HISTOIRE DES JUIFS

TROISIÈME PÉRIODE — LA DISPERSION

Troisième époque — La décadence

Chapitre II — L’inquisition et les Marranes. Extravagances cabalistiques et messianiques — (1530-1548).

 

 

La secousse qui ébranla si fortement le christianisme, dans le premier quart du XVIe siècle, agit à peine sur l’organisation intérieure du judaïsme. Pendant que, chez les chrétiens, un changement très sensible se produisit dans les idées, les mœurs et même la langue, et qu’on put assistera un véritable rajeunissement, les Juifs laissèrent leur vieil édifice à peu prés intact. Il est vrai qu’ils n’eurent pas de vrai moyen âge, et, par conséquent, la nécessité de modifications importantes et de l’avènement d’un esprit nouveau se faisait moins sentir chez eux. Pourtant, tout n’était pas parfait, à ce moment, dans le judaïsme. Les principes si élevés et si purs de la doctrine juive n’étaient pas encore complètement entrés dans la pratique, le peuple n’était pas sincèrement religieux et l’esprit des chefs manquait de netteté et de précision. Parmi les Juifs aussi, la scolastique avait exercé ses ravages. De plus, on conservait jalousement tous les vieux usages ; le culte synagogal ne parlait pas suffisamment au cœur et n’avait aucune solennité. La prédication était presque inconnue dans les communautés allemandes; tout au plus les rabbins faisaient-ils parfois des conférences talmudiques, incompréhensibles pour la foule et surtout pour les femmes, et, par conséquent, sans action sur leur conduite. Les prédicateurs hispano-portugais prêchaient, il est vrai, dans leur langue maternelle, mais leurs sermons n’étaient qu’une longue argumentation, selon la méthode scolastique, et passaient par-dessus la tête de leurs auditeurs laïques.

Un autre point faible était le manque d’union dans les communautés. La persécution avait amené dans les villes importantes de l’Italie et de la Turquie des réfugiés juifs de la Péninsule ibérique et de l’Allemagne. Au lieu de se joindre à la communauté existante, ces transfuges formèrent des groupes séparés, sans lien sérieux entre eux. Dans certaines villes, on trouvait à la fois des communautés italiennes, romanes (grecques), espagnoles, portugaises, allemandes et même africaines. Ainsi, Constantinople, Andrinople et Salonique possédaient tout un groupe de communautés dont chacune avait son administration, son rituel particulier, ses rabbins, ses écoles, ses institutions de bienfaisance, ses compétitions et ses querelles intestines. Il était impossible, dans ces conditions, de réaliser une oeuvre sérieuse et qui fût vraiment d’intérêt général. Les chefs religieux, qui, presque tous, étaient de mœurs pures et austères et d’une sincère piété, se trouvaient dans une situation difficile et manquaient du courage nécessaire pour combattre avec énergie l’égoïsme, la présomption et l’orgueil des riches.

Ce qui était encore plus funeste, pour le judaïsme de ce temps, que cette division des communautés en groupes et sous-groupes, c’est que, chez les Juifs espagnols comme chez ceux d’origine allemande, on ne rencontrait ni initiative hardie, ni largeur de vues, ni élévation d’esprit. Tous, il est vrai, savaient mourir avec une vaillance héroïque pour les croyances paternelles, mais pour tout le reste on demeurait enfermé dans le cercle étroit de la routine. Ceux qui cultivaient la science se contentaient de marcher dans les sentiers battus. On s’appliquait principalement à expliquer les auteurs anciens, à commenter les oeuvres déjà existantes et même à écrire des commentaires sur d’autres commentaires. Les talmudistes interprétaient le Talmud, et les philosophes le Guide de Maïmonide. Pas de souffle poétique, même chez ceux qui avaient été nourris de poésie, pas un cri de douleur qui rit vraiment frissonner pour exprimer les souffrances des Juifs. La seule nouveauté de ce temps fut le goût que quelques Juifs d’origine espagnole témoignèrent pour l’histoire. Ils entreprirent de raconter pour la postérité le long martyre de leurs aïeux. Les savants juifs qui enseignaient l’hébreu aux chrétiens, Abraham Farissoi, Jacob Mantino, Abraham de Balmes, quoique très honorés par leurs élèves, ne jouissaient pas d’une grande autorité parmi leurs coreligionnaires. Élie Delmedigo, qui était pourtant bien supérieur à ces savants, n’exerçait pas une plus grande influence qu’eux sur ses coreligionnaires.

Parmi les autres rabbins établis en Italie, Isaac Abrabanel, le représentant du vieil esprit hispano-juif, condamnait les libres recherches et toute spéculation scientifique, parce que, selon lui, les écrits philosophiques de Maïmonide contiennent des hérésies. Un transfuge portugais, Joseph Yabéç, et Abraham ben Salomon, de Trujillo, allaient jusqu’à rendre la philosophie responsable de l’expulsion des Juifs d’Espagne et de Portugal. Égarés par elle, disaient-ils, les Juifs de ces pays avaient péché et avaient ainsi attiré sur eux ce terrible châtiment.

Seul Léon Abrabanel, appelé aussi Léon Medigo, composa en ce temps une œuvre originale, les Dialoghi d’amore ou Dialogues d’amour. Cette œuvre montre la souplesse extraordinaire du génie juif. Il est remarquable, en effet, qu’après avoir été arraché aux douceurs d’une existence aisée, jeté dans un pays étranger, obligé d’errer à travers toute l’Italie, et le cœur encore saignant de la perte de son fils aîné, qu’on lui avait ravi pour l’élever dans la foi chrétienne, Léon Medigo ait conservé assez de fermeté d’esprit pour accepter bravement sa nouvelle situation, s’adonner à l’étude de la langue et de la littérature italiennes, et essayer de créer un système. de philosophie. Dix ans à peine s’étaient passés depuis son départ de l’Espagne, et déjà il était considéré comme un des savants de l’Italie, tenant brillamment son rang parmi les lettrés, au goût si pur, de l’époque des Médicis, et se distinguant par la variété de ses connaissances. Le même homme qui avait adressé en vers hébreux, à son fils, baptisé par contrainte en Portugal, les conseils les plus élevés et les plus tendres pour l’engager à rester fidèle de cœur au judaïsme et à se rappeler sans cesse la douleur de ses parents, ce même homme écrivit ces Dialogues tout débordants d’amour, où Philon exprime sa profonde tendresse pour Sophie.

Dans cet ouvrage, qui n’a du roman que la forme, Léon Medigo expose ses idées philosophiques. A vrai dire, c’est plutôt une idylle philosophique qu’un système sérieux. L’auteur y fait plutôt preuve d’imagination que de profondeur de pensée, et ses observations sont plus ingénieuses que justes. Peut-être Léon Medigo développa-t-il ses conceptions vraiment philosophiques dans un autre ouvrage, aujourd’hui disparu, qu’il avait intitulé Harmonie du ciel. Ses Dialogues n’ont rien de particulièrement juif. Aussi trouvèrent-ils plus d’admirateurs parmi les chrétiens que parmi les Juifs. Les Italiens surtout étaient fiers de voir exposées pour la première fois des pensées philosophiques dans leur langue. Cet ouvrage fut bientôt traduit en latin et en espagnol. Le sombre et fanatique roi d’Espagne, Philippe II, accepta même la dédicace de la traduction espagnole.

A côté de Léon Medigo, qui fut une glorieuse exception parmi ses coreligionnaires de ce temps, apparaissent malheureusement des hommes qui firent le plus grand mal au judaïsme. Ce sont les exilés espagnols Juda Hayyat, Barukh de Bénévent, Abraham Lévi, Meïr ben Gabbaï, Ibn-abi Zimra, qui tirent pénétrer les rêveries cabalistiques en Italie et en Turquie et déployèrent une grande activité pour propager leurs divagations. Leur tâche leur fut facilitée par l’accueil enthousiaste que plusieurs savants chrétiens, Egidio de Viterbe, Reuchlin, Galatini, et même un pape, avaient fait aux extravagances de la Cabale. On se disait, parmi les Juifs, qu’une doctrine qui séduisait ainsi tes chrétiens les plus considérés devait être forcément l’expression de la vérité même. Fait tout nouveau, des prédicateurs enseignèrent la Cabale du haut de la chaire, affirmant avec une imperturbable audace la supériorité des cabalistes sur les autres rabbins, parce qu’eux seuls comprenaient vraiment la loi. Aussi la Cabale, qui n’avait eu jusqu’alors qu’un nombre très limité d’adeptes, se répandit-elle peu à peu dans le peuple, qu’elle infecta de son poison; elle fit sentir son influence désastreuse jusque dans le culte synagogal et la vie religieuse. Les rabbins ne s’opposèrent que mollement à cet envahissement, parce qu’eux aussi n’étaient pas loin de croire au caractère divin de cette doctrine.

