HISTOIRE DES JUIFS

TROISIÈME PÉRIODE — LA DISPERSION

Deuxième époque — La science et la poésie juive à leur apogée

Chapitre II — Fin du gaonat en Babylonie. Aurore de la civilisation juive en Espagne — (970-1070).

 

 

Quand une institution historique porte en elle le germe de la mort, les plus énergiques efforts ne peuvent la sauver. On parvient quelquefois, par des merveilles d’activité et de dévouement, à en prolonger l’existence, mais ce n’est là qu’une vie factice ou plutôt un prolongement d’agonie. Une fois que les communautés d’Espagne et d’Afrique eurent retiré leur appui au gaonat, il était forcément condamné à périr. C’est en vain que deux hommes éminents, doués de vertus solides et de connaissances étendues, essayèrent successivement, à la tète de l’école de Pumbadita, de rendre au gaonat de l’éclat et de la vigueur, ils ne réussirent qu’à en retarder d’un demi-siècle la disparition définitive. Ces deux savants illustres, les derniers chefs de l’académie de Pumbadita, étaient Scherira et son fils Haï, surnommés plus tard les pères et les docteurs d’Israël.

Scherira (né vers 930, mort l’an 1000), fils du gaon Hanina, descendait, par son père comme par sa mère, de familles très distinguées, dont plusieurs membres avaient été investis de la dignité de gaon. Sur le sceau de la famille était gravé un lion, qui représentait autrefois, paraît-il, les armes des rois de Juda. C’était un gaon de la vieille roche, hostile aux spéculations philosophiques et zélé pour l’enseignement du Talmud. Tout en sachant l’arabe assez bien pour correspondre dans cette langue avec les communautés juives des pays musulmans, il avait peu de goût pour la littérature arabe et aimait mieux écrire en hébreu ou en araméen. L’exégèse biblique ne le préoccupait guère, il concentrait tous ses efforts intellectuels sur l’étude du Talmud. Mais sa haute moralité faisait oublier les lacunes de son instruction. Comme juge, il était d’une intégrité absolue, et comme chef d’école il déployait une activité infatigable.

Son ouvrage le plus important, celui qui l’a rendu célèbre, est la Lettre qu’il a écrite sur l’époque talmudique et post-talmudique et sur la période des gaonim. Cette lettre fut composée à la suite d’une demande adressée à Scherira, au nom de la communauté de Kairouan, par Jacob ben Nissim ibn Schahin, disciple de ce Huschiel qui avait été emmené comme esclave en Afrique et avait ensuite fondé une école talmudique à Kairouan. Ibn Schahin désirait avoir quelques éclaircissements sur la rédaction de la Mishna. Dans un exposé lumineux, écrit moitié en hébreu et moitié en chaldéen, Scherira élucida (en 987) quelques points obscurs de l’histoire juive. Ce travail, qui seul nous fait connaître la suite des saboraïm et des gaonim, a les qualités et les défauts ordinaires de la chronique, il est sec et aride, mais exact et précis. On y reconnaît cependant une certaine partialité pour les exilarques de la famille de Bostanaï et pour quelques contemporains de Scherira, notamment pour Aaron ibn Sardjadou.

Malgré le zèle et le dévouement de Scherira, l’académie de Pumbadita continuait à décliner. On était devenu indifférent en Babylonie aussi bien pour les études talmudiques que pour la science, et ce pays était si pauvre en hommes instruits, que Scherira était obligé d’élever à la dignité de président de tribunal, c’est-à-dire de vice-gaon, son fils Haï, excellemment doué, il est vrai, mais alors à peine âgé de seize ans. Un autre inconvénient, c’est que le gaon avait perdu en partie son autorité. Des calomniateurs ne craignirent pas de porter contre Scherira une accusation, dont on ne tonnait pas le caractère, auprès du khalife Alkadir (vers 997). A la suite de cette accusation, Scherira et son fils furent emprisonnés et leurs biens confisqués. Sur les démarches d’amis, ils furent remis en liberté et réintégrés dans leurs fonctions. Mais à cause de son grand âge, Scherira se démit de sa dignité et en investit son fils (998). Il mourut quelques années après.

Haï avait trente ans quand il succéda à son père. Il inspirait à tous une telle sympathie que le samedi, à la fin de la section hebdomadaire de la Thora, on récitait en son honneur le passage biblique où Moïse demande à Dieu de lui donner un successeur digne de diriger le peuple, et l’on ajoutait : Haï était assis sur le siège de son père Scherira, et son autorité était solidement établie.

Pendant que la civilisation juive déclinait graduellement en Orient et arrivait peu à peu à une complète décadence, elle s’épanouissait pleine de vigueur sur les bords du Guadiana et du Guadalquivir. Dans les communautés andalouses, on cultivait avec une activité féconde les diverses branches des connaissances humaines ; maîtres et élèves rivalisaient de zèle et d’ardeur. Ces magnifiques résultats étaient certainement dus à la libéralité de Hasdaï, à l’enseignement de Moïse ben Hanok et aux travaux de Ben Sarouk et de Ben Labrat. La semence avait été bonne et abondante, la moisson fut brillante. En Andalousie, parmi les juifs comme parmi les musulmans, les savants et, en général, les esprits cultivés étaient honorés et nommés aux plus hautes dignités. A l’exemple de l’illustre Abdul Rahman, des princes chrétiens et musulmans d’Espagne appelaient à leur cour des conseillers et des ministres juifs. Ceux-ci se faisaient pardonner leur situation par leur bonté et leur générosité, et, à l’instar de Hasdaï, ils encourageaient et protégeaient la science et la poésie. Les plus cordiales relations régnaient entre les musulmans et les juifs, qui écrivaient souvent l’arabe avec élégance et pureté. On ne voyait pas, comme dans certains pays, les talmudistes témoigner de l’hostilité aux autres savants. Exégètes, talmudistes, philosophes, poètes, vivaient entre eux dans un parfait accord et savaient s’estimer et se respecter les uns les autres.

