HISTOIRE DES JUIFS

TROISIÈME PÉRIODE — LA DISPERSION

Deuxième époque — La science et la poésie juive à leur apogée

Chapitre XV — Établissement des tribunaux d’inquisition en Espagne — (1481-1485).

 

 

Le mariage d’Isabelle et de Ferdinand avait réalisé un des vœux les plus chers des Espagnols, en réunissant sous un même sceptre les trois pays de Castille, d’Aragon et de Catalogne. Mais leur satisfaction n’était pas complète. Ils étaient troublés dans leur quiétude par la présence des Marranes, fils et petits-fils de Juifs qui, pour sauver leur vie, avaient dû se couvrir du masque du christianisme. Ces Marranes ou nouveaux chrétiens, arrivés aux plus hautes situations dans l’État et l’Église et devenus riches et puissants, avaient contre eux, d’une part, les vrais chrétiens, qui enviaient leur prospérité et leur influence, et, de l’autre, les dominicains, qui ne croyaient pas à la sincérité de leurs convictions et leur reprochaient de saper les fondements de l’Église. Des deux côtés on s’efforçait d’humilier, sinon d’exterminer ces Juifs déguisés. On avait bien essayé, déjà, de les perdre sous le règne du faible Henri IV, mais sans y réussir. Maintenant, avec une reine dévote et fanatique comme Isabelle, le succès paraissait plus assuré.

A Séville, quand le couple royal reçut les hommages de ses sujets, les adversaires des Marranes remarquèrent avec un profond dépit que, malgré les massacres de Tolède, de Cordoue et d’autres villes, les nouveaux chrétiens occupaient encore, en grand nombre, de très hautes charges, et que plusieurs d’entre eux étaient évêques. Il leur semblait que toute la cour fût d’origine juive. Les dominicains recommencèrent donc avec une nouvelle ardeur leurs excitations contre les hérétiques. L’un d’eux, Alfonso de Ojeda, prieur du couvent Saint-Paul de Séville, parla avec horreur à la reine de la perversité des nouveaux chrétiens et de leurs blasphèmes contre le christianisme. Isabelle ajouta foi à toutes ces accusations. On put même lui faire accroire que Dieu ne lui avait donné le pouvoir que pour lui permettre de guérir l’Espagne chrétienne de la lèpre juive. On racontait aussi qu’étant infante, elle avait fait vœu, sous la pression de Thomas de Torquemada, son confesseur, de consacrer sa vie, une fois montée sur le trône, à l’extermination des hérétiques. Le moment était donc favorable pour réaliser l’idée, qui hantait depuis quelque temps l’esprit du clergé, de créer un tribunal chargé de juger les chrétiens judaïsants et de faire exécuter les condamnés. Sur les instances de Ferdinand et d’Isabelle, le pape Sixte IV promulgua une bulle (1478) autorisant le couple royal à nommer comme inquisiteurs des ecclésiastiques, qui auraient le pouvoir de juger les hérétiques et les relaps ainsi que leurs protecteurs selon les us et coutumes de la vieille Inquisition, et, ce qui importait surtout au souverain, de confisquer les biens des coupables.

Au début, Isabelle essaya d’obtenir des conversions par la douceur. Sur son invitation, l’archevêque de Séville composa un catéchisme à l’usage des Marranes de son diocèse et destiné à leur enseigner les dogmes, usages et sacrements de l’Église. C’était, tout au moins, une naïveté de croire que l’exposition aride d’un catéchisme aurait raison de l’aversion des Juifs convertis pour le christianisme. Aussi de nombreux Marranes persistèrent-ils, selon l’expression ecclésiastique, dans leur aveuglement, c’est-à-dire dans leur fidélité aux croyances de leurs aïeux. Lorsqu’à cette première déception vint s’ajouter, chez la reine, la colère de voir attaquer les pratiques idolâtres du catholicisme et le caractère despotique du gouvernement dans un opuscule publié par un Juif ou un Marrane, elle se montra beaucoup plus disposée à laisser fonctionner un tribunal d’inquisition.

