HISTOIRE DES JUIFS

TROISIÈME PÉRIODE — LA DISPERSION

Deuxième époque — La science et la poésie juive à leur apogée

Chapitre XIV — Recrudescence de violences à l’égard des Juifs et des Marranes — (1455-1485).

 

 

L’Espagne devenait de moins en moins habitable pour les Juifs, en dépit des services considérables qu’ils avaient rendus à ce pays. De tous côtés s’élevaient contre eux d’implacables ennemis. Leur situation paraissait pourtant satisfaisante sous le règne de Don Henri IV (1457-1474), roi de Castille, et de Don Juan II (1450-1479), roi d’Aragon ; mais c’était là le calme trompeur qui précède la tempête. Henri IV, peut-être encore plus indolent que son père, était bon et généreux jusqu’à la prodigalité, pas très soumis à l’Église et peu préoccupé de savoir si les lois canoniques concernant les Juifs leur étaient réellement appliquées. A l’exemple de son père, il abandonna la direction des affaires à un favori, Juan de Pacheco, qui, tout en descendant de la famille juive Ruy Capon, ne craignait pas de faire maltraiter les Juifs s’il y trouvait quelque avantage. Il était heureusement tenu d’entretenir de bonnes relations avec le riche Don Joseph Benveniste et ses fils Don Vidal et Don Abraham, qui, à l’exemple de leur aïeul, nommé autrefois grand-rabbin par Juan II, se préoccupaient avec un zèle louable des intérêts matériels et moraux de leurs frères. Un autre descendant de Juifs, Diego Arias Davila, ministre de la maison royale, qui n’était pas plus scrupuleux que Juan de Pacheco, se permettait même de nommer des Juifs comme sous-fermiers des impôts. Dans les dernières années de sou règne, Don Henri IV éleva à la dignité de grand-rabbin Jacob ibn Nunès, qui était sans doute son médecin ou son favori.

Le roi d’Aragon pouvait encore bien moins se brouiller avec les Juifs riches de son pays, car, étant plus pauvre que sa noblesse, il avait besoin de leur concours. Du reste, il avait un faible pour l’astrologie, et avait appelé auprès de lui quelques astrologues juifs, entre autres le prédicateur Abraham Bibago. Il se faisait également soigner par des médecins juifs, et l’un d’eux, Don Abiatar ibn Crescas Haccohen, le guérit d’une double cataracte. Ce qui prouve avec éclat qu’il se montra bienveillant pour les Juifs de son royaume, c’est qu’à sa mort, plusieurs communautés, en habits de deuil, se réunirent, sous la présidence du médecin Ibn Crescas, pour célébrer un service funèbre en son honneur. Hommes et femmes, cierge en main, chantèrent des psaumes hébreux et des élégies espagnoles.

Encouragée par l’exemple des souverains, la haute noblesse non plus ne tenait nul compte des dispositions canoniques relatives aux Juifs. Elle continuait à employer des médecins juifs, qui avaient ainsi leurs entrées chez les grands et gagnaient leur confiance par leur habileté professionnelle. Comme il existait à cette époque peu de médecins chrétiens, les dignitaires de l’Église eux-mêmes recouraient à des Juifs, en cas de maladie, en dépit des bulles des papes Eugène, Nicolas et Calixte. Ils aimaient trop leur corps pour ne pas enfreindre une défense pontificale quand il s’agissait de leur santé.

Mais les ennemis des Juifs espagnols ne restaient pas inactifs, surtout dans les grandes villes. Pour atteindre leur but, ils eurent recours à un moyen qu’ils avaient vu réussir dans d’autres pays, ils accusèrent les juifs de meurtres rituels. C’est ainsi qu’ils répandirent le bruit qu’aux environs de Salamanque un Juif avait arraché le cœur à un enfant chrétien, et que, dans une autre localité, un Juif avait coupé des morceaux de chair sur le corps d’un enfant. Sous la pression de l’opinion publique, les juges firent emprisonner les inculpés. A la suite d’une enquête sérieuse, ordonnée par le roi, qui connaissait la source et le mobile de ces accusations, le tribunal proclama l’innocence des Juifs. Mais leurs ennemis n’en persistèrent pas moins dans leur dire, accusant les juges de corruption, le roi de partialité, et dénonçant l’intervention des nouveaux chrétiens en faveur de leurs anciens coreligionnaires.

Parmi ces ennemis, se distinguait, par sa violence et son acharnement, un moine franciscain, Alfonso de Espina, prédicateur à Salamanque, qui avait acquis une certaine notoriété en accompagnant comme confesseur le tout-puissant ministre Alvaro de Luna jusqu’au lieu d’exécution. Ce moine attaquait avec virulence les Juifs et leurs protecteurs par la parole et la plume. D’abord, il tonna contre eux du haut de la chaire. Quand il vit que ses prédications n’étaient pas suffisamment efficaces, il écrivit en latin, vers 1459, un libelle haineux contre les hérétiques, les Juifs et les musulmans, sous le titre de Fortalitium fidei, Forteresse de la foi. C’est un ramassis de toutes les absurdités, de toutes les calomnies, de toutes les fables inventées par les ennemis des Juifs. Dans ce réquisitoire, il demande l’extermination pure et simple des hérétiques et des musulmans. Il se montre plus clément à l’égard des Juifs, exigeant seulement, à l’exemple de Duns Scot et de Capistrano, qu’on leur enlève les jeunes enfants pour les élever chrétiennement. Roi, noblesse, clergé, il reproche à tous, avec la plus amère véhémence, leur bienveillance pour les Juifs, et, pour produire une plus profonde impression sur la foule, il affirme que, grâce à la protection du souverain, les Juifs peuvent impunément égorger des enfants chrétiens et profaner des hosties. Un apostat, Pedro de la Caballiera, de l’illustre famille juive Benveniste de la Caballiera, publia également un libelle de ce genre, sous le titre de Colère du Christ contre les Juifs. Ces excitations ne tardèrent pas à produire leur effet. Quand un moine, la croix en main, engagea les habitants de Medina del Campo, près de Valladolid, à égorger la population juive, il fut immédiatement obéi. La foule se rua sur les Juifs, en brûla quelques-uns avec les rouleaux de la Loi, et pilla leurs biens (1461).

