après tes rites de Bescht, à ses amis, à ses partisans du dehors qui ne cessaient d’affluer auprès de lui, et à tous ceux qui étaient venus en simples curieux. Afin de mettre les assistants en bonne humeur pour la prière, il se livrait aux plus enfantines plaisanteries. Lorsqu’il voyait tout le monde en gaieté, il s’écriait subitement : Maintenant, servez l’Éternel avec allégresse.

Sous la direction de Beer, la secte des Hassidim était restée la même, en apparence, que sous son prédécesseur. En réalité, elle avait subi un changement important. Israël avait été sincère. Quand il s’agitait pendant la prière, quand tout son corps était secoué comme par des convulsions et qu’il avait des visions, il était réellement en extase. Beer manquait d’enthousiasme naturel, il n’était pas possédé du démon intérieur. Il prit alors l’habitude de puiser l’inspiration divine dans de fréquentes libations, dans de copieuses rasades d’eau-de-vie. De plus, pour faire croire qu’il savait pénétrer tous les mystères, il entretint une sorte de police secrète, très habile, qui le renseignait sur bien des choses intimes. C’est par de tels procédés qu’il parvint à en imposer à ses nombreux partisans.

Beer réussit aussi à inspirer à la foule une vénération superstitieuse pour le chef de la secte appelé Çaddik. Il plaça le çaddik sur un piédestal si élevé qu’il le rendait presque semblable à Dieu. Il le représentait comme un être parfait, protégé contre toute souillure et tout péché, dont les actes et les pensées exercent sur l’univers entier une influence toute puissante. Dans sa petite chambre sale et obscure, Beer se considérait l’égal du pape, vicaire, comme lui, de Dieu sur la terre.

L’expansion de la secte des Hassidim était due à deux raisons principales : l’union étroite et fraternelle dans laquelle ils vivaient tous ensemble et l’aridité de l’enseignement talmudique en Pologne. Dès le début, les Hassidim formèrent une sorte de confrérie, qui, il est vrai, ne possédait pas une caisse commune, comme autrefois les Esséniens, mais dont les membres fortunés se croyaient tenus de venir en aide à ceux qui étaient dans le dénuement. En plus, pendant les Pètes du nouvel An et de l’Expiation, tous abandonnaient femme et enfants pour se rendre auprès du çaddik et passer ces saintes journées dans la contemplation de leur chef. D’un autre côté, le mysticisme des Hassidim répondait trop à certaines aspirations de la nature humaine pour ne pas séduire même des esprits sérieux. Le judaïsme rabbinique, tel qu’il était alors pratiqué en Pologne, ne donnait aucune satisfaction au véritable sentiment religieux. On attachait surtout de l’importance à l’interprétation plus ou moins subtile du Talmud, mors on se préoccupait très peu de tout ce qui pouvait émouvoir le cœur et mettre l’âme en communication avec le ciel. De là, de nombreuses recrues pour les Hassidim, qui faisaient la part si large à l’extase et au sentiment religieux.

De plus en plus les Hassidim s’éloignèrent des orthodoxes. Déjà sous la direction de Beer ils se sentirent assez forts pour adopter une réforme qui irrita profondément les rabbins. Au lieu de continuer à réciter seulement les prières prescrites, et à des heures déterminées, comme l’exige le code religieux, ils priaient toutes les fois qu’ils s’y sentaient disposés, sans tenir compte de l’heure, et ne craignaient pas de supprimer arbitrairement une partie des prières obligatoires. Beer Mizriez recommanda à ses partisans le Rituel de prières du cabaliste Isaac Louria, d’où les pioutim avaient été totalement éliminés.

Peut-être les rabbins polonais eussent-ils pu réduire assez rite les Hassidim à l’impuissance, s’ils avaient encore joui de la même autorité que quelques années auparavant. Mais, en 1784, le roi Stanislas-Auguste Poniatowski avait décrété la dissolution du synode des quatre pays, qui était investi du droit de prononcer l’excommunication contre les Juifs de Pologne et même de leur infliger des amendes. Il n’existait donc plus, en Pologne, de pouvoir central juif qui pût prendre des résolutions applicables à tout le pais, et chaque communauté était libre de se comporter à l’égard des Hassidim comme il lui convenait. Il en résulta un manque d’entente que les Hassidim surent mettre à profit pour répandre plus facilement leurs doctrines et pénétrer jusque dans de vieilles et importantes communautés. Leur nombre augmenta rapidement, et ils formèrent bientôt deux groupes importants, les Mizricziens et les Karliniens. Dès que dix Hassidim se trouvaient ensemble dans une localité, ils louaient une chambre pour y célébrer leurs offices et entreprenaient une propagande active. Ils agissaient avec prudence et discrétion jusqu’à ce qu’ils fussent assez forts pour soutenir la lutte contre leurs adversaires. Ils réussirent ainsi à faire des recrues dans l’importante communauté de Vilna. Mais là ils attirèrent sur eux un orage qui eût peut-être amené leur ruine sans leur ténacité et leur remarquable habileté.