Avant tout, il fallait réfuter le pamphlet, qui avait produit beaucoup d’effet ; c’est ce que fit (en 1480), par ordre supérieur, Fernando de Talavera, confesseur de la reine. Ensuite, après que la commission nommée par Ferdinand et Isabelle pour rendre compte des dispositions religieuses des Marranes eut déclaré qu’ils s’obstinaient dans leurs erreurs, elle fut chargée de rédiger le règlement du nouveau tribunal. Si des démons s’étaient coalisés pour chercher à tourmenter les hommes et à faire de leur vie une longue suite de souffrances, ils n’auraient pas pu inventer un instrument de torture plus perfectionné que celui que les moines fabriquèrent contre les Marranes. Cet instrument, sous forme de statuts, fut agréé par le couple royal, et le tribunal d’inquisition était créé (1480). Il se composa de deux moines dominicains, Miguel Morillo et Juan de San Martino, et d’assesseurs laïques. Reconnu par le pape Sixte IV, il commença à fonctionner à Séville et aux environs, parce que cette région était directement gouvernée par le souverain, sans l’intermédiaire de cortès, et qu’elle renfermait depuis près d’un siècle un grand nombre de Marranes. Tous les fonctionnaires furent invités par une ordonnance royale à accorder leur entier concours aux inquisiteurs.

Devant l’imminence du danger, les plus influents des Marranes formèrent un complot pour empêcher le fonctionnement de l’Inquisition. On compta parmi les conspirateurs un homme excessivement riche, nommé Diego de Souson, un savant, Juan Fernando Aboulafia, et plusieurs personnes qui étaient à la tête de la police de Séville. Ce complot fut dénoncé par une fille de Souson, qui entretenait secrètement des relations amoureuses avec un chevalier chrétien. A la suite de cette trahison, plusieurs conjurés furent jetés en prison. D’autres arrestations suivirent, et il eut bientôt tant de Marranes arrêtés que les cachots du couvent Saint-Paul en étaient complètement remplis.

Quand l’Inquisition eut été organisée à Séville, bien des nouveaux chrétiens de cette cille se réfugièrent sur le territoire de Medina-Sidonia et de Cadix pour échapper à la persécution, mais là non plus ils ne se trouvèrent pas en sécurité. Car, dès qu’il fut constitué (2 janvier 1481), le tribunal d’inquisition prescrivit, par un édit, à tous les fonctionnaires de livrer les Marranes fugitifs et de mettre leurs biens sous séquestre, menaçant ceux qui ne se conformeraient pas à ses ordres, non seulement de l’ex-communication, mais du châtiment même réservé aux hérétiques. Les arrestations furent si nombreuses que le tribunal dut choisir un autre local, plus vaste, pour y juger tous les inculpés. Il alla siéger dans un château du faubourg de Séville appelé la Tablada. Plus tard, on inscrivit au portail de cet édifice des versets de la Bible dont le choix seul suffit pour montrer la cruauté des juges : Lève-toi, Éternel, rends ton jugement !Saisissez pour nous des renards. Tous les fugitifs qu’on arrêtait étaient considérés, sans autre examen, comme des hérétiques.

La chasse aux Marranes fut fructueuse, et le tribunal put ouvrir sa première séance; le gibier ne manquait pas. Six ,Marranes, qui proclamèrent devant leurs juges leur fidélité au judaïsme ou firent des aveux sous l’action de la torture, furent condamnés à mort et brûlés. A cette première exécution, le prieur Alfonso de Ojeda prononça un sermon plein d’onction. Puis vint le tour des conjurés, et, à leur tête, le riche Souson. Il y eut ensuite, chaque jour, tant de victimes que la ville de Séville fut obligée de mettre à la disposition du tribunal une de ses places pour y entretenir un bûcher en permanence. Cette place reçut le nom de Quemadero (fournaise). Ornée de quatre monstrueuses statues de prophètes, elle s’est conservée jusqu’à nos jours, à la honte de l’Espagne et de la chrétienté. Que d’innocentes victimes y furent livrées aux flammes pendant trois siècles !