Il arriva ce qu’on pouvait facilement prévoir. La Cabale fit naître des rêveries messianiques dans ces esprits troublés. Comme autrefois les Esséniens, les cabalistes ne nourrissaient qu’une seule pensée, ne poursuivaient qu’un seul but, provoquer l’arrivée du règne messianique, et ils trompaient leur impatience en fixant d’avance la date de cet événement à l’aide de combinaisons de lettres et de chiffres. Sans le vouloir, Isaac Abrabanel avait aidé à créer ce mouvement. Les terribles souffrances qui avaient atteint les exilés juifs d’Espagne et de Portugal avaient, en effet, jeté parmi eux la consternation et le désespoir. Craignant qu’ils ne devinssent une proie facile pour les convertisseurs chrétiens, Abrabanel essaya de relever leur courage en démontrant dans trois opuscules, par des calculs appuyés sur des versets de Daniel et des sentences de l’Aggada, que la délivrance messianique commencerait à se réaliser dans l’année 5263 de la Création (1503) et serait complète quatre semaines d’années plus tard, après la chute de Rome.

Encouragé par l’assurance avec laquelle un personnage aussi considéré qu’Abrabanel annonçait l’arrivée du Messie, et surexcité par les extravagances des cabalistes, un aventurier allemand du nom d’Ascher Laemlein ou Laemlin se présenta en Istrie, dans le voisinage de Venise, comme le précurseur du Messie (1502). Il affirma que le Messie arriverait infailliblement avant six mois, si les Juifs savaient se rendre dignes de ce bonheur par une pénitence rigoureuse, par des macérations et de nombreuses aumônes. Ses promesses trouvèrent créance en Italie et en Allemagne. On multiplia les jeunes, les prières, les actes de bienfaisance. Cette année fut appelée année de pénitence. Les gens sensés même n’osèrent pas se mettre trop ouvertement en travers de cette folie, qui atteignit aussi des chrétiens. Mais le prophète mourut subitement ou fut assassiné, et l’aventure en resta là.

Pourtant, les espérances messianiques des Juifs ne disparurent pas avec Laemlein. Ces espérances leur étaient, du reste, nécessaires pour leur faire supporter leurs souffrances, et ils persistaient à ajouter foi, malgré leurs premières déceptions, aux promesses de leur délivrance prochaine dont les cabalistes continuaient à les leurrer. Trente ans après la mort de Laemlein, se produisit une nouvelle agitation messianique, qui prit un développement considérable et fut appuyée par des personnages importants. Les Marranes d’Espagne et de Portugal y jouèrent le principal rôle.

On peut dire sans exagération qu’à cette époque, les Marranes étaient les plus malheureux des hommes. Arrachés par la violence à la religion de leurs pères, à laquelle leur cœur restait fidèlement attaché, obligés d’observer des pratiques qui leur inspiraient de l’aversion, ils se savaient étroitement surveillés par l’Inquisition et, en dépit de leur conversion au christianisme, profondément haïs des chrétiens. Pour les raisons les plus futiles, sur la dénonciation du premier venu, ils étaient soumis aux plus atroces tortures et livrés aux flammes. On sait avec quel implacable cruauté l’inquisiteur général Torquemada avait sévi contre eux. Son successeur, Deza, les traita peut-être encore avec plus de rigueur. Aidé de ses acolytes et particulièrement de Diego Rodriguez Lucero (le lumineux), que ses contemporains, à cause de son sombre fanatisme, surnommèrent Tenebrero (l’obscur), Deza fit périr des milliers de Marranes. La férocité de Lucero souleva une profonde indignation même parmi les chrétiens de Cordoue, qui réclamèrent sa destitution. L’inquisiteur général Deza, qui était de complicité avec Lucero, non seulement ne tint nul compte de ces plaintes, mais alla jusqu’à accuser les plaignants, chevaliers, dames de la noblesse, ecclésiastiques et religieuses, de vouloir favoriser l’hérésie juive.

Le troisième inquisiteur général, Ximénès de Cisneros, se montra moins sévère envers les anciens chrétiens suspects, mais traita les nouveaux chrétiens d’origine juive ou maure avec la même inexorable rigueur que ses prédécesseurs. Ce fut lui qui tint un langage menaçant à Charles-Quint quand ce souverain voulut autoriser les Marranes d’Espagne, contre le payement d’une somme de 800.000 couronnes d’or, à pratiquer librement la religion juive. Du reste, les Marranes eurent bientôt de nouveaux compagnons d’infortune. La Réforme avait, en effet, pénétré également en Espagne, et, comme elle causait beaucoup d’embarras à Charles-Quint en Allemagne, il invita le Saint-Office à exercer une surveillance vigilante sur les luthériens espagnols. L’Inquisition se conforma avec empressement au désir de l’empereur et elle fit monter sur le bûcher avec un zèle égal juifs, musulmans et protestants.

En Portugal, la situation des Marranes était moins pénible. Le roi Manoël, comme on l’a vu précédemment, avait fait traîner aux fonts baptismaux les Juifs prêts à émigrer, mais, pour ne pas les pousser au désespoir, il les avait placés pendant vingt ans, par l’édit de tolérance, à l’abri des persécutions du Saint-Office. Ils étaient même autorisés à avoir en leur possession et à étudier des livres hébreux. Confiants dans le décret royal, les Marranes portugais observaient presque ouvertement les rites juifs. A Lisbonne, où ils étaient établis pour la plupart, ils possédaient une synagogue. Contraints de suivre en apparence les usages chrétiens, ils se rendaient fréquemment à la synagogue pour demander pardon à Dieu des péchés qu’ils étaient forcés de commettre. Là, les aînés enseignaient aux plus jeunes la Bible et le Talmud, les initiaient aux usages juifs et leur inculquaient l’amour du judaïsme. Les Marranes du Portugal pouvaient aussi émigrer plus facilement que ceux d’Espagne. Après avoir vendu leurs biens, ils se rendaient isolément ou par groupes dans la Berbérie, ou en Italie et en Turquie. Pour empêcher cette émigration, Manoël avait bien défendu aux chrétiens d’acheter les immeubles des Marranes sans une permission spéciale du roi, et les Marranes eux-mêmes n’avaient pas le droit de partir avec leurs femmes et leurs enfants sans y avoir été préalablement autorisés par le souverain. Mais il n’était pas difficile aux Marranes de tourner cette loi.

Naturellement, les Marranes d’Espagne enviaient la sécurité relative dont jouissaient leurs congénères portugais, et ils s’efforçaient de passer la frontière. Le gouvernement espagnol insista alors auprès de Manoël pour qu’il défendit l’accès de son pays à tout Espagnol qui ne serait pas muni d’un certificat attestant sa parfaite orthodoxie.

La situation des Marranes du Portugal aurait donc été supportable sans la haine qu’ils inspiraient au peuple. Celui-ci, en réalité, les détestait moins pour leur attachement au judaïsme que parce qu’ils étaient plus actifs et plus industrieux que les chrétiens. Dès que ces néo-chrétiens eurent été autorisés à pratiquer tous les métiers, à affermer la dîme due à l’Église, à occuper toutes les fonctions et même à entrer dans les ordres et à accepter des dignités ecclésiastiques, ils excitèrent au plus haut degré la jalousie des anciens chrétiens. On se contenta d’abord de les appeler de noms injurieux, et Manoël dut intervenir pour l’interdire. Mais, pendant plusieurs années, la récolte fut mauvaise, et il en résulta une grande cherté de vivres. Pour surcroît de malheur, une épidémie se joignit à la famine. Immédiatement, toutes les rancunes et toutes les haines se déchaînèrent contre les Marranes. On les accusa d’accaparer le blé et de l’exporter dans des pays étrangers pour affamer les vrais chrétiens. La foule en voulait surtout à un riche Marrane, João Rodrigo Mascarenhas, fermier général des impôts.