A côté de leur goût éclairé pour les sciences et les arts, les Juifs d’Espagne possédaient l’aisance des manières et l’élévation des sentiments. Aussi chevaleresques que les Arabes d’Andalousie, ils leur étaient supérieurs en loyauté et en noblesse. Ils étaient fiers de leurs aïeux, et certaines familles telles que les Ibn Ezra, les Alfachar, les Alnakwah, les Ibn Faljadj, les Ibn Giat, les Benvenisti, les Ibn Migasch, les Abulafia, formaient une véritable aristocratie. Mais loin de s’arroger des privilèges spéciaux, ces familles illustres estimaient, au contraire, que leur naissance leur imposait des obligations plus nombreuses et plus lourdes ; elles s’efforçaient de briller par leur intelligence et leur cœur, et de se rendre ainsi dignes de leurs ancêtres. Attachés à leur religion, fidèles aux lois de la Bible comme aux prescriptions du Talmud, les Juifs d’Espagne se tenaient éloignés de la bigoterie comme des extravagantes mystiques. Par suite de leurs recherches et de leurs spéculations, ils confinaient parfois à l’incrédulité, mais presque aucun des penseurs hispano-juifs n’en franchit la dernière limite. Aussi leur prestige était-il très grand auprès de leurs frères de France, d’Allemagne, d’Italie et des autres pays, alors peu civilisés, de l’Europe. Leurs écoles prenaient la place des académies babyloniennes, et Cordoue, Lucena, Grenade, étaient aussi célèbres que, Sora et Pumbadita.

Après la mort de Hasdaï, les disciples de Menahem et de Dounasch continuèrent les études linguistiques de leurs maîtres, et, comme eux, ils soutinrent entre eux de vives polémiques, en prose et en vers. Les plus remarquables d’entre eux furent Isaac ibn Gikatila, poète, et Yekuda ibn Daud, grammairien. Celui-ci s’appelait en arabe Abou Zakaria Yahya Hayyoudj et descendait d’une famille de Fez. Le premier, il donna une base scientifique à l’étude de l’hébreu, montra que, sous la forme qu’elle a dans la Bible, cette langue se compose de mots formés de racines trilittères, et fit remarquer que certaines consonnes disparaissent ou se changent en voyelles. Grâce à ses recherches, on apprit à distinguer les racines des mots d’avec leurs modifications et à en faire un emploi plus correct pour la poésie. Hayyoudj introduisit un changement profond dans l’étude de la langue hébraïque, il mit quelque ordre dans le chaos où ses prédécesseurs caraïtes et rabbanites, y compris Saadia, Menahem et Dounasch, avaient laissé régner la confusion et l’obscurité. N’ayant en vue que ses concitoyens, il écrivit ses œuvres en arabe ; elles restèrent donc inconnues des Juifs des autres pays, qui continuèrent à suivre la méthode de Menahem et de Dounasch.

Le représentant officiel du judaïsme en Andalousie était Hanok (né vers 940 et mort en 1014), qui avait succédé à son père Moïse comme rabbin de Cordoue. Il avait un rival, Joseph Isaac ibn Abitour, aussi savant talmudiste que lui, et, de plus auteur de poésies liturgiques et familiarisé avec la langue arabe. Sur le désir du khalife Alhakem, il avait même traduit la Mishna en arabe. Tant que Hasdaï vécut, la rivalité entre Hanok et Ibn Abitour ne troubla pas la communauté. Dès qu’il fut mort, les discussions éclatèrent. Le parti d’Ibn Abitour, composé des membres très nombreux de sa famille et de deux fabricants de soie de la cour, les frères Ibn Gau, essayait de faire placer son protégé à la tête des Israélites de Cordoue. Mais presque toute la communauté tenait pour Hanok. Les discussions furent longues et violentes entre les deux partis, et, comme ils ne parvenaient pas à s’entendre, ils en appelèrent finalement au khalife. Alhakem se prononça en faveur de Hanok. Battu une première fois, Ibn Abitour continua la lutte ; il fut mis en interdit par le parti victorieux. Il s’adressa alors personnellement au khalife, faisant valoir sa connaissance de la langue arabe et les services qu’il avait rendus au souverain par sa traduction de la Mishna. Ce fut peine perdue : Si mes Arabes, lui dit Alhakem, avaient montré pour moi le mépris que t’a témoigné la communauté de Cordoue, je quitterais mon royaume. Ibn Abitour comprit et partit de Cordoue (vers 975). Il s’embarqua pour l’Afrique, séjourna quelque temps dans le Maghreb, parcourut l’empire des khalifes fatimides et, sans doute, l’Égypte. Il reçut partout un accueil assez froid.

Cependant les circonstances devinrent subitement plus favorables, en Andalousie, pour Ibn Abitour. Quand Alhakem mourut (976), il ne laissait pour successeur qu’un enfant maladif, Hischam. L’État était, en réalité, dirigé par Mohammed Almanzour. Jacob ibn Gau, un des partisans d’Ibn Abitour, sut gagner les faveurs d’Almanzour et fut nommé (vers 985) prince et juge souverain de toutes les communautés juives du khalifat d’Andalousie. Seul il avait le droit de nommer les rabbins et les juges des communautés, et de répartir entre les Juifs les divers impôts qu’ils devaient payer. Il fut même autorisé à se faire accompagner d’une garde d’honneur, formée de dix-huit pages, et à sortir dans les carrosses de l’État.

Ibn Gau profita naturellement de sa position élevée pour destituer Hanok et nommer Ibn Abitour à sa place. Comme ce dernier était excommunié, l’interdit ne pouvait être levé sans l’assentiment de la communauté. Par égard pour Ibn Gau, les membres de la communauté, même les anciens adversaires d’Ibn Abitour, lui envoyèrent une adresse très flatteuse pour l’inviter à venir occuper le rabbinat de Cordoue. Déjà les préparatifs étaient faits pour le recevoir avec pompe, quand il écrivit d’Afrique pour refuser la dignité qui lui était offerte, louer les vertus et la piété de Hanok et conseiller à la communauté de le réintégrer dans ses fonctions.

Peu de temps après (vers 987), Ibn Gau dut quitter la cour et fut même emprisonné. Les motifs de sa disgrâce font honneurs à l’ancien favori, qui ne perdit sa situation que sur son refus de pressurer les communautés juives pour satisfaire la cupidité d’Almanzour. Il fut cependant remis en liberté et rétabli dans sa dignité par le khalife Hischam. Mais comme Almanzour lui était hostile, il ne recouvra plus son ancienne influence.

