HISTOIRE DES JUIFS

TROISIÈME PÉRIODE — LA DISPERSION

Troisième époque — La décadence

Chapitre IV — Les Juifs en Turquie et Don Joseph de Naxos — (1566-1590).

 

 

Par une rencontre heureuse de circonstances, les Juifs, persécutés dans presque toute l’Europe, trouvaient en Turquie un refuge sûr et une complète sécurité. Dans ce pays vivait alors un Juif qui, dans les contrées chrétiennes, aurait peut-être été brûlé et qui, sous la domination du Croissant, arriva à une haute position, fut élevé au rang de duc et eut de nombreux chrétiens sous ses ordres. Avec lui des milliers de Juifs acquirent une situation libre et indépendante, que leurs coreligionnaires des autres États européens leur enviaient. Ce Juif était Joseph Nassi ou Juan Miquès, Marrane transfuge du Portugal.

Joseph Nassi, comme on l’a vu plus haut, était rendu à Constantinople, muni de lettres de recommandation d’hommes d’État français pour des dignitaires turcs. Mais il n’avait pas tardé à se recommander lui-même par son extérieur sympathique, se finesse d’esprit, son intelligence et sa connaissance de la situation des pays européens. Le sultan Soliman le prit en faveur. Comme il songeait à déclarer un jour ou l’autre la guerre. à l’Espagne, où les musulmans avaient eu tant à souffrir pour leur foi et où ils étaient encore maltraités sur la rive africaine, il s’adressait souvent à Joseph pour avoir des données certaines sur la situation politique et militaire de ce pays. Aussi Joseph devint-il rapidement, comme bey franc, un des personnages les plus considérables de Constantinople.

Bientôt, par un de ces hasards qui élèvent et abaissent brusquement les dignitaires dans un pays comme la Turquie, Joseph Nassi vit encore grandir son influence. La discorde régnait entre les fils de Soliman. Le père manifestait sa préférence pour le plus jeune, à cause de son goût pour les choses militaires. Aussi les courtisans se tenaient-ils éloignés de l’aîné, Selim. Joseph Nassi, au contraire, défendit auprès du sultan la cause du prince délaissé. Lorsque Soliman, pour témoigner qu’il rendait toute son affection à Selim, voulut lui offrir de riches présents, il désigna Joseph Nassi pour aller les lui remettre en Asie Mineure. Heureux de rentrer en grâce auprès de son père, Selim en manifesta sa reconnaissance au messager de cette bonne nouvelle. II fit de lui son confident (moutafarrik) et l’attacha à sa personne.

Préoccupés de l’influence croissante du favori juif auprès de la Port,, les ambassadeurs des États chrétiens cherchèrent à ruiner son crédit. Ce furent surtout les représentants de la France et de la république de Venise qui s’acharnèrent à sa perte, parce qu’il avait dénoncé leurs intrigues et qu’il en voulait personnellement à leurs pays. On se rappelle, en effet. que sa belle-mère avait été emprisonnée à Venise et dépouillée d’une grande partie de sa fortune, et que le gouvernement français devait une somme considérable (150.000 ducats) à la maison Mendès-Nassi. Henri II ainsi que son successeur avaient refusé de payer cette dette sous le prétexte assez singulier que la loi et la religion s’opposaient à ce qu’un roi de France s’acquittât envers un créancier juif, parce qu’il n’était pas permis aux Juifs de s’occuper d’affaires en France et que tous leurs biens appartenaient au souverain. Soliman pas plus que Selim n’adhérèrent à cette manière de voir Pt exigèrent, avec des paroles menaçantes, que satisfaction fût donnée à Joseph Nassi.

Celui-ci obtint bientôt de nouvelles marques de la faveur de ses souverains. Soliman lui accorda une bande de terrain le long de la rive du lac de Tibériade pour y reconstruire la ville de Tibériade et y établir exclusivement des Juifs. Selim II, à son avènement (1666), le créa duc de Naxos et des douze Cyclades, avec le titre officiel de duc de la mer Égée, seigneur de Naxos. Joseph continua pourtant d’habiter son somptueux palais de Belvédère, près de Constantinople ; il plaça à la tête des îles un gentilhomme chrétien, Coronel, dont le père, ancien gouverneur de Ségovie, descendait du ministre des finances juif Abraham Senior, qui s’était converti au christianisme lois de l’expulsion des Juifs d’Espagne.

Malgré leur dépit de voir un Juif occuper un rang aussi brillant, les dignitaires chrétiens étaient contraints par les circonstances de se montrer affables et souriants envers Joseph de Naxos. Ils savaient que son influence était grande sur le sultan. Quand, après de nouvelles victoires des Turcs en Hongrie, l’empereur Ferdinand Ier envoya une députation autrichienne à Constantinople pour solliciter la conclusion de la paix, il leur recommanda de se présenter également devant Joseph. Du reste, la France eut l’occasion de s’apercevoir de la réalité du pouvoir du favori juif. Comme le roi de ce pays persistait dans son refus de s’acquitter de sa dette envers la maison Mendès, Joseph de Naxos, autorisé par firman spécial à faire saisir dans tous les ports turcs les vaisseaux naviguant sous pavillon français, réussit à mettre le séquestre à Alexandrie sur plusieurs navires et à s’approprier les cargaisons (1569). La France réclama, mais en vain; Selim persista à défendre les intérêts de Joseph. 11 en résulta dans les relations diplomatiques entre les deux pays un refroidissement qui fut plus dommageable à la France qu’à la Turquie.