A Vilna vivait alors un savant talmudiste, Élia Vilna (1720-1797), qui, aujourd’hui encore, est vénéré, sous le nom de gaon, par les Juifs de la Lithuanie. D’un caractère élevé, d’une intelligence remarquable, d’une science profonde, il occupait un rang à part parmi les rabbins polonais. Il va sans dire qu’il était familiarisé avec le Talmud et ses commentaires, mais il se gardait bien de se livrer à cette dialectique excessive qui aboutissait aux subtilités et à l’ergotage. Il s’appliquait simplement à comprendre le texte et à le soumettre à une sérieuse critique. Ce talmudiste offrait encore une autre particularité, il ne dédaignait pas d’étudier la Bible et même la grammaire hébraïque.

Lorsque Élia fut informé qu’un groupe de Hassidim s’était organisé à Vilna et avait entrepris une campagne contre le Talmud, il ordonna une enquête. On découvrit des écrits où les Hassidim ne se contentaient pas de recommander la sérénité d’humeur et même la gaieté, mais proposaient aussi de modifier lés prières et s’exprimaient d’une façon peu respectueuse sur les rabbins. Encore sous l’impression des égarements des Frankistes. Élia prit immédiatement les mesures les plus rigoureuses contre les Hassidim. Il condamna même leur chef Issar au pilori. Les administrateurs de la communauté n’osèrent pas appliquer une peine aussi sévère. Issar fut excommunié un jour de sabbat, en présence de toute la communauté, incarcéré et flagellé, et les ouvrages découverts furent brûlés (1772). Les rabbins de Vilna écrivirent aussi à toutes les grandes communautés de Pologne pour les engager à surveiller étroitement les Hassidim et à les frapper d’anathème. Dans cette même année, la secte perdit son chef, Dob Beer Mizriez. Ces coups répétés découragèrent les Hassidim, qui suspendirent momentanément leur activité.

Ils ne tardèrent pourtant pas à recommencer leur propagande. Ils étaient alors au nombre d’environ cinquante à soixante mille, divisés en petites communautés dont chacune avait à sa tête un rebben. Tous ces groupes étaient unis entre eux par le çaddik suprême, descendant de Beer Mizriez, dont l’autorité s’étendait sur tous les rebben et qui recevait une part de leurs revenus. Le premier çaddik en chef fut Abraham, fils de Beer, surnommé par ses partisans ha-Malakh ou l’Ange. Pour atténuer l’effet qu’auraient pu produire l’excommunication prononcée contre les Hassidim par le rabbinat de Vilna ou les divers ouvrages polémiques, les rebben interdisaient la lecture de tout écrit qu’if n’avaient pas préalablement approuvé. Par contre, ils recommandaient chaleureusement des recueils de sermons et de sentences attribués à Israël Baal Schem et à Beer Mizriez.

Après la mort de Beer, deux de ses successeurs contribuèrent particulièrement au développement de la secte des Hassidim : Israël, de Kozieniz, au nord de Radom, et Salman de Liadi. Le premier, connu sous le nom de Magguid de Kozieniz, était d’un mysticisme exalté et avait la réputation d’un grand thaumaturge, même chez les chrétiens. Ses revenus étaient considérables, maie il distribuait aux nécessiteux l’or que ses admirateurs lui apportaient. Salman de Liadi se distingua surtout par sa vaste érudition talmudique et sa dignité de caractère. Il fonda un groupe spécial qu’on désignait sous le nom de Habad[1].

Une seconde fois, Élia et ses collègues de Vilna excommunièrent les Hassidim. A Brody et à Cracovie on brûla plusieurs de leurs livres (1781). Mais ces procédés de répression n’avaient plus la nième efficacité qu’autrefois. Dans la province austro-polonaise de la Galicie. les disciples de Mendelssohn essayèrent pie combattre cette secte en créant des écoles élémentaires d’après le programme de Joseph Il. Elle triompha pourtant de toutes les résistances, et, à la fin du XVIIe siècle, elle était forte de cent mille âmes. C’est que de ses revendications, une au moins était justifiée : la nécessité de réprimer l’excès des études talmudiques. Aujourd’hui, les Hassidim donnent le ton dans les communautés où ils étaient autrefois persécutés et ne cessent de faire de nouvelles recrues en Pologne.