Quand Ibn Gau mourut, un des parents de Hanok s’empressa joyeusement de lui annoncer cette nouvelle. Mais Hanok fut très affligé de cette mort. Ibn Gau a toujours secouru généreusement les indigents, s’écria-t-il en pleurant. Qui le remplacera auprès d’eux ? Moi, je suis trop pauvre pour leur venir en aide. Hanok survécut de quelques années à son adversaire. Il assista encore à la décadence de Cordoue et aux premières persécutions générales dirigées contre ses frères d’Allemagne, d’Afrique et d’Orient. Le dernier jour de la fête des Cabanes, il se tenait sur l’estrade de la synagogue (almemar) quand elle s’écroula. Il mourut de cette chute (septembre 1014).

Si de l’Espagne on passe en France et en Allemagne, la situation des Juifs offre un contraste frappant. Écartés par les lois canoniques de toute fonction officielle, ils étaient sans cesse troublés dans leur sécurité, leur commerce et la pratique de leur religion par les dignitaires de l’Église. Dans les provinces françaises, le pouvoir appartenait à la noblesse et aux prélats ; les rois étaient impuissants à protéger les Juifs contre l’arbitraire et la violence. Autrefois, les ecclésiastiques seuls nourrissaient des préjugés religieux contre les Juifs. Peu à peu, à la suite des excitations incessantes du clergé, le peuple était devenu également très hostile aux Juifs, dans lesquels il s’était habitué à voir une nation maudite et indigne de compassion. On les accusait d’exercer toutes espèces de sortilèges contre les chrétiens. A la mort de Hugues Capet (996), qui avait été soigné par un médecin juif, on répandit le bruit qu’il avait été assassiné par des Juifs, et les moines enregistrent gravement cette accusation dans leurs annales. Dans la Provence et le Languedoc, où l’autorité de la royauté était presque nulle, le sort des Juifs dépendait absolument des caprices des comtes et des vicomtes. Ici, ils possédaient des fermes et des satines, et là ils étaient traités en serfs.

En Allemagne, les Juifs n’étaient pas précisément opprimés, mais on ne leur était pas favorable. Par suite du système féodal qui régnait alors dans ce pays, ils ne pouvaient pas posséder des terres et étaient poussés tous vers le commerce. Juif et marchand étaient devenus synonymes. Les riches faisaient des affaires de banque et les autres empruntaient de l’argent à un taux relativement modéré pour se rendre à la foire de Cologne ; à leur retour, ils étaient généralement en état de s’acquitter de leurs dettes. A l’exemple des premiers Carolingiens, les empereurs d’Allemagne exigeaient des Juifs une contribution annuelle. Quand Othon le Grand voulut assurer des ressources à l’église nouvellement construite de Magdeburg, il lui abandonna (965) les impôts payés par les Juifs et autres marchands. De même, Othon II fit cadeau, comme on disait alors, des Juifs de Mersebourg à l’évêque de cette ville (981). Cet empereur avait dans sa suite un Juif italien du nom de Kalonymos, qui lui était très dévoué et qui, un jour, risqua sa vie pour sauver celle de son souverain (982).

Sous le règne tant vanté des Othon, l’état intellectuel de l’Allemagne était peu brillant. Les chrétiens avaient fait de nombreux emprunts aux Arabes, mais ils n’avaient pas appris d’eux à cultiver la science et à en encourager la culture parmi les autres croyants. Les Juifs d’Allemagne, tout en étant supérieurs à leurs concitoyens chrétiens par leur moralité, leur sobriété et leur activité, n’étaient pas plus civilisés qu’eux. Leurs talmudistes remarquables venaient d’autres pays. L’enseignement du Talmud avait été transplanté en Allemagne du sud de la France, de Narbonne, par Guerschom, le plus savant talmudiste de l’époque, et par son frère Makir.

Guerschom ben Yehuda (né vers 960 et mort en 1028) était originaire de France. Il se rendit, on ne sait pour quel motif, dans la ville de Mayence et y créa une école, où affluèrent rapidement de nombreux élèves de l’Allemagne et de l’Italie. Sa réputation était telle qu’on le surnomma la Lumière de l’exil ; mais il avouait modestement qu’il devait toute sa science à son maître Léontin, probablement de Narbonne. Son enseignement, comme ses commentaires sur le Talmud, était clair et méthodique. Son autorité religieuse s’étendit rapidement sur les communautés juives de France, d’Allemagne et d’Italie, et lui qui se déclarait humblement l’élève de Haï et respectait profondément le gaon, il contribua, involontairement, il est vrai, à précipiter la chute du gaonat en développant l’étude du Talmud parmi les Juifs de ces pays et en les rendant indépendants des académies babyloniennes.

Guerschom se fit surtout connaître par ses Ordonnances, qui exercèrent la plus heureuse action sur les Juifs d’Allemagne et de France. Il défendit, entre autres, la polygamie, décréta que pour le divorce le consentement de la femme, inutile d’après le Talmud, était nécessaire aussi bien que celui du mari, interdit aux messagers de lire les lettres, même non cachetées, qui leur étaient confiées. Cette dernière défense était d’une très grande importance à une époque où les lettres étaient portées à destination par des voyageurs. La transgression de ces diverses ordonnances était punie de l’excommunication.

En même temps que Guerschom, un autre savant vivait à Mayence ; il s’appelait Simon ben Isaac ben Aboun, descendant d’une famille française (du Mans ?) et auteur d’un ouvrage talmudique. Simon composa également des poésies synagogales, à la manière du Kalir, sèches, incorrectes et obscures. Il était riche, et sa fortune lui servit à détourner en partie des Juifs d’Allemagne un dangereux orage.