A la suite de cet incident, l’ambassadeur français redoubla d’efforts pour perdre Joseph de Naxos. Il utilisa, dans ce but, les services d’un médecin juif, Daud, ennemi de Joseph, qui promit de lui livrer des preuves que le duc de Naxos avait entretenu une correspondance secrète contre la Porte avec le pape, le roi d’Espagne, le duc de Florence, la république de Gènes et d’autres ennemis du sultan. Informé du complot qui se tramait, Joseph prit les devants. Il prouva sans peine à Selim qu’il l’avait toujours fidèlement servi et obtint de lui un décret de bannissement perpétuel contre Daud. Ce dernier fut également frappé d’excommunication, avec deux de ses complices, par tous les rabbins et les communautés de Constantinople.

Venise aussi, dont Joseph de Naxos avait à se plaindre, éprouva les effets de son ressentiment. Depuis longtemps il poussait Selim à s’emparer de l’île vénitienne de Chypre. Tout à coup on apprit qu’une explosion de poudre avait détruit l’arsenal de Venise. Sur les nouvelles instances de Joseph, le sultan envoya immédiatement des vaisseaux contre Chypre. Les Turcs s’emparèrent rapidement de Nicosie, une des principales villes de cette île, et mirent le siège devant Famagouste (1570). Pour se venger sans doute de Joseph, le Sénat de Venise décréta (décembre 1571) l’expulsion de tous les Juifs établis dans la république, qu’ils fussent Turcs ou non. Mais avant que cette décision fût exécutée, la ville de Famagouste tomba également entre les mains des Turcs. Les Vénitiens s’empressèrent alors de demander la paix et, pour l’obtenir, eurent recours à l’influence d’un autre Juif, Salomon ben Nathan Aschkenazi.

Salomon Aschkenazi avait commencé dès sa jeunesse à voyager. En Pologne, il réussit à se l’aire nommer premier médecin du roi. Quand il arriva à Constantinople, il se plaça, en sa qualité de sujet vénitien, sous la protection du représentant de la république de Venise. Il remplissait les fonctions de rabbin dans la capitale turque, mais déployait surtout de rares qualités de diplomate et se montrait particulièrement habile à nouer et à dénouer des intrigues. Mohammed Sokolli, grand vizir du sultan, sut apprécier la remarquable habileté d’Aschkenazi, l’attacha à sa personne et l’employa toutes les fois qu’il avait besoin d’un homme fin, prudent et adroit. La guerre sévissait encore entre les Turcs et les Vénitiens quand Aschkenazi fut chargé de préparer le terrain pour la conclusion de la paix.

Dans une autre circonstance, très importante pour la politique européenne, Salomon Aschkenazi joua un rôle considérable : ce fut à propos de l’élection du roi de Pologne. Après la mort de Sigismond-Auguste (juillet 1512), le dernier représentant de la famille des Jagellons, qui ne laissa pas d’héritier au trône, les cercles diplomatiques de l’Europe s’agitèrent tous pour la nomination de son successeur. L’empereur allemand Maximilien II et le souverain russe Ivan le Cruel désiraient, comme voisins de la Pologne, que la direction de ce pays fût confiée à un membre de leur maison. Le pape travaillait à placer sur le trône de Pologne un prince catholique, tandis que les pays protestants et surtout les réformés des diverses sectes établies en Pologne nième voulaient qu’on choisit un roi de leur confession ou, au moins, qui ne fût pas trop catholique. Comme si la situation n’était pas déjà assez compliquée, la rusée Catherine de Médicis vint l’embrouiller encore plus en essayant de faire placer la couronne de Pologne sur la tête de son fils Henri, duc d’Anjou. Mais la Porte aussi avait des intérêts à défendre en Pologne et, par conséquent, voulait exercer sa part d’influence dans cette élection. De là des mines et des contre-mines et un enchevêtrement des plus compliqués. D’abord, les chances du duc d’Anjou furent très sérieuses, mais le massacre de la Saint-Barthélemy (24 août 1572), ordonné par son frère Charles IX contre les huguenots, fut très nuisible à sa candidature. Ses rivaux exploitèrent habilement contre lui la colère soulevée par ce forfait. Catherine de Médicis et Charles IX déléguèrent alors un envoyé spécial à Constantinople pour solliciter l’appui de la Porte. Comme la décision du sultan dépendait de la volonté du grand-vizir, qui dirigeait les affaires extérieures, et que celui-ci suivait volontiers les conseils de Salomon Aschkenazi, c’était en réalité ce dernier qui avait à dire le dernier mot dans cette élection. Il se prononça pour Henri d’Anjou. Le duc fut élu roi de Pologne (mai 1573). L’ambassadeur français s’étant vanté d’avoir grandement contribué à ce résultat, Salomon Aschkenazi écrivit au roi de Pologne, devenu plus tard roi de France sous le nom de Henri III : Votre Majesté doit en grande partie à mon intervention d’avoir été placée sur le trône, car mon action ici la Porte) a été prépondérante.