Ce fut surtout aux Marranes que s’attaquèrent à cette époque les fanatiques, parce que les nouveaux chrétiens étaient arrivés aux plus hautes situations politiques et ecclésiastiques, jouant un rôle prépondérant dans les cortès et le conseil d’État et occupant des sièges épiscopaux. Alfonso de Espina les accusait d’être restés juifs en secret et de profaner la sainteté de l’Église par leur conduite. C’était là une exagération très grande, et probablement préméditée, que de déclarer que tous les Marranes étaient restés attachés aux croyances de leurs ancêtres et pratiquaient en cachette tes rites juifs. Car précisément ceux des Marranes qui s’efforçaient d’arriver au premier rang éprouvaient, sinon de la haine, du moins une indifférence absolue pour le judaïsme, tandis que ceux qui, au fond du cœur, étaient encore fidèles au culte de leurs pères, vivaient dans une modeste réserve. Mais il importait aux ennemis des Marranes de les impliquer tous dans la même accusation, pour agir avec plus de force sur l’opinion publique et aussi sur le faible roi Henri IV.

On sait que, pour avoir en main une arme contre les Marranes, ses adversaires, Alvaro de Luna avait sollicité du pape une bulle autorisant l’établissement d’un tribunal d’inquisition en Espagne et punissant de mort les nouveaux chrétiens convaincus de pratiquer le judaïsme. Cette bulle, les moines de Salamanque la possédaient, mais elle n’avait pas encore été mise en vigueur. Il s’agissait maintenant d’obtenir du roi la permission de créer ce tribunal. Dans ce but, un prédicateur fanatique vint lancer du haut de la chaire les plus véhémentes imprécations contre les Marranes, reprochant à beaucoup d’entre eux d’avoir même fait circoncire leurs enfants. Pour calmer l’effervescence populaire produite à Madrid par ces prédications contre les Marranes, le roi se vit obligé de faire, remplacer ce moine par un orateur plus modéré. A Tolède, le mécontentement public contre les nouveaux chrétiens se fit jour par des scènes sanglantes. A la faveur de troubles populaires, la foule tua plus de cent trente Marranes ; ceux qui voulurent se défendre furent pendus. Six cents maisons de Marranes furent brûlées.

Mais des maux plus grands encore atteignirent les Juifs et les Marranes après le mariage de l’infante Isabelle, surnommée plus tard la Catholique, avec l’infant Don Ferdinand d’Aragon. Les Juifs et les Marranes ne furent pas tout à fait étrangers à la conclusion de cette union, qui eut des conséquences si malheureuses pour eux et pour l’Espagne. La vraie héritière du trône était l’infante Jeanne, fille du roi Henri IV. Mais, comme son vrai père était un certain Beltran, favori de la reine, le roi, qui avait d’abord reconnu Jeanne comme sa fille, se décida, sur les instances de son entourage, à la désavouer et à désigner sa sœur Isabelle pour lui succéder. Celle-ci, tout en ayant promis de ne se marier qu’avec le consentement de son frère, épousa quand même l’infant Ferdinand, pour qui Henri IV avait toujours ressenti une profonde antipathie. Elle avait été aidée dans l’accomplissement de son projet par un Juif habile et riche, Don Abraham Senior.

Abraham Senior était intervenu dans cette affaire, parce qu’il pensait que le mariage de Ferdinand avec Labelle aurait d’heureuses conséquences pour les Juifs. On racontait, en effet, que la bisaïeule de l’infant Ferdinand était une Juive, Paloma, femme d’une grande beauté, que son bisaïeul Frédéric Henriquez, amiral de Castille, avait séduite et dont il avait eu un fils, qu’il avait reconnu, élevé et fait nommer plus tard à la dignité d’amiral. Ce fils lui-même, enfant d’une Juive, eut une fille, Jeanne Henriquez, qui devint la seconde femme du roi Juan Il d’Aragon, et mit au monde l’infant Ferdinand. Comme ce prince avait du sang juif dans les veines, Abraham Senior espérait naturellement qu’il se montrerait bienveillant pour les Juifs. Un Marrane, Don Pedro de la Caballeria le jeune, qui s’appelait autrefois Salomon, aida également à aplanir les difficultés que rencontrait l’union de Ferdinand avec Isabelle, et il offrit à cette dernière, comme cadeau de fiançailles, un magnifique collier et une forte somme d’argent. Enfin, le mariage conclu, Don Abraham réussit à réconcilier le roi avec sa sœur. Pour témoigner sa reconnaissance à Don Abraham, Isabelle lui assura un traitement annuel considérable à prendre sur les revenus de ses propres biens. Les Juifs ne se doutaient pas alors que ce couple royal leur infligerait de si terribles épreuves.

Au début même du règne de Ferdinand et d’Isabelle, des excès se produisirent contre les Juifs. Les habitants de Sepulveda, petite ville située prés de Ségovie, accusèrent les Juifs de la localité d’avoir martyrisé et tué un enfant chrétien, pendant la semaine sainte (1471), à l’instigation de leur rabbin, Salomon Pichon. Sur l’ordre de l’évêque, Juan Arias Davila, fils du ministre marrane Diego Arias Davila, huit des accusés, ceux qu’on considérait comme les plus coupables, furent amenés à Ségovie et condamnés les uns à être brûlés, les autres à être pendus ou étranglés. Cette exécution ne parut pas un châtiment suffisant à la population de Sepulveda, qui se jeta sur les Juifs et les tua presque tous sans pitié. La légende de l’enfant martyrisé par les Juifs se répandit rapidement à travers l’Espagne et trouva partout créance.