A cette époque, en effet, éclatèrent en Allemagne les premières persécutions contre les Juifs. Elles étaient dues, selon toute apparence, à la conversion d’un ecclésiastique au judaïsme. Ce prêtre, nommé Vecelinus, était le chapelain du duc Conrad, un parent de l’empereur. Après sa conversion (1005), il publia un écrit des plus injurieux contre ses anciens coreligionnaires. Êtres stupides, dit-il en s’adressant aux chrétiens, lisez le prophète Habacuc et vous verrez que Dieu proclame qu’il est l’Éternel et ne change jamais. Comment pouvez-vous alors croire, comme vous le faites, que Dieu s’est transformé et a fait concevoir une femme ? Répondez, benêts ! Irrité de l’apostasie de Vecelinus et de ses attaques violentes contre le christianisme, l’empereur Henri fit publier contre lui par un prélat de sa cour un libelle plein d’invectives. Quelques années plus tard (1012), ce même empereur fit expulser les Juifs de Mayence et probablement d’autres villes. Simon et Guerschom composèrent sur ce malheureux événement de douloureuses élégies. Pour sauver leur vie ou leurs biens, de nombreux Juifs, et parmi eux le fils de Guerschom lui-même, embrassèrent le christianisme. Grâce à des démarches pressantes, appuyées par de fortes sommes d’argent, Simon ben Isaac réussit à arrêter les persécutions et à obtenir pour ses coreligionnaires l’autorisation de s’établir de nouveau à Mayence. Ceux qui, par contrainte, avaient accepté le baptême, revinrent au judaïsme, et Guerschom les protégea contre tout outrage en menaçant d’excommunication tout Juif qui leur reprocherait leur moment de défaillance. La communauté de Mayence perpétua le souvenir de l’heureuse intervention de Simon en rappelant son nom chaque samedi à la synagogue.

Vers la même époque, à la fin du IVe siècle de l’hégire, les Juifs d’Orient et de l’Égypte subirent également de violentes persécutions. Convaincu qu’il était investi de la puissance divine et que, par conséquent, il avait droit à être adoré comme Dieu, le khalife égyptien Hakim, ce Caligula oriental, menaça de châtier sévèrement tous ses sujets, juifs, chrétiens ou musulmans, qui douteraient de sa divinité. D’abord il ordonna que les Juifs qui n’accepteraient pas les croyances des chiites fussent contraints, en souvenir du veau d’or, de porter au cou l’image d’un veau et de se soumettre aux autres lois restrictives édictées autrefois contre eux par Omar. Les coupables étaient punis de la confiscation de leurs biens et de l’exil (1008). Des mesures analogues étaient prises contre les chrétiens. Quand Hakim apprit que les Juifs éludaient ses ordres en portant au cou de tout petits veaux en or, il les obligea à s’attacher au cou un bloc de bois de six livres et à garnir leurs vêtements de clochettes pour signaler leur présence de loin (vers 1010). Plus tard, il fit démolir des synagogues et des églises et expulsa juifs et chrétiens (1014). Comme le khalifat des Fatimides s’étendait alors en Égypte, dans le nord de l’Afrique, en Palestine et en Syrie, et avait même des adhérents à Bagdad, les Juifs orientaux ne savaient où se réfugier. Pour échapper à l’exil et à la mort, beaucoup d’entre eux se firent musulmans. Cette situation ne cessa qu’avec la vie de Hakim. Fatigué des folies de leur souverain, les musulmans l’assassinèrent (1020).

En Babylonie, le gaonat expirant jetait alors quelques dernières lueurs avec Haï et Samuel ben Hofni. Comme on a vu plus haut, Haï avait trente ans quand il succéda à son père Scherira à la tète de l’académie de Pumbadita. Caractère ferme et indépendant, esprit élevé, penseur profond, Haï ressemblait beaucoup à Saadia, qu’il se proposait comme modèle et dont il défendait fréquemment la mémoire contre d’injustes agressions. Comme lui, il écrivait l’arabe très facilement, et il se servait de cette langue pour répondre aux consultations qui lui étaient adressées et traiter diverses questions scientifiques. Large d’idées comme Saadia, il admettait que sa religion n’avait pas le monopole de la vérité et que d’autres religions contenaient également d’excellents éléments. Quand il s’agissait d’expliquer certains mots obscurs de la Bible, il ne craignait nullement, pour en rendre le sens plus clair, de recourir au Coran et aux anciennes traditions musulmanes. Souvent il discutait avec des théologiens musulmans sur les rapports du judaïsme et de l’islamisme, et parvenait à les réduire au silence. Ses connaissances talmudiques étaient très étendues. Il ne s’occupait pas de spéculations métaphysiques, mais tout en n’étant pas véritablement philosophe, il avait des vues très justes sur les divagations mystiques qui, sous le voile de la religion, égaraient les esprits faibles, et qu’il condamnait sévèrement.

Dans tous les temps et dans tous les pays, il s’est trouvé des foules qui ont attribué à certains personnages la faculté de faire des miracles et d’arrêter ou de modifier momentanément la marche des lois de la nature. A l’époque de Haï, cette croyance existait parmi les juifs comme parmi les musulmans et les chrétiens ; elle régnait surtout en Palestine et en Italie. On était convaincu que par des formules magiques, par certaines transpositions des lettres qui forment le nom de Dieu, l’homme réellement pieux pouvait en tout temps opérer des miracles. Pour Haï, de telles superstitions étaient une profanation de la religion, et il les combattait de toutes ses forces. Interrogé par un disciple de Jacob ben Nissim, de Kairouan, sur le prétendu pouvoir magique du nom de Dieu, il répondit que ceux qui prétendaient croire à ce pouvoir étaient des fous ou des imposteurs. Il ajouta : S’il était possible au premier venu de faire des miracles et de déranger l’ordre de la nature par certaines formules, où serait donc la supériorité des prophètes ! Bien coupables sont les thaumaturges qui, pour leurs exploits, abusent du nom de Dieu.