Toujours à l’affût pour satisfaire leur haine coutre les Marranes, les dominicains s’empressèrent de mettre à profit des dispositions hostiles du peuple. Un jour, ils annoncèrent que, dans un miroir encadré dans une croix, on apercevait la Vierge et d’autres apparitions miraculeuses. Ils attirèrent ainsi une foule énorme dans l’église. Un dominicain monta alors en chaire pour exciter les assistants contre les néo-chrétiens, et deux autres religieux, João Mocho et Fratre Bernardo, traversèrent les rues, une croix à la main et s’écriant: Hérésie ! hérésie ! Flairant une occasion de piller, toute la lie de la population de Lisbonne suivit bientôt les deux dominicains, auxquels se joignirent des matelots allemands, néerlandais et français. Près de dix mille forcenés parcoururent ainsi la ville, tuant tous les Marranes qu’ils purent trouver, hommes, femmes et enfants. Le carnage dura deux jours. Un Allemand, qui était alors à Lisbonne, fait ces réflexions : Lundi, j’assistai à des scènes que je n’aurais jamais cru possibles si je ne les avais pas vues de mes propres yeux, tant elles étaient atroces. Des femmes enceintes furent jetées par les fenêtres, et on les recevait sur des piques. Les paysans, accourus à la curée, suivirent l’exemple des citadins. 2.000 à 4.000 Marranes furent tués dans cette émeute.

Le roi Manoël continua pourtant de protéger les Marranes. Par un décret du mois de mars 1507, il accorda aux nouveaux chrétiens les mêmes droits qu’aux anciens et les autorisa à émigrer, et, par un autre décret, il les défendit pendant seize nouvelles années contre toute accusation fondée sur l’observance des pratiques juives. Mais ces édits royaux ne firent qu’augmenter la haine du peuple contre les Marranes.

Cette haine put se satisfaire librement sous le règne de João III (1573-1557), successeur de Manoël. Encore infant, João manifesta déjà sa malveillance pour les Marranes. Au commencement de son règne, il tint pourtant compte des édits promulgués par son père en faveur des Marranes. Il suivit en cela les avis des anciens conseillers de Manoël, qui étaient encore tout émus au souvenir des scènes déchirantes qui accompagnèrent le baptême forcé des Juifs, et, d’un autre côté, reconnaissaient les services considérables que les Marranes rendaient à l’État comme commerçants, industriels, banquiers, savants et médecins. Mais à la longue, sous l’influence de conseillers fanatiques, ses dispositions se modifièrent à l’égard des Marranes. Sur les instantes sollicitations de la reine Catherine, infante espagnole qui avait hérité du fanatisme de son père, et des dominicains qui brûlaient du désir d’imiter les exploits de leurs collègues d’Espagne, João III chargea un fonctionnaire, Jorge Themudo, de surveiller la conduite des Marranes de Lisbonne et de lui adresser un rapport sur eux. Comme il était facile de le prévoir, Themudo put affirmer au roi (juillet 1524) qu’une partie des Marranes observaient le sabbat et la Pâque juive et négligeaient les cérémonies et rites chrétiens, s’abstenant d’assister à la messe et aux offices, de se confesser, de demander l’extrême-onction avant de mourir, de se faire enterrer dans des cimetières chrétiens, ou de faire réciter des messes pour l’âme des morts.

À côté de Themudo, le roi João avait placé d’autres espions parmi les Marranes. Le principal d’entre eux fut un néo-chrétien d’Espagne, Henrique Nunez. Élevé à l’école de l’inquisiteur Lucero, il désirait que le Portugal imitàt sa voisine et allumât, à son tour, des bûchers pour les hérétiques. Profitant de sa qualité de Marrane, il se glissa comme ami dans les demeures de ses coreligionnaires, les épiant et communiquant au roi les pensées secrètes de ceux qui avaient foi en lui et lui ouvraient leur cœur.

Circonvenu par ses proches et convaincu par les divers rapports qui lui étaient parvenus, João III envoya secrètement Nunez en Espagne pour informer Charles-Quint de son désir d’introduire l’Inquisition en Portugal, et lui demanda d’appuyer son projet auprès du pape. Mais les Marranes eurent cent de ce qui se tramait et résolurent de faire mourir l’espion Nunez avant qu’il eût accompli sa mission. Deux Marranes franciscains, ou portant simplement le costume de cet ordre, Diego Vaz et André Dias, suivirent Nunez ; ils l’atteignirent dans le voisinage de la frontière espagnole, près de Badajoz, et le tuèrent. Découverts, ils furent soumis à la torture et finalement attachés à la potence. Le traître Nunez fut honoré par l’Église comme un martyr, presque béatifié, et surnommé Firme-Fé, ferme dans la foi.

Après cet attentat, les Marranes s’attendirent à être traités avec la plus grande rigueur. Et, de fait, le roi fit ouvrir une en-quête, menaçant les coupables des plus terribles châtiments. Mais, à l’étonnement général, cette enquête traîna en longueur, et le roi ne semblait plus vouloir donner suite à son projet d’installer l’Inquisition dans ses États. Un événement inattendu, l’apparition d’un aventurier juif, avait modifié ses plans.

A ce moment, surgit, en effet, brusquement un homme venu de l’Orient, qui agita profondément les Juifs de divers pays par ses visions et ses prédictions messianiques. Était-ce un imposteur ? Était-il, au contraire, sincère dans ses prophéties ? Voulait-il jouer un rôle politique ou messianique ? Quoi qu’il en soit, cet étrange personnage, nommé David, se montra subitement en Europe et réussit rapidement à réveiller partout les plus séduisantes espérances. Il se disait membre de la tribu de Reüben, qui, à ce qu’il affirmait, vivait indépendante en Arabie ; il se prétendait prince et frère du roi juif de cette tribu, et portait, pour cette raison, le nom de David Reübeni. Après avoir parcouru l’Arabie, la Nubie, l’Égypte, il arriva en Italie. Là, il raconta que son frère, qui commandait à plus de trois cent mille guerriers d’élite, et les soixante-dix anciens du pays de Khaibar l’avaient délégué auprès des souverains européens, et notamment auprès du pape, pour obtenir des fusils et des canons. Munis de ces armes, les guerriers juifs combattraient, d’une part, les peuplades musulmanes qui empêchaient l’union des tribus juives des deux rives de la mer Rouge, et, d’autre part, expulseraient les Turcs de la Terre Sainte.

David Reübeni avait dans sa personne et ses manières quelque chose d’étrange, d’excentrique, de mystérieux, qui lui attirait la confiance. Il était noir de peau, de petite taille et d’une maigreur de squelette, mais d’une remarquable énergie, courageux, et d’une brusquerie qui empêchait toute familiarité. Il ne partait que l’hébreu, mais dans un jargon si corrompu qu’il n’était compris ai des Juifs asiatiques, ni de ceux de l’Europe méridionale. Dès qu’il fut arrivé à Rome (février 1524), il se rendit sur un destrier blanc à la cour pontificale, suivi d’un domestique et d’un interprète, et il demanda immédiatement audience au cardinal Giulio, qui le reçut en présence d’autres cardinaux. Il fut également reçu par le pape Clément VII (1523-1534), à qui il remit des lettres de créance.

Ces lettres paraissent avoir été confiées à David Reübeni par des capitaines et des marchands portugais qu’il avait probablement rencontrés en Arabie ou en Nubie. Le pape les soumit au gouvernement portugais, et quand on lui en eut certifié l’authenticité, il rendit à David les mêmes honneurs qu’à un ambassadeur. Effrayé du développement incessant de la Réforme et craignant les empiètements de Charles-Quint en Italie, Clément VII accueillit avec empressement le plan que lui soumettait David Reübeni de chasser les Turcs de la Terre Sainte avec le concours d’une armée juive. Il estimait que le succès de cette entreprise ferait briller le christianisme d’un nouveau lustre et raffermirait l’autorité du pape en Europe.