A Cordoue, ce furent les Marranes qu’on massacra. Il s’était formé (en 1473) dans cette ville une confrérie pieuse, placée sous la protection de la Vierge, et d’où les Marranes étaient exclus. A l’occasion d’une procession organisée par cette confrérie, les maisons et les rues de Cordoue furent décorées de fleurs et de tapis, mais les Marranes ne prirent aucune part à cette fête. Cette abstention était déjà considérée comme outrageante pour la Vierge. Il y eut plus. Par un malheureux hasard, une jeune fille marrane répandit de l’eau dans la rue, pendant la procession, et quelques gouttes de cette eau atteignirent l’image de la Vierge. Aussitôt les Marranes furent accusés d’avoir souillé l’image divine par un liquide malpropre, leurs maisons furent livrées aux flammes et la plupart d’entre eux tués; le reste s’enfuit de la ville.

Les Juifs d’Espagne étaient assez perspicaces et avaient déjà acquis assez d’expérience pour se rendre promptement compte qu’avec le temps, leur situation deviendrait intolérable. Aussi tournèrent-ils leur pensée vers les pays d’Europe où leurs coreligionnaires étaient alors traités avec le plus d’équité, vers l’Italie et la Turquie. En Italie, la population voyait de trop prias les faiblesses de la papauté et du clergé pour s’émouvoir sérieusement des défenses de l’Église et des prêtres. Du reste, les relations commerciales que les républiques de Venise, Florence, Gènes et Pise entretenaient avec le monde entier avaient fait disparaître, en partie, toute étroitesse d’esprit chez les habitants, et élargi les idées. On savait apprécier la fortune et l’intelligence de ceux même qui ne professaient pis le culte catholique. C’est que non seulement les marchands, mais aussi les princes, grands et petits, avaient besoin d’argent pour payer les condottieri et les mercenaires à leur solde. On se montrait donc très tolérant, en Italie, envers les Juifs, qui possédaient de grands capitaux et étaient d’habiles conseillers. Aussi, quand la ville de Ravenne, désireuse d’être rattachée à la république de Venise, lui soumit ses conditions, demanda-t-elle, entre autres, qu’on lui envoyât des Juifs riches pour organiser un mont-de-piété et aider ainsi à soulager la misère de la population.

Dans bien des villes italiennes, les princes ou le sénat dirigeant autorisèrent des Juifs à ouvrir des banques et à faire le commerce d’argent. En 1476, l’archevêque de Mantoue déclara, au nom du pape, qu’il était permis aux Juifs de prêter à intérêt. Yehiel, de Pise, possédait assez de capitaux pour être maître du marché d’argent de Toscane. Les écrivains ecclésiastiques le représentent comme un homme sans cœur, âpre au gain ; c’est une calomnie. Yehiel avait des sentiments généreux et se montrait toujours disposé à venir en aide aux malheureux, en parole et en action. Quand, après s’être emparé des villes africaines d’Arcilla et de Tanger, Alphonse V, roi de Portugal, eut amené dans son royaume des prisonniers juifs parmi les captifs qu’il avait frits, les Juifs de Portugal s’empressèrent de racheter leurs coreligionnaires. Hais les communautés ne disposant pas de ressources suffisantes pour les entretenir jusqu’à ce qu’ils fussent en état de gagner eux-mêmes leur vie, Yehiel, sur la demande d’Abrabanel, recueillit des secours en Italie. D’ailleurs, Yehiel, qui était très versé dans la littérature hébraïque et s’y intéressait beaucoup, entretenait des relations amicales avec Isaac Abrabanel, le dernier homme d’État juif de la péninsule ibérique.

Les médecins juifs étaient également tris considérés en Italie; car on trouvait peu d’habiles médecins chrétiens dans ce pays, quoiqu’il y eût de longue date une école de médecine à Salerne, et, en cas de maladie, les dignitaires de l’Église comme les grands préféraient recourir aux soins de Juifs. Un célèbre médecin juif, Guglielmo (Benjamin) di Portaleone, de Mantoue, après avoir été attaché à la personne du roi Ferdinand, de Naples, et élevé par lui à la dignité de chevalier, entra ensuite au service de Galeazzo Sforza, duc de Milan, et plus tard (en 1479) à celui du duc Ludovic Gonzague. Il devint le chef, en Italie, d’une famille noble et d’une suite d’habiles médecins. Dans ce pays, Juifs et chrétiens entretenaient entre eux les meilleures relations. Ainsi, quand un Juif de Crema, Léon, célébra le mariage de son fils par des fêtes qui se prolongèrent pendant huit jours, de nombreux chrétiens y prirent part, au grand émoi du clergé. On semblait avoir déjà complètement oublié la bulle par laquelle le pape Nicolas V venait d’interdire tout commerce avec les Juifs et défendait de recourir à des médecins juifs. Au lieu de porter les signes distinctifs prescrits par l’Église, les médecins juifs revêtaient une sorte de costume, comme leurs collègues chrétiens, et les Juifs qui fréquentaient les cours portaient des chaînes d’or et d’autres insignes d’honneur.