Haï rendit un éclat momentané à l’académie de Pumbadita. Estimé et vénéré par Nissim et Hananel, de Kairouan, par les chéri de la communauté de Fez, le vizir Samuel Naguid, l’illustre Guerschom, de Mayence, et les savants juifs de tous les pays, il étais considéré comme le principal représentant du judaïsme et fut surnommé le père d’Israël. Loin de désirer, comme ses prédécesseurs et môme comme son père, le déclin et la disparition de l’école de Sora, il chercha, au contraire, à mettre à la tète de cette académie un homme qui pût la diriger avec dignité. A cet effet, il fit nommer comme gaon de Sora son beau-père, Samuel ben Hofni, son égal en science et en vertus, et auteur de plusieurs ouvrages rituéliques, d’un traité sur l’unité de Dieu et d’un commentaire sur le Pentateuque. Dans ce commentaire, Samuel suit le système de Saadia, expliquant la Thora autant que possible d’une façon rationnelle et cherchant à ramener à des faits naturels les événements bibliques qui ont un caractère surnaturel. Ainsi, pour lui, l’évocation de l’ombre de Samuel par la nécromancienne d’En-Dor et le dialogue de l’ânesse de Bileam avec son maître n’ont jamais eu lieu en réalité ; ce sont des visions, de simples rêves. Samuel ben Hofni eut encore un autre trait de ressemblance avec Saadia, il attaqua vivement les caraïtes. Samuel fut le dernier des gaonim de Sora ; il mourut quatre ans avant son gendre Haï (1034).

La mort de Haï, qui survint en 1038, affligea profondément toutes les communautés juives ; elle fut pleurée dans de touchantes élégies par Ibn Gabirol, le plus remarquable poète du temps, et par Hananel, de Kairouan. Avec ce gaon disparut définitivement l’académie de Pumbadita. Le collège donna bien un successeur à Haï, il investit à la fois de la dignité de gaon et de celle d’exilarque Hiskiyya, arrière-petit-fils de l’exilarque David ben Zakkaï. Mais à la suite de fausses accusations et sur l’ordre de Djelal Addaulah, ministre tout-puissant d’un khalife sans force et sans autorité, Hiskiyya fut jeté en prison, dépouillé de ses biens et finalement mis à mort (1040). Ses deux fils s’enfuirent et, après avoir longtemps erré, trouvèrent enfla un refuge en Espagne. En leur qualité de derniers rejetons de la maison royale de David, ils furent traités avec respect dans ce pays et s’y livrèrent, sous le nom d’Ibn Daudi, au culte des Muses. Ainsi finit le gaonat de Pumbadita. Le rôle de la Babylonie, si brillant dans l’histoire juive, était terminé, et pendant quelque temps cette contrée n’exerça plus aucune action sur le judaïsme.

L’Andalousie juive recueillit l’héritage de la Judée, de la Babylonie et du nord de l’Afrique, et l’augmenta encore, au grand avantage des générations suivantes. Déjà la civilisation arabe, venue d’Orient, avait dépassé son point culminant en Espagne et commençait à décliner avec le morcellement du khalifat des Ommayyades, quand la civilisation juive jetait ses premières lueurs et marchait rapidement vers son apogée. Dans un seul demi-siècle, on vit surgir nombre de personnalités remarquables, dont une seule aurait suffi pour illustrer une époque : c’étaient les princes Samuel et Joseph Naguid, le poète et philosophe Ibn Gabirol, l’exégète Ibn Djanah, sans compter les savants de moindre envergure. Cette première période rabbinique, ainsi appelée à cause de l’indépendance acquise par les écoles talmudiques et les rabbins d’Europe à la suite de la ruine du gaonat, est une période classique. Par ses travaux originaux et ses importantes recherches scientifiques exécutées dans toutes les directions, elle éclipsa totalement les époques précédentes. La science grammaticale de l’hébreu arriva à sa pleine maturité, la poésie néo-hébraïque atteignit sa plus puissante expression. La philosophie, considérée jusqu’alors parmi les Juifs comme l’humble servante de la théologie, conquit son indépendance et s’éleva aux plus hautes conceptions. L’enseignement talmudique lui-même se créa une méthodologie en réunissant les détails disséminés et isolés pour établir des règles fixes. Dans le mouvement intellectuel de ce temps, les Juifs occupaient sans conteste le premier rang.

A ce moment, la vie intellectuelle et religieuse des Juifs était tellement intense en Andalousie que cette contrée devint le centre du judaïsme et apparaissait aux communautés du dehors sous l’aspect d’un État juif. Aussi les enfants fugitifs du prince juif des Khazars et les deux fils du dernier exilarque vinrent-ils y chercher j`un refuge. A la tête du judaïsme andalous se trouvait alors une personnalité aussi distinguée par ses vertus et sa sagesse que par sa haute position politique : Samuel ibn Nagrela ou Nagdela. Réunissant dans sa personne les qualités des trois grands hommes qui fondèrent la gloire de l’Espagne juive, il était généreux et ami de la science comme Hasdaï, savait le Talmud comme Hanok, était poète et grammairien comme Dounasch ben Labrat.

Né en 993 à Cordoue, où son père Joseph était venu s’établir de Mérida, il fréquenta l’école talmudique de Hanok et fut initié aux finesses et aux difficultés de l’hébreu par Juda Hayyoudj. D’autres maîtres, qu’il n’était pas difficile de trouver alors à Cordoue, lui enseignèrent les sciences profanes et surtout l’arabe. Par suite de la guerre civile que le chef berbère Soleïman, en lutte avec les Arabes et la garde du corps slavonne des khalifes, avait allumée à Cordoue, Samuel, comme beaucoup d’autres Juifs, fut obligé, à l’âge de vingt ans, de partir de cette ville (1013). Les fuyards se rendirent à Grenade, Tolède et même jusqu’à Saragosse. Samuel ibn Nagrela s’établit à Malaga. Il y ouvrit une boutique, mais continua de s’occuper de ses études talmudiques et linguistiques. Outre l’hébreu, l’arabe et le chaldéen, il savait encore quatre autres langues, notamment le latin, le castillan et le berbère. Contrairement à l’habitude de ses coreligionnaires, qui, pour la plupart, écrivaient l’arabe en caractères hébreux, il était très habile dans la calligraphie arabe. Ce fut à son talent de calligraphe autant qu’à ses connaissances linguistiques qu’Ibn Nagrela dut sa haute position.

