HISTOIRE DES JUIFS

TROISIÈME PÉRIODE — LA DISPERSION

Troisième époque — La décadence

Chapitre V — Situation des Juifs de Pologne et d’Italie jusqu’à la fin du XVIe siècle — (1560-1600).

 

 

Au XVIe siècle, la Pologne, devenue une grande puissance, sous la souveraineté des fils de Casimir IV (1560-1600), par son union avec la Lithuanie, était un refuge assuré pour tous les persécutés. Le christianisme canonique et intolérant n’y avait pas encore jeté des racines profondes, et le pouvoir monarchique y trouvait un utile contrepoids dans l’esprit d’indépendance de la grande et de la petite noblesse. A l’instar des lords anglais et des chefs de clan écossais, les starostes polonais vivaient libres sur leurs domaines. La noblesse et la bourgeoisie étaient en grande partie calvinistes. On ne tenait donc pas grand compte, en Pologne, des lois restrictives édictées par l’Église catholique contre les Juifs. Ceux-ci étaient, du reste, efficacement protégés par les nobles dont ils habitaient les terres. Quand les Juifs de Bohème furent expulsés de leur pays, ils reçurent un excellent accueil en Pologne. En général, tout Juif persécuté ou baptisé par force trouvait un asile en Pologne et pouvait y pratiquer librement le judaïsme.

Il est difficile d’évaluer le nombre de Juifs établis alors en Pologne; ils étaient peut-être environ vingt mille. Les communautés de Posen et de Cracovie, ou plutôt du faubourg de Casimierz, comptaient chacune trois mille membres. Venait ensuite la communauté de Lublin. Ils payaient des taxes multiples, sous toutes les formes ; mais c’était là leur raison d’être, aux yeux du roi et de la noblesse, et leur principal titre à la protection dont ils bénéficiaient. Du reste, ils étaient presque les seuls capitalistes dans ce pays pauvre. Aussi les rois polonais favorisaient-ils leurs entreprises commerciales. Lors des pourparlers de Sigismond-Auguste avec le tsar Ivan IV, surnommé le Cruel, pour la prolongation de la paix, le souverain polonais demanda que les Juifs lithuaniens fussent autorisés, comme auparavant, à s’occuper librement de commerce en Russie. Ivan refusa : Nous ne voulons pas tolérer ces gens dans notre pays, dit-il, parce qu’ils ont introduit chez nous du poison pour le corps et l’âme. Il faisait allusion à une secte fondée soixante-dix ans auparavant par le Juif Zacharie, à laquelle avaient adhéré des popes et le métropolitain Zosime, et qui se maintint jusqu’au commencement du XVIIe siècle.

Tout en ayant moins de culture que la noblesse, dont les jeunes gens allaient étudier aux Universités protestantes de Wittemberg et de Genève, les Juifs de Pologne manifestaient pourtant plus de goût pour la science que leurs coreligionnaires d’Allemagne. On trouvait parmi eux de nombreux esprits nourris de la philosophie d’Aristote. Quelques-uns connaissaient aussi les écrits théologiques de Maimonide. De plus, des médecins juifs, venus d’Italie en Pologne avec la reine Dona, femme de Sigismond Ier (1506-1548), possédaient, outre leur science médicale, d’autres connaissances profanes. Mais c’est surtout le Talmud qui offrait le plus d’attraits aux Juifs polonais. Parmi les Juifs d’Europe et d’Asie, ils s’étaient pourtant mis les derniers à étudier cet ouvrage, mais ils s’y étaient adonnés avec une ardeur passionnée. L’enseignement talmudique avait été implanté en Pologne par deux savants allemands : Salomon Menz, de Mayence, qui émigra vers 1463 et s’établit à un tige avancé à Posen, et Jacob Polak (vers 1490-1541), venu de Prague à Cracovie. Ce dernier, formé dans les écoles allemandes, acquit comme talmudiste une réputation considérable. Dans son enseignement, il s’attachait surtout à déployer toutes les ressources de la plus fine et plus subtile dialectique, à accumuler les objections pour y répondre, à établir les rapprochements les plus étranges, à argumenter sur tout et à propos de tout. Cette méthode est le fameux pilpoul. Fréquentées par de nombreux élèves, les écoles talmudiques de Pologne jouirent bientôt d’une réputation considérable dans l’Europe juive.