A cette époque, se passa à la fois en Italie et en Allemagne un fait presque identique, qui, par les conséquences bien différentes qu’il eut dans les deux pays, montre avec éclat combien la situation des Juifs italiens était plus satisfaisante que celle de leurs autres coreligionnaires. A Pavie, une mère de famille, par aversion pour son mari, avait manifesté le désir de se faire baptiser. Elle entra alors dans un couvent, où elle fut catéchisée pour être prête à recevoir le baptême. Mais se repentant brusquement de sa résolution, elle demanda à rester juive. Loin de la punir de son changement d’opinion ou de mettre obstacle à la réalisation de son vœu, l’évêque de Pavie plaida, au contraire, sa cause auprès de son mari et porta témoignage en faveur de sa bonne conduite, afin que le mari, qui était cohen, ne fût pas contraint, conformément à la loi juive, de la répudier.

Dans la même année, un chantre de Ratisbonne, du nom de Calmann, voulut aussi embrasser le christianisme. Il se rendait souvent à l’église, faisait de fréquentes retraites dans un couvent et alla enfla demeurer chez l’évêque, qui l’instruisit dans la religion chrétienne. Il eut même la pieuse pensée d’accuser ses coreligionnaires de posséder des écrits injurieux pour le christianisme. Hais lui aussi regretta sa démarche, et il profita un jour de l’absence de l’évêque pour s’enfuir de sa demeure et retourner chez les Juifs. Appelé à comparaître devant la cour prévôtale et accusé d’avoir voulu outrager l’Église, Dieu et la Vierge, il fut condamné à mort et noyé.

Il est à remarquer que toutes les fois que les Juifs pouvaient jouir librement de l’air et de la lumière, ils manifestaient de l’intérêt pour la science. En Italie particulièrement, ils s’y sentaient encouragés par le souvenir, encore récent, d’Immanuel et de Leone Romano. Aussi prirent-ils une part active au réveil scientifique et littéraire qui illustra l’époque des Médicis. Des jeunes gens juifs fréquentaient les universités italiennes et montraient un zèle louable pour la haute culture. Ce furent des Juifs italiens qui utilisèrent les premiers l’invention de Gutenberg, établissant des imprimeries à Reggio, Mantoue, Ferrare, Pieva de Sacco, Bologne, Suncino, Iscion et Naples. Pour des motifs spéciaux, ils ne s’intéressaient pas aux arts de la peinture et de la sculpture. Mais plusieurs d’entre eux contribuèrent largement au développement de la science. Deux surtout méritent d’être mentionnés : Messer Léon et Elia del Medigo.

Messer Léon (vers 1430-1490), de Naples, appelé en hébreu Juda ben Yehiel, était à la fois médecin et rabbin à Mantoue. Familiarisé avec la littérature hébraïque, il connaissait également les ouvrages latins et savait apprécier les finesses de style de Cicéron et de Quintilien. Disciple d’Aristote, il commenta quelques écrits de ce philosophe si estimé par la Synagogue et l’Église, et composa une grammaire et un traité de logique, le tout en hébreu. Sa principale oeuvre est un traité de rhétorique, Nofét Çoufim, où il indique les règles suivies par les grands écrivains pour donner à leur style de la grâce, de la chaleur et de la force, et où il montre que ces mêmes règles sont observées dans l’Écriture Sainte. Il fut le premier Juif qui eut la témérité de comparer la langue des prophètes et des psaumes avec celle de Cicéron, à une époque où Juifs et chrétiens considéraient une telle comparaison comme un blasphème. Messer Léon était, en général, assez libre dans ses idées, et il blâmait vivement les obscurantistes de vouloir défendre le judaïsme contre toute influence étrangère comme d’une profanation.

Elia del Medigo ou Elia Cretensis (né en 1463 et mort en 1498) descendait d’une famille allemande émigrée dans l’île de Crète ou Candie. C’est la première personnalité vraiment éminente que le judaïsme italien ait produite. D’une intelligence claire et nette, il formait un vif contraste avec les esprits un peu nébuleux de son temps. Ses connaissances étaient très étendues, il avait reçu une sérieuse culture classique, était familiarisé avec la philosophie et écrivait le latin avec une grande facilité. Son bon sens le préserva des exagérations néo-platoniciennes qui égarèrent alors tant d’esprits superficiels en Italie. Par ses traductions comme par ses travaux originaux et son enseignement, il fit connaître à ses contemporains italiens les doctrines des philosophes grecs, juifs et arabes. II eut comme élève, ami et protecteur le célèbre comte Jean Pic de la Mirandole, à qui il enseigna l’hébreu et la philosophie arabo-aristotélicienne. Le maître juif aurait également pu enseigner à son élève à mettre de la clarté dans ses idées.

Il arriva, à ce moment, qu’à propos d’une question scientifique, les maîtres et les élèves de l’université de Padoue se divisèrent en deux camps et cherchèrent, à la fin, à résoudre le point en litige à coups de rapière. Pour mettre un terme à ces querelles, l’université de Padoue, d’accord avec le sénat de Venise, demanda à Elia del Medigo de faire connaître son avis. Elle savait que des deux côtés on s’inclinerait devant l’érudition et l’impartialité du savant juif. Elia fit des conférences publiques à Padoue sur la question controversée, et ses conclusions furent, en effet, acceptées par toute l’université. A la suite de cet incident, il fut chargé officiellement d’enseigner la philosophie à Padoue et à Florence. Ainsi, la papauté, qui avait promulgué tant de lois humiliantes contre les Juifs d’Espagne, dut tolérer en Italie qu’un Juif réunit autour de sa chaire des élèves chrétiens.

