HISTOIRE DES JUIFS

TROISIÈME PÉRIODE — LA DISPERSION

Deuxième époque — La science et la poésie juive à leur apogée

Chapitre VI — Situation des Juifs à l’époque de Maïmonide — (1171-1205).

 

 

L’histoire des Juifs entre maintenant dans cette période néfaste où de sombres nuages s’amoncellent sur la maison de Jacob et obscurcissent son horizon ; où peuples et princes, hommes libres et serfs, grands et petits, se réunissent au nom de Dieu contre tes malheureux descendants d’Israël pour les accabler de leurs outrages et les faire périr dans les tortures ; où les papes font attacher un signe d’infamie aux vêtements des Juifs et des Juives pour les exposer à la raillerie et au mépris. A cette époque, les mensonges les plus odieux sont répandus contre les Juifs, ils sont accusés de tuer des enfants chrétiens, d’empoisonner les puits, de jeter des sorts ; ils endurent les plus horribles souffrances, leurs corps et leurs âmes sont soumis aux supplices les plus féroces. mais avant de raconter ces persécutions impitoyables, qui commencent pour les Juifs avec l’avènement du pape Innocent III et arrivent à leurs plus effroyables excès sous le règne de Ferdinand le Catholique, roi d’Espagne, il est utile d’examiner la situation de la population juive dans les diverses régions où elle est établie.

Au temps où nous sommes arrivés, la haine prêchée contre les Juifs au nom de deux religions n’avait pas encore pris assez de développement pour les faire traiter partout en parias. Dans tel pays on les regardait, il est vrai, comme un peuple maudit, mais dans tel autre ils étaient encore des citoyens estimés. Ici, ils étaient réduits à l’état de serfs, mais là, les cités leur confiaient d’importantes fonctions. Avilis et méprisés dans une contrée, ils étaient soldats dans l’autre et avaient le droit de combattre pour la liberté de leur patrie.

À ne considérer que le nombre, les Juifs d’Asie avaient une plus grande importance que les Juifs d’Europe, mais ceux-ci étaient plus instruits. Aussi pouvait-on regarder l’Europe comme le vrai centre du judaïsme. Là, les Juifs avaient réellement conscience de leur valeur ; là, ils cherchaient à résoudre le grand problème de leur mission au milieu des peuples et à se rendre compte des obligations qui incombaient à chacun d’eux comme membre de la communauté juive.

Dans le judaïsme européen, c’était l’Espagne chrétienne qui occupait alors le premier rang. Depuis la conquête de l’Andalousie musulmane par les Almohades, les Juifs avaient disparu, au moins en apparence, de ce royaume; les anciens foyers de la science juive, les écoles célèbres de Cordoue, de Séville, de Grenade et de Lucéna étaient devenues désertes. L’activité religieuse et scientifique des Juifs était principalement concentrée dans les cinq royaumes chrétiens de Castille, de Léon, d’Aragon, du Portugal et de Navarre. Tolède, la capitale de la Castille, comptait plus de 12.000 Juifs et possédait plusieurs synagogues d’une magnificence incomparable. Bien des Juifs se livraient dans Tolède à l’art de l’escrime et combattaient comme chevaliers dans les tournois.

Sous Alphonse VIII, dit le Noble (1166-1214), des Juifs occupèrent des fonctions publiques et rendirent des services sérieux à l’État. Joseph ben Salomon ibn Schoschan, qui avait le titre de prince, homme riche, généreux, savant et pieux, était très considéré à la cour et auprès de la noblesse. Une autre personnalité juive, Abraham ibn Alfahar, était également en faveur auprès d’Alphonse VIII. Versé dans la langue arabe, il écrivait avec élégance en prose et en vers, et un auteur arabe jugea ses productions dignes d’être réunies en un recueil.

A cette époque vivait encore à Tolède le vieil historien et philosophe Abraham ibn Daud. Il périt en 1180 dans une émeute contre les Juifs, dont on ne connaît ni l’origine ni l’étendue. Ces troubles se produisirent peut-être au moment où fut tuée la belle Rahel. Le roi Alphonse, marié à une princesse anglaise, avait eu, en effet, pendant sept ans, une favorite juive appelée Rahel, que sa beauté avait fait surnommer Formosa. Un jour, des conjurés assassinèrent Rahel et ses amis, sur une estrade, en présence du roi. Il est possible que ce meurtre ait été suivi d’une attaque contre les Juifs, dans laquelle Abraham ibn Daud fut tué.

Les Juifs de Tolède secondèrent énergiquement Alphonse dans sa lutte contre les Maures. Quand ce souverain se prépara à repousser les attaques des Almohades, qui essayèrent, sous la conduite de Jacob Almanzour, d’envahir l’Espagne chrétienne, les Juifs lui fournirent des subsides considérables. Après la bataille d’Alarcos (19 juillet 1195), où Alphonse fut défait et perdit l’élite de ses chevaliers, les Juifs rivalisèrent de courage avec les autres habitants de Tolède pour aider Alphonse et son armée à défendre la capitale contre les assauts de l’ennemi.

Dans l’Aragon et la Catalogne, les Juifs vivaient également dans une complète sécurité et pouvaient s’adonner librement à des travaux intellectuels. Alphonse II (1162-1196), grand admirateur de la poésie provençale, protégeait les savants, qui, à cette époque, étaient presque tous Juifs. Barcelone était le véritable centre du Nord de l’Espagne, à cause de son voisinage de la mer et de son mouvement commercial ; le poète Harizi l’appelle la communauté des princes et des grands. A la tête de cette communauté se trouvait alors Schèschét Benveniste, à la fois médecin et philosophe, poète et talmudiste. Comme il connaissait à fond la langue arabe, le roi d’Aragon lui confia plusieurs missions diplomatiques. Comblé d’honneurs et de richesses, il devint le protecteur de ses coreligionnaires. Les poètes célébrèrent l’élévation de ses sentiments et sa générosité. Parmi les Juifs notables de Barcelone, il faut encore mentionner Samuel ibn Hasdaï Hallévi (1165-1216), la source de la sagesse, le profond océan de la pensée, comme l’appelle avec emphase le poète Harizi. Il eut cinq fils, tous très instruits ; l’un d’eux, Abraham ibn Hasdaï, s’est fait connaître dans la littérature juive par le roman en vers Le Prince et le Derviche, et par sa traduction de plusieurs ouvrages philosophiques.