Le système de Jacob Polak fut continué et développé par les trois célèbres rabbins Schalom Schachna, élève de Polak, Salomon Louria et Moïse Isserlès. Schachna, qui florissait de 1540 à 1558, semble avoir habité Lublin et y avoir exercé les fonctions de grand rabbin. Salomon Louria (né vers 1510 et mort vers 1573), qui descendait d’une famille allemande immigrée, aurait contribué en d’autres temps aux progrès et au développement du judaïsme. Mais en Pologne, à une époque de décadence, il ne put être qu’un remarquable talmudiste, d’un jugement sain et d’une critique pénétrante. Il se distingua aussi par la dignité et la fermeté de son caractère. Ennemi de l’injustice, de la vénalité et de l’hypocrisie, il blessa naturellement, dans ses diatribes, bien des vanités. Il s’élevait contre les talmudistes qui ne conformaient pas leurs actes à leur enseignement et ne s’efforçaient de briller dans les études talmudiques que par pur orgueil ; il raillait aussi ceux dont l’ambition était de beaucoup supérieure au savoir, qui prenaient le titre de maître dès qu’ils avaient reçu l’ordination, et, malgré leur ignorance, réunissaient des élèves autour d’eux à prix d’argent, comme les nobles louaient des domestiques. Il y a de vieux rabbins, disait-il, qui connaissent à peine le Talmud et, par vanité, exercent quand même une autorité tyrannique sur les communautés et les savants, lancent ou annulent des anathèmes, et donnent l’ordination à leurs élèves. Enfin, Louria flétrissait de sa verve mordante ces docteurs qui se montraient pleins d’indulgence pour les péchés des grands, mais relevaient avec une rigoureuse sévérité la moindre peccadille des humbles et des petits.

Malgré ses violentes polémiques, Louria était profondément estimé de tous les savants, qui admiraient sa science si vaste et si sure. Encore presque jeune homme, il entreprit la tâche difficile d’élucider et de résumer les discussions talmudiques relative aux usages religieux et d’établir ainsi des règles certaines pour la pratique. Il travailla à cette oeuvre jusqu’à la fin de sa vie, sans pouvoir l’achever. Mais, pas plus que Maïmonide et d’autres docteurs, il ne réussit, en dépit de son esprit clair, net et sagace, à introduire l’ordre et l’unité dans le judaïsme rabbinique.

Le troisième personnage important du judaïsme polonais, Moïse ben Israël Isserlès (né vers 1520 et mort en 1572), de Cracovie, était fils d’un homme riche qui avait été administrateur de la communauté. Il se distinguait plutôt par sa précocité et sa vaste érudition que par l’originalité de son esprit. A trente ans, il était aussi familiarisé avec la littérature talmudique et rabbinique que Joseph Karo, qui avait le double de son âge. Aussi fut-il nommé très jeune aux fonctions de rabbin et juge à Cracovie.

Comme Louria, Isserlès voulut réunir les matériaux disséminés du judaïsme rabbinique et en former un code définitif. Devancé dans cette entreprise par Karo, il se contenta d’ajouter à la a Table v de ce dernier des observations et des rectifications qu’il appela Mappa ou Nappe. Ses additions, marquées au coin d’un étroit rigorisme, furent immédiatement acceptées et constituent encore aujourd’hui en Pologne et chez les Juifs aschkenazim le code religieux officiel. Ce ne fut cependant pas lui qui inventa ces aggravations, elles existaient déjà dans la pratique, et il ne fit que les ériger en règles.

Isserlès ne se confina pas exclusivement dans les études talmudiques, il s’intéressa aussi à d’autres recherches. Ainsi, il écrivit un commentaire sur un ouvrage astronomique, la Theorica de Frohbach. Il s’occupa aussi de philosophie, qu’il ne connaissait, du reste, que par des ouvrages hébreux; il marqua surtout une prédilection pour le Guide de Maïmonide. Enfin, l’intérêt qu’il manifestait pour l’histoire inspira à un de ses élèves, David Gans, l’idée de s’y adonner d’une façon sérieuse.

David Gans (né en Westphalie en 1541 et mort à Prague en 1613) s’était rendu dès son jeune âge à Cracovie pour y fréquenter l’école talmudique. Mais inconsciemment, sous la direction d’Isserlès, il se sentit attiré vers les recherches scientifiques, l’histoire, la géographie, les mathématiques, l’astronomie. Lié avec les deux plus célèbres mathématiciens et astronomes de ce temps, Kepler et Tycho Brahé, il écrivit plusieurs travaux en hébreu sur ces sciences- Il s’est surtout fait connaître par sa chronique Cémah David, qui raconte année par année les faits de l’histoire juive et de l’histoire générale. Cette oeuvre n’a pas une tris grande valeur : c’est une nomenclature sèche des événements, dans le genre des chroniques des moines peu instruits du moyen âge. Du moins Gans eut-il le mérite de rappeler à ses coreligionnaires qu’il existe encore d’autres études intéressantes que celle du Talmud.