Pendant que cette secte exerçait son action funeste en Pologne, les disciples de Mendelssohn continuaient l’œuvre de leur maître. Toute une légion de jeunes hommes, en Allemagne, dans l’est et le sud de l’Europe, travaillaient à la rénovation de leur religion et s’efforçaient de faire pénétrer une sève plus jeune dans le vieux tronc du judaïsme. Comme s’ils s’étaient tous entendus, ils mirent de côté le Talmud pour s’adonner à l’étude de la Bible et à la culture de la science. Ardents, enthousiastes, ils prêchaient le progrès, prédisaient de nouvelles destinées au judaïsme, sans savoir eux-mêmes quelles seraient ces destinées. Depuis Königsberg jusqu’en Alsace, depuis l’Italie jusqu’à Amsterdam, à Londres et à Copenhague, on entendait un concert de voix fraîches et mélodieuses qui chantaient comme à l’aurore d’une joyeuse journée de printemps. Chaque voix prise à part aurait peut-être paru frêle et un peu fruste, mais dans leur ensemble elles produisaient un effet d’une belle harmonie. Ces jeunes gens, qui s’étaient mis à lire la Bible dans le texte original et en étaient vivement impressionnés, désiraient rendre à la langue hébraïque déformée et modifiée sa pureté primitive. Ils poursuivaient aussi le but de réveiller, parmi les Juifs, le goût de la poésie et de la science. Dans leur inexpérience et leur bel enthousiasme, ils n’apercevaient pas les nombreuses difficultés qu’ils rencontreraient dans leur entreprise. Aussi n’hésitèrent-ils pas à aller de l’avant et eurent-ils la joie de voir le succès couronner leurs efforts. Mendelssohn, prudent et circonspect, rendit., en réalité, moins de services au judaïsme que ses disciples, qui étaient dans la vigueur de l’âge, pleins de feu et d’audace, et ne craignaient ai de se compromettre ni de froisser les consciences timides.

Des circonstances particulières favorisèrent ce mouvement. Dans le désir d’enrichir son pays, le roi Frédéric II avait encouragé l’activité et l’esprit d’entreprise des Juifs de son royaume et surtout de ceux de Berlin. Sous son impulsion, plusieurs Juifs avaient créé des fabriques, fondé d’importantes industries et acquis de grandes richesses. Mais que faire de leur argent ? Ils n’avaient accès ni à la cour ai dans la noblesse ; la bourgeoisie même, jalouse de leur fortune, ne voulait pas les recevoir. Pour se distraire de leurs occupations habituelles, ils eurent alors l’idée de s’intéresser à la littérature, protégeant les savants juifs et favorisant la publication de leurs oeuvres.

Le signal partit de Königsberg, qui était alors, en quelque sorte, une colonie de Berlin. Cette ville était habitée par un certain nombre de Juifs riches qui étaient des esprits cultivés et avaient pris une part active au mouvement provoqué en Allemagne, à cette époque, par l’influence de la littérature française. A leur tête se trouvaient les trois frères Friedlænder (Baermann, Méyer et Wolf). Un membre de cette famille, David Friedlænder (1750-1834), devint influent dans la communauté de Berlin, par suite de son alliance avec le banquier Daniel Itzig, et établit des relations suivies entre la capitale prussienne et Königsberg. Ç’avait été un événement considérable pour les Juifs de Königsberg que la visite de Mendelssohn à leur ville, où il avait été accueilli avec une respectueuse déférence par des professeurs, des écrivains et d’autres personnages connus, et où l’illustre philosophe Kant l’avait embrassé en public. Ces marques de respect et d’amitié données à leur coreligionnaire les encouragèrent à redoubler d’efforts pour cultiver leur esprit et s’imposer ainsi à l’estime de leurs concitoyens. Du reste, sur la demande de quelques maîtres libéraux et principalement de Kant, l’Université de Königsberg leur ouvrit ses portes. Parmi les étudiants juifs qui suivaient les cours de cette Université, deux surtout s’attachèrent à continuer l’œuvre de Mendelssohn, Isaac-Abraham Euchel et Mendel Bresselau, tous deux précepteurs dans la famille Friedlaender.

Isaac Euchel (1756-1804) s’appliqua à écrire l’hébreu, comme Mendelssohn et Wessely, avec correction et élégance, et il y réussit parfaitement. Son style était pur, clair et agréable. Son ami, Mendel Bresselau (1760-1829), qui, plus tard, prit si vigoureusement à partie les vieux rabbins, avait encore plus de talent, il maniait la langue hébraïque avec un véritable art et savait se servir tris habilement du langage biblique pour exprimer des idées modernes et raconter les événements les plus divers. Soutenus par deux jeunes gens de la famille Friedlænder, Euchel et Bresselau adressèrent un appel à tous les Juifs, encore du vivant de Mendelssohn (en 1783), pour fonder une société qui répandit la connaissance de la langue hébraïque et pour créer un recueil périodique. Ce journal, appelé Meassef, le Collectionneur, était rédigé en hébreu afin d’être accessible à tous les Juifs. Ce fut à Berlin que le Meassef trouva ses meilleurs collaborateurs et ses plus fermes soutiens. Mendelssohn lui-même ne dédaigna pas de publier dans ce journal, sous le voile de l’anonyme, quelques poésies hébraïques à côté des œuvres de simples débutants. Parmi les principaux rédacteurs de ce recueil, surnommés les Meassefim, il faut citer : Joël Lœwe et Aron Halle, appelé aussi Wolfssohn, dont le premier était un remarquable savant et l’autre un fougueux polémiste, et qui succédèrent plus tard à leurs amis Euchel et Bresselau dans la direction du journal ; David Friedlænder, qui toucha à tout ; Joseph Haltern et Joseph Witzenhausen ou Veit ; Isaac Satanowet Ben Zeèb, deux Polonais établis à Berlin qui comptaient parmi les meilleurs écrivains hébreux. Wolf Heidenheim aussi collabora au Meassef. Ce dernier était un esprit assez bizarre, mécontent du style incorrect des anciens et des connaissances un peu superficielles des modernes, et qui consacra son temps à l’étude minutieuse de la grammaire hébraïque et de la Massora. Il a rendu service à la littérature juive en publiant de nouvelles éditions, très soignées, d’un certain nombre d’ouvrages hébreux où pullulaient les incorrections et les fautes d’impression.