Au commencement, David Reübeni rencontra bien des incrédules parmi ses coreligionnaires. Mais, quand ils virent l’accueil que lui faisait le pape, ils se dirent que tout ne devait pas être mensonger dans ses récits, et de nombreux Juifs romains et étrangers commencèrent à entrevoir pour le judaïsme un avenir plus heureux. Benvenida Abrabanela, femme du riche Samuel Abrabanel, envoya de Naples à David Reübeni de fortes sommes d’argent, des vêtements précieux et une bannière en soie sur laquelle était brodé le Décalogue. Mais David affecta de ne pas se lier intime-ment avec des Juifs.

Invité par le roi João à venir le voir en Portugal, David se rendit (en novembre 1525) à Almeria, près de Santarem, où résidait le roi et où il fut reçu avec de grands honneurs. On examina avec lui par quels moyens le Portugal pourrait fournir des armes et des canons à l’armée juive de l’Arabie et de la Nubie.

L’arrivée de David Reübeni en Portugal modifia totalement les intentions de João à l’égard des Marranes. Le souverain portugais jugea, en effet, qu’il ne serait pas prudent de persécuter des gens d’origine juive au moment où il voulait conclure une alliance avec un roi et un peuple juifs. Du reste, il sentait que, pour une entreprise aussi sérieuse que celle que lui proposait David Reübeni, il aurait besoin de l’appui, des capitaux et des conseils des Marranes. Il renonça donc à son projet d’introduire l’Inquisition en Portugal. Les Marranes se réjouirent fort quand ils apprirent qu’un Juif était admis à la cour royale et entretenait des relations avec les plus hauts personnages de l’État. Leur courage, abattu par une longue suite de souffrances, se relevait, et l’avenir se présentait à leurs yeux sous les plus radieuses couleurs. L’heure de la délivrance leur paraissait proche. Que David Reübeni se fût présenté ou non comme précurseur du Messie, eux, du moins, le considéraient comme un sauveur et témoignaient pour lui la plus profonde vénération.

Du Portugal l’heureuse nouvelle se répandit en Espagne, où les Marranes, encore plus misérables que dans le pays voisin, se livrèrent à de véritables transports de joie. Ils allaient donc pouvoir respirer librement, sans la crainte perpétuelle des tortures et du bûcher, et jeter enfin à bas le masque dont on les obligeait à s’affubler. Ces malheureux viraient dans une telle anxiété que la moindre lueur d’espoir leur apparaissait comme l’aurore de leur délivrance, et qu’ils ajoutaient foi aux prédictions les plus insensées. Peu de temps auparavant, aux environs de Herrera, une femme marrane s’était présentée comme prophétesse, déclarant qu’elle avait vu sûrement Moise et les anges et qu’elle était chargée de conduire ses compagnons d’infortune dans la Terre Sainte. Beaucoup de Marranes crurent à ses extravagances. Quand les autorités en eurent connaissance, elles firent brûler un grand nombre de Marranes à Tolède, et plus de quatre-vingt-dix à Cordoue.

Il n’est donc pas surprenant que des gens qui vivaient dans un tel état d’esprit accueillissent avec une joie profonde ce qu’on leur racontait de David Reübeni. Ils se rendirent en grand nombre en Portugal pour le voir de près. Mais David, qui savait qu’une imprudence de sa part pouvait lui coûter la vie ainsi qu’à ces malheureux, se tint sur la réserve, s’abstenant avec le plus grand soin d’encourager leurs espérances ou de leur conseiller le retour au judaïsme. Les Marranes ne se laissèrent pas rebuter par cette froideur et gardèrent la conviction qu’ils assisteraient prochainement à d’importants événements.

L’enthousiasme que la présence de David Reübeni faisait naître dans tant de cœurs exalta particulièrement un noble et beau jeune homme, Diogo Pirès, et causa sa perte. Pirès (né vers 1501 et mort martyr en 1532) était remarquablement intelligent, doué d’une ardente imagination de poète, et sa destinée aurait été tout autre sans David Reübeni. Né Marrane, Pirès avait reçu une excellente éducation littéraire ; il savait bien le latin, la langue universelle de ce temps, remplissait les fonctions de notaire royal à un tribunal important et était très aimé à la cour. Il avait probablement été initié par un Marrane à la littérature hébraïque et rabbinique, et même aux mystères de la Cabale. Quand il apprit le but du voyage de David en Portugal, il fut obsédé par les visions les plus extraordinaires, où le Messie jouait toujours. le principal rôle, et il s’efforça de savoir si la mission de David concordait complètement avec ses rêves. On dit que David lui aurait marqué beaucoup de froideur et fait observer que sa mission avait un caractère militaire et n’avait rien de commun avec les rêveries messianiques. Pensant que David lui tenait un tel langage parce qu’il n’était pas circoncis, Pirès résolut de se soumettre à cette douloureuse opération ; il prit ensuite le nom de Salomon Molcho. A la suite de cette opération, qui l’avait sans doute affaibli, il eut encore des visions plus fréquentes. Un jour, il crut voir en songe un être qui s’entretenait avec lui (Maguid) et l’engageait à se rendre en Turquie. Il communiqua ce grève à David. Comme celui-ci craignait que si l’on découvrait jamais que Pirès s’était fait juif, lui-même ne fût accusé de l’y avoir poussé, il lui conseilla d’obéir à son interlocuteur mystérieux et de quitter le Portugal. Diogo Pirès, ou Salomon Molcho, partit donc pour la Turquie.

Là, cet illuminé, beau, jeune, produisit une profonde sensation. D’abord, il se fit passer pour un émissaire de David Reübeni, dont la renommée avait aussi pénétré en Orient. A Salonique, il se laissa accaparer par le cabaliste Joseph Taytasak et ses disciples, qui prêtaient une oreille attentive aux récits de ses visions et de ses grèves. A Andrinople, il réussit à gagner aux doctrines de la Cabale Joseph Karo, qui avait émigré de l’Espagne dès son enfance et s’était consacré tout entier, jusqu’alors, à l’étude du Talmud. Ce talmudiste, auparavant si calme et si froid, devint aussi extravagant que Molcho, car bientôt il eut aussi ses visions : il voyait un être mystérieux (Maguid) qui lui donnait des explications mystiques de certains versets de la Bible et lui dévoilait l’avenir. Il alla si loin dans l’imitation de son maître que, comme Molcho, il exprimait la conviction qu’il serait brûlé sur le bûcher comme un holocauste agréable au Seigneur.

Grâce à son enthousiasme communicatif, à la sincérité de ses convictions, à sa force de persuasion, Molcho vit grandir sans cesse le cercle de ses partisans. Il prêchait souvent, et avec une chaleureuse éloquence. On était émerveillé de le voir, lui qui était né dans le christianisme, si familiarisé avec les mystères de la Cabale. Sur la demande de ses amis de Salonique, il publia un résumé de ses sermons, qui tous avaient peur but d’assurer que l’ère messianique commencerait avec la fin de l’année 5300 de la création (1540). Cette prédiction trouva une éclatante confirmation, pour ces esprits mystiques, dans un événement qui survint à cette époque. Rome fut prise et pillée (5 mai 1527) par une armée allemande, composée en grande partie de protestants, sur l’ordre de l’empereur catholique Charles-Quint. D’après les enseignements du mysticisme, la chute de Rome sera suivie de près par la venue du Messie. Or, Rome était tombée. Aussi, en Asie, en Turquie, en Hongrie, en Pologne et en Allemagne, les espérances messianiques se réveillèrent avec une force singulière dans le cœur des Juifs, qui attendaient de Molcho la réalisation de leur plus cher vœu.