Grâce à ces trois notabilités rabbiniques, Schachna, Salomon Louria et Isserlès, la réputation des écoles talmudiques de Pologne s’étendit dans toute l’Europe. D’Allemagne, de la Moravie, de la Bohème et même de l’Italie et de la Turquie, on consultait ces rabbins sur tout cas difficile. Ils durent intervenir dans les différends qui avaient éclaté à Prague et que les rabbins de cette ville avaient été impuissants à apaiser, ils réussirent aussi à mettre tin aux violentes querelles qui divisaient alors la communauté de Francfort-sur-le-Mein et menaçaient de provoquer l’expulsion ou, au moins, la persécution des Juifs.

Une autre conséquence de l’influence de ce triumvirat fut que, peu à peu, tous les Juifs polonais se consacrèrent aux études talmudiques et devinrent aptes à remplir les fonctions de rabbin. Dans une communauté de cinquante membres, on trouvait une vingtaine de talmudistes et une école talmudique fréquentée par une trentaine d’élèves. Soutenues par les communautés ou de riches particuliers, le nombre des écoles s’accrut démesurément, et, en même temps, celui des élèves. Les études talmudiques accaparèrent toutes les intelligences dès l’âge le plus tendre. On nomma des surveillants, chargés de stimuler le zèle de tous ces jeunes gens (Bekourim). A la fin, on élabora un programme général pour toute la Pologne, qui fut appliqué presque jusqu’à notre époque.

D’après ce programme, après chaque semestre, les maîtres se rendaient avec leurs élèves aux foires du pays, l’été à Çaslaw et à Iaroslaw et l’hiver à Lemberg et à Lublin. Il se formait ainsi des réunions de plusieurs milliers d’étudiants, où l’on argumentait à perte de vue et où l’on faisait assaut de finesse et de subtilité. Chacun pouvait prendre part à ce tournoi, dont les vainqueurs, c’est-à-dire les esprits les plus déliés et les plus subtil?, obtenaient parfois comme récompense une épouse bien dotée. Car certains parents riches tenaient à honneur d’avoir pour gendres de savants talmudistes. Cette application passionnée aux études talmudiques imprima même un caractère particulièrement disgracieux aux allures et aux mouvements des Juifs polonais, qui prirent l’habitude de s’agiter et de gesticuler dans une simple conversation comme s’ils soutenaient une discussion talmudique. La langue populaire juive s’enrichit d’expressions, de tours de phrase et de citations talmudiques qui devinrent familiers même aux femmes et aux enfants.

Loin de jeter de l’éclat sur le judaïsme, ces études lui furent plutôt nuisibles. On ne s’appliquait pas, en effet, à mieux saisir le sens du texte ou à l’exposer avec une plus grande clarté, mais à faire des remarques piquantes, spirituelles et inattendues. De ces milliers de talmudistes rassemblés aux foires, chacun coulait briller par l’imprévu de ses objections et la singularité de ses rapprochements et de ses conclusions. On ne recherchait pas la vérité, mais la nouveauté, le Hiddousck ; on s’efforçait de couper des parties de cheveu en parties plus ténues encore (Hilloukim). Dans ces conditions, la rectitude d’esprit des Juifs polonais se faussa et la langue dont ils se servaient pour leurs discussions devint un jargon hybride, mélange d’allemand, de polonais et de mots talmudiques, qui n’était compris que des Juifs indigènes. Ce jargon, débité d’un ton chantant et accompagné de contorsions, rendait les Juifs ridicules et attirait sur eux les railleries de leurs concitoyens chrétiens ; de plus, devant l’envahissement des études talmudiques, la Bible fut reléguée au second plan et tomba presque dans l’oubli.

La situation matérielle des Juifs continua pourtant de rester bonne en Pologne ; dans ce pays, ils formaient presque un État dans l’État. Plusieurs rois avaient successivement reconnu et étendu leurs privilèges. Après la mort du dernier roi Jagellon, Sigismond-Auguste II (1572), quand la royauté fut devenue élective, l’influence des Juifs grandit encore. Chaque nouveau roi élu avait, en effet, besoin d’argent ou de l’appui d’une partie de la noblesse, et, dans l’un comme dans l’autre cas, les Juifs lui étaient très utiles.