En France, le Meassef était représenté par Moïse Ensheim ou Moïse Metz, qui avait été pendant quelques années le précepteur des enfants de Mendelssohn et avait inspiré à ses jeunes élèves une grande affection. Il était très bon, très doux et d’une grande modestie. Ses connaissances mathématiques étaient très appréciées de savants tels que Lagrange et Laplace. En Italie aussi, le Meassef eut des partisans. Même dans les milieux chrétiens, l’apparition de ce journal fut saluée comme le signal d’une sérieuse rénovation parmi les Juifs. Bientôt le groupe qui avait fondé le Meassef ne borna plus son ambition à la simple littérature, il voulut agir plus directement sur les mœurs et, dans ce but, organisa en 1787 la Société pour le bien et l’élévation des sentiments. Son influence s’étendit de plus en plus, et bientôt chaque communauté importante eut son parti des éclairés, qui, sans rompre complètement avec le passé, étaient bien près de délaisser tout ce qui rappelait l’ancien judaïsme.

L’école de Mendelssohn eut aussi ses philosophes, dont plusieurs avaient une réelle valeur et égalaient leur maître en profondeur et en force de dialectique. Trois surtout acquirent de la célébrité : Marcus Herz, Salomon Maïmon et Lazarus Ben-David. Pénétrés des idées de Kant, dont ils admiraient la grandeur morale et la rigoureuse logique, ils se déclarèrent ses disciples dévoués et rendirent plus accessibles au public les conceptions de ce philosophe exposées dans un langage obscur et rocailleux.

Marcus Herz (1747-1805) se fit remarquer par Kant pour sa pénétrante sagacité. A Berlin, où il était établi comme médecin, ses conférences sur la philosophie et la physique attiraient de grands savants et parfois des princes. Grâce à ses connaissances variées et à son brillant esprit, grâce aussi à son mariage avec la belle Henriette de Lemos, il réussit à faire de sa maison le rendez-vous de la meilleure société de Berlin et exerça ainsi une puissante influence sur les milieux juifs et même chrétiens.

Un autre philosophe, Salomon Maïmon (1753-1800), est certainement une des figures les plus curieuses de ce temps. S’appelant de son vrai nom Salomon de la Lithuanie ou de Nieswiesz, ce Juif polonais ressentit un tel enthousiasme pour le Guide des égarés, de Maïmonide, qu’il ajouta le nom de Maïmon à son propre nom. Il offre un exemple frappant de la facilité avec laquelle les Juifs s’assimilent les plus diverses connaissances. Venu en Allemagne dans un complet dénuement, comprenant à peine la langue du pays, ne sachant que le Talmud, il devint un profond et original philosophe. Kant, à qui Marcus Herz l’avait recommandé, admirait sa puissance de dialectique, son esprit pénétrant et faisait de lui le plus grand éloge, quoique Maïmon combattit une partie de ses idées. Celui-ci publia de nombreux ouvrages philosophiques et, quoique Polonais, sut exposer en allemand avec une suffisante clarté les plus obscurs et les plus arides problèmes métaphysiques. Le grand public apprit surtout à le connaître par son Autobiographie, où il dénonce sans ménagement les défauts de ses compatriotes juifs et témoigne d’un rare cynisme. Cette œuvre a des points de ressemblance avec les Confessions de J.-J. Rousseau.

Malgré ses mœurs dépravées, sa malpropreté presque repoussante et son caractère insupportable, Salomon Maïmon rencontra de généreux protecteurs. Son Autobiographie surtout le fit connaître dans toute l’Allemagne. Schiller et Goethe manifestèrent pour lui la plus vive sympathie, et le second exprima même le désir de l’appeler auprès de lui. Mais sa célébrité ne le rendit ni plus heureux ni moins repoussant. Il persista dans ses dérèglements, conserva des manières grossières et, jusqu’à sa mort, dut vivre de subsides.