A Tudèle, petite ville située sur l’Èbre et devenue un continuel objet de litige entre les rois d’Aragon et de Navarre, les Juifs jouissaient des mêmes droits que leurs concitoyens musulmans et chrétiens; pour leur sécurité, ils étaient même autorisés à occuper des châteaux forts. C’est à Tudèle que naquit le célèbre voyageur Benjamin ben Yona, à qui l’histoire des Juifs et aussi l’histoire générale doivent tant d’exactes et intéressantes informations. De 1165 à 1173, il parcourut pour son commerce, ou pour recueillir des renseignements relatifs au Messie, une grande partie de l’Europe méridionale, de l’Asie et de l’Afrique, observant avec beaucoup de sagacité les pays et les cités où il séjournait, et consignant ses remarques dans un ouvrage qui a été traduit dans presque toutes les langues modernes.

La petite communauté de Girone, sur le Ter, en Catalogne, rut le berceau de plusieurs hommes de mérite, qui prirent le surnom de Girond! et rendirent ainsi célèbre leur lieu natal. C’était une communauté rigoureusement orthodoxe, réfractaire à toute influence philosophique et attachée au Talmud. Un de ses enfants les plus illustres fut Zerahya Hallévi Girondi, esprit sagace, qui osait examiner avec impartialité et critiquer, s’il le fallait, les travaux des plus grands talmudistes. Ses hardiesses, incomprises des talmudistes de son temps, qui s’appuyaient avant tout sur des autorités reconnues, furent vivement attaquées par ces savants.

De l’autre côté des Pyrénées, dans le Languedoc et la Provence, la situation des Juifs était étalement bonne vers la fin du XIIe siècle. Cette région, qui avait les mêmes mœurs et les mêmes tendances que le nord de l’Espagne, appartenait alors à divers maîtres. Une partie était soumise à la France, une autre était un fief de l’Allemagne, d’autres parties appartenaient au roi d’Aragon, au comte de Toulouse et à différents grands vassaux, comtes, vicomtes et barons, presque tous amis des lettres, enthousiastes de la poésie provençale et serviteurs très tièdes de l’Église. A côté de la noblesse s’était formée une bourgeoisie libérale, riche, très jalouse de son indépendance. Grâce aux relations suivies des habitants du pars avec les Juifs et les musulmans, les préjugés de l’Occident contre les représentants de l’Orient s’étaient singulièrement affaiblis. Ces mêmes Provençaux, qui osaient railler le clergé, flétrir les vices de la cour papale et laissèrent se développer plus tard, parmi eux, l’hérésie des Albigeois, se montraient justes et tolérants envers les Juifs et le judaïsme. Beaucoup d’entre eux reconnaissaient en secret, et même publiquement, que la religion des Juifs valait mieux que celle des chrétiens ; bien des seigneurs appelaient des Juifs aux emplois publics et leur confiaient même les fonctions de bailli, qui, en l’absence du maître, leur conféraient les droits de police et de justice. Aussi, dans cette contrée si richement dotée par la nature, les Juifs étaient très dévoués aux intérêts du pays et prenaient une grande part au mouvement intellectuel. Enclins, comme leurs concitoyens chrétiens, aux innovations, ils ne se contentaient pas des idées reçues, mais les soumettaient à une judicieuse critique. Néanmoins, leur esprit n’était pas assez puissant pour créer, ils étaient simplement les disciples zélés de maîtres étrangers, dont ils traduisaient et répandaient les productions.

Fidèles aux vertus traditionnelles de la race juive, ils étaient hospitaliers et charitables à un très haut degré. Les riches faisaient instruire les enfants des pauvres et leur fournissaient les livres, si coûteux à cette époque. Les communautés étaient étroitement unies entre elles, se prêtant un appui mutuel dans les circonstances difficiles. Elles vivaient généralement dans l’aisance, se livrant à l’agriculture et entretenant des relations commerciales avec l’Espagne, l’Italie, l’Angleterre, l’Égypte et l’Orient.

La plus importante communauté du sud de la France était Narbonne ; elle comptait trois cents membres. Sous le règne de la vaillante et prudente princesse Ermengarde, elle avait à sa tête Kalonymos ben Toderos, issu d’une famille très ancienne, et dont un ancêtre, Makir, s’était établi, dit-on, à Narbonne sous Charlemagne et avait été nommé chef de la communauté. Kalonymos possédait de nombreux immeubles, dont la propriété lui était garantie par lettres patentes. L’école était dirigée par Abraham ben Isaac, qui portait le titre de chef du tribunal. Sa science se bornait à une vaste érudition talmudique. Encore de son vivant, il fut surpassé par ses disciples Zerahya Girondi et Abraham ben David, de Posquières. Il mourut dans l’automne de l’année 1178.