Après un interrègne de treize mois et une longue série de pourparlers et d’intrigues, Étienne Bathori, prince de Transylvanie, avait été élu roi de Pologne. Salomon Aschkenazi, qui, comme agent de la Turquie, avait déjà favorisé l’avènement de Henri d’Anjou au trône de Pologne, n’avait sans doute pas été étranger à l’élection de Bathori. Celui-ci se montra très bienveillant pour les Juifs pendant toute la durée de son règne (1575-1586). En 1576, il les autorisa à vaquer à leurs affaires sans restriction aucune, même pendant les fêtes chrétiennes, ordonna que le meurtre d’un Juif fût puni de mort comme celui d’un chrétien, et que les municipalités fussent déclarées responsables des dommages causés par les émeutes populaires dans les synagogues ou les cimetières juifs. Quiconque exciterait la foule contre les Juifs, comme cela se présentait particulièrement dans la ville demi allemande de Posen, serait condamné à une amende de dix mille marcs polonais, et pareille somme serait payée par la municipalité qui ne les aurait pas protégés efficacement. Bathori intervint énergiquement quand les Juifs de Lithuanie furent accusés du meurtre d’un enfant chrétien, il exprima la conviction que les inculpés observaient très strictement la loi qui leur interdisait de commettre un homicide.

Son successeur, Sigismond III, qui régna de 1587 à 1632, traita les Juifs de Pologne avec plus de douceur qu’on ne pouvait en attendre d’un élève des Jésuites. Tout en laissant persécuter les dissidents, il protégea les Juifs. A la diète de Varsovie (1592), il confirma les privilèges qu’ils avaient obtenus de Casimir le Grand. Il édicta pourtant une mesure qui les rendit dépendants de l’Église. Il décida qu’ils ne pourraient pas construire de nouvelles synagogues sans l’autorisation du clergé.

A cette époque, les rabbins de Pologne créèrent une institution qui ne s’était pas encore présentée sous cette forme dans le cours de l’histoire juive et qui maintint l’union entre les diverses communautés juives de ce pays. Il arrivait parfois que dans ces assemblées où les rabbins et les chefs de communauté se réunissaient avec leurs disciples et leur suite, pour des discussions talmudiques, lors des principales foires du pays, ils étaient amenés à examiner ensemble de très importantes questions, à apaiser des différends, à aplanir des difficultés et à prendre des décisions concernant le judaïsme polonais. Éclairés par l’expérience sur l’utilité de telles assemblées, ils résolurent de convoquer régulièrement les administrateurs des communautés pour délibérer en commun sur les affaires de leurs coreligionnaires. C’est ainsi que les représentants des Juifs de la petite et de la grande Pologne et de la Russie se réunissaient en synode, à des époques déterminées, dans les villes de Lublin et de Iaroslaw. Les débats étaient dirigés par un président, qui consignait les résolutions prises dans un procès-verbal. Dans ces synodes, on examinait les litiges des communautés, les questions d’impôts, les mesures à prendre pour écarter certains dangers ou venir efficacement en aide aux nécessiteux. On y exerçait également la censure sur les livres, dont les uns pouvaient être imprimés et vendus et les autres étaient interdits. Pins tard, les Juifs de la Lithuanie envoyèrent également leurs délégués à ces assemblées, qui prirent alors le nom de synodes des quatre pays, en hébreu, Waad arba araçot.

Ces synodes eurent les plus heureuses conséquences pour le judaïsme polonais. En Pologne comme au dehors ils jouirent d’une très grande considération, et l’on s’adressait à eux, même de l’Allemagne, pour régler les différends et rétablir la concorde dans les communautés. Chose remarquable, les hommes qui, pendant plus d’in siècle, dirigèrent ces synodes et dont le nom aurait mérité 4e passer à la postérité sont restés inconnus, comme s’ils avaient voulu effacer leur personnalité devant l’œuvre à accomplir. On ne tonnait même pas ceux qui, les premiers, entreprirent la tâche si utile, mais si difficile quand il s’agit de Juifs et de Polonais, de soumettre toutes les communautés à une autorité supérieure et d’organiser des synodes. Selon toute apparence, le premier organisateur fut le rabbin Mardokhaï Yafo, originaire de la Bohème (né en 1530 et mort en 1612). Obligé d’émigrer dans sa jeunesse, Yafa s’était rendu à Venise. Là, il fut sans doute profondément affligé des persécutions dirigées par l’Inquisition contre le Talmud, et il se rendit en Pologne. Nommé plus tard rabbin de Lublin, il assista naturellement aux réunions des talmudistes qui eurent lieu plusieurs fois dans cette ville, et contribua ainsi, pour sa part, à résoudre les diverses questions soulevées accidentellement dans ces assemblées. C’est ainsi que naquit probablement dans son esprit l’idée de remplacer ces réunions irrégulières par des synodes, qui seraient convoqués à des époques fixes et soumis à des statuts. Comme son autorité était considérable, il réussit sans doute assez vite à faire adopter son projet. Il semble avoir eu pour successeur, comme président du synode, Josua Falk Kohen, chef de l’école talmudique de Lemberb (1592-1616), dont les nombreux élèves étaient entretenus par son beau-père. Les synodes juifs furent probablement organisés sur le modèle des réunions provoquées fréquemment par les dissidents polonais, calvinistes, anti-trinitaires, et autres sectes.