Le troisième philosophe juif de ce temps, Lazarus Ben-David (1762-1832), de Berlin, fut aussi un disciple fidèle de Kant, qui parle de lui, dans ses ouvrages, avec la plus haute estime. Peut-être eut-il tort de se rendre à Vienne pour y faire des conférences sur la philosophie, car en Autriche on n’avait alors aucun goût pour cette science. Au début, il fut autorisé à enseigner à l’Université même, mais il dut bientôt y renoncer. Il fut alors accueilli dans le palais du comte de Harrach, où il put continuer ses leçons pendant quatre ans devant un auditoire choisi. Il retourna ensuite à Berlin.

Les Juifs d’Allemagne, en cultivant leur esprit sous l’impulsion de Mendelssohn et de ses élèves, travaillèrent en même temps à la culture intellectuelle de leurs concitoyens chrétiens. Ce fut, en effet, dans la haute société juive de Berlin que naquit ce ton de bonne compagnie qui devint un des traits distinctifs de la capitale et agit ensuite sur le restant du pays. Frédéric le Grand avait implanté en Prusse la littérature française, et cette littérature rencontra plus d’admirateurs parmi les Juifs que parmi les chrétiens. L’esprit français était un peu parent des saillies humoristiques du Talmud et, par conséquent, était mieux compris et plus apprécié dans les maisons juives que partout ailleurs. Les femmes juives surtout étudiaient avec ardeur la langue française : c’était devenu une question .de mode, et elles n’avaient garde de s’y soustraire. Elles s’appliquaient pourtant à acquérir également des connaissances sérieuses pour pouvoir se montrer aussi instruites que les hommes. Les tilles de Mendelssohn, en constantes relations avec des littérateurs et des savants, donnèrent l’exemple, et elles furent suivies par un grand nombre de jeunes filles et de femmes juives.

C’est la maison de Mendelssohn qui avait été d’abord le rendez-vous des amis des lettres et de la philosophie à Berlin. Après la mort de leur maître, David Friedlænder et Marcus Herz prirent sa place. Mais Friedlænder manquait de grâce et de souplesse et n’avait rien qui attirât. Ce fut donc dans la maison de Herz que les amis de Mendelssohn prirent l’habitude de se réunir. Herz était un médecin distingué, fort savant, qui avait un esprit mordant et savait entretenir la conversation. Mais le grand charme de sa maison était sa femme. Henriette Herz (1764-1847), dont la radieuse beauté et le brillant esprit exerçaient une action puissante et lui valaient un nombre considérable de courtisans.

Fille d’un Juif portugais, Benjamin de Lemos, qui avait épousé une Allemande, Henriette réunissait dans sa personne l’ardeur méridionale et la dignité castillane avec la souplesse et la douceur des Allemandes. Elle faisait sensation partout où elle se montrait par la finesse de ses traits autant que par sa démarche gracieuse ; on l’appela la Muse tragique. Son intelligence aussi était remarquable et faisait encore valoir son éblouissante beauté.

Le salon de Henriette Herz devint un centre de réunion pour l’élite de la société de Berlin. Tous les personnages de marque de l’Allemagne et de l’étranger qui venaient dans la capitale prussienne s’empressaient de s’y rendre. On y rencontra d’abord les amis chrétiens de Mendelssohn, Nicolaï, Engel, le précepteur du prince héritier (Frédéric-Guillaume II), et Ramler, le directeur de conscience des poètes. A ceux-ci se joignirent bientôt d’autres hommes distingués, les conseillers consistoriaux Teller et Zœliner, Knuth, le précepteur des frères Alexandre et Guillaume de Humboldt, Gentz, Schleiermacher, Frédéric de Schlegel. Mirabeau aussi, pendant sa mission diplomatique secrète à Berlin (1786), fréquenta la maison Herz. Peu à peu, des femmes chrétiennes qui occupaient à Berlin les plus hautes situations par leur naissance ou leur esprit entrèrent également en relations avec Henriette Herz et ses amis, dont elles admiraient le savoir solide et la spirituelle gaieté.

Ce rapprochement entre Chrétiens et Juifs faisait espérer à ces derniers qu’ils réussiraient à obtenir l’abolition des mesures humiliantes auxquelles les autorités pouvaient encore les soumettre et, sinon leur émancipation complète, du moins l’amélioration de leur situation légale. Leur espoir grandit encore après l’avènement de Frédéric-Guillaume II, qui était un prince doux et bienveillant. Sur le conseil de David Friedlænder, les anciens de la communauté de Berlin adressèrent une supplique au souverain pour lui demander de supprimer le péage personnel (leibzol), de révoquer les lois barbares qui les régissaient et de leur accorder une plus grande liberté. Cette requête fut accueillie favorablement. Le roi les invita à choisir parmi eux des hommes honnêtes avec lesquels le gouvernement étudierait la question, il agréa aussi leur demande de convoquer à Berlin des délégués de tous les Juifs du pays, à l’exception de ceux des provinces de la Silésie, de la Prusse occidentale et de la Frise orientale. On nomma une commission chargée d’examiner les griefs des Juifs et d’indiquer les améliorations qu’on pourrait apporter à leur situation.