En Espagne et en Portugal, c’était David Reübeni qui restait le centre de toutes les espérances des Marranes. Leur foi en sa mission messianique était si grande qu’ils ne reculaient pas devant les entreprises les plus téméraires, même si elles les exposaient à une mort presque certaine. Ainsi, plusieurs Marranes d’Espagne, condamnés au bûcher, s’étaient réfugiés en Portugal, à Campo-Mayor, et, fait absolument inouï, n’y avaient pas été inquiétés. Enhardis par ce premier succès, plusieurs de ces Marranes retournèrent armés à Badajoz, d’où ils s’étaient enfuis, pour délivrer des femmes marranes enfermées dans la prison de l’Inquisition. Ils répandirent la terreur dans la ville et réussirent à délivrer les prisonnières. Ému par cet incident et aussi par l’accusation portée contre quelques Marranes d’avoir profané une image de la Vierge, João III revint à sa première pensée de créer des tribunaux du Saint-Office dans son royaume.

Du reste, l’amitié de João pour David Reübeni s’était refroidie. Reçu d’abord à la cour, où il eut plusieurs entretiens avec le roi par l’intermédiaire d’un interprète, David avait obtenu la promesse que le gouvernement portugais mettrait à la disposition de son frère, le prétendu souverain d’Arabie, huit vaisseaux et quatre mille armes à feu pour marcher contre les Arabes musulmans et les Turcs. Mais, sur ces entrefaites, Miguel de Silva, ambassadeur du Portugal auprès du pape au moment où David séjournait à Rome, et qui avait toujours considéré le soi-disant prince juif comme un aventurier, était revenu à Lisbonne. Là, il s’efforça d’éveiller la méfiance du roi contre David Reübeni, qui, d’ailleurs, avait été grandement compromis par l’enthousiasme qu’il excitait parmi les Marranes. On avait aussi appris que Diogo Pirès ou Salomon Molcho s’était soumis à la circoncision et avait cherché un refuge en Turquie. La cour en fut fort scandalisée et en rendit responsable David Reübeni. Celui-ci fut donc brusquement invité, après un séjour d’un an, à quitter le Portugal ; on lui accorda un délai de deux mois pour ses préparatifs de départ. Le vaisseau où il s’était embarqué avec sa suite fut poussé sur la côte espagnole. Arrêté et jeté en prison en Espagne, il était appelé à comparaître devant un tribunal du Saint-Office, quand l’empereur Charles le fit remettre en liberté. Il se rendit alors à Avignon, la ville des papes.

Après sa rupture avec David Ruëbeni, le roi João fut sollicité avec une nouvelle insistance par la reine, les dominicains et quelques grands d’établir en Portugal des tribunaux d’inquisition. Il s’y décida à la suite du fait suivant. On rapporta à Henrique, évêque de Ceuta, ancien moine franciscain et prêtre très fanatique, que, dans son diocèse d’Olivença, cinq Marranes étaient soupçonnés d’observer les rites juifs. Sans se préoccuper si l’Inquisition était autorisée par le pape et le roi à fonctionner en Portugal, ce prélat fit brûler les inculpés (vers 1530). Après cet exploit, que le peuple célébra par des courses de taureaux, Henrique engagea le roi à en agir ainsi partout avec les Marranes suspects. João résolut alors de demander au pape Clément VII la nomination d’inquisiteurs en Portugal.

Quelques membres du clergé, esprits sages et équitables, notamment Fernando Coutinho. évêque d’Algarve, et Diogo Pinheiro, évêque de Funchal, s’élevèrent avec force contre la décision du roi. Ils avaient été témoins des procédés iniques et cruels par lesquels on avait imposé le baptême aux Juifs sous le règne de Manoël, et ils ne pouvaient pas admettre que des hommes ainsi convertis par la violence fussent considérés comme chrétiens, pas plus pour être traités en hérétiques que pour être nommés juges ou revêtus de dignités ecclésiastiques. Coutinho rappela aussi au roi que, récemment, le pape lui-même avait autorisé plusieurs Marranes de ‘Rome à retourner au judaïsme. Eu effet, Clément VII, d’accord avec le collège des cardinaux, avait offert à des Marranes un asile à Ancône et leur permettait d’y vivre eu Juifs. A Florence et à Venise aussi, ils pouvaient pratiquer leur ancienne religion. Coutinho conseilla donc d’attirer les Marranes au christianisme par la douceur et la persuasion, et non pas par des persécutions. João persista, malgré tout, dans son dessein, et l’ambassadeur du Portugal à la cour pontificale, Bras Neto, fut chargé de solliciter dans ce but une bulle de Clément VII. Mais le pape opposa une grande résistance à la demande du roi.

On s’explique en partie la répugnance de Clément VII à laisser introduire l’inquisition en Portugal par la sympathie bizarre qu’il éprouvait alors pour Salomon Molcho. Cet illuminé était, en effet, venu d’Orient en Italie (1529) pour accomplir sa mission messianique. C’est dans la capitale d’u christianisme qu’il voulait proclamer la délivrance prochaine des Juifs. Son exaltation confinait à la folie, mais, avec ses manières étranges, il offrait tant de séduction que, partout où il passait, il réussissait à inspirer à beaucoup d’esprits la plus absolue confiance. À Ancône, où se trouvait alors une communauté de Marranes revenus au judaïsme, ses sermons apocalyptiques soulevèrent un véritable enthousiasme. Pourtant, il y rencontra aussi des adversaires, qui craignaient que sa témérité ne nuisible aux Juifs et aux Marranes. Invité à s’établir à Pesaro par le duc Urbino Francesco della Rovere Ier, qui espérait attirer ainsi dans cette ville un certain nombre de Marranes riches et industrieux, il n’y fit qu’un séjour très court. Il était impatient d’arriver à Rome.

Dans cette ville, il trouva un excellent accueil auprès du cardinal Lorenzo Pucci, le grand pénitencier, qui avait déjà défendu Reuchlin et le Talmud contre les a hommes obscurs i, et qui protégeait les transfuges marranes, et aussi auprès de Clément VII. Ce pape, qui avait été obligé de couronner lui-même comme empereur romain Charles-Quint, son ennemi implacable (1530), et qui avait subi de douloureuses déceptions, se laissait facilement séduire par le mirage des visions et des prophéties. Il témoigna donc de la faveur à Molcho et lui accorda mène un sauf-conduit, parce que cet aventurier lui avait prédit que Rome serait inondée, comme il avait prédit peu auparavant à l’ambassadeur portugais, Bras Neto, que Lisbonne souffrirait d’un tremblement de terre, et que les deux prédictions s’étaient réalisées[1]. Ni le pape ni le cardinal Pucci, prévenus tous deux en faveur de l’ancien Marrane Molcho, n’étaient donc disposés, à ce moment, à laisser établir des tribunaux d’inquisition contre les Marranes du Portugal.

Hais Molcho était moins bien vu par une partie de ses coreligionnaires de Rome qu’à la cour pontificale. Un des plus illustres et plus savants, le médecin Jacob Mantino, s’acharnait surtout contre lui, allant jusqu’à reprocher à l’ambassadeur du Portugal de laisser un ancien chrétien portugais librement prêcher contre le christianisme à Rome. Comme Bras Neto ne tint aucun compte de ses objurgations, Mantino s’adressa à l’Inquisition, qui fit comparaître Molcho devant la Congrégation. Celui-ci présenta alors le sauf-conduit que le pape lui avait délivré. Les juges s’en emparèrent et se rendirent avec cette pièce auprès de Clément VII pour lui faire entendre combien il avait tort de protéger un ennemi du christianisme. Sur la réponse du pape qu’il voulait se servir de Molcho dans un but secret, l’Inquisition allait remettre l’aventurier en liberté, quand Mantino reprit son accusation contre lui sur d’autres points. Molcho fut condamné à mort. On éleva un bûcher et, en présence d’une foule considérable, un malheureux, couvert du san-benito, fut précipité dans les flammes. Quand le juge alla informer le pape que justice était faite, il fut stupéfait de voir Molcho vivant se promener à travers les appartements pontificaux. Pour sauver son protégé, le pape, avec la connivence de quelques juges, avait fait brûler un autre condamné à sa place. Mais Molcho ne put pas rester plus longtemps à Rome.