Avec des paroles mielleuses, qui, sous leur apparente douceur, cachaient la plus méchante hypocrisie, Miguel Morillo et ses collègues engagèrent les Marranes coupables d’avoir judaïsé à se présenter spontanément devant le tribunal, dans un délai donné, et à faire sincèrement pénitence de leur faute ; ils auraient alors l’absolution et conserveraient leurs biens. C’était là l’édit de grâce. Mais à ceux qui laisseraient passer ce délai sans se dénoncer eux-mêmes, ou qui seraient dénoncés par d’autres comme relaps, on appliquerait dans toute sa rigueur le châtiment réservé aux hérétiques par le droit canon. Bien des Marranes, naïvement confiants dans les promesses des inquisiteurs, allèrent tout contrits leur avouer qu’ils étaient restés secrètement attachés à leur ancienne religion. Mais avant de leur accorder leur pardon, le tribunal exigea que chacun d’eux signalât par leur nom, leur état, leur demeure et d’autres renseignements, les relaps dont il avait connaissance, et qu’il fit ses déclarations sous la foi du serment. C’était les contraindre, au nom de la religion, à se faire délateurs et traîtres ; l’ami devait dénoncer son ami, le frère son frère, le fils son père. Avec de tels procédés, le tribunal était sûr de pouvoir toujours dresser des listes d’hérétiques et alimenter les bûchers.

Après les Marranes, tous les chrétiens espagnols, sans exception, furent invités par les inquisiteurs, sous peine d’excommunication, â leur désigner les hérétiques judaïsants qu’ils connaîtraient. Le tribunal faisait ainsi appel aux plus mauvaises passions pour trouver des collaborateurs zélés. La méchanceté, la haine, les vengeances particulières pouvaient facilement se satisfaire grâce à ce système de délations ; les gens cupides dénonçaient pour acquérir des richesses, et les dévots fanatiques pour acquérir leur salut. Pour faciliter ces dénonciations, l’Inquisition énuméra les faits qui constituaient le crime d’hérésie ou d’apostasie. Un Juif converti devenait relaps s’il se permettait de célébrer le sabbat ou un autre jour de fête juive, de circoncire ses enfants, d’observer les lois alimentaires, de couvrir sa table d’un tapis le sabbat, de mettre en ce jour une chemise blanche ou des vêtements plus beaux que d’habitude, ou de s’y abstenir d’allumer du feu. Il était également taxé d’apostasie si on le voyait sortir déchaussé ou demander pardon à un ami le jour de l’Expiation, ou bénir ses enfants en leur imposant les mains sur la tête sans faire le signe de la croix, ou prononcer une formule de bénédiction (Baraha, Berakha) sur une coupe de vin et en faire boire aux convives. On devenait surtout suspect en s’abstenant de suivre les usages chrétiens, comme de terminer un psaume sans ajouter : Gloire au Père, au Fils, etc., ou de manger de la viande pendant le carême. Les pratiques les plus innocentes, du moment qu’elles étaient également prescrites par le culte juif, pouvaient être déclarées criminelles. Quelqu’un envoyait-il à un Juif ou recevait-il de lui des cadeaux pendant la fête des Cabanes, ou un mourant se tournait-il du coté du mur au moment d’expirer, ils étaient accusés de judaïser. On voit donc que pour des personnes peu scrupuleuses, il n’était pas difficile d’inculper des Marranes, et le tribunal trouvait toujours quelque prétexte pour condamner pour hérésie les nouveaux chrétiens les plus fermement attachés au christianisme, s’il voulait détruire leur influence ou s’emparer de leurs richesses. Aussi les prisons de l’Inquisition se remplirent-elles rapidement,. car dés les premiers jours il y eut quinze mille arrestations.

Au premier acte de foi ou autodafé, les prêtres miséricordieux du Christ inaugurèrent le bûcher par une procession solennelle, qu’ils eurent l’occasion de renouveler des milliers de fois pendant trois siècles. Voici comment on procédait : revêtus d’une robe de bure (san benito), sur laquelle était peinte une croix rouge, les condamnés s’avançaient vers le lieu d’exécution, accompagnés d’ecclésiastiques couverts de leurs somptueux ornements, de nobles habillés de noir et portant des bannières, et au milieu des chants d’une foule considérable. Quand ils étaient arrivés près du bûcher, les inquisiteurs leur donnaient lecture de l’arrêt. Joignant l’hypocrisie à la cruauté, le tribunal, pour l’exécution de la sentence, remettait le coupable au juge royal, sous prétexte que l’Église ne veut pas la mort du pécheur.