Ce fut ce même Aschkenazi que le sultan envoya à Venise pour traiter de la paix. Rabbi Salomon Aschkenazi, comme on l’appelait, ne fut pas accepté sans résistance en qualité de plénipotentiaire par la République sérénissime. C’était, en effet, une innovation hardie que de confier à un Juif une mission aussi considérable auprès d’un État chrétien. Devant l’insistance de la Porte, Venise céda, et le doge ainsi que les sénateurs reçurent l’envoyé turc avec les plus grands honneurs. Il fut conduit solennellement au palais des doges, où il signa, au nom de la Turquie, le traité de paix avec Venise.

Aschkenazi apporta le salut à ses coreligionnaires de Venise. On sait qu’avant son arrivée, leur expulsion avait été décrétée par le Sénat. Le doge Mocenigo insista pour l’exécution de cette mesure. Mais déjà à Constantinople, Salomon avait demandé à Jacob Soranzo, représentant de Venise, d’intervenir en faveur des Juifs. A Venise, où Soranzo l’avait accompagné, il insista de nouveau auprès de ce diplomate pour qu’il l’aidât à détourner le malheur qui menaçait la communauté juive. Ils y réussirent ; le décret d’expulsion fut rapporté (19 juillet 1573). Salomon obtint même la promesse que ses coreligionnaires ne seraient plus jamais exilés. Comblé d’honneurs, il retourna à Constantinople, laissant son fils à Venise pour y achever son éducation.

Dans le monde chrétien, on sut bientôt quelle influence le juif Joseph de Naxos exerçait à Constantinople sur le sultan et le juif Salomon Aschkenazi sur le grand-vizir. Aussi commençait-on par s’adresser à eux quand on avait besoin de la Porte. Lors de la révolte des Pays-Bas, qui s’opposèrent par la force à l’introduction de l’Inquisition et essayèrent de se rendre indépendants de l’Espagne et du fanatique Philippe II, les gueux sollicitèrent l’aide de Joseph de Naxos, qui avait conservé des relations en Flandre, où il avait autrefois séjourné. Le duc Guillaume d’Orange, l’âme de la révolte, essaya d’obtenir par son intermédiaire le concours de la Turquie, qui, en déclarant la guerre à l’Espagne, aurait obligé cette dernière à rappeler ses troupes de Flandre. L’empereur Ferdinand aussi fit remettre une lettre autographe au duc juif pour se le rendre favorable. Philippe II lui-même, cet ennemi implacable des Juifs et des hérétiques, sollicita le concours d’intermédiaires juifs quand il voulut obtenir un armistice des Turcs.

Grâce à la sécurité dont ils jouissaient, les Juifs de Turquie virent refleurir parmi eux la poésie hébraïque. Non pas que cette époque ait vu éclore des oeuvres remarquables. C’étaient de pâles fleurs d’automne, se ressentant du manque de chaleur et de lumière, mais qui n’en formaient pas moins un heureux contraste avec la stérilité qui régnait partout ailleurs. Ce réveil poétique était dû à un membre de la branche turque de la famille si étendue des Ibn Yahya, orateur habile et agréable, qui avait réuni autour de lui un certain nombre de poètes. Plusieurs Juifs composèrent môme des vers latins. C’étaient naturellement des transfuges marranes, qui avaient appris le latin en Espagne ou en Portugal. A la mort du célébrer médecin Amatus Lusitanus, qui avait dû émigrer d’Italie à Salonique et tomba victime de son dévouement pendant une épidémie, un de ses amis, le Marrane Flavio Jacobo d’Evora, écrivit son éloge en beaux vers latins.

La situation brillante que les Juifs occupaient alors en Turquie encouragea Joseph de Naxos à essayer de réaliser son idée de créer un petit État juif. Cette pensée le hantait depuis longtemps. Il n’était encore qu’un malheureux fugitif quand il demanda à la république de Venise de lui céder une de ses îles pour y établir une population juive. Sa demande ne fut pas accueillie. Une fois devenu le favori de Soliman, il se fit donner par le sultan les ruines de Tibériade et sept petits villages voisins pour y organiser une colonie juive. Il envoya alors un de ses agents en Asie, pour procéder, à la reconstruction de Tibériade. Sur l’ordre de Selim, qui était encore prince, le pacha de Syrie prêta à l’entreprise un concours actif ; il obligea les Arabes des environs à aider aux travaux. Au bout d’un an, Tibériade était rebâtie. Joseph de Naxos voulait en faire une cité industrielle, capable de lutter avec les Vénitiens; il y fit planter des mûriers pour l’élevage des vers à soie et établir des métiers pour tisser la soie. Il fit venir également de la laine flue d’Espagne pour fabriquer du drap.