La délégation énuméra d’abord les divers procédés dont on usait pour extorquer de l’argent aux Juifs : ils étaient tenus d’acheter aux manufactures royales, à un prix très élevé, de la porcelaine de mauvaise qualité, appelée ironiquement de la porcelaine juive pour la revendre à l’étranger ; ils étaient également obligés d’entretenir des fabriques de bonnets, de bas, d’étamine et de dentelles. Courageusement, les députés demandaient pour leurs coreligionnaires l’égalité civile, c’est-à-dire la faculté, non seulement de pratiquer l’agriculture ou les professions manuelles, mais aussi d’occuper des emplois publics et des chaires à l’Université (mai 1787). Le gouvernement prussien commença par supprimer le péage personnel et dispensa les Juifs, contre le payement d’une somme de 42.000 marcs, d’acheter dorénavant de la porcelaine. Les autres réformes furent ajournées pour laisser à la commission royale le temps de les étudier. Pendant qu’on les examinait, Wallner et Bischoffswerder réussirent à circonvenir le roi et à provoquer une réaction contre les idées libérales. Les députés juifs ne purent donc plus compter sur aucune amélioration. Ils eurent le courage et le grand mérite de repousser les concessions insignifiantes qu’on voulait leur accorder : Les faveurs qu’on est disposé à nous offrir, disaient-ils, sont au-dessous de toute attente et ne répondent nullement aux joyeuses espérances que nous avons nourries lors de l’avènement au trône de notre souverain. On leur proposait bien d’appeler les Juifs au service militaire, mais sans qu’ils pussent être élevés à un grade quelconque. Ils déclarèrent qu’ils n’avaient pas les pouvoirs nécessaires pour accepter une réforme qui imposait de nombreuses restrictions et présentait très peu d’avantages.

Cet échec ne découragea pas le groupe des éclairés de Berlin dans son œuvre de rénovation. De la capitale il s’efforça d’étendre son action dans les provinces au moyen de deux instruments de propagande : une école et une imprimerie. L’organisation de l’école, dirigée par David Friedlænder et son riche beau-frère, Daniel Itzig, répondait peu au programme de Wessely. On y accordait une place très large aux matières de culture générale, au détriment de tout ce qui avait un caractère juif : l’hébreu, la Bible et le Talmud. En l’espace de dix ans (1781-1791), cette école forma plus de cinq cents élèves, qui répandirent dans toute la Prusse les idées des réformateurs juifs de Berlin. Sur son modèle, d’autres écoles furent créées en Allemagne et hors de l’Allemagne. L’imprimerie rattachée à cette école agissait dans le même esprit en publiant et en faisant pénétrer dans les ghettos des ouvrages d’instruction et d’éducation en hébreu et en allemand.

Au commencement, tous ces efforts produisirent des fruits déplorables, car l’enseignement donné par les réformateurs avait très souvent pour résultat la négation du judaïsme et la légèreté des mœurs. On écartait tout ce qui, dans l’ancienne vie juive, pouvait froisser le goût moderne, tout ce qui ne paraissait pas s’expliquer par la raison humaine, tout ce qui avait un caractère national, rappelait les événements du passé et contribuait à distinguer le Juif du Chrétien. Être éclairé, c’est-à-dire ressembler en tout point aux chrétiens, tel était le mot d’ordre de ces réformateurs. En agissant ainsi, ils croyaient sincèrement être restés fidèles aux idées de Mendelssohn, oubliant que leur maître n’avait jamais cessé de manifester un ferme attachement aux pratiques du judaïsme.

Ce mépris professé pour l’antique religion d’Israël blessait profondément les sentiments de la très grande majorité des Juifs, lui avaient conservé le respect des anciennes traditions et qui auraient peut-être accueilli avec faveur de sages réformes. De là, des malentendus, des froissements, des récriminations et des querelles. Wessely lui-même, cet admirateur passionné de Mendelssohn, reprocha amèrement leurs exagérations aux éclairés de Berlin, dont le chef était le faible et superficiel David Friedlænder, et il déclara publiquement qu’il se séparait d’eux.