Après avoir acquis las connaissances les plus variées, Pic de la Mirandole, qui était plutôt. un érudit qu’un penseur, désira également se faire initier aux mystères de la Cabale. Il prit pour guide un Juif de Constantinople émigré en Italie, Yohanan Aleman, qui parvint à le convaincre de la haute antiquité et de la profonde sagesse de cette doctrine. Grâce à sa puissance d’assimilation, Pie de la Mirandole se familiarisa rapidement avec les théories cabalistiques, où il crut même trouver une confirmation des vérités du christianisme. Persuadé que la Cabale enseigne les dogmes de la Trinité, de l’incarnation, du péché originel, de la chute des anges, du purgatoire et de l’enfer, il traduisit de l’hébreu en latin plusieurs ouvrages cabalistiques pour mettre cette merveilleuse doctrine à la portée des chrétiens. Parmi les neuf cents propositions qu’à l’âge de vingt-quatre ans, il s’engagea à défendre devant les savants du monde entier, invités par lui à se rendre à Rome à ses frais, se trouvait aussi l’affirmation qu’aucune science ne proclame avec plus d’évidence la divinité du Christ que la magie et la Cabale. Le pape Sixte IV (1471-1484) se prit alors d’un grand amour pour la Cabale et, dans l’intérêt du christianisme, déploya un zèle actif pour faire traduise en latin des écrits cabalistiques.

Loin de partager l’enthousiasme de son ancien élève pour la Cabale, Elia del Medigo eut, au contraire, le courage de manifester ouvertement son dédain pour cette fausse science, d’en montrer l’inanité et d’affirmer qu’on n’en trouve aucune trace dans le Talmud, et que le Zohar, si vénéré par les cabalistes, était l’œuvre, non pas de Simon ben Yohaï, mais d’un falsificateur. Tout en étant un fervent adepte du judaïsme rabbinique, Elia n’acceptait pourtant pas comme vraies toutes les assertions du Talmud. Sollicité par un de ses disciples juifs, Saül Cohen Aschkenazi, de Candie, de montrer à quels signes on reconnaît, selon lui, qu’une religion est vraie, il composa un petit livre, très substantiel, intitulé Examen de la religion, Bekinat Haddat, qui jette un jour lumineux sur l’ensemble de ses conceptions.

Non pas qu’Elia ait exposé des idées neuves dans son Examen de la religion. Les Juifs italiens, en général, n’étaient pas assez vigoureux d’esprit pour pouvoir enrichir le judaïsme de notions nouvelles. Du reste, dans son ouvrage, Elia s’inspire bien plus de la foi que de la raison, et il y cherche plutôt à défendre sa religion qu’à créer du nouveau. Mais son époque est si stérile en productions intellectuelles que les conceptions saines de son esprit apparaissent comme une oasis au milieu du désert. Il eut également le mérite de reconnaître et de dénoncer le caractère étranger des additions et des modifications par lesquelles les cabalistes et les faux philosophes essayèrent de dénaturer la religion juive.

Les idées d’Elia del Medigo, de Messer Léon et, en général, de tous les partisans des spéculations philosophiques, furent vivement combattues en Italie par les rabbins venus d’Allemagne. A cette époque, il se trouvait, en effet, de l’autre côté des Alpes plusieurs rabbins allemands que les persécutions avaient chassés de leur pays. L’empereur Frédéric III, qui régnait alors en Allemagne, ne manifestait pourtant aucune animosité à l’égard des Juifs ; il édicta, au contraire, quelques décrets en leur faveur. Mais pendant les cinquante ans qu’il occupa le trône, il gouverna avec une telle indolence qu’on s’habitua à ne tenir aucun compte de ses ordres, et que les ennemis des Juif6 purent accomplir impunément leurs sanglants exploits. De nombreuses villes bannirent leurs Juifs. Parmi les expulsés de Mayence, se trouvèrent deux talmudistes distingués, Juda Menz et Moïse Menz ; le premier émigra à Padoue, où ses coreligionnaires lui confièrent les fonctions de rabbin, et le second resta d’abord en Allemagne, puis se rendit à Posen. D’autres contrées encore de l’Allemagne partirent des rabbins qui allèrent s’établir en Italie, où leur réputation de savants talmudistes leur valut d’être placés comme chefs religieux à la tête des plus importantes communautés. }lais à côté de leur savoir, ils implantèrent en Italie une piété, sincère, il est vrai, mais étroite et quelque peu excessive, croyant de leur devoir de mettre obstacle aux efforts faits par les juifs italiens pour sortir des entraves du moyen âge. Outre Juda Menz, le rabbin le plus considéré de l’Italie était Joseph Colon, qui s’associa à son collègue pour interdire toute spéculation philosophique et toute libre recherche dans le domaine du judaïsme.

La sécurité dont les Juifs jouissaient en Italie et la situation honorable qu’ils y occupaient devaient forcément les signaler au fanatisme haineux des moines. Leur plus implacable ennemi était, à ce moment, le franciscain Bernardin de Feltre, digne élève de Capistrano. Dans ses prédications, il engageait sans cesse les parents à veiller avec soin sur leurs enfants, afin d’empêcher les Juifs de les voler, de les maltraiter ou de les crucifier. A ses yeux, Capistrano, qui avait fait massacrer tant de Juifs, était le modèle du vrai chrétien, tandis qu’il déclarait coupables envers l’Église ceux qui entretiendraient des relations amicales avec la population juive. il admettait bien que le christianisme ordonne de se montrer juste et humain à l’égard des Juifs, parce qu’eux aussi sont des hommes, mais, en réalité, il ne prenait en considération que les dispositions du droit canon interdisant tout commerce avec eux et défendant de prendre part à leurs repas ou de se faire soigner par des médecins juifs.