Mais Joseph ne semble pas avoir persisté dans l’exécution de son plan, et la nouvelle Tibériade ne joua aucun rôle dans l’histoire juive. Lorsqu’il eut été nommé duc de Naxos, il ne songea même pas à peupler son île de Juifs. Il est vrai qu’il ambitionnait le titre de roi de Chypre et que, dans le cas où il l’eût obtenu, il aurait peut-être fondé son État juif dans cette belle île. Mais le grand vizir Sokolli, qui n’aimait pas Joseph de Naxos, l’entrava dans son ambition, et la pensée de la création d’un État juif ne fut jamais réalisée. En général, Joseph n’a rien fondé de durable dans le judaïsme. Il formait d’admirables projets, mais n’avait pas assez de persévérance pour les exécuter, ou se trompait sur les moyens à employer. Il ne se trouva pas non plus, parmi les rabbins et les chefs de communauté, un homme vraiment supérieur qui mit à profit cette situation exceptionnelle des Juifs en Turquie pour imprimer au judaïsme une impulsion nouvelle et travailler en vue de l’avenir. Les rabbins et les prédicateurs étaient très instruits dans leur spécialité, mais suivaient les chemins battus ; ils ne produisirent aucune œuvre remarquable. Un seul ouvrage de cette époque a encore quelque autorité de nos jours, c’est le Schoulkan Aroukh ou Table dressée, de Joseph Karo, publié en 1567 et destiné à servir de code religieux aux Juifs.

En composant ce recueil, Karo avait pour but de mettre de l’unité dans le chaos des interprétations tamuldiques, qui variaient à l’infini, à tel point que, sur chaque cas, les rabbins pouvaient légitimement soutenir le pour ou le contre. Comme il était Espagnol, il se prononce inconsciemment, dans son ouvrage, pour les opinions des autorités espagnoles et contre les rabbins français et allemands ; il manque donc d’impartialité. On trouve aussi dans ce recueil des éléments cabalistiques empruntés aux mystiques espagnols. Mais pas plus que Maïmonide, qui avait composé dans un but analogue le Mischné Tora, il ne réussit à concilier toutes les divergences et à imposer ses conclusions. A peine son ouvrage eut-il paru qu’un jeune rabbin de Cracovie, Moïse Isserlès y ajouta des remarques contredisant en partie les décisions du Schoulhan Arouhk. Aux autorités espagnoles invoquées par Karo, Isserlès opposa l’école germano-polonaise. Par un trait d’esprit d’un goût peut-être douteux, il intitula Mappa ou Nappe ses observations sur la Table de Karo. Dans son ouvrage, Isserlès resta pourtant fidèle aux traditions de ses prédécesseurs. Déjà, par un excès de rigorisme, les Ascherides avaient présenté comme lois permanentes des aggravations qui, à l’origine, eurent un caractère provisoire. Ces lois, Karo les recueillit dans son code, et Isserlès y ajouta de nouvelles aggravations, imaginées dans les écoles polonaises. Aussi le judaïsme de la Table et de la Nappe est-il bien différent de celui de Moïse et des Prophètes, et même de celui de Maïmonide.

A cette époque vivait pourtant un homme dont l’esprit critique et l’amour des recherches formaient un vif contraste avec les tendances de ces rabbins. C’était Azaria ben Moïse dei Rossi, né à Mantoue, vers 1514, d’une ancienne famille italienne (décédé en 1578). Ce savant aurait certainement joué dans le judaïsme, dès le XVIe siècle, le rôle rempli par Mendelssohn au XVIIIe s’il n’avait pas été isolé et de beaucoup en avance sur son temps. Malingre, jaune, desséché, brûlé par la fièvre, il avait un air souffreteux qui faisait pitié. Mais dans ce corps débile brillait un sain et rigoureux esprit. Érudit passionné, dei Rossi connaissait toutes les œuvres juives, était familier avec l’histoire de la littérature latine et avait étudié la médecine. Après avoir habité successivement Ferrare et Bologne, d’où les persécutions le chassèrent, il s’établit une seconde fois à Ferrare. Il entretint des relations avec les savants de son temps, qu’ils fussent juifs, marranes ou chrétiens, et tous admiraient l’étendue de ses connaissances. Il sut faire servir son érudition à des recherches originales, car le premier il compara entre elles deux littératures qui paraissaient n’avoir aucun rapport l’une avec l’autre, les ouvrages rabbiniques et les produits de la civilisation judéo-grecque, tels que les ouvrages de Philon, de Josèphe et des Pères de l’Église. Il put ainsi contrôler à l’aide de témoins différents les faits rapportés par l’histoire. Il ne consentait pas, en effet, à recevoir sans examen les informations du passé, mais tenait à les soumettre à une vérification sérieuse.