Sur le lieu du supplice, les hérétiques étaient immédiatement livrés aux flammes, ou, s’ils montraient quelque repentir, étranglés au préalable. Le 26 mars, dix-sept victimes furent brûlées sur le Quemadero. Depuis ce jour jusqu’en novembre, on fit monter sur le bûcher, dans le seul district de Séville, près de trois cents personnes. Les morts mêmes n’étaient pas à l’abri de la fureur du Saint-Office. Si des Marranes décédés étaient convaincus d’avoir judaïsé, leurs ossements étaient déterrés et brûles, et leurs biens enlevés à leurs héritiers et confisqués. C’était le roi qui s’en emparait.

Après avoir été seulement dirigée contre les Marranes, la persécution ne tarda pas à atteindre également les Juifs. On prétendait que c’étaient les Juifs qui, par leur influence, empêchaient les nouveaux chrétiens de professer sincèrement le catholicisme. Aussi le général de l’ordre des Hiéronymites, Alfonso de Oropesa, qui était pourtant loin d’approuver la cruauté des inquisiteurs, affirmait-il par la parole et la plume que les Juifs encourageaient les Marranes à s’obstiner dans leurs hérésies et essayaient même d’attirer d’anciens chrétiens au judaïsme. De différents côtés on exprima alors l’avis d’isoler complètement les Marranes des Juifs. Se conformant à ce désir, le couple royal ordonna que dans l’Andalousie, et particulièrement dans les diocèses de Séville et de Cordoue, où les nouveaux chrétiens se trouvaient en grand nombre, les Juifs fussent expulsés.

A la suite de cet ordre, plusieurs milliers de Juifs, dont les aïeux habitaient peut-être déjà cette région avant l’arrivée des Visigoths et leur conversion au christianisme, en furent implacablement chassés (1482). Plus de quatre mille maisons ayant appartenu à des Juifs restèrent en partie inhabitées. [lors de l’Andalousie même, dans les villes où ils pouvaient s’établir, on leur appliquait avec la dernière rigueur les lois qui leur interdisaient tout commerce avec les chrétiens et les obligeaient à porter des signes distinctifs. Exception n’était faite que pour les médecins juifs, que la population espagnole continuait d’appeler auprès des malades en dépit de toutes les prohibitions. Le temps n’était plus où des Juifs influents pouvaient faire intervenir la cour en faveur de leurs coreligionnaires et adoucir l’effet des lois restrictives.

Pourtant, à cette époque, il y avait à la cour un Juif, Don Abraham Senior, très considéré pour son esprit prudent et fertile en ressources et pour ses richesses, à qui la reine Isabelle, en reconnaissance de ses services, avait accordé une pension viagère. Don Abraham avait, en effet, aidé les souverains catholiques à chasser l’islamisme des territoires qu’il possédait encore dans l’Espagne méridionale en leur procurant les ressources nécessaires à l’entretien de l’armée. Pour récompenser son habileté et son dévouement, et sans tenir compte des défenses du droit canon et de leurs propres ordonnances, Ferdinand et Isabelle le chargèrent d’administrer les finances de l’État et le nommèrent, comme successeur de Jacob Nunès, grand-rabbin des communautés espagnoles. En mainte circonstance, Don Abraham avait montré avec quelle ardeur il s’intéressait au sort de ses coreligionnaires. Mais il ne réussit pas à triompher des sentiments d’intolérance qui animaient la cour, sous l’inspiration de Ferdinand et d’Isabelle.

Les Marranes réfugiés à Rome se plaignirent alors auprès de Sixte IV des procédés arbitraires et horriblement cruels du tribunal d’inquisition. Le pape exprima son mécontentement au couple royal et blâma en termes très sévères la conduite des inquisiteurs. Après avoir déclaré qu’il avait agi sans réflexion en autorisant l’institution d’un tribunal d’inquisition, il ajouta qu’on lui avait rapporté que ce tribunal ne se conformait pas aux règles judiciaires, faisait incarcérer des innocents, appliquait la torture avec une impitoyable férocité, condamnait de bons chrétiens comme hérétiques et s’emparait des biens de leurs héritiers. Par condescendance pour les souverains, faisait-il remarquer, il ne révoquait pas encore les inquisiteurs Morillo et San Martino, mais il était bien résolu, dans le cas où de nouvelles plaintes lui seraient adressées, à les priver de leurs fonctions et à confier le pouvoir inquisitorial aux évêques, comme l’exigeait, du reste, la justice. Sixte IV repoussa également la requête de Ferdinand, qui lui demandait d’autoriser la création de tribunaux d’inquisition dans les autres districts de l’Espagne.