Vers le même temps, vivait à Narbonne la famille des Kimhi, dont les travaux, quoique inférieurs à leur réputation, furent cependant très utiles à la Provence, d’abord, et ensuite à la postérité. Le chef de cette famille, Joseph ben Isaac Kimhi, dont les principaux écrits parurent de 1150 à 1170, avait été sans doute contraint par l’intolérance des Almohades d’émigrer d’Espagne à Narbonne. Son grand mérite est d’avoir introduit la civilisation juive de l’Espagne dans le midi de la France, et d’avoir ainsi complété l’œuvre à peine ébauchée d’Ibn Ezra. Familiarisé avec la langue arabe, il traduisit en hébreu le traité philosophico-moral de Bahya ; il écrivit aussi un commentaire sur la Bible et composa quelques poésies liturgiques. On lui attribue encore un livre de polémique contre le christianisme, écrit sous forme de dialogue entre un croyant et un chrétien. Que Kimhi en soit l’auteur ou non, cet ouvrage a certainement été écrit à cette époque et dans ce pays ; il fait grand honneur au judaïsme. En effet, il fait déclarer au croyant que la valeur d’une religion se reconnaît à la valeur morale de ses adeptes. Or, parmi tes Juifs, on ne trouve ni assassins, ni brigands, ni débauchés, tandis que bien des chrétiens, voleurs de grands chemins, pillent et tuent sans scrupule. Les enfants juifs sont élevés dans la crainte de Dieu, on leur inculque des sentiments de morale qui, très souvent, ne se rencontrent pas au même degré chez les enfants chrétiens. Enfin, le Juif est hospitalier et bienfaisant envers son frère, rachetant les captifs et venant en aide à ceux qui souffrent.

Les deux fils de Joseph Kimhi, Moïse et David, marchèrent sur les traces de leur père. Moïse était un esprit assez ordinaire, ses œuvres avaient encore moins de valeur que celles de son père. David (1160-1235) était supérieur à son aîné ; par ses écrits il enseigna la langue hébraïque aux Juifs et aux chrétiens d’Europe. Tout en ne pouvant pas être comparé aux Ibn Djanah et aux Ibn Ezra, il ne manquait cependant pas de mérite. Il encouragea l’étude de l’hébreu et expliqua la Bible en opposant aux commentaires diffus des mystiques et des aggadistes une interprétation à peu près simple et claire.

La communauté si ancienne de Béziers vivait également heureuse sous la souveraineté du vicomte Raymond Trencavel et de son fils Roger. Il régnait dans cette ville un grand esprit de tolérance, on y trouvait de nombreux Albigeois. Néanmoins, l’évêque continuait encore, en vertu d’un ancien usage, à exciter les chrétiens, le dimanche des Rameaux, contre la population juive. II en résultait chaque année des bagarres sanglantes. Grâce aux sentiments libéraux du vicomte, et sur les démarches pressantes des chefs de la communauté juive, cet usage fut aboli. Les Juifs durent seulement s’engager à payer chaque année quatre livres d’argent.

Après la mort de Raymond, le vicomte Roger continua les traditions de son père. Favorable à la secte des Albigeois, il eut également deux baillis juifs, Moïse de Cavarite et Nathan. Sa tolérance pour les hérétiques et les Juifs lui attira la colère du clergé et du pape ; il eut une fin tragique.

Montpellier, la capitale de la France méridionale, avait aussi une communauté juive assez importante, très riche et très généreuse, où le savoir était en honneur. Mais les seigneurs de Montpellier étaient moins bienveillants pour les Juifs que ceux de Béziers.

Non loin de Montpellier, la ville de Lunel, peu importante aujourd’hui, mais alors assez considérable et gouvernée par les seigneurs de Gaucelin, comptait prés de trois cents familles juives et possédait une école talmudique importante, qui rivalisait avec celle de Narbonne et était fréquentée par de nombreux disciples. La communauté était dirigée par Meschoullam ben Jacob (mort en 1170), homme riche et talmudiste savant, profondément respecté par ses contemporains et jouissant d’une grande autorité dans toutes les questions de science et de droit. Un mot d’éloge de sa bouche était une haute récompense pour les écrivains. Il stimulait l’activité des savants et les engageait principalement à traduire en hébreu les ouvrages arabes des auteurs juifs. Ses cinq fils, tous instruits, représentaient les deux directions opposées qui devaient bientôt entrer ensemble en lutte. L’un d’eux, Aron (qui florissait de 1170 à 1210), quoique versé dans le Talmud, avait cependant une prédilection marquée pour un judaïsme rationnel, tandis que deux de ses frères, Jacob et Ascher, repoussaient l’intervention de la raison dans le domaine religieux. Jacob et Ascher menaient une vie ascétique, s’abstenant de vin et s’imposant des mortifications. Le premier fut même surnommé le nazir.

A Lunel, cependant, le courant scientifique prédominait. Il était représenté par deux hommes très connus dans la littérature juive, Juda, le père des Tibbonides, et Jonathan ben David Cohen, de Lunel. Celui-ci, qui avait de l’autorité dans les questions talmudiques, n’en défendait pas moins les droits de la science.

Juda ben Saul ibn Tibbon (né vers 1120 et mort vers 1190), originaire de Grenade, avait émigré, devant les persécutions des Almohades, dans le midi de la France. A Lunel, il exerçait la médecine et acquit dans cette profession une grande réputation ; il fut appelé à donner ses soins à des princes, des chevaliers et même des évêques. Versé dans la langue arabe, écrivant l’hébreu avec facilité, il pesait chaque mot avec minutie, pédant à force de vouloir être exact ; il était vraiment né traducteur. Sur les conseils de Meschoullam et d’autres amis, il traduisit successivement de l’arabe en hébreu les Devoirs des cœurs de Bahya, l’Éthique et le Collier de Perles d’Ibn Gabirol, le Khozari de Juda Hallévi, l’important traité grammatical d’Ibn Djanah et le traité de philosophie religieuse de Saadia. Ses traductions, trop fidèles, sont parfois obscures ; elles sont calquées servilement sur l’original arabe, et, par conséquent, écrites souvent dans une langue incompréhensible ou incorrecte.