Un des premiers ouvrages publiés par dei Rossi fut la traduction hébraïque de la Lettre d’Aristée. Il se décida à cette publication à la suite du fait suivant. Un épouvantable tremblement de terre avait chassé les habitants de Ferrare (18 novembre 1570), qui se réfugièrent aux environs de la ville. Dans un village, Rossi se lia avec un chrétien qui, affligé de cette catastrophe, chercha le calme et la sérénité dans la lecture d’un livre grec de l’antiquité juive. Un peu confus de voir un chrétien puiser des consolations dans un ouvrage juif de l’époque du second temple que ses coreligionnaires, absorbés par l’étude du Talmud ou d’arides écrits philosophiques, ne connaissaient même pas, Rossi résolut de traduire en hébreu la Lettre d’Aristée.

Mais c’est surtout dans sa Lumière des Yeux (en hébreu, Meor Enayim), composée en 1575, que dei Rossi déploie ses rares qualités d’érudit et de critique sagace. 11 compare dans ce livre les passages parallèles du Talmud et d’ouvrages profanes sur des points d’histoire et d’archéologie, et il arrive à ce résultat inattendu que bien des assertions du Talmud, acceptées par les coreligionnaires de son temps comme l’expression même de la vérité, ne supportent pas un examen sérieux. Ce livre, si hardi pour l’époque, scandalisa bien des Juifs. A Safed, il fut déclaré hérétique, et Joseph Karo chargea Élisée Galico, membre de son collège rabbinique, de rédiger un réquisitoire contre cet ouvrage et de conclure à la nécessité de le brûler. Cette condamnation devait être signifiée à tous les Juifs, mais Karo mourut (avril 1575) avant d’avoir signé cet arrêt. D’un autre côté, les Italiens, qui connaissaient Rossi comme un homme sincèrement croyant et d’une grande dignité de vie, refusaient de le mettre en interdit. Les rabbins de Mantoue se contentèrent d’appliquer à la Lumière des Yeux la sentence prononcée autrefois par Ben Adret contre la littérature profane, ils en défendirent la lecture aux jeunes gens âgés de moins de vingt-cinq ans.

Dans les milieux chrétiens, l’ouvrage de Rossi fut apprécié à sa valeur ; il fut commenté et traduit en latin. Mais chez les Juifs, principalement dans certains pays, les extravagances cabalistiques avaient alors trop de partisans et le rigorisme exagéré trop d’adeptes pour qu’on pût se rendre compte des qualités de ce livre. En effet, dans les trente dernières années du XVIe siècle, la Cabale s’était emparée de tous les esprits en Palestine, suscitant des apparitions de spectres et provoquant des exorcismes. De là, elle se répandit en Turquie, en Pologne, en Allemagne et en Italie, troublant les esprits et les cœurs, stigmatisant comme hérétique toute pensée saine, toute vérité scientifique. De nouveau, comme à l’origine du christianisme, la Galilée, et notamment la région de Safed, se peupla de démons et de possédés qui révélaient des mystères et nécessitaient des conjurations. Ce fut une époque de folie cabalistique, ce fut, pour le judaïsme, le moyen âge, avec ses ténèbres et ses superstitions, qui commençait à l’heure où se levait en Europe l’aube des temps nouveaux. Deux hommes furent les principaux auteurs de cette funeste agitation, Isaac Louria et Hayyim Vital.

Isaac Louria Lévi (né à Jérusalem en 1534 et mort en 1572) descendait d’une famille allemande. Ayant perdu son père dès son enfance, il se rendit en Égypte auprès d’un oncle très riche, Mardokhaï Francis, fermier d’impôts, qui lui fit étudier le Talmud et la Cabale. Louria se passionna promptement pour les idées mystiques. À l’étude aride et sèche du Talmud, qui aiguise l’esprit mais ne dit rien au cœur, il préféra les rêveries et les divagations du mysticisme. Il se sentit vivement attiré par le Zohar, que l’imprimerie répandait alors partout. A mesure qu’il s’enfonçait plus profondément dans la Cabale, il s’isolait plus des hommes, négligeant mène sa jeune femme et ne retournant dans sa demeure que chaque jour de sabbat. II parlait très peu, et seulement en hébreu. Louria passe pour avoir ainsi vécu dans la solitude pendant plusieurs années et se perdit de plus en plus dans le rêve et l’extase. Convaincu que le Zohar est l’œuvre de Simon ben Yohaï et qu’il contient des révélations divines, il y chercha les manifestations d’une sagesse supérieure. Dans l’ardeur de son imagination, il croyait fermement voir face à face le prophète Élie, le grand révélateur de mystères.

Comme, à ses yeux, le Zohar contenait un système philosophique dont les diverses parties présentaient de l’unité et s’enchaînaient les unes aux autres d’une façon logique, il s’efforça de faire connaître ce système. Il montra donc comment, d’après le Zohar, Dieu a créé et organisé le monde à l’aide des nombres (serifot), comment la divinité s’est révélée sous des formes matérielles, ou comment elle s’est repliée sur elle-même pour faire sortir le fini de l’infini. Mais sa théorie de la création était si confuse, si obscure, que ses contemporains, d’après son propre aveu, n’y comprenaient rien. Cette théorie, il est vrai, ne devait servir que d’introduction à la partie pratique de la Cabale, qui avait pour lui une importance bien plus considérable et qui devait expliquer les rapports entre Dieu et la création.