Parmi les anti-trinitaires ou unitaires, c’est-à-dire adversaires du dogme de la Trinité, plusieurs étaient bien plus rapprochés du judaïsme que du christianisme, car ils refusaient de croire à la divinité de Jésus. Leurs adversaires les qualifiaient avec mépris de semi judaïsants. Un des plus connus est Simon Budny, de Mazovie, pasteur calviniste (mort après 1584), qui créa la secte des Budniens. Budny savait le grec et un peu d’hébreu, que des Juifs lui avaient sans doute appris ; il se rendit célèbre par sa traduction polonaise de l’Ancien et du Nouveau Testament.

Un fait qui prouve les relations fréquentes des Juifs avec les dissidents, c’est qu’ils eurent souvent ensemble des controverses religieuses. Un unitaire, Martin Czechovic (né vers 1530 et mort en 1613), de la grande Pologne, qui, après bien des métamorphoses, était enfin devenu schismatique, rejetait le baptême et déclarait qu’un chrétien ne pouvait accepter aucune fonction publique. Ce dissident composa un ouvrage pour répondre aux objections faites par les Juifs contre le caractère messianique de Jésus et démontrer que les prescriptions religieuses du judaïsme ne devaient pas avoir éternellement force de loi. A cette argumentation, Jacob de Belzyce, Juif rabbanite établi à Lublin, répondit avec une telle vigueur que Czechovic se crut obligé de défendre ses idées dans un nouvel écrit.

Un Caraïte, Isaac ben Abraham Troki (né vers 1533 et mort en 1594), originaire de Trok, prés de Vilna, soutint aussi des controverses contre les catholiques et diverses sectes chrétiennes. Versé dans la Bible et les Évangiles, il connaissait également les ouvrages de polémique religieuse de son temps et était excellemment armé pour répondre aux nobles, aux prélats et aux autres chrétiens avec lesquels il était en relations. Peu de temps avant sa mort, il réunit ses controverses en un volume qu’il intitula : Hizzouk Emouna, Affermissement de la foi. Dans cet ouvrage, il ne se contente pas de réfuter les arguments des chrétiens contre le judaïsme, mais il prend l’offensive contre le catholicisme, montrant les contradictions et les singularités qui se trouvent dans les Évangiles et d’autres écrits des premiers chrétiens. C’est peut-être le seul ouvrage caraïte qui se lise avec intérêt. Il n’est pas précisément bien original, tous ses arguments sont empruntés à des auteurs judéo-espagnols, notamment à Profiat Duran, qui les a même exposés dans une langue bien plus élégante. Mais les livres aussi ont leur destin. Celui de Troki se propagea rapidement, il fut traduit en espagnol, en latin, en allemand et en français. Un duc d’Orléans s’imposa la tâche de le réfuter, et les adversaires chrétiens du catholicisme eux-mêmes y puisaient leurs armes.

Vers ce temps, l’esprit nouveau, qui avait jeté une lueur si vive au commencement du siècle et avait remporté d’éclatants triomphes sur les champions attardés du moyen âge, semblait avoir subi une sérieuse défaite. La papauté avait reconquis son prestige et son ancienne puissance. L’Italie, une grande partie de l’Allemagne du Sud et de l’Autriche, la France et la majeure partie de la Pologne et de la Lithuanie étaient redevenues catholiques. Dans les pays protestants mêmes, le mouvement qui s’annonçait si fécond au commencement du siècle s’était arrêté net. L’esprit de libre examen avait cédé la place, dans les communautés évangéliques, à des querelles byzantines sur des dogmes et des mots, qui donnèrent naissance à des sectes de plus en plus nombreuses. On négligeait alors complètement l’étude de la langue hébraïque, pour laquelle on s’était d’abord passionné, pour de stériles controverses. La littérature rabbinique était tombée dans un discrédit plus grand encore, surtout dans les milieux catholiques. Quand le savant théologien espagnol Arias Montano eut publié à Anvers, aux frais de Philippe II, la première Bible polyglotte complète et composé une grammaire et un lexique hébreux, pour lesquels il s’était servi des travaux de commentateurs juifs, l’Inquisition l’accusa, lui, le favori de Philippe II, qui avait dressé lui-même une liste de livres hérétiques, de friser souvent l’hérésie et de judaïser en secret.