Son fils Samuel (né vers 1160 et mort vers 1230) formait avec lui, par le caractère, un contraste complet. Mieux doué que son père, Samuel était léger, d’humeur aventureuse, prodigue et de caractère indolent. Il avait étudié la médecine, savait l’arabe et le Talmud. Mais irrité des admonestations sévères de son père, il abandonna la science pour les affaires et se ruina. Peu à peu il revint aux études et traduisit en hébreu, outre les œuvres d’écrivains juifs, des écrits philosophiques d’auteurs arabes. Ses traductions sont supérieures à celles de son père.

A Posquières, près de Lunel, il existait également une communauté juive, comptant environ quarante membres. C’est là que, vers 1125, naquit Abraham ben David (mort en 1198), un des plus remarquables talmudistes du temps. Très instruit et très riche, il créa et dirigea une école qui était fréquentée par de nombreux élèves de la ville et du dehors; il entretenait cette école à ses frais. Ennemi de toute science, il se vantait de ne rien savoir en dehors du Talmud. Comme son condisciple Zerahya Girondi, il possédait un esprit de critique très pénétrant et s’en servait pour combattre d’autres talmudistes. Souvent il dépassait les bornes de la discussion, employant contre son adversaire des expressions grossières et malsonnantes. A son insu peut-être et contre sa volonté, Abraham ben David posa les premiers fondements d’un mysticisme qui, plus tard, égara de nombreux esprits.

Bourg de Saint Gilles, la deuxième capitale de Raymond V, de Toulouse, comptait une centaine de familles juives, qui vivaient heureuses sous la souveraineté bienveillante de celui que les troubadours nommaient l’excellent comte. Raymond VI était peut-être encore plus favorable aux Juifs que son père, il leur confiait des emplois publics (1195-1222). Persécuté pour sa tolérance par le pape Innocent III et le clergé, il ne put recouvrer sa tranquillité qu’en promettant par serment de révoquer tous les fonctionnaires juifs.

Dans le nord de la France, la situation des Juifs resta assez prospère jusqu’aux dernières vingt années du XIIe siècle. Tant que le roi Louis VII était sur le trône, il défendit les Juifs contre la mauvaise volonté du clergé, ne voulant même pas exécuter contre eux la décision du concile de Latran qui interdisait aux Juifs d’avoir des nourrices ou des domestiques chrétiens. Malgré la défense du pape, il laissait les Juifs élever de nouvelles synagogues. Après son abdication, et sous le règne de son fils Philippe-Auguste, qui lui succéda en 1179, les Juifs furent aussi traités d’abord avec équité, et quand l’archevêque de Sens fit des remontrances à ce sujet, il fut exilé. Mais plus tard, pour des raisons politiques ou plutôt fiscales, les sentiments de Philippe-Auguste à l’égard des Juifs se modifièrent totalement.

Quoique souverain de la France et suzerain du roi d’Angleterre, Philippe-Auguste ne possédait en propre que peu de territoires. Il n’avait que l’Île-de-France avec quelques enclaves. Tous ses efforts tendaient à agrandir son domaine et à rendre réelle sa suzeraineté sur les grands barons. Pour atteindre son but, il avait besoin d’argent et de soldats. C’est alors qu’il chercha le moyen de s’emparer des richesses des Juifs de France. Il fallait des prétextes pour les dépouiller, mais ils étaient faciles à trouver ; le roi n’avait qu’à prêter l’oreille aux calomnies répandues contre les Juifs. Ceux-ci n’étaient certes pas les seuls à faire le commerce d’argent, et même peu d’entre eux avaient les ressources nécessaires pour ce commerce. Néanmoins, Philippe-Auguste les accusa tous et n’accusa qu’eux d’être usuriers. Il feignit aussi de croire qu’ils étaient capables de tous les crimes, tout ou n’ajoutant certainement pas foi à cette fable ridicule qu’ils égorgeaient des enfants chrétiens pour célébrer leur fête de Pâque. Mais c’étaient là, pour lui, des motifs plausibles pour justifier sa mainmise sur leur fortune. Un jour de sabbat, encore du vivant de son père,- il fit arrêter tous les Juifs de son territoire, et, sans formuler contre eux aucune accusation précise, il les fit jeter en prison (19 janvier 1180) ; il ne leur rendit la liberté que contre une rançon de 1.500 marcs d’argent. Dans la même année, il déclara annulées toutes leurs créances sur les chrétiens, mais il obligea les débiteurs à payer au fisc un cinquième de leurs dettes. Un peu plus tard, non content d’avoir réduit les Juifs à la mendicité, il leur enjoignit de quitter le royaume en 1181 ; ils devaient tous partir entre avril et la Saint-Jean. Ils ne pouvaient emporter que leurs biens mobiliers, s’il leur en restait encore après la spoliation dont ils venaient d’être victimes ; les champs, vignes, granges et autres immeubles devaient revenir au roi.

Comtes, barons et évêques intervinrent auprès du roi pour l’engager à revenir sur son édit d’expulsion. Ce fut en vain. Les Juifs de Paris et des environs, établis sur ce territoire depuis des siècles, durent émigrer. Peu d’entre eux acceptèrent le baptême. Les synagogues furent transformées en églises.

Heureusement pour les Juifs, le domaine du roi, comme on l’a vu plus haut, n’était pas vaste, et les grands vassaux de Philippe-Auguste ne refusèrent pas seulement de se conformer à son édit, mais accueillirent même ceux qu’il avait expulsés. Si l’école talmudique de Paris disparut, en revanche celles de la Champagne continuèrent à fleurir.

Il est probable que les Juifs expulsés par Philippe-Auguste purent revenir peu de temps après en France, car nous voyons ce roi recommencer ses persécutions contre la population juive. A la suite d’un incident peu important, les Juifs de Bray durent choisir entre le baptême et la mort. Ils préférèrent la mort à l’apostasie. Beaucoup d’entre eux se tuèrent eux-mêmes. Philippe-Auguste en fit brûler plus de cent ; il n’épargna que les enfants âgés de moins de treize ans. Après cet exploit, il partit pour faire la guerre sainte en Syrie.