Mais comme le roi connaissait les besoins d’argent du pape, il sut en profiter pour obtenir de lui la permission d’introduire l’Inquisition dans les provinces aragonaises et de nommer comme juge suprême le dominicain Thomas de Torquemada, à qui son fanatisme impitoyable a valu une triste célébrité. Sixte IV, qui était alors particulièrement intéressé à entretenir des relations amicales avec la cour d’Espagne, accorda encore au souverain une autre concession importante. Il arrivait souvent que des Marranes, condamnés comme hérétiques en Espagne, réussissaient à se réfugier à Rome, où la cour pontificale leur accordait l’absolution contre une somme d’argent, en se contentant de leur imposer secrètement une légère pénitence. De cette façon, Ferdinand et Isabelle voyaient échouer les efforts qu’ils faisaient pour exterminer les Marranes, purifier la foi chrétienne et s’approprier la fortune des coupables. Ils demandèrent donc au pape de nommer en Espagne même un juge d’appel pour les procès d’hérésie, afin que les arrêts prononcés par les tribunaux d’inquisition ne pussent plus être mis en discussion en dehors du pays et battus en brèche par toute sorte d’influences. Sixte IV obtempéra à leur désir.

Depuis trois ans que l’Inquisition fonctionnait, plusieurs milliers de Marranes avaient disparu de l’Espagne, brûlés sur les bûchers, oubliés dans les prisons ou échappés du pays. Mais la persécution ne prit un caractère de sauvage férocité qu’à partir du moment où l’Inquisition eut à sa tête un prêtre dont le cœur était fermé à toute compassion et dont chaque parole était un ordre de mort. Il se rencontre parfois des hommes qui vont jusqu’aux conséquences extrêmes d’un principe, bon ou mauvais, et deviennent en quelque sorte la personnification même de ce principe. Torquemada, lui, personnifie l’Inquisition avec son infernale méchanceté, sa sévérité inexorable et sa cruauté sanguinaire. Jusqu’alors, l’action de l’Inquisition avait été limitée à l’Espagne méridionale, aux districts de Séville et de Cadix, à l’Andalousie proprement chrétienne, mais elle n’avait pas pu s’étendre dans les autres provinces de l’Espagne à cause de l’opposition des cortès. Par suite de la cupidité de Ferdinand, qui recevait en partage le patrimoine des victimes, et de la piété fanatique d’Isabelle, cette situation changea. Les souverains nommèrent un inquisiteur général chargé d’instituer des tribunaux partout où il le jugerait nécessaire, de les diriger et de les surveiller, de façon qu’aucun Marrane suspect ne pût se soustraira à son sort et que la population terrorisée renonçât à toute résistance. Ce poste échut à Torquemada. Immédiatement après sa nomination, Torquemada établit trois nouveaux tribunaux dans les villes de Cordoue, Jaén et Villareal, et un autre, un peu plus tard, à Tolède. Dans tous les tribunaux il plaça des dominicains zélés et fanatiques, complètement soumis à sa volonté, et prêts à accomplir, sur son ordre, les plus horribles forfaits avec une parfaite sérénité. C’est surtout sus les bâtiments de l’Inquisition, élevés par Torquemada dans presque toutes les grandes villes de l’Espagne, qu’on aurait pu graver cette inscription placée par Dante à l’entrée de son Enfer : Vous qui pénétrez ici, laissez dehors toute espérance. L’Espagne tout entière se remplit d’une affreuse odeur de prisonniers pourrissant au fond des cachots, de cadavres déterrés et de corps carbonisés ; d’un bout du pays à l’autre retentirent les cris d’angoisse des martyrs. Bien des chrétiens, émus d’une profonde pitié,:L auraient voulu faire cesser ces atrocités, mais les souverains couvraient les bourreaux de leur protection.