On assista ainsi, dans l’Europe chrétienne, au réveil du plus étroit fanatisme, qui aboutit plus tard aux excès sanglants de la guerre de Trente ans, et qui rendit le séjour des Juifs très. précaire dans les pays catholiques comme dans les pays protestants. A Berlin et dans le Brandebourg, les luthériens placèrent les Juifs dans la douloureuse alternative d’accepter le baptême ou d’émigrer, parce qu’un ministre des finances juif, favori du prince-électeur Joachim II, avait laissé le champ libre à l’extravagance de quelques spéculateurs, et que le médecin juif Lippold, soumis à la torture, s’était déclaré coupable du crime d’avoir empoisonné le prince-électeur, sou protecteur, aveu que, du reste, il avait de nouveau rétracté. Les Juifs furent également expulsés du duché protestant de Brunschwig par Henri-Jules.

Par un heureux hasard, l’empereur Rodolphe II, quoique élève des Jésuites et ennemi implacable des protestants, ne haïssait pas les Juifs. S’il n’avait pas assez de fermeté pour les protéger efficacement contre les mauvais traitements, il n’encourageait pas, du moins, ceux qui voulaient les persécuter. Il intervenait même parfois en leur faveur. Ainsi, il invita l’évêque de Würzburg à respecter leurs privilèges, et celui de Passau à ne pas les soumettre à la torture. Mais, sans doute pour ne pas être loué par ses contemporains ou la postérité comme protecteur des Juifs, il décréta que, dans un délai de six mois, tous les Juifs fussent chassés de l’archiduché d’Autriche. Maltraités par les catholiques et les protestants, peu protégés mais grandement exploités par l’empereur, les Juifs d’Allemagne virent s’accentuer leur décadence matérielle et intellectuelle.

En Italie, la situation des Juifs était encore plus malheureuse. A ce moment, l’Italie était le siège de la plus ardente réaction catholique, qui ne visait à rien moins qu’à exterminer tous les adversaires de l’Église. Ce fut du Vatican que partit le signal des guerres civiles qui décimèrent l’Allemagne, la France et les Pays-Bas. Comme les Juifs, depuis Paul IV et Pie V, étaient également considérés comme hérétiques, ils souffrirent naturellement, eux aussi, de ce fanatisme. Peu à peu leur nombre diminua en Italie. Dans le Sud, on n’en trouva bientôt plus, et, au Nord, les grandes communautés de Venise et de Rome ne comptèrent plus respectivement que deux mille et quinze cents âmes.

Au pape Pie V avait succédé Grégoire XIII (1572-1585), qui, sous l’influence des Jésuites et des Théatins, suivait les exemples d’intolérance de son prédécesseur. Malgré des prohibitions répétées, il y avait encore en Italie des chrétiens qui aimaient mieux recourir aux soins d’habiles médecins juifs, tels que David de Pomis et Elia Montalto, qu’à ceux de mauvais praticiens catholiques. Grégoire XIII s’en montrait très irrité. Non seulement il renouvela l’ancienne loi canonique défendant à des malades chrétiens de se taire soigner par des médecins juifs, mais A interdit aussi à ces derniers, sous les peines les plus sévères, de donner leurs soins à des malades chrétiens. Une autre de ses lois atteignit tous les Juifs d’Italie, sans exception. Il plaça, en effet, le judaïsme italien sous la terrible surveillance de l’Inquisition. Tout Juif qui émettrait un propos hérétique, c’est-à-dire désagréable à l’Église, ou qui entretiendrait des relations avec un hérétique ou un renégat catholique, serait appelé à comparaître devant l’Inquisition et pourrait être condamné à perdre sa fortune, sa liberté et même sa vie. Si donc un Juif d’Italie s’avisait de venir en aide à un pauvre Marrane fugitif d’Espagne ou de Portugal, tous deux, s’exposaient aux rigueurs de l’Inquisition. Le Talmud aussi fut persécuté par Grégoire XIII. Ceux qui possédaient des exemplaires du Talmud ou d’autres ouvrages réputés hostiles à l’Église, même expurgés par la censure, étaient passibles d’une forte amende.