Après le départ de Molcho, suivi de près par la mort du cardinal Lorenzo Pucci (août 1531), le pape céda enfin aux sollicitations du roi de Portugal. Sur les instances de l’empereur Charles et du grand pénitencier Antonio Pucci, qui avait succédé à son oncle, et malgré l’opposition des cardinaux Egidio de Viterbe, élève d’Elia Lévita, et Geronimo de Ghinucci, Clément VII autorisa, par une bulle du 17 décembre 1531, l’introduction de l’Inquisition en Portugal. En même temps comme s’il avait honte d’abandonner ainsi ses protégés, il leur adjoignit les protestants, qu’il soumit aussi à l’autorité de l’Inquisition. Il eut pourtant la précaution de confier la direction de ces tribunaux aux franciscains, moins fanatiques que les dominicains. Ce fut le franciscain Diogo da Silva qu’il nomma inquisiteur général. Mais les Marranes furent persécutés avec la même cruauté, car les trois tribunaux créés à Lisbonne, à Evora et à Coïmbre s’organisèrent sur le modèle de ceux que Torquemada avait fondés en Espagne.

Devant le terrible danger qui les menaçait, de nombreux Marranes songèrent à émigrer. Mais cette voie de salut leur était même fermée. Comme autrefois leurs aïeux en Égypte, ils avaient derrière eux un ennemi implacable et devant eux l’immensité de la mer. Il était défendu aux capitaines de vaisseau, sous peine de mort, de transporter des Marranes hors du Portugal, et aucun chrétien ne pouvait acheter leurs immeubles. Il leur était également interdit d’expédier leurs valeurs mobilières à l’étranger ou de tirer des lettres de change. Ceux qui étaient découverts dans leurs préparatifs de fuite étaient jetés au cachot, avec toute leur famille, et livrés aux flammes.

Il y en eut pourtant qui réussirent à s’échapper. Ceux qui arrivèrent à Rome firent part à Clément VII des cruautés commises en Portugal et se plaignirent que, contrairement aux privilèges que le roi leur avait autrefois accordés, on leur défendit d’émigrer. Le pape, qui n’avait autorisé qu’avec répugnance la création de tribunaux d’inquisition en Portugal, accueillit les protestations des Marranes avec bienveillance. Il sentait que de telles violences semblaient justifier les attaques des ennemis de l’Église, et, du reste, il n’ignorait pas que l’inquisition avait été introduite en Portugal sur les instances de l’Espagne et de l’empereur Charles-Quint, son ennemi. Aussi se montrait-il disposé à annuler sa bulle.

C’est à ce moment que Salomon Molcho et David Reübeni recommencèrent leurs extravagances. Décidés à se rendre auprès de l’empereur d’Allemagne, qui était alors à la diète de Ratisbonne, ils partirent de Bologne, par Ferrare et Mantoue, avec une bannière sur laquelle on lisait le mot Makbi, mot formé des lettres initiales du verset hébreu : Qui est comme toi parmi les puissants, ô Éternel. L’empereur Charles leur accorda une audience. D’après une légende, ils auraient conseillé à l’empereur de se convertir au judaïsme. Une telle folie, croyable de la part de Molcho, n’aurait certainement pas été commise par son compagnon David. Ils sollicitèrent plutôt de Charles-Quint l’autorisation, pour les Marranes, de s’armer et de s’unir aux tribus juives de l’Arabie contre les Turcs. Le représentant des Juifs d’Allemagne de ce temps, le sage et prudent Joselin de Rosheim, les avait avertis en vain de ne pas rester dans le voisinage de l’empereur ; ils n’avaient pas voulu tenir compte de son conseil. Ils ne tardèrent pas à être arrêtés (juin-septembre 1532) et ramenés à Mantoue. Là, un tribunal ecclésiastique condamna Molcho à être brûlé comme apostat et hérétique. Un craignait tellement l’action de son éloquence fougueuse et persuasive sur la foule, qu’il fut conduit au supplice la bouche bâillonnée. Il était déjà au pied du bûcher quand un messager arriva en toute hâte pour lui enlever son bâillon et lui offrir sa grâce au nom de l’empereur, s’il voulait reconnaître son crime et retourner au christianisme. Molcho répondit que depuis longtemps il aspirait à la félicité de mourir en martyr sur l’autel du Seigneur, et qu’il n’éprouvait qu’un seul regret, celui d’avoir été chrétien dans sa jeunesse. Il mourut avec un admirable courage (novembre-décembre 1532).

La confiance en Molcho était si absolue chez ses partisans que la plupart ne voulurent pas croire à sa mort. Eu Italie et en Turquie, on était convaincu qu’il avait de nouveau échappé miraculeusement au supplice, comme la première fois. Les uns affirmaient l’avoir vu vivant huit jours après qu’il avait été brûlé. D’autres prétendaient qu’il s’était rendu auprès de sa fiancée, à Safed.

David Reübeni eut une fin plus obscure. Il fut conduit en Espagne et enfermé dans une prison de l’Inquisition. On prétend qu’il mourut empoisonné, parce qu’en sa qualité de Juif, il ne pouvait pas être jugé par le Saint-Office. Par contre, de nombreux Marranes qui avaient entretenu des relations avec lui, et dont il avait peut-être indiqué les noms, sous l’influence des tortures, furent livrés aux flammes.

Malgré la douloureuse déception que la disparition de Molcho causa aux Marranes du Portugal, ils ne se découragèrent pas. Ils envoyèrent un autre délégué à Rome, Duarte de Paz, pour plaider leur cause auprès du pape. Duarte était tout l’opposé de Molcho. Calme, prudent, habile, il était familiarisé avec toutes les finesses de la diplomatie, connaissait les hommes et savait tirer profit de leurs faiblesses. D’origine marrane, il avait rendu en Afrique de grands services au Portugal, et en avait été récompensé par une situation élevée et la confiance de João III. Chargé d’une mission secrète et élevé, dans ce but, à la dignité de commandeur de l’ordre du Christ, il ne se rendit pas dans la ville qui lui avait été désignée, mais à Rome. Là, il s’occupa des affaires des Marranes pendant près de huit ans. Mais il ourdit si bien les fils de ses intrigues, qu’aujourd’hui il est difficile d’affirmer s’il a travaillé pour les Marranes ou pour le roi. Pourtant, Clément VII enjoignit à l’Inquisition, par un bref (17 octobre 1532), de cesser toute poursuite jusqu’à nouvel ordre.

A la cour de João III aussi, des influences semblent avoir été mises en mouvement en faveur des Marranes, ou plutôt il existait alors à la cour deux partis, les amis et les adversaires de l’Inquisition. Les premiers penchaient pour l’Espagne et songeaient à taire réunir le Portugal à ce pays dans le cas où João III mourrait sans enfant. Ceux, au contraire, qui souhaitaient le maintien de l’indépendance de leur patrie, travaillaient contre l’Inquisition. De là, à la cour, pendant plusieurs années, des mines et des contre-mines. Les Marranes profitèrent sans doute de cette lutte, car Duarte de Paz obtint du pape un deuxième bref très important, qui admettait les raisons exposées par les Marranes pour expliquer leur tiédeur pour la foi chrétienne. Contraints au baptême par la violence, disait le pape, ils ne peuvent pas être considérés comme membres de l’Église, et il serait contraire à toute justice de les punir pour hérésie ou apostasie. Quant aux enfants nés des premiers Marranes, il est vrai qu’ils étaient devenus chrétiens sans avoir subi aucune contrainte. Mais, comme ils avaient vu pratiquer constamment les rites juifs dans leurs familles, il serait inique, d’après le pape, de leur appliquer les canons de l’Église avec la même rigueur qu’aux anciens chrétiens ; il vaut mieux les retenir dans le christianisme par la douceur. Par ce bref, Clément VII suspendit l’action de l’Inquisition en Portugal, évoqua devant son propre tribunal les plaintes portées contre les Marranes et prononça l’absolution et l’amnistie de tous les inculpés. Les prisonniers devaient être remis eu liberté, les exilés autorisés à revenir dans leur patrie, et ceux dont on avait confisqué les biens pouvaient recouvrer ces biens.