La prise de Jérusalem par Saladin avait produit dans la chrétienté une profonde et douloureuse émotion, de nouveaux croisés avaient essayé de reprendre la ville sainte au conquérant musulman; leurs efforts étaient restés stériles. Malgré tout son héroïsme, Richard Cœur de Lion lui-même avait été contraint de conclure avec Saladin une paix honteuse : il n’avait pu obtenir que la faveur pour les pèlerins chrétiens de visiter, comme les musulmans, l’église du Saint-Sépulcre à Jérusalem. Une nouvelle croisade était devenue nécessaire. Sur l’ordre d’Innocent III, pape actif et énergique, le prédicateur Foulques de Neuilly parcourut les villes et les villages pour faire prendre la croix aux chrétiens. A l’exemple du moine Rodolphe, il prêcha le pillage des Juifs pour encourager les chrétiens à prendre part à la croisade. Surexcités par les discours enflammés de Foulques, bien des barons laissèrent piller les Juifs et les expulsèrent ensuite de leurs territoires. Contre toute attente, Philippe-Auguste accueillit les proscrits dans ses domaines et permit même à ceux qu’il avait expulsés lui-même de revenir sur son territoire (juillet 1198).

En réalité, dans sa conduite à l’égard des Juifs, Philippe-Auguste ne s’inspirait que de son propre intérêt. Il les considérait comme des éponges, auxquelles il faut laisser le temps de se ronfler, pour pouvoir ensuite les presser avec succès. Les Juifs de France perdirent sous Philippe-Auguste un des droits les plus précieux de l’homme, ils furent privés de leur liberté. Autrefois ils pouvaient se fixer, comme les chevaliers, sur un point quelconque du territoire; Philippe-auguste les attacha comme des serfs à la glèbe. Ils quittaient furtivement la terre où ils étaient établis, ils y étaient réintégrés de force ou le seigneur leur enlevait leurs biens. Du reste, ils n’avaient plus le droit de rien posséder. La fortune des Juifs appartient au baron, était alors un principe admis dans tout le nord de la France. Le Juif n’était plus qu’un domaine productif, qu’on appréciait en proportion de son revenu. C’est ainsi qu’un noble vendit à la duchesse de Champagne ses biens et ses Juifs.

En Angleterre et sur les territoires français dépendant de la couronne d’Angleterre, les Juifs vivaient depuis un siècle dans une parfaite sécurité. Fixés surtout dans les grandes villes, ils y avaient acquis des richesses considérables. A Londres, des Juifs habitaient de magnifiques palais. Aux deux premières croisades, les excitations contre les Juifs ne trouvèrent aucun écho auprès des placides insulaires. Bien des Anglais embrassèrent même alors le judaïsme. Il existait une communauté juive composée tout entière de prosélytes.

A la tête des communautés juives d’Angleterre se trouvaient des rabbins français. Ainsi, les Juifs de. Londres avaient pour chef religieux Jacob d’Orléans, disciple de Jacob Tam, et tossafiste célèbre.

La situation des Juifs serait restée prospère sous le règne de Richard Cœur de Lion, fils de Henri II, prince bon et chevaleresque, sans le fanatisme de quelques prélats. Leurs souffrances commencèrent le jour du couronnement de Richard (3 sept. 1189). A son retour de l’église où il avait été couronné, Richard, parmi les nombreuses députations qui venaient lui présenter leurs hommages, reçut également une délégation des Juifs anglais. A la vue des magnifiques présents, que cette délégation offrait à Richard, Baudouin, archevêque de Cantorbéry, fit observer au prince qu’il était de son devoir de refuser les cadeaux des Juifs et de faire sortir les donateurs de la salle. Richard obéit aux injonctions de l’archevêque ; les serviteurs du palais chassèrent honteusement les députés juifs et leur infligèrent de mauvais traitements.

Ce fut le signal des désordres. Dans toute la ville de Londres, le bruit se répandit rapidement que le roi avait fait expulser les délégués juifs de son palais et désirait la mort de toute la population juive. La populace et les croisés se mirent immédiatement d’accord pour piller les Juifs. Ceux-ci s’étaient enfermés dans leurs demeures ; les émeutiers y mirent le feu. Des maisons et des synagogues furent incendiées et des Juifs massacrés en grand nombre. Bien des Juifs, pour ne pas tomber entre les mains de leurs persécuteurs, se tuèrent eux-mêmes. C’est ainsi que périt aussi Jacob d’Orléans. Un seul Juif, le riche Bénédict de York, accepta le baptême. Au sortir du palais, où il était rendu avec la députation juive, il avait été traîné dans une église et baptisé ; il consentit momentanément à rester chrétien.

Le lendemain, quand Richard fut mis au courant de ce qui s’était passé, il fit arrêter et exécuter les principaux meneurs, et comme il craignait que les Juifs fussent inquiétés sur d’autres points de l’Angleterre ou des provinces anglaises de France, il les déclara inviolables. Il permit également à Bénédict de York, qui le lui demandait, de retourner à son ancienne religion. L’archevêque de Cantorbéry, présent à l’entrevue de roi et de Bénédict et invité à exprimer son opinion sur la demande du Juif converti, répondit avec colère : S’il ne veut pas rester un enfant de Dieu, qu’il appartienne au diable !

Dès que Richard eut quitté l’Angleterre pour se mettre avec Philippe-Auguste à la tête d’une nouvelle croisade, les massacres de Londres furent imités dans diverses villes d’Angleterre. Des scènes sanglantes eurent lieu à Lynn et à Norwich, où les Juifs furent tués et leurs maisons pillées.