Grégoire XIII s’attacha surtout à encourager la conversion des Juifs. Il ordonna que, les jours de sabbat et de fête, des prédicateurs chrétiens prêchassent en langue hébraïque, si possible, sur les dogmes du christianisme, et que les Juifs des deux sexes, à partir de l’âge de douze ans, fussent obligés d’assister à ces sermons ; le tiers, au moins, de la communauté devait se présenter à ces réunions. Il imita tous les princes catholiques à prendre des mesures analogues. Détail caractéristique, c’étaient les Juifs qui étaient contraints de payer ces prédicateurs ! Tous les décrets du pape furent appliqués avec la plus rigoureuse sévérité. Il en résulta que de nombreux Juifs s’en allèrent de Rome.

Sous le pontificat de Sixte-Quint (1585-1590), cet ancien gardeur de pourceaux qui déploya une si remarquable énergie dans le gouvernement de l’Église, la situation des Juifs s’améliora. Ce pape s’abstint de les persécuter, il protégea même un Marrane portugais, Lopez, qui l’aida de ses conseils dans l’administration des finances des États pontificaux. Le 22 octobre 1586, il promulgua une bulle pour abolir toutes les lois restrictives de son prédécesseur. Les Juifs purent de nouveau s’établir dans toutes les villes des États de l’Église, entretenir des relations avec les chrétiens et employer des domestiques chrétiens. Amnistie pleine et entière leur fut accordée pour toutes les condamnations qu’ils avaient subies en qualité de Juifs. Sixte-Quint défendit également aux chevaliers de Malte de continuer à réduire en esclavage les Juifs qu’ils capturaient sur mer, dans leurs traversées entre l’Europe et le Levant. Aussi les expulsés juifs retournèrent-ils dans les États du pape ; ils revinrent à Rome au nombre de deux cents. Un chrétien de Rome, Pietro Secchi, qui avait parié une livre de chair à découper sur le corps du perdant avec un Juif du nom de Sansone Ceneda et avait gagné son pari, fut condamné à mort par le pape, parce qu’il avait insisté pour l’exécution des conditions du pari, et le Juif fut condamné à mort parce qu’il avait accepté un pari où son existence était en jeu. Enfin, Sixte-Quint autorisa de nouveau les médecins juifs à soigner des malades chrétiens, mais il maintint la loi qui obligeait les Juifs à assister aux sermons de prédicateurs chrétiens.

Un des principaux médecins juifs de ce temps était David de Pomis (né en 1525 et mort en 1588). C’était un homme de grande valeur qui, à sa science médicale, joignait la connaissance de la littérature classique et de l’hébreu ; il écrivait élégamment l’hébreu et le latin. Sa destinée se ressentit des fluctuations qui se manifestèrent dans les sentiments de la curie romaine à l’égard des Juifs. A la suite d’un décret de Paul IV, il fut dépouillé de toute sa fortune. Traité ensuite avec bienveillance par Pie IV, il prononça devant ce pape et le collège des cardinaux une belle harangue latine qui lui valut d’être autorisé exceptionnellement à soigner des chrétiens. Sous Pie V, il fut de nouveau soumis à toute sorte de restrictions. Pour montrer l’absurdité des préjugés qui existaient alors contre les Juifs et surtout contre les médecins de cette religion, de Pomis écrivit l’ouvrage latin : De medico hebrœo, Le Médecin hébreu, où il expose dans un style élégant et abondant que le Juif est tenu, par ses lois, d’aimer le chrétien comme son frère, et que le médecin juif soigne ses malades chrétiens avec la plus vigilante sollicitude. Il mentionne de nombreux médecins juifs qui ont réussi à guérir des prélats, des cardinaux et oies papes, et auxquels ces dignitaires de l’Église ainsi que des villes tout entières ont accordé les plus hautes distinctions. A la fin, il ajoute quelques sentences dorées, extraites du Talmud et traduites en latin, pour prouver que ce livre tant décrié ne mérite pas les reproches dont l’accablent ses détracteurs. L’ouvrage apologétique de David de Pomis, dédié à François-Marie, duc d’Urbin, semble avoir produit une impression favorable sur Sixte-Quint. Du reste, David fit probablement partie de l’entourage de ce pape, puisqu’il put lui dédier son deuxième ouvrage important, un dictionnaire talmudique en trois langues.