Appuyé sur le Zohar, Louria prétend que les âmes représentent l’alliance étroite du fini avec l’infini. Toutes les âmes appelées à apparaître dans ce monde, dit-il, ont été créées en même temps qu’Adam, mais elles émanent de formes ou d’organes plus ou moins nobles, selon la destination qu’elles dorent recevoir. Le cerveau, les yeux, les oreilles, les mains et les pieds ont leur âme spéciale. Chacune de ces âmes est une émanation ou une étincelle, niçouç, d’Adam. A la suite du premier péché d’Adam, — la Cabale se voyait forcée d’admettre, elle aussi, le péché originel — le bien et le mal, c’est-à-dire les âmes inférieures et supérieures se sont mêlées, de sorte que les êtres les plus purs portent aujourd’hui en eux un élément mauvais, sont couverts d’une écorce, kelifa. Le monde ne pourra redevenir complètement bon que lorsque les conséquences du péché originel auront disparu, quand le bien et le mal auront de nouveau été séparés. Les plus mauvaises d’entre les âmes du réservoir ont été attribuées aux païens, tandis que l’élite de ces âmes est passée dans le peuple juif, mais ni les païens ne sont complètement mauvais, ni les Juifs ne sont complètement bons. C’est seulement avec l’arrivée du Messie que la situation morale redeviendra ce qu’elle a été avant l’accomplissement du premier péché et que le bien sera totalement séparé du mal. Pour que cet événement puisse se produire, il est nécessaire que les âmes, surtout celles des Israélites, passent par divers corps d’hommes et d’animaux, et même vivent parfois dans des fleuves, du bois ou des pierres. La doctrine de la métempsycose forme le centre du système cabalistique de Louria. Toutes les âmes, même celles des plus pieux, sont condamnées, d’après Louria, à passer par d’autres corps, car, actuellement, nul homme ne fait toujours le bien et, par conséquent, nulle âme n’est parfaitement pure.

Comme les hommes sont constamment incités au péché, le bien et le mal resteront mêlés pendant fort longtemps. Il existe pourtant un moyen de faire disparaître plus vite les conséquences du péché originel et de rendre à l’esprit du bien son influence. Le moyen préconisé par Louria est peut-être la partie la plus originale de sa théorie ; c’est l’association des rimes. Une âme, même purifiée, a-t-elle négligé d’accomplir ici-bas quelque devoir religieux, est obligée de redescendre du ciel pour s’associer à l’âme d’un vivant pour parer ses omissions. Parfois aussi, les âmes d’hommes pieux et justes reviennent sur la terre pour soutenir d’autres âmes chancelantes et les aider à se perfectionner. Ces associations ne se produisent pourtant qu’entre âmes parentes, c’est-à-dire originaires du même organe ou de la même étincelle adamique ; seules les âmes homogènes peuvent exercer une action réciproque l’une sur l’autre, mais les âmes hétérogènes se repoussent mutuellement. D’après cette théorie, la dispersion d’Israël parmi les autres peuples a pour conséquence de sauver le monde, car les âmes purifiées de pieux Israélites s’unissent aux âmes d’autres croyants pour les rendre plus parfaites.

A côté de la transmigration et de l’association des âmes, Louria s’occupe aussi de leur sexe. Selon lui, des âmes femelles habitent parfois des corps mâles, et réciproquement. Au point de vue du mariage, il est très important que le couple qui s’unit ait des âmes qui, par leur origine et leur sexe, se conviennent. Dans ce cas, l’harmonie régnera entre les deux époux et ils auront des enfants vertueux. Dans le cas contraire, leur postérité se conduira mal et ils vivront en mauvaise intelligence. Louria se vantait aussi de posséder le secret d’évoquer les bons esprits, de les contraindre à entrer dans le corps de vivants et à révéler ainsi ce qu’ils savaient de l’au-delà. Il était convaincu que la possession de ce secret lui assurait le pouvoir d’amener le règne du Messie et de rétablir l’ordre dans le monde. Du reste, il croyait avoir lui-même l’âme du Messie et se disait chargé de délivrer son peuple. Il apercevait partout des esprits et entendait leurs voix dans le murmure de l’eau, dans le bruissement des arbres, dans le chant des oiseaux et le pétillement du feu. II voyait les âmes, au moment de la mort, se détacher des corps et s’élancer vers les hauteurs ; il les voyait aussi sortir des tombes. Grand évocateur d’esprits, grand hanteur de tombeaux, il s’entretenait fréquemment avec les personnages bibliques, talmudiques et rabbiniques, surtout avec Simon ben Yohaï, le prétendu auteur du Zohar. Pourtant, dans ses rêveries mystiques il savait conserver son sang-froid et appliquer ses sophismes de talmudiste à l’interprétation de la Cabale.