Pour affermir le pouvoir de l’Inquisition dans le royaume d’Aragon et avoir le droit de s’approprier, là aussi, les biens des victimes, Ferdinand ne craignit pas d’abolir les privilèges garantis au pays par lettres patentes depuis un temps immémorial, et en vertu desquels il était défendu de confisquer la fortune d’un Aragonais pour quelque crime que ce fût. Torquemada plaça alors le diocèse de Saragosse sous la surveillance de deux inquisiteurs, aussi fanatiques que lui, le chanoine Pedro Arbues de Epila et le moine dominicain Gaspard Jouglar. Il rédigea également une sorte de code pour servir de règle aux juges dans les procès d’hérésie et leur permettre de serrer assez le filet tendu à travers toute l’Espagne pour que nul suspect ne pût en échapper.

Un délai de grâce d’un mois était accordé à ceux qui se dénonceraient spontanément comme judaïsants, mais ils devaient mettre leurs aveux par écrit, répondre en toute franchise aux questions qui leur seraient adressées et désigner les noms de leurs complices et même de ceux qui leur paraîtraient simplement suspects. Les coupables qui ne se feraient connaître qu’après le délai de grâce perdraient leurs biens. On leur donnerait l’absolution, mais ils resteraient flétris, ne pourraient jamais occuper un emploi public, ni eux ni leurs descendants, ni porter des vêtements de quelque prix.

Dans sa fureur de persécution, l’Inquisition s’attaquait même à des dignitaires ecclésiastiques. Ainsi, elle cita devant son tribunal un chanoine, Pedro Fernandez de Alcandete, né et élevé dans la religion catholique, qui remplissait les fonctions de trésorier à la cathédrale de Cordoue. Le crime commis par ce chanoine méritait un châtiment exemplaire. D’après l’accusation, il aurait, en effet, porté en secret un nom juif, observé les fêtes juives et mangé du pain azyme pendant Pâque. On lui reprochait aussi d’avoir encouragé des Marranes à rester fidèles au judaïsme. Vraies ou non, ces accusations valurent au chanoine d’être condamné à mort par le tribunal de Cordoue. Il fut brûlé.

Au mois de mai 1485 s’ouvrit le tribunal d’inquisition de Tolède. A la séance d’inauguration, un licencié exalta, dans un sermon, la pieuse entreprise de l’Inquisition, puis on lut la bulle de Sixte IV donnant aux inquisiteurs droit de vie et de mort sur les Espagnols, et on annonça que l’Église punirait de l’excommunication majeure tous ceux qui, en parole ou en acte, manqueraient de respect à l’Inquisition. Ensuite, tous les fonctionnaires royaux promirent par serment sur concours absolu aux pieux tribunaux, puis, pour clore la cérémonie, on adressa un appel à tous les Marranes pour les engager à venir divulguer eux-mêmes leur retour au judaïsme et à faire pénitence de leur péché. On leur accorda un délai de quarante jours pour se dénoncer. Quinze jours se passèrent sans qu’un seul Marrane se présentât.

Tout à coup, le bruit se répandit que les Marranes avaient formé un complot pour tomber sur les inquisiteurs, pendant une procession, et les tuer avec leur suite, composée de nobles et de chevaliers. On ajouta même plus tard que les conjurés étaient résolus à exterminer toute la population chrétienne de Tolède. Il y a là une exagération évidente. Cette conspiration n’était dirigée par aucune personnalité de marque, tous les Marranes influents de Tolède ayant été tués ou réduits à s’enfuir vingt ans auparavant; elle ne pouvait donc pas être bien dangereuse. Un des chefs du complot était un jeune savant, de la Torre, et ses complices étaient des ouvriers. Quand le gouverneur de la ville, Gomez Manrique, en eut connaissance, il fit arrêter et pendre quatre ou cinq des plus coupables. Bien des conjurés parvinrent probablement à s’enfuir. Si le gouverneur avait agi avec rigueur envers tous les Marranes suspects, il eût certainement dépeuplé la ville ; il se contenta de leur imposer une taxe pour contribuer aux frais de la campagne entreprise contre le royaume maure de Grenade.