Encouragés par ta tolérance de Sixte-Quint, les Juifs essayèrent d’obtenir de lui l’abolition de la loi qui proscrivait le Talmud et d’autres livres rabbiniques. Sous les deux prédécesseurs de ce pape, tout Juif convaincu de posséder un exemplaire du Talmud était menacé des rigueurs de l’Inquisition. Il était même dangereux d’avoir des ouvrages hébreux absolument inoffensifs, car les autorités ecclésiastiques, ne comprenant pas ces livres, s’en rapportaient en dernier ressort à des apostats juifs, qui, par rancune ou malveillance, pouvaient facilement faire dépouiller de leurs biens ou condamner aux galères les propriétaires de ces livres.

Pour remédier à cet état de choses, les communautés de Mantoue, de Milan et de Ferrare adressèrent une supplique à Sixte-Quint afin d’are autorisées à se servir d’exemplaires du Talmud et d’autres ouvrages hébreux qui auraient été préalablement expurgés des passages soi-disant hostiles au christianisme. Elles déléguèrent à Rome, auprès du pape, Beçalel Masserano, qui fut chargé de remettre avec la pétition une somme de 2.000 scudi. Sixte-Quint accueillit favorablement la demande des Juifs ; il leur permit de réimprimer le Talmud à condition de supprimer les passages incriminés. A peine la commission nommée pour ce travail de censure s’était-elle mise à l’œuvre (1 août 1590) que Sixte-Quint mourut. On dut donc interrompre l’impression du Talmud.

Clément VIII (1592-1605), successeur de Sixte-Quint, suivit à l’égard des Juifs le système de vexations et de persécutions de Paul IV, Pie V et Grégoire VIII. Lui aussi les expulsa de ses États, ne leur permettant de séjourner qu’à Rome, à Ancône et à Avignon, où, d’ailleurs, ils étaient, soumis à de nombreuses restrictions.

Une partie des expulsés paraît avoir été accueillie à Pise par Ferdinand, duc de Toscane (juillet 1593), qui leur permit également de posséder des exemplaires du Talmud, à condition que la commission instituée par Sixte-Quint les eût d’abord examinés. A Mantoue aussi, gouvernée alors par Vicenzo Gonzague, le Talmud devait être préalablement soumis à la censure. Ainsi, là même où régnaient des princes libéraux et cultivés, l’intolérance pontificale exerçait son action funeste. Les Juifs ne pouvaient posséder que des ouvrages religieux mutilés par la censure, et eux-mêmes étaient obligés de payer les censeurs, presque tous Juifs convertis. Encore ne se trouvaient-ils pas à l’abri des condamnations quand ils avaient entre les mains des livres même tronqués, car un censeur malveillant pouvait toujours y découvrir quelques mots suspects. Pour éviter autant que possible des surprises de ce genre, les Juifs prirent le parti d’effacer eux-mêmes tous les passages relatifs à l’idolâtrie et à la venue du Messie ou qui faisaient l’éloge d’Israël. C’est ainsi que la plupart des Juifs d’Europe, qui tiraient en grande partie leurs ouvrages hébreux des imprimeries italiennes, n’eurent plus que des exemplaires incomplets.

Successivement chassés, au nombre d’environ 1.000, de Crémone, de Pavie, de Lodi et d’autres villes italiennes (printemps 1597), les malheureux Juifs trouvèrent avec peine un asile à Mantoue, à Modène, à Reggio, à Vérone et à Padoue. Dans le duché de Ferrare même, où Juifs et Marranes vivaient tranquilles depuis si longtemps, sous la protection bienveillante de la maison d’Este, ils ne se sentirent plus en sécurité. C’est qu’avec le duc Alphonse II disparut le dernier représentant de la noble famille d’Este (1597), et Ferrare fut incorporée par te pape Clément VIII aux États de l’Église. A la sure de cette annexion, la communauté juive, composée en grande partie d’anciens Marranes, et qui connaissait les sentiments de Clément VIII, se prépara à émigrer. Elle sollicita seulement d’Aldobrandini, neveu du pape, qui avait pris possession de Ferrare au nom de son oncle, un délai suffisant pour préparer son départ. Comme Aldobrandini avait bien vite reconnu que la prospérité commerciale de Ferrare était liée à la présence des Juifs, il leur accorda, contre la volonté du pape, un délai de cinq ans. Pourtant, les Marranes étrangers n’osaient plus se réfugier à Ferrare, parce qu’ils savaient que leur liberté y serait menacée par l’Inquisition.