Mais si, parmi les novateurs, on trouvait peu d’esprits supérieurs, capables de diriger le mouvement avec habileté et clairvoyance, les orthodoxes étaient encore moins favorablement partagés. Leur principal chef ou, du moins, celui qui était considéré comme tel, Ézéchiel Landau, de Prague, n’avait pas la moindre intelligence des nécessités des temps modernes. Il s’obstinait à exiger le maintien des pratiques les moins justifiées, et nuisit ainsi considérablement à la cause qu’il défendait. Lorsque le gouvernement autrichien voulut interdire l’ensevelissement précipité des morts, ainsi qu’il était d’usage chez les Juifs, Landau combattit la modification proposée par les plus pitoyables arguments. Les éclairés saisirent avec empressement cette occasion pour fulminer contre l’étroitesse d’esprit et le fanatisme de leurs adversaires. Les orthodoxes, de leur côté, par l’organe d’un prédicateur de Prague, Eléazar Fleckelès, protestèrent avec violence contre David Friedlænder et Euchel, parce qu’ils avaient traduit en allemand, pour l’usage des femmes, les prières du Rituel.

Surexcités par ces luttes, les éclairés comme les orthodoxes élargissaient encore le fossé qui les séparait. La jeunesse juive de Berlin, précepteurs, commis de magasin, fils de famille, viveurs, se faisaient gloire de mépriser le judaïsme et qualifiaient de préjugés, de superstitions et d’absurdités les vieilles croyances de leurs pères. Naturellement, les orthodoxes répondaient à ces attaques par une piété plus rigoureuse et plus pointilleuse. Comme ils étaient à la tête de la communauté et des diverses institutions de bienfaisance, ils refusaient tout subside aux éclairés nécessiteux, ne les accueillaient pas dans les hôpitaux juifs et ne leur accordaient pas, après leur mort, d’emplacement convenable dans les cimetières. Les a éclairés v, sous la direction du fils aîné de Mendelssohn, Joseph, créèrent alors (1792) la Société des amis, composée exclusivement de jeunes gens, qui devaient se traiter en frères, s’éclairer mutuellement de leurs conseils, se secourir en cas de maladie ou de pauvreté. Ils cherchaient aussi à instruire et à éclairer.

Mais les membres de cette Société manquaient d’ardeur et de conviction. Ils avaient bien délaissé les pratiques du judaïsme, mais n’avaient remplacé leur ancienne foi par aucune autre croyance ; ils ne possédaient plus aucun idéal religieux. Cette absence de principes et d’idéal se manifestait encore plus ouvertement chez les riches marchands éclairés, qui aimaient le luxe et étaient heureux de pouvoir fréquenter des chrétiens. Comme rien ne les retenait plus dans la religion de leurs aïeux, ils embrassèrent en masse le christianisme. Semblables à de légers papillons, ils voltigèrent autour de la flamme et, à la fin, s’y laissèrent brûler. Pourquoi, en effet, auraient-ils continué à se soumettre aux restrictions du privilège général et à supporter les humiliations imposées aux Juifs protégés, eux qui avaient totalement rompu avec les usages, les mœurs et les croyances du judaïsme, quand, par le baptême, ils pouvaient devenir les égaux des chrétiens Y aussi les apostasies furent-elles nombreuses à Berlin, à Breslau et à Königsberg. En trente ans, la moitié de la communauté de Berlin accepta le baptême. Il est probable que tous les éclairés de l’Allemagne eussent déserté le judaïsme, s’ils n’avaient été arrêtés par leur antipathie profonde pour les croyances chrétiennes, par leur attachement inébranlable à leur famille et aux souvenirs du passé merveilleux du peuple juif, et enfin par leur amour pour la langue et la littérature hébraïques. Quiconque pouvait apprécier la grandeur sublime et les beautés de la Bible dans le texte original et savait manier lui-même la langue hébraïque, restait fidèle au judaïsme, malgré ses doutes, malgré les restrictions légales dont il souffrait en sa qualité de Juif.

Pourtant, David Friedlænder fit exception. Ni la gloire du passé, ni la poésie hébraïque, ni le sentiment de la famille n’eurent le pouvoir de le retenir dans le judaïsme. Esprit étroit et superficiel, il n’avait ni élévation de pensée, ni dignité de caractère. Sans originalité aucune, il avait emprunté quelques lambeaux d’idées à Mendelssohn qu’il avait cousus ensemble pour en faire ce qu’il appelait un système religieux épuré. Comme il n’observait plus rien du judaïsme, il croyait qu’il pourrait facilement se soustraire aux lois humiliantes qui pesaient sur les Juifs. Il demanda donc pour lui et toute la famille Friedlænder la naturalisation avec les droits et les obligations qui en découlaient. Sa demande fut rejetée. Au lieu d’opposer à ce refus une fière impassibilité et de chercher à s’en consoler par le souvenir du passé héroïque d’Israël, il écrivit, avec d’autres pères de famille (probablement des membres de la famille Itzig), à Teller, conseiller supérieur du Consistoire, pour lui annoncer leur intention de se faire baptiser. Ils y mettaient pourtant une condition : on devait les dispenser de croire à la divinité de Jésus et d’observer les pratiques du christianisme, parce qu’ils ne partageaient pas la foi de l’Église et qu’il leur répugnait d’agir en hypocrites.