Dans leur propre intérêt, les nobles et les grands soutenaient les Juifs. Pour se venger d’eux, Bernardin excita la populace contre leurs protégés. Comme il se trouvait parmi les Juifs de riches capitalistes, qui avaient amassé une fortune assez élevée, il qualifiait tous les Juifs, sans exception, de sangsues. Moi, dit-il, qui vis d’aumônes et mange le même pain que les pauvres, je ne peux pas rester un chien silencieux, sans aboyer, quand je vois les Juifs dévorer la moelle des chrétiens. Pourquoi n’aboierais-je pas en l’honneur du Christ ? C’est là un échantillon de son style oratoire. Si la population italienne n’avait pas été déjà douée, à cette époque, d’un robuste bon sens, les prédications violentes de Bernardin auraient eu pour les Juifs d’Italie les mêmes conséquences funestes que celles de Vincent Ferrer, au commencement du siècle, pour les Juifs d’Espagne, et celles de Capistrano pour les communautés allemandes et slaves.

Les souverains également contribuèrent, pour leur part, à rendre vaines les excitations de Bernardin et à faire échouer ses tentatives criminelles. Quand il vint prêcher à Bergame contre les Juifs, Galeazzo, duc de Milan, lui imposa silence. A Florence, et, en général, dans toute la Toscane, le prince et le sénat défendirent énergiquement les Juifs contre ses menées. Il accusa alors ces personnages de s’être laissé acheter pour des sommes considérables par Yehiel, de Pise, et d’autres Juifs riches du pays. Dans sa colère, il alla jusqu’à fomenter des troubles, excitant surtout la jeunesse contre les Juifs ; les autorités lui signifièrent alors l’ordre de quitter Florence et la contrée.

A la fin, ce moine tenace réussit quand même à faire éclater contre les Juifs, sinon en Italie, du moins dans le Tyrol, une persécution sanglante qui s’étendit jusqu’en Allemagne. Il avait remarqué avec un vrai chagrin qu’à Trente les populations juive et chrétienne avaient ensemble les meilleurs rapports, et qu’un habile médecin juif, Tobias, et une Juive très intelligente, Brunetta, étaient surtout très considérés dans les classes élevées de la société. Selon lui, une telle situation était scandaleuse, et il lui semblait indispensable d’y mettre fin. Bientôt les églises de Trente retentirent de ses imprécations contre les Juifs. Aux objections de quelques chrétiens disant que les Juifs de Trente, tout en ne professant pas la vraie religion, étaient pourtant de braves gens, Bernardin répliqua : Vous ne savez pas quel mal vous feront ces braves gens. Avant que le dimanche de Pâques soit passé, vous aurez une preuve manifeste de leur bonté à votre égard. Il pouvait prophétiser à coup sûr, car, de concert avec d’autres moines, il forma un plan vraiment diabolique, qui n’amena pas seulement l’extermination de la communauté de Trente, mais eut aussi de terribles conséquences pour les Juifs d’autres pays. Dans cette circonstance, lui et ses complices furent admirablement servis par le hasard.

Dans la semaine de Pâques (1475), un enfant chrétien d’environ trois ans, nommé Simon, de parents pauvres, se noya à Trente, dans l’Adige, et le cadavre, emporté par l’eau, fut retenu par un barrage, tout juste devant la maison d’un Juif. Pour empêcher toute fausse supposition, le Juif s’empressa d’aller informer l’évêque Hinderbach de cet accident. L’évêque, accompagné de deux personnes notables, se rendit à l’endroit indiqué et fit transporter le cadavre à l’église. Dès qu’ils eurent appris cette nouvelle, Bernardin et d’autres prêtres fanatiques répandirent le bruit que les Juifs avaient martyrisé et tué cet enfant et l’avaient ensuite jeté dans le fleuve. Pour surexciter plus sûrement les passions populaires, ils exposèrent publiquement le corps de l’enfant.

Sur l’ordre de l’évêque Hinderbach, tous les Juifs de Trente furent incarcérés, et on commença aussitôt leur procès. Un médecin, Mathias Tiberinus, consentit à attester que l’enfant avait été assassiné, et un Juif baptisé formula contre ses anciens coreligionnaires les plus odieuses accusations. On répandit aussi le bruit qu’on avait découvert chez un rabbin, Moïse, une lettre, adressée de Saxe, pour réclamer du sana chrétien pour la prochaine Pâque. Bien plus, les inculpés eux-mêmes, soumis à la torture, déclarèrent qu’ils avaient martyrisé Simon et employé son sang pour la fête de Pâque, ajoutant que Brunetta avait fourni les épingles pour percer le corps. La douleur leur faisait avouer tout ce qu’on leur demandait. Un seul des prisonniers, Moïse, supporta courageusement tous les supplices plutôt que de reconnaître ces calomnies comme vraies. Bernardin triompha. Tous les Juifs de Trente furent brillés, et le séjour de cette ville fut interdit pour l’avenir aux Juifs. On dit que le médecin Tobias se donna lui-même la mort. Seuls quatre inculpés acceptèrent le baptême pour avoir la rie sauve.

Encouragés par ce premier succès, l’évêque de Trente, Bernardin et les moines de tout ordre eurent l’idée de se servir du cadavre de Simon pour nuire également aux Juifs des autres contrées. Ils le firent embaumer et le recommandèrent comme une sainte relique à la piété des fidèles. Des milliers de pèlerins allèrent le visiter; il y en eut même qui virent une auréole rayonner autour de ces ossements. A force de le répéter aux autres, les inventeurs de cette lamentable histoire finirent par croire eux-mêmes au martyre de cet enfant, et de toutes les chaires de Trente les dominicains annoncèrent le nouveau miracle et s’élevèrent contre la perversité des Juifs. Deux jurisconsultes de Padoue, venus à Trente pour s’assurer par eux-mêmes de la réalité de l’auréole que tant de pèlerins voyaient briller autour du corps, furent presque tués par la foule, parce qu’ils prétendaient ne rien apercevoir. Dans tous les pays chrétiens informés de cet événement, les Juifs furent de nouveau exposés aux plus grands dangers. En Italie même, ils ne pouvaient plus sortir hors des villes sans risquer d’être assommés par la populace.