Ce fut à York que se produisit le drame le plus émouvant. Dans cette ville demeuraient deux Juifs très riches, Jossé et Bénédict, qui habitaient de superbes palais ; Bénédict est ce converti dont il a été question plus haut. L’opulence de ces deux hommes surexcitait particulièrement l’envie des chrétiens. Toutes les passions, toutes les cupidités, tous les mauvais instincts se coalisèrent alors contre les Juifs. Croisés désireux de s’enrichir, bourgeois voulant ruiner leurs concurrents, nobles impatients de payer leurs dettes sans bourse délier, moines brûlant d’un fanatisme sauvage, tous marchèrent contre la citadelle royale où la population juive de York avait trouvé un refuge. Ils étaient encouragés dans leur entreprise criminelle par un moine qui, vêtu de blanc, célébra, sous les murs de la citadelle, un service solennel, récita la messe et avala l’hostie pour appeler l’assistance divine sur cette horde de brigands et d’assassins.

Pendant plusieurs jours, les Juifs repoussèrent vaillamment les assauts répétés de leurs ennemis, mais les vivres vinrent à manquer. Que faire ? Après une longue et solennelle délibération ; ils résolurent presque tous de suivre l’avis d’un rabbin, Yom Tub de Joigny, et de se donner eux-mêmes la mort. Ils détruisirent leurs trésors, mirent le feu à la citadelle et s’entr’égorgèrent. En sa qualité de chef de la communauté, Jossé donna l’exemple ; il tua sa femme Anna, puis reçut la mort de la main du rabbin. Pas un seul membre de la communauté de York ne survécut ; la nombre des martyrs s’éleva à environ cinq cents (17 mars 1190).

Le jour suivant, qui était le dimanche des Rameaux (18 mars), les croisés massacrèrent à Saint-Edmond soixante-quinze Juifs. Dans toutes les localités où il y avait des Juifs en Angleterre, on comptait des martyrs. La communauté des prosélytes, composée d’une vingtaine de membres, fut exterminée. Indigné de ces atrocités, Richard chargea son chancelier d’ouvrir des enquêtes et de faire exécuter les coupables. Mais les croisés avaient disparu, et les nobles et les bourgeois qui avaient participé aux désordres s’étaient enfuis en Écosse.

A l’avènement du frère de Richard, le roi Jean sans Terre, la situation des Juifs resta très triste. Ce souverain sans scrupule, qui rabaissa l’Angleterre à l’état de vassale du pape et témoignait dans sa conduite des sentiments les moins élevés, ne devait naturellement pas se montrer bienveillant pour les Juifs de son royaume.

On connaît la situation des Juifs en Allemagne. Ils avaient bien subi des persécutions pendant les deux premières croisades, mais l’empereur Henri II, d’abord, et ensuite Conrad III étaient intervenus avec énergie en leur faveur. Comme on le sait déjà, cette intervention coûta cher aux Juifs, ils la payèrent de leur liberté.

Cependant, tout en étant devenus serfs de la chambre impériale, les Juifs d’Allemagne possédaient encore au XIIe siècle quelques droits personnels ; ils pouvaient porter les armes, se battre en duel, etc. Pendant le siège de Worms, ils se joignirent aux chrétiens pour défendre la ville ; les rabbins leur avaient même permis de se battre le samedi. Ils avaient également leur juridiction particulière, et parfois ils étaient appelés à des emplois élevés. Le vaillant due Léopold d’Autriche, qui avait fait prisonnier le roi Richard Cœur de Lion, faisait gérer ses finances par un Juif, nommé Salomon. Mans la Silésie, des Juifs possédaient, aux environs de Breslau, des villages avec leurs serfs. Mais, à mesure que se propageait la défense faite aux Juifs de posséder des serviteurs chrétiens, ils étaient obligés d’abandonner leurs terres, de se retirer dans les villes et de s’occuper exclusivement de commerce et de banque. La calomnie qui attribuait aux Juifs l’usage de se servir à Pâque de sang chrétien trouva également créance en Allemagne, et toutes les fois qu’on découvrait un cadavre chrétien, les Juifs furent accusés de ce meurtre. Cependant, les Juifs aussi étaient compris dans la trêve que, sur l’ordre de l’empereur Frédéric Barberousse, parti pour la Terre Sainte, ses sujets devaient observer les uns envers les autres. Avant son départ, le souverain allemand avait surtout recommandé aux ecclésiastiques et aux moines de ne pas exciter le peuple contre les Juifs. Ses ordres furent peu suivis, et sous son règne, ainsi que sous celui de ses successeurs, les Juifs d’Allemagne furent souvent persécutés.

Fait à coup sûr remarquable, l’Allemagne produisit à cette époque un poète juif qui écrivit ses vers dans la langue du pays, un minnesaenger, admis dans le cycle des maîtres chanteurs de l’Allemagne ; il s’appelait Süsskind de Trimberg.

En Italie, les Juifs n’eurent pas à subir de persécutions à cette époque. Le pape Alexandre III leur était favorable, et son administrateur des finances était le juif Yehiel ben Abraham, de la famille dei Mansi, et neveu de Nathan, l’auteur de l’Aroukh. A son entrée dans Rome, d’où un antipape l’avait tenu éloigné pendant plusieurs années, Alexandre III vit venir à sa rencontre, au milieu d’autres députations, les chefs de la communauté juive, portant des bannières et des rouleaux de la Loi.

Ce pape donna aux Juifs des preuves de son bon vouloir au concile de Latran de 1179, auquel assistaient plus de trois cents prélats. Plusieurs membres essayèrent de faire prendre des dispositions hostiles aux Juifs. Ceux-ci. avertis du danger qui les menaçait, vivaient dans une anxiété continuelle, priant et jeûnant. On ne sait pas ce qui se passa au concile, mais les décisions de cette haute assemblée sont animées d’un véritable esprit de justice et de tolérance. En dehors de la défense, faite depuis longtemps aux Juifs, d’employer des domestiques chrétiens, et qu’il renouvela, le concile de Latran ne prit aucune mesure contre eux. En revanche. il interdit de leur imposer le baptême par la violence, de les attaquer, de les piller ou de troubler la célébration de leurs fêtes religieuses. Ce fut certainement le pape Alexandre qui inspira ces décisions.