Pour réaliser plus facilement ses espérances messianiques, Louria se rendit avec sa famille à Safed, où la Cabale jouissait alors de la plus profonde vénération. Presque tous les membres du collège rabbinique et les notables de la communauté étaient des cabalistes. Là, il se lia avec un mystique plus bruyant, plus remuant, mais peut-être moins honnête que lui, Hayyim Vital de Caiabre (1543-1620), dont le père avait émigré d’Italie en Palestine.

Vital n’avait pas fait d’études sérieuses dans sa jeunesse, il n’avait qu’une connaissance superficielle du Talmud et de la Cabale. Par contre, il était doué d’une imagination ardente et aimait beaucoup tout ce qui était excentrique et tapageur. Pendant deux ans et demi, il s’était adonné à l’alchimie. Quand Louria vint à Safed, il abandonna la recherche de la fabrication de l’or pour les divagations de la Cabale. Ensemble les deux cabalistes recherchaient les endroits isolés et les tombeaux. Louria allait s’y entretenir avec l’âme de Simon ben Yohaï. Parfois, il chargeait son disciple d’évoquer des esprits à l’aide des formules qu’il lui enseignait et qui consistaient dans certaines transpositions des lettres du nom de Dieu.

Avant de se lier avec Vital, Louria était peu connu. Son disciple sut, avec une habileté consommée, faire du bruit autour de son nom, vantant son intelligence extraordinaire et célébrant les révélations qu’il recevait de Dieu. Bientôt Louria fut entouré de nombreux élèves, auxquels il communiquait ses conceptions extravagantes. Il leur donnait des renseignements précis sur la nature de l’âme de chacun d’eux, sur les corps par lesquels elle avait passé avant son état actuel, et sur la tâche dont elle devait s’acquitter ici-bas. II divisa ses disciples en deux classes : les initiés et les novices. Peu à peu, ses partisans se séparèrent de la communauté principale, avec leurs familles, et formèrent un groupe distinct. Ce résultat lui inspira l’idée de créer une nouvelle secte juive. Le sabbat, il s’habillait de blanc, pour rappeler la couleur des âmes pures, et se touerait de quatre vêtements en l’honneur des quatre lettres dont se compose le nom de Dieu. Par ses révélations et son enseignement, il cherchait surtout à répandre la croyance qu’il était le Messie descendant de Joseph, précurseur du Messie issu de la race de David. Pourtant il n’affirmait encore ce fait à ses disciples que mystérieusement, mais il était convaincu que l’époque messianique avait commencé avec la seconde moitié du deuxième millénaire à partir de la destruction du temple de Jérusalem (1568).

C’est à ce moment qu’il fut brusquement enlevé par la mort, à l’âge de trente-huit ans. Sa disparition subite ajouta à sa célébrité. Ses disciples le surnommèrent le saint et divin, affirmant que s’il avait encore pu vivre cinq ans, il aurait rendu les hommes assez bons pour mériter d’assister à l’avènement du Messie.

Après la mort de Louria, Vital de Caiabre passa au premier plan. Pour s’imposer comme chef à ses condisciples, il déclara que, sentant sa fin s’approcher, Louria l’avait proclamé son successeur. Il affirma aussi qu’il était le Messie de la lignée de Joseph. Mais tous n’acceptèrent pas son autorité. II y en eut qui s’en tinrent à l’enseignement qu’ils avaient reçu de Louria et le répandirent en divers pays. Ainsi, Israël Sarouk alla propager les idées de Louria en Italie et à Amsterdam.

Ces idées firent au judaïsme un tort incalculable, elles exercèrent la plus déplorable action sur la vie religieuse des Juifs, qui, aujourd’hui encore, n’a pas complètement échappé à leur influence. Grâce à Louria, le Zohar et la Cabale acquirent une autorité égale et souvent même supérieure à celle de la Bible et du Talmud, la plus insignifiante des pratiques prit une importance considérable, et la religion juive, telle qu’elle fut observée par les partisans de ce mystique, présenta un caractère de petitesse et d’étroite mesquinerie. Les usages (Minhaguim) prescrits par Louria prêtent à rire, mais provoquent en mime temps les plus tristes réflexions, car on est profondément affligé de voir que les choses les plus saintes et les plus élevées aient pu être ainsi abaissées et rendues ridicules.