Affaibli par les guerres civiles et L’ambition des gouverneurs ou émirs, le grand empire hispano-musulman, créé par les khalifes ommoyyades, se morcela, après la chute de cette dynastie, en une quantité de petits États. En 1020, une tribu de Berbères, les Sinhadja, sous la direction de leur chef Maksen, fondèrent dans l’Espagne méridionale un petit royaume indépendant, avec Grenade pour capitale ; Malaga faisait également partie de ce royaume. A Malaga, le palais d’Aboulkassim ibn Alarif, vizir de Habous, le deuxième roi de Grenade, se trouvait à côté de la boutique de Samuel. Une esclave du vizir, qui avait toute la confiance de son maître et était chargée de lui adresser certains rapports, se les faisait rédiger par le petit boutiquier juif. Frappé de l’élégance du style et de la beauté de l’écriture, le vizir voulut connaître le rédacteur de ces rapports. Il fit mander Samuel au palais et le nomma son secrétaire intime (vers 1025). Il s’aperçut bientôt que Samuel avait des idées justes et des vues profondes sur les questions politiques, et il prit l’habitude de le consulter pour toute affaire grave.

A la mort du vizir, le roi Habous, éclairé par son ministre mourant sur le mérite de Samuel, le nomma son conseiller. Les Berbères avaient moins de préjugés contre les Juifs que les Arabes musulmans. Aussi Habous n’hésita-t-il pas à élever Samuel à la dignité de ministre d’État (katib) et à lui confier la direction des affaires diplomatiques et militaires (1027). À partir de ce moment, Samuel quitta sa boutique pour le palais de son souverain. Le disciple du talmudiste Hanok eut ainsi une grande influence sur la politique de l’Espagne, car les souverains musulmans régnaient mais ne gouvernaient pas; ils étaient capricieux, despotiques, mais le grand vizir seul dirigeait l’État. Par contre, sa responsabilité était lourde ; il y allait souvent de sa tête.

Habous n’eut qu’à se féliciter de son choix. Grâce à l’intelligence et à l’activité de son ministre juif, son État était devenu prospère. Du reste, Samuel savait plaire à son roi et occuper son esprit versatile ; il écrivit à sa louange un poème en sept langues. Or Habous, comme tous les princes musulmans, était très flatté d’être loué en beaux vers. Samuel ne sut pas moins se faire aimer de la population musulmane que de son souverain. Esprit net et circonspect, il avait des manières affables et parvenait souvent à triompher des difficultés par sa grande patience. Habile, prudent, toujours maître de lui-même, il parlait peu mais réfléchissait beaucoup. Sa sagesse et sa piété le préservèrent de l’orgueil, ce défaut si commun et si détesté chez les parvenus. Pendant près de trente ans, il sut se maintenir comme ministre principal du royaume de Grenade.

L’anecdote suivante nous montre la mansuétude remarquable de Samuel. Dans le voisinage du palais de Habous, un musulman tenait une boutique d’épiceries. Toutes les fois qu’il voyait sortir le roi, accompagné de Samuel, il accablait le ministre juif d’imprécations et d’invectives. Irrité de tant d’insolence, Habous ordonna à Samuel d’arrêter ce fanatique et de lui faire arracher la langue. Le vizir usa d’un moyen moins violent pour réduire son ennemi au silence, il lui remit une forte somme d’argent. Touché de tant de générosité, le marchand combla Samuel de bénédictions. Un jour que Habous aperçut de nouveau le marchand, il fit des reproches à son ministre de ce qu’il n’avait pas exécuté son ordre : J’ai suivi votre prescription, lui répondit Samuel, j’ai arraché à cet homme sa méchante langue et l’ai remplacée par une bonne.

Ce ne fut pas là le seul ennemi de Samuel. Bien des musulmans fanatiques voyaient dans la situation élevée du ministre juif un outrage pour leur religion, ils ne pouvaient admettre qu’un mécréant gouvernât les vrais croyants. Mais la fortune favorisait Samuel et il sortait des épreuves plus puissant que jamais. Ainsi, après la mort de Habous (1037), deux partis se formèrent à Grenade. La plupart des grandes familles berbères, ainsi qu’un certain nombre de vifs influents, tels que Joseph ibn Migasch, Isaac ben Léon et Héhémia Eskafa, se déclarèrent en faveur de Balkin, le fils cadet de Habous. Un groupe moins important, auquel appartenait Samuel, se rangea du côté du fils aîné Badis. Avant d’essayer même de lutter, Balkin se retira devant son frère. Badis monta sur le trône (octobre 1037). Samuel, confirmé dans sa dignité, devint en réalité véritable roi de Grenade, car Badis, adonné aux plaisirs, se déchargeait complètement sur son ministre des soucis du gouvernement.

Les partisans de Balkin, et parmi eux les trois Juifs nommés plus haut, quittèrent Grenade pour se retirer à Séville. Le prince Mohammed Algafer, ennemi du roi de Grenade, leur fit un excellent accueil et éleva même un des trois réfugiés juifs, Joseph ibn Migasch Ier, à de très hautes fonctions.

La situation brillante de Samuel à la cour de Grenade lui suscita des ennemis, même au dehors. Dans le petit royaume d’Almeria, formé, comme l’État de Grenade, d’un lambeau du vaste empire hispano-musulman, régnait alors le Slavon Zohaïr. Son ministre Ibn Abbas, d’origine arabe et descendant des premiers compagnons de lutte de Mahomet, souffrait dans son orgueil qu’un Juif fût investi de la même dignité que lui. Il excita la population musulmane de Grenade contre Samuel et demanda à Badis de destituer et peut-être même de faire exécuter son ministre. Sur le refus de Badis, Zohaïr et Ibn Abbas lui déclarèrent la guerre. Mal leur en prit. Conseillé par Samuel, Badis s’établit avec ses soldats dans une position très forte, d’où il attaqua et parvint à défaire l’armée d’Almeria. Zohaïr fut tué et Ibn Abbas fait prisonnier (3 août 1035).