Leur situation était encore meilleure, sous la domination des Normands, dans l’Italie méridionale, à Naples et dans l’île de Sicile. Roger II et Guillaume II leur confirmèrent explicitement le privilège que, comme les Grecs et les Sarrasins, ils ne seraient jugés que d’après leurs propres lois.

De l’autre cité de l’Adriatique, dans l’empire byzantin, et particulièrement dans la Grèce proprement dite, dans la Thessalie, la Macédoine et la Thrace, ainsi que dans quelques îles, on trouvait aussi des communautés juives. Les plus importantes étaient les communautés de Thèbes et de Constantinople, comprenant près de deux mille familles ; la dernière renfermait, en outre, cinq cents caraïtes. Les Juifs de Thèbes étaient très habiles dans la fabrication de la soie et de la pourpre.

De tout temps, à l’époque de leur puissance comme au moment de leur décadence, les Byzantins haïssaient les Juifs et leur interdisaient l’accès des emplois publics. Aucun Juif ne pouvait même monter à cheval. Seuls, disait la loi, les hommes libres ont le droit de se servir de chevaux. L’empereur Emmanuel fit une exception en faveur de son médecin, le juif Salomon d’Égypte. Exposés aux violences et aux mauvais traitements sans pouvoir invoquer la protection de la loi, ils étaient, de plus, astreints à payer des impôts considérables. Leur culture intellectuelle se ressentait naturellement de cette situation douloureuse. Charitables et hospitaliers comme leurs coreligionnaires des autres pays, ils étaient peu instruits.

Dans les villes de l’Asie Mineure, les Juifs étaient répartis d’une façon très inégale. Partout où dominait le croissant, ils étaient nombreux, mais dans les villes chrétiennes on ne les rencontrait qu’en petit nombre. La Palestine tout entière, qui était au pouvoir des chrétiens, ne renfermait pas mille Juifs. Les communautés de Toron de los Caballeros, de Jérusalem et d’Ascalon comptaient chacune environ trois cents membres. Les Juifs de Jérusalem étaient presque tous teinturiers.

Les plus grandes communautés juives se trouvaient alors dans la région comprise entre le Tigre et l’Euphrate. Il est vrai que les brillants centres scientifiques d’autrefois, tels que Nehardéa, Sora et Pumbadita avaient disparus, mais ils étaient remplacés par les communautés importantes de Bagdad et de Mossoul (appelée la nouvelle Ninive).

A Bagdad, où demeuraient plus de mille Juifs, et s’élevaient quatre belles synagogues, vivait alors un Juif riche et considéré, du nom de Salomon, que le khalife Mohammed Almouktafi (1136-1160) avait placé, avec le titre de prince, à la tête de toutes les communautés de son empire. C’était un véritable exilarque, entouré d’une pompe presque royale, sortant à cheval, escorté d’une garde d’honneur et couvert de broderies d’or. Quand il paraissait en public ou qu’il se rendait auprès du khalife, il était précédé d’un héraut qui criait : Laissez passer notre chef, le rejeton de David ! Outre divers revenus, il percevait une taxe prélevée sur toutes les communautés juives depuis la Perse jusqu’aux Indes et au Tibet. Bagdad possédait une école talmudique dont le chef portait le titre de gaon.

La communauté de Mossoul était encore plus importante que cille de Bagdad ; elle comptait près de sept mille familles. Cette cité avait été érigée en capitale par le vaillant Zenki, le père de Noureddin. Ces monarques- avaient été tous les deux la terreur des chrétiens. Les Juifs du pays d’Adher-Baidyan, situé près de la mer Caspienne, étaient de courageux guerriers, amis des fanatiques assassins, hostiles à tous ceux qui n’étaient ni de leurs alliés, ni de leurs coreligionnaires, descendant parfois dans la plaine pour piller, et menant une vie presque sauvage. Ne connaissant rien des livres qui renferment le judaïsme, ils accueillaient avec cordialité les rabbins que leur envoyait l’exilarque et se soumettaient à leur autorité.

Vers 1160, apparut au milieu des Juifs de ce pays un homme du nom de David Alrouhi ou Ibn Alrouhi, qui, dans un but qui n’est plus connu, chercha à exploiter leur ignorance et leur valeur guerrière. Cet imposteur a fait parler beaucoup de lui dans son temps et est devenu assez récemment, sous le nom d’Alroï, le héros d’un roman émouvant.

Une autre tribu de guerriers juifs était établie à l’est de Tabaristan, dans le Khorassan, sur les montagnes qui s’élèvent près de Nischabour. Ils étaient au nombre de plusieurs milliers, gouvernés par un chef juif, nommé Joseph Amarkala Hallévi. Ils se consacraient à l’élevage du bétail, dans les vallées et sur les montagnes, et étaient amis des hordes turques des Ghuzes. Ils prétendaient descendre des tribus de Dan, Zabulon, Aseher et Nephtali.

A Khiva, il y avait huit mille Juifs, et à Samarcande jusqu’à cinquante mille. D’après un voyageur juif de ce temps, les Indes ne renfermaient que des Juifs noirs, qui, pour la plupart, ne connaissaient du judaïsme que le repos sabbatique et la circoncision. Dans l’île de Candie (Ceylan), on estimait le nombre des Juifs à vingt mille ; ils y avaient les mêmes droits que les autres habitants. Le souverain de cette île avait seize vizirs, dont quatre indigènes, quatre musulmans, quatre chrétiens et quatre juifs. À Aden, la clef de la mer des Indes, existait également une communauté juive importante qui possédait des châteaux forts, guerroyait souvent contre les chrétiens de Nubie et avait contracté une alliance avec l’Égypte et la Perse.