A la suite des plaintes des Juifs, menacés dans leurs biens et leurs personnes, le doge Pietro Mocenigo et le sénat de Venise invitèrent le podestat de Padoue à les défendre énergiquement contre toute agression et à interdire les prédications fanatiques des moines. Le doge ajouta même que le prétendu meurtre de l’enfant Simon n’était qu’une pure invention. Le pape Sixte IV, de son côté, refusa de canoniser cet enfant; il fit connaître son refus à toutes les villes d’Italie (1475), et défendit aux chrétiens de considérer Simon comme un saint, avant que cette affaire ne fût éclaircie par une enquête sérieuse. Malgré cette haute intervention, le clergé continua d’organiser des pèlerinages pour aller visiter les ossements du martyr. En Allemagne, surtout, la haine contre les Juifs s’en accrut. A Francfort-sur-le-Mein, près du pont qui conduit à Saxenhausen, les bourgeois élevèrent une statue représentant un enfant martyrisé et d’horribles personnages juifs en conversation avec le diable. Sur le piédestal on grava ces deux mauvais vers :

So lang Trient und das Kind wird genannt,

Der Juden Schelmstück bleibt bekannt[1].

Mais nulle part cette histoire de Trente n’eut pour les Juifs des conséquences aussi terribles qu’à Ratisbonne. La communauté juive de cette ville, une des plus anciennes de l’Allemagne du Sud, se distinguait, non seulement par sa profonde piété, mais aussi par son austère moralité. On ne se rappelait pas, de mémoire d’homme, qu’un Juif indigène de Ratisbonne eût été cité devant la justice pour une action malhonnête. Les Juifs de Ratisbonne étaient, en général, très instruits et particulièrement estimés parmi leurs coreligionnaires d’Allemagne. Depuis de nombreux siècles ils possédaient des privilèges, garantis par lettres patentes, que chaque empereur confirmait à son avènement. On les considérait presque comme bourgeois de la ville, et ils montaient la garde, comme miliciens, en même temps que les chrétiens. C’était à qui les réclamait, parmi les princes de Bavière et les diverses autorités, naturellement pour leur extorquer de l’argent, -et ils étaient devenus pour ainsi dire une pomme de discorde entre l’empereur Frédéric III et le duc de Bavière-Landsberg. D’autres encore, la famille des Kamerauer, le conseil de la ville et naturellement l’évêque prétendaient avoir des droits sur eux, et très souvent le Conseil recevait l’ordre, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, d’emprisonner les Juifs ou leurs administrateurs ou bien encore leur rabbin, — à cette époque c’était le malheureux Israël Bruna, — jusqu’à ce qu’ils se fussent décidés à payer les sommes exigées. Si le Conseil de la ville les protégeait, ce n’était qu’autant que par sa protection il ne faisait courir aucun danger aux bourgeois ou que les Juifs ne portaient pas ombrage, par leur concurrence, aux corporations chrétiennes.

Pour échapper aux vexations et aux exigences tyranniques de leurs différents maîtres, les Juifs de Ratisbonne songèrent alors à se placer sous l’égide de quelque noble ou de quelque guerrier hussite, qui garantit leur sécurité plus efficacement que l’empereur. Car les hussites, qui s’étaient battus avec une vaillance héroïque dans leur lutte contre les Allemands, inspiraient encore, à cette époque, une crainte salutaire aux catholiques, et surtout au clergé d’Allemagne.

Et certes, à ce moment, les Juifs de Ratisbonne avaient besoin d’un protecteur puissant. De nouveau, un grave péril menaçait leur tranquillité. Un évêque récemment élu, Henri, d’une implacable intolérance, s’entendit avec le duc Louis, autre ennemi des Juifs, pour amener leur ruine ou leur conversion. Pour réaliser leur plan, ils s’assurèrent le concours du pape et de quelques membres influents du Conseil de la bourgeoisie, et eurent recours aux services de deux misérables Juifs renégats. L’un d’eux, Peter Schwarz, publia contre ses anciens coreligionnaires d’odieux réquisitoires, et l’autre, Hans Bayol, dirigea les plus graves accusations contre le vieux rabbin Israël Bruna, affirmant que cet homme lui avait acheté et avait ensuite égorgé un enfant chrétien de sept ans. Cette accusation pouvait entraîner la peine capitale pour Bruna. Du reste, ce rabbin était un de ces malheureux que la destinée se plait à accabler de ses coups. Quand l’empereur Frédéric réclama les impôts dus à la couronne par la communauté de Ratisbonne, que le duc Louis les revendiqua, de son coté, et que le Conseil de la ville hésita à se prononcer entre les ‘deux, l’empereur fit incarcérer Israël Bruna pour qu’il contraignit la communauté, sous peine d’excommunication, à donner au souverain le tiers de ses biens. A peine échappé à ce danger, le pauvre rabbin se voit accusé du meurtre d’un enfant chrétien et d’autres forfaits.

A Ratisbonne, le peuple croyait, en général, à sa culpabilité, et on était tout prêt, sur l’ordre du clergé, à le mettre à mort. Mais le Conseil de la ville craignit d’être rendu responsable de cette exécution, et, pour soustraire Israël Bruna à la fureur populaire, il le fit mettre en prison.