Teller éconduisit poliment, mais avec fermeté, ces singuliers Juifs qui voulaient se faire chrétiens tout en déclarant qu’ils ne pourraient pas croire aux dogmes du christianisme. Friedlænder resta donc forcément juif. Mais sa lettre à Teller produisit une vive sensation. Plusieurs chrétiens l’apprécièrent avec sévérité ; ils y voyaient une trahison à l’égard du judaïsme et une inconséquence. Duns l’ignorance où il était de l’origine de cette lettre, Schleiermacher disait : Que cette démarche inconsidérée doit donc blesser l’excellent Friedlænder ! Je serais étonné qu’il ne protestât pas contre une telle trahison, lui qui est un si fervent admirateur de Mendelssohn. Quelle condamnation pour Friedlænder que ce jugement de croyants chrétiens exprimant leur dédain pour ces apostats qui, de leur plein gré, auraient voulu renier le glorieux passé de la plus ancienne nation pour prendre simplement le masque du christianisme ! Les Juifs gardèrent prudemment le silence sur cette affaire.

Les femmes juives montraient encore moins de fierté et de dignité que les hommes. Le salon de Henriette Herz était devenu le rendez-vous de belles femmes juives, dont les maris étaient absorbés par leurs occupations, et de jeunes gens chrétiens. Dans ce milieu, le ton était donné par Frédéric de Gentz, homme égoïste, avide de jouissances, plein de vices et dénué de scrupules. Grisée par les adulations dont elle était l’objet, Henriette Herz se laissait aller à des coquetteries qui rendaient sa conduite très suspecte. La légèreté des mœurs était presque un article de foi pour cette société. Les libertins chrétiens avaient, en effet, organisé avec les femmes et les jeunes filles juives une ligue de la vertu, sorte d’association dont les membres des deus sexes devaient se tutoyer et ne tenir aucun compte, dans leurs relations, des bienséances observées d’habitude dans le monde. On était alors au début du romantisme allemand, créé par les couvres poétiques de Goethe, et dont les partisans prétendaient réaliser dans la vie les sentiments lyriques exprimés parla poésie. Ce mouvement eut pour résultat de développer un faux sentimentalisme et d’encourager les unions libres entre personnes qui déclaraient avoir de l’affinité l’une pour l’autre. Les femmes juives se trouvaient flattées d’entretenir un commerce aussi intime avec les chrétiens des classes élevées.

La ligue de la vertu comptait parmi ses membres Henriette Herz, les deux filles de Mendelssohn et d’autres jeunes femmes juives. Henriette Herz noua d’abord une intrigue amoureuse avec Guillaume de Humboldt, puis avec Schleiermacher, cet apôtre d’un nouveau christianisme. Un autre hôte assidu du salon Herz, Frédéric Schlegel, courtisa Dorothée Mendelssohn, qui était mariée. Celle-ci, sous l’influence des principes prêchés par la ligue de la vertu, se trayait très malheureuse avec son mari; elle le quitta pour aller vivre avec Schlegel. C’est à ce moment que Schlegel publia son roman immoral Lucinde, où il fait consister la sagesse dans une complète licence de conduite et où il approuve l’adultère. Schleiermacher fut le parrain de ce roman.

Une autre femme juive de ce cercle, Rahel Lewin, était d’une remarquable intelligence. Elle avait trop d’esprit et de clairvoyance pour s’affilier à la ligue de la vertu, mais elle n’échappa pourtant pas à l’influence funeste des mœurs dissolues qui régnaient alors dans la haute société chrétienne. Cette petite femme avec une grande âme, comme on l’appelait, admirait passionnément Goethe. Elle puisait ses principes de morale et ses règles de conduite dans les oeuvres de ce poète, qui célèbre la sagesse païenne, et, en des périphrases fleuries, conseille de jouir de la vie.

Toutes ces pécheresses juives, sans dommage pour le judaïsme, se tirent baptiser. Les filles de Mendelssohn et Rahel se convertirent bruyamment, mais Henriette Herz, pour ne pas chagriner ses amis juifs, alla recevoir le baptême dans un petit village, et cela seulement après la mort de sa mère. Fait curieux, c’était dans le salon judéo-chrétien de Henriette Herz, à Berlin, que la réaction ecclésiastique, avec Schleiermacher et Schlegel, et la réaction politique, avec Gentz, tenaient leurs assises. Mais, dans la même année où Schleiermacher déclarait dédaigneusement que le judaïsme était une momie, Bonaparte adressait un appel aux Juifs afin de les réunir autour de lui. La liberté que les Juifs de Berlin sollicitaient du gouvernement en s’humiliant devant l’Église, la France allait la leur donner sans imposer le moindre sacrifice à leur dignité.

 

 

 



[1] Ce nom est formé des lettres initiales des mots Hokhma sagesse, Bina intelligence, et Daat connaissance.