Dans le système de Louria, le sabbat occupe le rang principal. Pour ses disciples, tout avait une importance considérable en ce jour, les prières, les repas, le moindre geste. Ils exaltaient la journée du Sabbat comme la fiancée mystique et célébraient son arrivée par des cantiques. Louria établit aussi un deuxième jour d’expiation. Autrefois, le septième jour de la fête des Tentes (le Hoschana rabba) était un jour de réjouissance. Joseph Karo lui-même ne sait pas, dans son code religieux, donner un sens mystique à cette journée. Ce fut sous l’influence de l’enseignement cabalistique de Louria que ce jour devint comme une répétition de la fête de l’Expiation, qu’on institua l’usage de passer la nuit précédente à réciter des cantiques et des prières, qu’on accorda une valeur mystique à chaque feuille des branches de saule dont on se sert en ce jour et aux sept tours qu’on fait autour de l’arche sainte. Au point de vue moral aussi, l’action de Louria fut des plus funestes. Ce cabaliste avait, en quelque sorte, établi en principe que les deux époux étaient prédestinés l’un à l’autre et que, par conséquent, leurs âmes avaient été créées pour vivre ensemble en parfaite harmonie. La conséquence de cette théorie fut que les cabalistes, alors fort nombreux, répudiaient leurs femmes à la moindre difficulté, sous prétexte qu’il y avait eu erreur et qu’en réalité ils n’étaient nullement destinés à s’unir à la femme qu’ils avaient épousée. Il arrivait fréquemment que des cabalistes abandonnaient femme et enfants dans un pays occidental pour se rendre en Orient, où ils contractaient une ou plusieurs nouvelles unions, sans que les enfants issus de ces divers mariages eussent le moindre soupçon de leur parenté.

Cet état de choses si affligeant se développa-t-il peut-être parmi les Juifs d’Orient par suite de la sécurité que leur assurait la puissante protection du duc de Naxos ! Ce qui est certain, c’est qu’il ne s’améliora pas, même quand cette protection vint à leur manquer. L’influence de Joseph de Naxos à la cour ottomane disparut, en effet, à la mort du sultan Selim (1574). Le duc juif fut bien maintenu par Mourad III (1574-1595) dans ses dignités et ses emplois, mais il n’eut plus aucune action sur le Divan. Il ne survécut pas longtemps à sa disgrâce partielle ; il mourut le 2 août 1579.

Sur les conseils du grand-vizir Mohammed Sokolli, Mourad mit la main sur la fortune de Joseph de Naxos, sous prétexte de garantir le payement de ses dettes ; il ne laissa à la veuve, Reyna Nassi, que la somme de 90.000 ducats, montant de sa dot. Reyna ne possédait ni les brillantes qualités de sa mère, Dona Gracia, ni la haute intelligence de son mari, mais elle était animée des intentions les plus généreuses. Dans la pensée d’encourager la science juive, elle fonda une imprimerie hébraïque dans son palais. Mais elle en confia la direction à un homme sans goût et sans jugement, Joseph Askaloni, qui édita (1579-1598) des ouvrages dénués de toute valeur.

La mort de Joseph de Naxos mit en vue son ancien rival, Salomon Aschkenazi, qui avait négocie la paix entre la Turquie et la république de Venise. Aschkenazi ne réussit pourtant, pas à briller au premier rang, comme le duc de Naxos ; il était estimé et apprécié comme habile diplomate, mais resta toujours un peu dans l’ombre. Il dirigea avec succès les négociations tendant à établir la paix ou, du moins, à détendre les rapports entre la Turquie et l’Espagne. Il s’appliqua aussi à maintenir des relations cordiales entre son pays. et Venise. Le doge l’en récompensa en accordant une pension à ses fils établis à Venise.

Sous les règnes de Mourad III, Mohammed IV et Achmet Ier, plusieurs femmes juives, douées d’une grande intelligence et versées un peu dans l’art de la médecine, jouirent aussi d’une influence sérieuse par l’intermédiaire des femmes du harem. L’une d’elles, Esther Kiera, veuve d’un certain Elia Hendali, exerçait une grande autorité sur la sultane Baffa, favorite de Mourad, qui eut une grande part dans la direction des affaires de l’État du vivant de son mari et sous le règne. de son fils Mohammed. Tous les ambitieux, tous ceux qui voulaient obtenir de la Porte des emplois et des dignités sollicitaient l’appui d’Esther. Devenue très riche, Esther Kiera distribuait d’abondants secours parmi les Juifs indigents et protégeait les Savants ; elle fit publier à ses frais l’ouvrage historique de Zacutto. Comme elle faisait nommer et révoquer les chefs des spahis, elle fut tuée un jour avec ses fils par cette cohorte.

La veuve de Salomon Asckenazi fut également très influente du temps d’Achmet Ier. Elle avait été assez heureuse pour, guérir le jeune sultan, peu après son avènement au trône, de la petite vérole, contre laquelle les médecins turcs n’avaient pas trouvé de remède. Par reconnaissance, le sultan recommanda son fils à Grimani, doge de Venise, qui lui fit le plus cordial accueil et le combla d’honneurs.

Cette situation brillante des Juifs de Turquie ne dura pas longtemps. Elle s’assombrit rapidement et devint même menaçante. Dès qu’ils n’eurent plus de protecteurs auprès du sultan, ils furent pressurés, pillés, maltraités dans les provinces par les pachas, et leur sécurité devint de plus en plus précaire. Ils purent espérer un instant qu’ils trouveraient dans un autre pays la tranquillité et la liberté que leur refusait dorénavant la Turquie. Ce pays était la Pologne.