Il faut reconnaître que Clément VII défendit avec énergie et persévérance la cause de l’humanité contre les exigences d’un étroit fanatisme. Il s’obstina à ne pas vouloir livrer sans défense les Marranes portugais aux tribunaux sanguinaires de l’Inquisition. Quoique les faits fussent connus, le pape chargea une commission composée de deux cardinaux impartiaux, Campeggio et de Cesis, et du grand pénitencier Antonio Pucci, cardinal de Santiquatro, de faire une nouvelle enquête. A la suite de leur rapport, qui rendit publiques les cruautés du Saint-Office, Clément VII, presque déjà mourant, adressa un bref (26 juillet 1534) au nonce accrédité à la cour de Portugal pour lui ordonner d’exiger l’élargissement des Marranes emprisonnés. Il n’est pas certain que ces malheureux, au nombre de douze cents, bénéficièrent vraiment de ce bref, car la mort de Clément VII survint (25 septembre 1534) peu de temps après.

Sous son successeur, Paul III (1534-1549), les intrigues pour ou contre l’Inquisition reprirent avec une nouvelle activité. Ce pape fut plutôt bienveillant pour les Juifs, comme le prouvent les plaintes de l’évêque Sadolet, de Carpentras, qui, tout en étant exagérées, sont pourtant caractéristiques : Jamais les chrétiens, disait ce prélat, n’ont obtenu d’un Pontife autant de faveurs et de privilèges que les Juifs de Paul III. Il ne leur a pas seulement accordé des prérogatives et des grâces, il les en a comblés.» Paul III avait, du reste, un médecin juif, Jacob Mantino, qui lui dédia plusieurs de ses ouvrages.

Dès que ce pape fut monté sur le trône pontifical, João III essuya d’obtenir de lui l’abolition des bulles et brefs de Clément VII favorables aux Marranes. Mais ceux-ci, ou plutôt leurs procureurs à Rome, Duarte de Paz et Diogo Rodriguez Pinto, ne restèrent pas inactifs. Duarte, qui entretenait en nième temps uni- correspondance avec le roi João et semblait ainsi jouer double jeu, offrit même à Pucci, cardinal de Santiquatro, une pension annuelle de 800 crusados d’or, si, au lieu de combattre les Marranes, il consentait à leur accorder sa protection. Esprit prudent et avisé, Paul III décida d’abord (3 novembre 1534) qu’on ne publierait pas le dernier bref de son prédécesseur. Quand il eut appris qu’on avait déjà commencé à le mettre à exécution, il ordonna une nouvelle enquête sur la situation des Marranes et en chargea deux cardinaux, Ghinucci et Simoneta, dont le premier avait même publié un écrit en faveur des nouveaux chrétiens. En même temps, il invita le gouvernement portugais à obéir aux différents édits de Clément VII, et lui défendit surtout d’enfermer des Marranes dans des cachots inaccessibles ou de confisquer leurs biens. Mais, comme tous les rois catholiques de ce temps, qui n’obéissaient aux ordres du Saint-Siège que quand ils étaient conformes à leur propre désir ou à leurs propres intérêts, João III ne tint nul compte de l’invitation du pape. Pour mieux faire triompher l’Inquisition, son ambassadeur à Rome lui conseilla même d’imiter l’exemple du roi d’Angleterre et de se séparer de l’Église romaine.

Mais Paul III tint bon. Il promulgua une nouvelle bulle (2 octobre 1535), par laquelle il donna l’absolution aux Marranes pour leurs fautes passées et défendit aux autorités temporelles et spirituelles de les poursuivre pour crime d’hérésie ou d’apostasie. L’Inquisition qui, en apparence du moins, avait besoin de l’autorisation pontificale, dut donc suspendre encore une fois son action. Le légat du pape en Portugal se montra également très énergique. Après avoir publié la bulle, il fit si bien que l’infant Dom Alphonse, malgré sa haine pour les Marranes, ordonna lui-même d’ouvrir les prisons et de rendre la liberté à tous ceux qui avaient été recommandés de Rome, en tout dix-huit cents (décembre 1535).

Le gouvernement portugais n’avait presque cédé que par surprise à nette intervention énergique en faveur des Marranes. Bientôt, il reprit ses manœuvres pour se rendre maître absolu de leurs personnes et de leurs richesses. Pour atteindre son but, il ne recula même pas devant le crime. Un jour, en effet, Duarte de Paz fut attaqué en pleine rue et grièvement blessé (janvier 1536). A Rome, on était convaincu que l’ordre de cet attentat était parti de Lisbonne. Le pape en fut très irrité. Grâce aux soins que Paul III lui fit donner par ses meilleurs médecins, Duarte se rétablit.

Pour triompher plus sûrement de tous les obstacles, la cour du Portugal demanda l’appui de Charles-Quint. Cet empereur venait alors de remporter une éclatante victoire sur le musulman Barberousse, qui, soutenu par la Turquie, avait inquiété toute la chrétienté. Après la prise de Tunis et la défaite de Barberousse, Charles-Quint revint en triomphateur à Rome (avril 1536), où il demanda au pape d’autoriser enfin l’introduction de l’Inquisition en Portugal. Malgré tout, le pape hésitait encore. Mais, sur les instances réitérées de l’empereur, il dut enfin céder (23 mai 1536). Il entoura pourtant le fonctionnement du Saint-Office de quelques restrictions : pendant les trois premières années, l’Inquisition devait suivre la même procédure que les autres tribunaux, c’est-à-dire faire déposer les témoins publiquement, au moins pour les Marranes de classe moyenne, et la confiscation des biens ne pouvait devenir effective que dix ans après la condamnation. De plus, Paul III recommanda d’user d’indulgence dans la répression. Mais une fois autorisé à sévir, le Saint-Office procéda avec la même rigueur qu’en Espagne. Après le délai légal, en novembre 1536, l’Inquisition commença donc son oeuvre de persécution. João III imposa même aux Marranes le port d’un signe distinctif.

Ceux-ci, pourtant, ne se découragèrent pas. De nouveau ils tentèrent des démarches à la cour romaine pour faire annuler la bulle. Duarte de Paz remit de leur part au pape un mémoire dont le langage était presque menaçant : Si Votre Sainteté reste indifférente aux supplications et aux larmes de la race hébraïque, ou, ce que nous ne pensons pas, si Elle refuse de nous venir en aide, comme le devrait être le rôle du représentant du Christ, nous protestons devant Dieu, et nos plaintes et nos sanglots s’élèveront comme une protestation en face de l’univers tout entier. Persécutés dans notre vie, dans notre honneur, dans nos enfants, qui sont notre sang, et presque dans notre salut, nous avons pourtant continué de nous tenir éloignés du judaïsme. Mais, si l’on ne cesse pas de nous persécuter, nous exécuterons un projet auquel nul d’entre nous n’aurait jamais songé, nous retournerons à la religion de Moïse et nous renierons le christianisme, que l’on veut nous imposer par la force… Nous nous enfuirons de notre patrie pour chercher un refuge chez des peuples plus humains. Ce mémoire impressionna vivement le pape, qui nomma une commission chargée d’examiner s’il devait maintenir sa bulle. Sur les trois membres, deux, les cardinaux Ghinucci et Jacobacio, étaient favorables aux Marranes ; le troisième, le cardinal Simoneta, se rangea aussi, à la fin, à l’opinion de ses collègues. Le pape envoya donc en Portugal un nouveau légat pour arrêter les poursuites de l’Inquisition contre les Marranes et favoriser leur émigration. Peu après, il adressa à ce légat un bref (août 1537) qui autorisait et même encourageait les Portugais à accorder aux Marranes aide et protection, acte que l’Inquisition punissait comme un crime.