Très inquiète au sujet du dénouement de cette affaire, la communauté juive s’adressa, non seulement à l’empereur, mais aussi à Ladislas, roi de Bohème. Les deux souverains demandèrent avec instance que Bruna fût relâché sans payer aucune amende. Le Conseil était tout disposé à se conformer à leurs ordres, mais il craignait d’irriter l’évêque et la foule. Il eut donc recours au subterfuge suivant. Il fit amener Hans Bayol sur le pont de pierre, où l’attendait le bourreau, et là on l’engagea à dire la vérité avant de mourir. Bayol maintint ses accusations contre les Juifs en général, mais reconnut que Bruna était absolument innocent du meurtre de l’enfant, dont il l’avait incriminé. A la suite de cette rétractation et d’une nouvelle lettre de l’empereur, Bayol fut brûlé et Israël Bruna remis en liberté. Mais Bruna dut prêter serment qu’il ne tirerait jamais vengeance des souffrances qu’on lui avait infligées. Le malheureux vieillard ne songeait certes pas à se venger!

Sur ces entrefaites parvint à Ratisbonne la nouvelle du prétendu meurtre de l’enfant de Trente. L’évêque Henri, tout joyeux qu’une si bonne occasion s’offrit à lui pour persécuter impunément les Juifs et les faire souffrir pour la plus grande gloire du christianisme, demanda instamment au Conseil de Ratisbonne d’intenter un procès criminel à un certain nombre de Juifs de la ville. A la suite d’aveux arrachés par la torture, toute la communauté fut déclarée prisonnière. Jour et nuit, des gardes se tinrent près des quatre portes du quartier juif, ne permettant à personne d’entrer ou de sortir. Les biens de la communauté entière furent confisqués.

L’issue du procès qui, en son temps, causa une profonde sensation, fut aussi désastreuse pour la ville que pour les Juifs, car, dans cette circonstance, l’empereur Frédéric. sortit de son indolence habituelle pour prendre arec énergie la défense des Juifs. Absolument convaincu de la fausseté de l’accusation dirigée contre eux, il fit adresser lettres sur lettres au Conseil de Ratisbonne, lui intimant l’ordre de faire sortir de prison les Juifs incarcérés, de laisser circuler librement les habitants du quartier juif et de rendre à leurs propriétaires les biens confisqués. Et comme le Conseil, par crainte des représailles de l’évêque et du duc, hésitait à obéir à l’empereur, et que, de plus, il fut accusé auprès de ce souverain d’avoir transgressé ses ordres en faisant mettre à mort plusieurs Juifs, Frédéric entra dans une violente colère. Il mit la ville de Ratisbonne au ban de l’empire pour cause de rébellion, et invita les conseillers à venir se justifier devant lui. En même temps, il délégua à Ratisbonne un fonctionnaire impérial pour enlever à la ville la juridiction criminelle et la menacer encore d’autres châtiments.

Déconcerté un instant par l’attitude résolue de Frédéric, le clergé de Ratisbonne espéra modifier les sentiments de l’empereur à l’égard de la population juive en l’impliquant dans de nouvelles inculpations. A ce moment, des Juifs de Passau, accusés d’avoir acheté et profané des hosties; avaient été exécutés sur l’ordre de l’évêque de cette ville. Les uns avaient été condamnés à mourir par le glaive, les autres à être brûlés sur le bûcher, d’autres enfin à avoir les chairs arrachées par des tenailles rougies au feu. a En l’honneur de Dieu u et de ces exécutions sanglantes, on construisit une nouvelle église au printemps de 1478. Comme un Juif et une Juive de Ratisbonne avaient été également inculpés d’avoir pris part à cette profanation d’hosties et incarcérés, le alerté en informa l’empereur, dans l’espoir d’exciter sa colère contre les Juifs. Mais Frédéric persista dans l’opinion que les Juifs de Ratisbonne étaient innocents, et il défendit de torturer ou de tuer les Juifs détenus pour profanation d’hosties. Il ajouta : Il est de mon droit et de mon honneur de ne plus laisser massacrer la population juive, et comme les bourgeois de Ratisbonne se sont montrés longtemps rebelles à mes ordres, je leur défends de juger dorénavant les Juifs.

A la fin, après de longues résistances, le Conseil dut promettre par écrit de remettre en liberté les Juifs emprisonnés et de n’expulser aucun Juif de la ville à cause de ce procès. En outre, la ville fut condamnée à verser au trésor impérial une amende de huit mille florins et à donner caution pour une amende de dix mille florins, due, on ne sait pourquoi, par les Juifs de Ratisbonne. Par prudence, le Conseil n’en appela pas au pape, parce qu’il savait qu’on était encore plus rapace à la cour pontificale qu’à la cour impériale.

Quand la communauté de Ratisbonne fut informée qu’elle redeviendrait libre si, outre son amende, elle consentait à payer celle de la ville et les frais du procès, elle refusa de souscrire à ces conditions. Comme le faisaient remarquer ses représentants, toute sa fortune n’y suffirait pas. Il faut ajouter que depuis trois ans ils étaient privés de liberté et, par conséquent, n’avaient pu rien faire pour gagner leur vie. Plutôt que d’être complètement réduits à la mendicité, ils préféraient continuer de supporter la détention. lis restèrent donc encore incarcérés pendant deux ans, et ne redevinrent libres qu’après avoir juré qu’eux et leurs biens demeureraient à Ratisbonne (1480).

A cette époque, tous les Juifs de Souabe furent expulses, très probablement à cause du meurtre de l’enfant de Trente. Cet odieux mensonge fut répété jusqu’au XVIIIe siècle, engendrant dans plusieurs contrées des explosions de violences contre les Juifs. Mais nulle part la persécution des Juifs ne présenta, en ce temps, un caractère aussi tragique que dans la péninsule ibérique.

 

 

 



[1] Tant qu’on parlera de Trente et de l’enfant,

On conservera le souvenir de la coquinerie des Juifs.