Quelques semaines après, Ibn Abbas fut exécuté (23 ou 24 septembre). Dans sa profonde piété, Samuel attribua l’heureuse issue de cette lutte à une intervention spéciale de la Providence ; il composa sur ces événements un poème qu’il adressa à ses amis et admirateurs de l’Espagne et des autres pays, et il exprima le désir qu’on célébrât comme un nouveau Pourim la date où lui et ses coreligionnaires de Grenade avaient été sauvés de l’opprobre et de la mort. Voici quelques vers de ce poème :

Annoncez la nouvelle en Afrique et en Égypte,

Communiquez-la aux enfants de la Terre Sainte,

Faites-la connaître aux anciens de Pumbadita,

Transmettez-la aux docteurs de Sora,

Inscrirez-la dans des annales

Pour en perpétuer le souvenir dans l’éternité.

Le premier représentant de la période rabbinique remporta cet éclatant triomphe dans la même année où mourut Haï, le dernier représentant du gaonat en Babylonie.

La défaite d’Ibn Abbas rendit inoffensif un autre ennemi de Samuel. Ibn Abi Moussa Bakkana, vizir à Malaga, avait comploté avec Ibn Abbas la perte du ministre juif. Quand Ibn Abbas fut mort, Ibn Abi Moussa resta sans appui et se trouva, par conséquent, dans l’impossibilité de nuire à Samuel.

On sait par un historien du temps que, s’élevant au-dessus des scrupules religieux de son époque, Samuel ou, comme l’appelaient les Arabes, Ismaël ibn Nagrela employait dans les pièces administratives les formules consacrées par les usages musulmans. Ainsi ses ordonnances commençaient par ces mots : Hamdou lillaki (Gloire à Dieu !). Mentionnait-il le nom de Mahomet, il ajoutait : Que Dieu prie pour lui et le bénisse. Il exhortait ceux auxquels il adressait ses mandements à conformer leur vie aux prescriptions de l’islam. Bref, il observait dans les pièces officielles les coutumes en vigueur chez les musulmans.

Il parait sûr que Habous et plus tard Badis conférèrent à Samuel un certain pouvoir sur les communautés juives de Grenade. C’est ainsi que s’explique le titre de Naguid (prince) dont il est qualifié par ses coreligionnaires. En même temps que ministre d’État il était rabbin, et il remplissait toutes les fonctions que comportait cette dignité, enseignant le Talmud et rendant des décisions sur des questions religieuses. Son premier ouvrage fut une méthodologie du Talmud, qu’il fit précéder d’une introduction énumérant la suite des représentants autorisés du judaïsme, depuis les membres de la Grande Synagogue et les Tannaïm jusqu’aux gaouim et ses maîtres ;Moïse et Hanok. Il composa également un commentaire sur le Talmud, où il élucide de nombreux points de casuistique. Habile versificateur, il écrivit des prières pleines d’onction et de ferveur sur le modèle des Psaumes, des maximes et des paraboles sur le modèle des Proverbes, et enfin un traité de philosophie pratique à l’imitation de l’Ecclésiaste ; il intitula ces divers recueils Ben Tekilim (Fils du Psautier), Ben Mischlè (Fils des Proverbes) et Ben Kokélét (Fils de l’Ecclésiaste). Il écrivit aussi des épigrammes et des panégyriques, mais ces compositions poétiques, remplies d’excellentes idées, manquent d’élégance, de grâce, de chaleur et de clarté. De là le proverbe : Froid comme la neige du mont Hermon ou les poésies du lévite Samuel.

Sous l’inspiration d’une profonde piété et de nobles et généreux sentiments, Samuel devint le bienfaiteur de ses coreligionnaires, il soutenait et encourageait la science avec libéralité. Ses relations avec les savants s’étendaient jusqu’en Irak, en Syrie, en Égypte et en Afrique, il faisait des largesses au gaon Haï et à Nissim de Kairouan, distribuait des livres aux étudiants pauvres, se faisait, en un mot, le génie tutélaire des Juifs les plus éloignés. Quand Ibn Gabirol fut frappé par le malheur, il lui prodigua les plus affectueuses consolations. Grâce à sa généreuse protection, les Juifs de Grenade pouvaient remplir des fonctions publiques, servir dans l’armée et jouissaient d’une entière liberté. Après des temps tristes et sombres, c’était une joyeuse éclaircie. Du reste, la tribu des Berbères, maîtresse du pays, éprouvait plus de sympathie pour les Juifs que pour la population purement arabe, qui supportait avec impatience la domination des Sinhagites et dont les regards étaient sans cesse tournés vers le prince de Séville, qui était de son sang et de sa race.

Talmudiste, homme d’État, poète, Ibn Nagrela s’occupait également de linguistique, mais il ne brillait pas dans cette science. Aveuglé par son admiration pour Hayyoudj, il n’admettait pas qu’on pût être d’un autre avis que son maître sur un point quelconque de la grammaire hébraïque. Il composa lui-même sur la grammaire vingt-quatre écrits, dont un seul, le Livre de la Richesse, mérite d’être mentionné ; les autres étaient des articles de polémique dirigés contre le célèbre grammairien Ibn Djanah. Ce dernier, resté inconnu et méconnu pendant longtemps, est une des gloires du judaïsme espagnol, il mérite d’occuper une des places d’honneur dans l’histoire de la littérature juive.

Iona Merinos, appelé en arabe Abou-l-Walid Merwan ibn Djanah (né vers 995 et mort vers 1050), naquit, comme Samuel ibn Nagrela, à Cordoue. Dans sa jeunesse, il étudia la médecine dans l’école créée par le khalife Alhakem. Vivant à une époque où la langue sacrée excitait parmi les Juifs un vif enthousiasme, il commença par écrire des poésies. Mais bientôt il renonça à la versification pour s’occuper exclusivement de l’étude de l’hébreu ; il atteignit dans cette science une grande supériorité. Aujourd’hui encore, ses travaux peuvent être consultés avec fruit pour l’étude de la langue hébraïque et de la Bible.