L’Arabie, d’où les Juifs avaient été expulsés par le premier khalife, en contenait de nouveau un grand nombre. Ils ne pouvaient pas résider dans les villes, saintes de La Mecque et de Médine, devenues, du reste, sans importance depuis la mort de Mahomet, mais ils étaient établis dans la contrée fertile et commerçante du Yémen. Les Juifs yéménites étaient réputés comme très charitables. Ils tendent la main à tout voyageur, leur maison est largement ouverte à l’étranger ; tout passant y trouve un refuge.

C’est surtout dans le nord de l’Arabie que les Juifs étaient nombreux. Comme autrefois, avant les conquêtes de Mahomet, ils formaient des tribus guerrières et possédaient des châteaux forts ; les uns cultivaient la terre et élevaient du bétail, les autres étaient organisés en caravanes pour transporter des marchandises ou, à l’exemple des Bédouins, pour attaquer les voyageurs.

Un premier groupe de Juifs occupait Talma, sous la direction d’un prince, Hanan, qui prétendait descendre de la dynastie royale de David. On trouvait parmi eux des ascètes, demeurant dans des cavernes ou de misérables huttes, ne goûtant ni viande, ni vin, jeûnant toute la semaine, sauf le samedi et les jours de fête, habillés de noir et s’appelant les affligés de Sion. Ils vivaient de la dîme que leur donnaient les propriétaires de bétail et de terres. Un deuxième groupe était établi aux environs de Talmas et avait également un chef juif, Salomon, frère de Hanan, le prince de Taïma. Salomon résidait à Sanaa (Tana), dans un château fort qui était sa propriété. Le groupe contenait également des ascètes qui jeûnaient quarante jours chaque année, pour hâter la délivrance d’Israël. Enfin, un troisième groupe de Juifs arabes, au nombre d’environ cinquante mille, presque tous guerriers, demeuraient sur le territoire de Khaibar. On disait encore à cette époque que les Juifs de Khaïbar descendaient des tribus de Ruben, Gad et Manassé.

À Wasit, Bassora et Coufa, il y avait également des communautés juives assez importantes. La première de ces villes comptait dix mille Juifs, la deuxième deux mille et la dernière sept mille.

Comme une grande partie de l’Asie, depuis la Méditerranée jusqu’à l’Indus et l’Arabie, était vassale du khalife abbasside de Bagdad, les Juifs de cet immense territoire obéissaient à l’autorité de l’exilarque de Bagdad. Le fils et successeur du premier exilarque, Daniel, était très influent à la cour des khalifes Almoustandjid et Almoustadhi. De son temps, l’école talmudique de Bagdad prit un essor considérable, qui rappelait l’époque des gaonim et qu’elle dut à la direction d’un homme éminent, Samuel, fils d’Ali Hallévi, talmudiste très savant. Vaniteux de sa science, il s’entourait, pour enseigner, d’une pompe toute orientale. Au milieu de ses deux mille élèves, il était assis sur une espèce de trône; habillé de soie et d’or, et parlant à un interprète, qui était chargé de répéter ses paroles à ses disciples. Il exerçait également les fonctions de chef de tribunal, et tous les lundis il rendait la justice avec le concours de neuf assesseurs.

Après la mort de l’exilarque Daniel, Samuel Bar-Ali s’arrogea de nouveaux droits, nommant les rabbins et les juges, et percevant les impôts des communautés. Il savait, du reste, imposer son autorité parla violence; il disposait de soixante esclaves pour infliger la bastonnade aux récalcitrants. C’est ainsi que Samuel Bar-Ali devint peu à peu le chef incontesté de tous les Juifs d’Asie, depuis Damas jusqu’aux Indes et depuis la mer Caspienne jusqu’à l’Arabie.

Pendant que Samuel était à la tête du judaïsme asiatique, des députés d’un peuple païen du Caucase (des Tartares ?) vinrent lui annoncer que sept de leurs princes avaient résolu d’embrasser le judaïsme (vers 1180-1185) et lui demandèrent de lui envoyer des rabbins pour instruire le peuple dans sa nouvelle foi. Petahya, de Ratisbonne, voyageur digne de foi, qui raconte ce fait, vit de ses propres yeux les députés du Caucase. De pauvres talmudistes de Babylone se décidèrent à accompagner les messagers dans leur pays.

Les Juifs d’Égypte vivaient tout à fait indépendants des Juifs d’Asie, ils avaient un chef à eux, reconnu par le khalife et exerçant des fonctions religieuses et judiciaires avec le titre de Naguid ou Reïs. Il nommait les rabbins et les officiants, jugeait les délits et les crimes, et avait le droit de condamner à l’amende, à la bastonnade ou à la prison. Les communautés lui payaient un traitement fixe, et, en outre, il était payé comme juge par les parties qui comparaissaient devant lui.

A cette époque, le chef du judaïsme égyptien s’appelait Nathanael (en arabe Hibat-Allak ibn Aldjami) ; il fut médecin, d’abord d’Aladhid, le dernier khalife fatimide d’Égypte, et ensuite de Saladin. Il a composé plusieurs ouvrages. médicaux en arabe. Très instruit, il dirigeait l’école juive du Caire, la capitale de l’Égypte.

Cette ville renfermait alors deux mille familles juives. Il y existait aussi une communauté caraïte, plus considérable encore, dit-on, que celle des rabbanites et ayant également à sa tête un homme qui s’était à la fois chef religieux et juge, et portait le titre de Nassi ou Reïs.

Une autre communauté importante était celle d’Alexandrie, qui comptait trois mille membres.

La civilisation des Juifs d’Égypte n’était pas bien brillante. Le peuple connaissait si peu sa religion qu’il adoptait constamment des usages caraïtes. Et cependant c’est en Égypte, au milieu de ces Juifs ignorants, que se rencontra un homme dont le nom brilla d’un éclat sans pareil et qui fit de l’Égypte le centre du judaïsme. Cet homme fut Moïse ben Maïmoun.