Leur complot découvert, les Marranes de Tolède furent contraints de se soumettre, c’est-à-dire de se reconnaître coupables d’avoir plus ou moins judaïsé, et de demander l’absolution. Pour se rendre compte si leurs aveux et leur repentir étaient sincères, les inquisiteurs exigèrent de chacun d’eux, sous peine d’excommunication, qu’il désignât dans un délai donné les Marranes judaïsants qu’il connaîtrait. Ils convoquèrent également les rabbins du district de Tolède et leur tirent jurer devant la Tura que, dans les synagogues. ils engageraient tous les Juifs, sous menace d’anathème, à dénoncer les nouveaux chrétiens pratiquant les rites juifs. Les Marranes qui ne se dénonçaient pas eux-mêmes dans le délai prescrit ou donnaient de fausses indications étaient jetés dans des cachots, où ils restaient jusqu’à ce que le tribunal les appelât à comparaître devant lui.

Les premières victimes de l’Inquisition, à Tolède, furent trois hommes et trois femmes qu’un malheureux hasard avait fait tomber en son pouvoir. Craignant d’être arrêtés par le tribunal et condamnés à être livrés aux flammes, Sancho de Ciudad, sa femme Marie Diaz, son fils et sa bru, ainsi que Gonzalez de Téba et sa femme, tous Marranes de Villareal qui avaient pratiqué secrètement le judaïsme, s’étaient enfuis à Valence et s’y étaient embarqués pour émigrer. Poussés par une tempête dans un port espagnol, ils furent pris, conduits à Tolède et brûlés.

Cette exécution fut suivie, à Tolède, de beaucoup d’autres. Parmi les nouveaux chrétiens enfermés dans des cachots, à la suite de dénonciations, et soumis à la torture, la plupart se sentaient tellement las de vivre qu’ils déposaient contre eux-mêmes, contre leurs amis et même leurs voisins. Un procès en amenait donc un autre, qui, à son tour, en engendrait de nouveaux, et ainsi les arrestations se multipliaient et les victimes montaient de plus en plus nombreuses sur les bûchers.

Pourtant, dans les royaumes d’Aragon et de Valence, l’Inquisition rencontra au début une sérieuse résistance. Dans l’Aragon surtout, la population, qui tenait à ses privilèges, ne pouvait admettre que les inquisiteurs fussent les maîtres absolus de toutes les vies et de toutes les fortunes. Naturellement, les Marranes haut placés usaient de leur influence pour entretenir le mécontentement des Aragonais. Aussi, quand l’Inquisition fut introduite dans le pays (1485), des émeutes se produisirent ; on les étouffa dans le sang.

Nullement découragés par ce premier échec, les Marranes, appuyés par de hauts fonctionnaires chrétiens, essayèrent d’un autre moyen pour paralyser l’action de l’Inquisition. Dès que celle-ci eut fait exécuter ses premières victimes à Saragosse, ils poussèrent les cortès à protester énergiquement auprès du pape et du roi contre l’institution des tribunaux d’inquisition. A Rome, le succès était presque sûr, car, en y mettant le prix, on pouvait obtenir l’intervention favorable de la cour pontificale. Mais il paraissait plus difficile de convaincre le roi Ferdinand. Et de fait, celui-ci refusa énergiquement de supprimer ces tribunaux. On se décida alors à ourdir une conspiration pour faire disparaître Arbues, grand inquisiteur dans le royaume d’Aragon et digne collègue de Torquemada. Par le meurtre d’Arbues on espérait effrayer l’Inquisition.

A la tête du complot se trouvaient Juan Pedro Sanchez, très considéré, avec ses frères, à la cour royale, un jurisconsulte du nom de Jaime de Montesa, et deux Marranes, Sancho de Paternoy et Louis de Saint-Angel. D’autres hommes influents s’associèrent aux efforts des conjurés, même des fonctionnaires qui avaient prêté serment d’accorder leur concours à l’Inquisition, notamment Francisco de Santa-Fé, fils de l’apostat Lorqui. Un noble, Blasco de Alagan, recueillit les fonds nécessaires à l’entreprise, et Juan de Abadia fut chargé de trouver des hommes disposés à tuer Arbues. Les conspirateurs étaient également soutenus par des personnes notables, d’origine juive, des villes de Saragosse, Tarragone, Calatayud, Huesca et Barbastro.