Malheureusement, il se produisit un incident que les fanatiques surent exploiter habilement contre les Marranes. Un jour du mois de février 1539, on trouva affichée à la porte de la cathédrale et d’autres églises de Lisbonne une proclamation affirmant que ie Messie n’est pas encore venu, que Jésus n’est pas le Messie et que le christianisme est un mensonge. Le Portugal tout entier fut profondément impressionné par ces blasphèmes, et une enquête fut ouverte pour découvrir le coupable. Le roi offrit 10.000 ducats à celui qui ferait connaître le criminel, et le nonce du pape, convaincu, avec beaucoup d’autres, que le coup avait été préparé par les ennemis des Marranes pour exciter la colère du souverain contre ces derniers, offrit, de son côté, 5.000 ducats. Dans l’espoir de détourner d’eux tout soupçon, les nouveaux chrétiens firent placer aux portes des églises et de la cathédrale cette proclamation : Moi, l’auteur de la première affiche, je ne suis ni Espagnol, ni Portugais, mais Anglais, et donnerait-on une récompense de 20.000 ducats que l’on ne me découvrirait pas. On mit pourtant la main sur le coupable. C’était un Marrane du nom d’Emmanuel da Costa. Soumis à la torture, il avoua son crime, eut les mains coupées et fut ensuite brûlé.

À la suite de cet incident, le roi passa outre aux observations du légat pontifical et laissa libre cours aux persécutions de l’Inquisition. La vie des Marranes fut ainsi livrée à leurs plus implacables ennemis. Parmi les inquisiteurs se trouvait João Soarès, dont le pape disait qu’il était un moine ignorant, mais plein d’audace et d’ambition, et animé de sentiments détestables. Grâce à l’activité de Soarès et de ses acolytes, les prisons se remplirent de Marranes suspects et les bûchers s’allumèrent nombreux pour les hérétiques. Le poète Samuel Usque, qui assista, dans sa jeunesse, à ces scènes lamentables, en a laissé la plus navrante description : L’Inquisition, dit-il, a brûlé un grand nombre de nos frères ; ce n’est pas isolément, mais par groupes de trente et de cinquante qu’elle les a livrés aux flammes. Elle a même obtenu ce triste résultat que le peuple chrétien se glorifie de ces massacres, assiste avec bonheur aux autodafés des fils de Jacob et apporte du bois pour alimenter les bûchers. Les pauvres Marranes vivent dans une anxiété continuelle, craignant à tout instant d’être arrêtés…, et l’heure qui apporte aux autres hommes le repos et la tranquillité augmente encore leurs tourments et leurs frayeurs. Leurs fêtes et leurs joies sont changées en deuil.

On pourrait supposer qu’émanant d’un écrivain juif, ce récit est exagéré, mais il est absolument confirmé par le rapport d’un Collège de cardinaux chargé de faire une enquête officielle sur les traitements infligés aux Marranes. Sur une simple dénonciation, dit ce rapport, les faux chrétiens sont enfermés dans un sombre cachot, où nul membre de leur famille n’est autorisé ni à les voir, ni à leur prêter assistance. On les condamne sans leur en indiquer la raison. Leurs avocats, si on leur en donne, aident parfois à les faire déclarer coupables. Un malheureux affirme-t-il qu’il est sincèrement chrétien et n’a nullement commis les crimes qu’on lui impute, il est livré aux flammes et ses biens sont confisqués. Avoue-t-il, au contraire, à son confesseur que, sans le vouloir, il s’est rendu coupable de tel ou tel péché, il est encore brûlé, sous prétexte qu’il s’obstine à nier sa préméditation… S’il réussit même à démontrer son innocence, il est condamné à une amende, pour qu’on ne dise pas qu’il a été arrêté injustement. Du reste, soumis aux plus horribles tortures, les inculpés: avouent tout ce que l’on veut.

Mais la cruauté même de ces persécutions inspira aux Marranes l’énergie nécessaire pour essayer de les faire cesser. Ils envoyèrent auprès du pape un nouveau délégué pour solliciter son intervention, et la lutte recommença entre le Saint-Siège et la cour du Portugal. L’infant Henrique, qui était grand inquisiteur, fit établir la liste des péchés dont les Marranes se rendaient incessamment coupables et la transmit à Rome (février 1542). A ce réquisitoire, les Marranes ripostèrent par un long mémoire (1544) où ils exposèrent, avec preuves à l’appui, toutes les iniquités et toutes les violences dont ils avaient été victimes depuis le règne de João II et de Manoël. Malheureusement, Paul III avait besoin, à ce moment, de l’aide des fanatiques. Pour combattre le protestantisme et rendre à la papauté son ancien prestige, il dut reconnaître le nouvel ordre des Jésuites (1540) et approuver la proposition faite par Pietro Caraffa d’introduire l’Inquisition à Rome (1542). Loyola et Caraffa étaient alors les maîtres de Rome, plus que le pape lui-même. En outre, toujours pour lutter contre la Réforme, le concile de Trente devait fixer les principes du catholicisme, et, dans ce concile, le pape ne pouvait atteindre son but qu’avec l’appui des exaltés. Or, ceux-ci étaient tous originaires de l’Espagne et du Portugal. Il ne lui était donc pas permis, dans ces conditions, de se brouiller avec la cour de Portugal.

Le délégué envoyé par le Portugal au concile de Trente, l’évêque Balthazar Limpo, était un fanatique. Dés son arrivée à Rome, il demanda instamment à Paul III de laisser enfin l’Inquisition librement fonctionner en Portugal contre les Marranes. Ils partent secrètement du Portugal, dit-il, sous un nom chrétien, avec leurs enfants, qu’ils ont fait baptiser eux-mêmes. Une fois en Italie, ils se disent Juifs, vivent selon les rites juifs et font circoncire leurs enfants. Cela se passe sous les yeux du pape et de la curie à Rome et à Bologne… Au lieu de s’opposer à l’introduction de l’Inquisition en Portugal, Sa Sainteté aurait dû l’appeler depuis longtemps à son aide dans ses propres États. Comme le pape venait de publier lui-même une bulle où il invitait tous les catholiques à courir sus aux protestants, il ne lui était pas facile de plaider devant Limpo la cause des Marranes accusés d’hérésie. Il accéda donc à sa demande, en exigeant pourtant qu’on les laissât émigrer librement, pourvu qu’ils ne se rendissent pas dans les pays des mécréants, eu Afrique ou en Turquie.

Une autre raison avait encore décidé le pape à se concilier les bonnes grâces du Portugal. Charles-Quint voulait profiter de sa victoire sur les protestants (avril 1547) pour dicter sa volonté au pape et imposer à l’Église un cérémonial qui pût agréer également à la Réforme. Ç’aurait été une humiliation pour la papauté d’accepter ainsi l’intervention impériale dans le domaine religieux. Mais, pour résister efficacement à l’empereur, Paul III avait besoin de l’appui de quelques États, notamment du Portugal. Il envoya donc dans ce dernier pays un commissaire spécial, muni de bulles et de brefs qui autorisaient l’Inquisition à agir contre les Marranes, mais en recommandant de procéder avec indulgence. Ainsi, toutes les accusations portées contre les Marranes dans le passé devaient être considérées comme nulles ; on ne pouvait les poursuivre que pour des hérésies commises à partir de la promulgation de ces bulles. Dans les dix premières années, les biens des condamnés ne seraient pas confisqués, mais appartiendraient à leurs héritiers.

Grâce à l’absolution générale accordée par Paul III aux nouveaux chrétiens, dix-huit cents Marranes purent sortir des prisons de l’Inquisition (juillet 1548). Tous les Marranes furent ensuite convoqués pour abjurer toute croyance juive; à partir de ce moment seulement, ils devaient être considérés comme de vrais chrétiens, pouvant être poursuivis pour hérésie. Toutefois, la persécution ne prit pas dans le Portugal le même développement qu’en Espagne Car, malgré leur abjuration solennelle ; on hésitait à regarder tes Marranes comme des chrétiens auxquels le droit canon permit d’imputer le crime d’hérésie. Après la mort de Paul III (novembre 1549), Jules III donna aussi l’absolution aux Marranes accusés de judaïser. Ceux même de ses successeurs qui étaient moins tolérants et moins disposés au pardon ne reconnurent pas un caractère légal au fonctionnement de l’Inquisition contre les nouveaux chrétiens, et, de nouveau, cinquante ans plus tard, un pape, Clément VIII, prononça l’amnistie de tous les condamnés marranes.

 

 

 



[1] Il y eut, en effet, une inondation à Rome le 8 octobre 1530, et un tremblement de terre à Lisbonne le 26 janvier 1532.