Un jour qu’avant l’aube (15 sept. 1485) Arbues, une lanterne à la main, se rendait à l’église pour entendre la messe du matin, les conjurés se glissèrent derrière lui et, quand il fut agenouillé, le blessèrent grièvement. On le porta hors de l’église, couvert de sang, et deux jours après il mourut. La nouvelle de cet attentat produisit une profonde émotion à Saragosse. Au feu les chrétiens judaïsants qui ont assassiné le grand inquisiteur, criait-on de toutes parts. Tous les Marranes auraient été massacrés sans l’intervention de l’archevêque Alfonso de Aragon, qui parcourut la ville à cheval et conseilla le calme à la population, en lui promettant que les coupables seraient sévèrement châtiés.

Cette conspiration manquée eut pour effet de consolider l’Inquisition en Aragon. Pour Ferdinand et Isabelle, le grand inquisiteur Arbues devint presque un dieu, et plus que jamais ils laissèrent persécuter hérétiques et Marranes. Les dominicains aussi surent exploiter au profit de leur pouvoir le meurtre d’Arbues, qui était venu à propos pour entourer le tribunal d’inquisition de l’auréole du martyre. Tous leurs efforts tendaient maintenant à faire de Pedro Arbues un saint.

Le meurtre d’Arbues fut cruellement vengé. Grâce aux aveux publics faits par un des conspirateurs, Vidal de Uranso, les inquisiteurs connurent les noms de tous ceux qui avaient pris part au complot, et ils les persécutèrent avec un double acharnement, comme hérétiques et comme ennemis du Saint-Office. Une fois arrêtés, les principaux coupables furent traînés à travers les rues de Saragosse, eurent les mains coupées et furent pendus. Plus de trois cents Marranes furent condamnés à être brûlés, et, parmi eux, près de trente hommes et femmes des meilleures familles de la ville. Francisco de Santa-Fé, fils du renégat Jérôme de Santa-Fé, mourut également sur le bûcher.

Le fait suivant montre avec quelle cruauté inexorable et raffinée l’Inquisition poursuivait son oeuvre de vengeance. Gaspar de Santa-Cruz, un des conjurés, avait réussi à s’enfuir à Toulouse et y était mort. Après l’avoir brûlé en effigie, les inquisiteurs emprisonnèrent son fils, à qui ils reprochaient d’avoir aidé son père à s’échapper, puis le condamnèrent à se rendre à Toulouse et à faire déterrer et brûler le cadavre de son père par les dominicains de cette ville. Le fils fut assez faible pour exécuter en tout point leurs ordres.

Dans l’Espagne septentrionale aussi, à Lérida, à Barcelone et dans d’autres localités, la population s’opposa vivement à l’introduction de l’Inquisition. Mais la volonté obstinée du roi Ferdinand et le fanatisme implacable de Torquemada eurent raison de toutes les résistances. Dans l’année qui suivit la mort d’Arbues, les inquisiteurs firent leurs débuts à Barcelone et dans l’île de Majorque en livrant deux cents Marranes aux flammes. La fumée des bûchers, dit un contemporain juif (Isaac Arama), monte vers le ciel dans toutes les régions de l’Espagne et jusque dans ses îles. Un tiers des Marranes a été brûlé, un autre tiers est en fuite, errant partout et cherchant à se cacher, et le reste vit dans des transes continuelles, tremblant sans cesse d’être arrêté par l’Inquisition. Sous l’impulsion puissante des onze tribunaux qui fonctionnaient en Espagne, le nombre des victimes s’accroissait d’année en année, et bientôt ce beau pays ne fut plus qu’un immense brasier, dont les flammes ne tardèrent pas à consumer même de bons et sincères chrétiens. Pendant les treize années où Torquemada régna en maître absolu, plus de deux mille Marranes montèrent sur le bûcher. On estime à dix-sept mille le nombre de ceux qui furent bannis après avoir fait acte de contrition.