Obligé, comme tant d’autres de ses coreligionnaires, de quitter Cordoue à la suite des ravages du Berbère Soleïman (1013), il alla s’établir à Saragosse. Là régnait encore ce préjugé que l’exégèse biblique et les recherches grammaticales étaient dangereuses pour le judaïsme rabbinique. Il est vrai que dans le nord de l’Espagne il existait un certain nombre de communautés caraïtes. Or, on sait que le caraïsme avait toujours montré une prédilection marquée pour ce genre d’études; ce qui explique l’aversion des Juifs rabbanites pour ces recherches. Néanmoins Ibn Djanah ne se laissa pas détourner de ses études favorites ; il poursuivit avec ardeur ses investigations sur la langue hébraïque et le sens vrai du texte biblique. En même temps, il exerçait la médecine ; il composa même quelques traités sur l’art de guérir. Mais son but principal était l’explication rationnelle de la Bible. Ses travaux grammaticaux n’étaient pour lui qu’un moyen qui devait l’aider à mieux comprendre l’Écriture Sainte.

En sentant approcher la vieillesse, qu’il nommait, avec Platon, la mère de l’oubli, Ibn Djanah se bâta d’achever son œuvre capitale et la nomma La Critique. Il y établit certaines règles grammaticales, qui étaient trop profondes ou paraissaient trop téméraires pour être comprises ou adoptées par tous. C’est Ibn Djanah qui créa la syntaxe hébraïque. Il émit surtout, dans cet ouvrage, des aperçus ingénieux et lumineux sur le texte biblique. Des hauteurs sereines où il s’était placé, il scrutait ce texte avec une impartialité et une pénétration remarquables. Malgré tous leurs efforts pour déterminer exactement le sens de chaque mot de la Bible, les caraïtes, presque à leur insu, étaient influencés dans leurs explications par la haine de la tradition. Saadia lui-même ne cherchait souvent dans la Bible que la justification et la confirmation de ses théories philosophiques. Ibn Djanah, le premier, érigea l’exégèse biblique en une science indépendante, avant en elle-même sa raison d’être. Aux anciennes interprétations, qui faisaient quelquefois parler à Dieu et aux prophètes un langage enfantin, il opposa des explications claires et simples, qui jetaient une vive lumière sur la pensée des auteurs sacrés. C’est ainsi qu’il rendit compréhensibles plus de deux cents passages difficiles, en partant de ce point de vue qu’au lieu de l’expression juste, qu’il indiquait, les écrivains sacrés avaient employé un terme impropre. Sa croyance au caractère divin de la Bible était absolue, mais il estimait qu’en s’adressant à des hommes, elle avait dû se servir du langage des hommes et était soumise, par conséquent, aux règles et aux défauts habituels de la rhétorique. Il n’était donc pas nécessaire, selon lui, pour expliquer les incorrections et les obscurités qui se rencontrent dans la Bible, d’admettre que, par ignorance, les copistes ou les inventeurs des ponts-voyelles aient modifié ou corrompu des mots ou des formes du texte primitif.

La Critique d’Ibn Djanah est écrite en arabe. Cet ouvrage qui, après le traité philosophico-religieux de Saadia, est la production la plus importante de la littérature juive du moyen âge jusqu’au Xe siècle, témoigne non seulement du savoir de l’auteur, mais aussi de sa haute valeur morale et religieuse. Ibn Djanah déclare, en effet, dans son introduction, qu’il n’a publié son livre ni par ambition ni par vanité, mais pour rendre plus facile la lecture de l’Écriture Sainte et pour éveiller ainsi la piété dans le cœur de ses frères. Convaincu d’être utile, par son livre, à la religion, il persista dans son entreprise sans se laisser arrêter ni détourner de sa voie par l’accusation d’hérésie et les autres attaques que dirigèrent contre lui ses violents et nombreux adversaires. Il n’exprima nulle animosité contre ses ennemis, il ne les mentionne même pas par leurs noms dans ses ouvrages, et si on ne le savait pas d’autre part, la postérité aurait ignoré à tout jamais les polémiques et les persécutions qu’il eut à subir de la part du ministre Samuel ibn Nagrela.

Quoiqu’il parût familiarisé avec les questions philosophiques et eût écrit un ouvrage sur la Logique, Ibn Djanah était ennemi des spéculations métaphysiques sur les rapports de Dieu avec le monde et sur les causes premières, spéculations qui préoccupaient vivement plusieurs de ses contemporains et compatriotes juifs, particulièrement Ibn Gabirol. A son avis, de telles recherches ne pouvaient conduire qu’au doute et à l’athéisme. Penseur calme et réfléchi, son esprit était fermé à toute idée excentrique ou fantaisiste, et aussi à toute inspiration poétique. Il formait ainsi un contraste frappant avec Ibn Gabirol, le troisième personnage du triumvirat, qui occupa une place si glorieuse dans l’histoire juive de cette époque.

Salomon ben Juda ibn Gabirol, en arabe Abou Ayoub Soleïman ibn Yakya (né en 1021 et mort en 1070), est une des personnalités les plus remarquables de l’Espagne juive. A la fois poète gracieux et profond penseur, il s’éleva au-dessus des intérêts matériels et des préoccupations terrestres pour s’attacher aux questions supérieures de l’existence. Dans ses ouvrages, ibn Gabirol nous montre souvent à nu son esprit, si puissant dans son originalité, et son cœur généreux ; mais on sait peu de choses sur sa vie et sa famille. Son père Juda, qui habitait Cordoue, paraît avoir émigré de cette ville, à la suite de troubles, en même temps que Samuel ibn Nagrela, pour se rendre à Malaga. C’est dans cette dernière ville que naquit et fut élevé cet homme remarquable, qui brilla d’un si radieux éclat par son génie poétique et sa raison pénétrante, et qu’on peut surnommer le Plotin juif.

D’après quelques-uns de ses vers, où il déplore avec des accents plaintifs et touchants d’être resté de bonne heure sans appui, sans frère ni ami, Ibn Gabirol parait avoir perdu, fort jeune encore, ses parents. Son caractère, très impressionnable, se ressentit de cet isolement. N’ayant jamais connu les joies de l’enfance ni peut-être le doux sourire de sa mère, il devint sombre et mélancolique. Comme il le dit lui-même :

Dans ma poitrine de jeune homme bat un cœur déjà vieux,

Mon corps marche sur terre et mon esprit plane dans les cieux.

D’une susceptibilité presque maladive, il se replia de plus en plus sur lui-même, s’isolant avec tes inspirations de son imagination et les méditations de son esprit. La poésie et la foi, éclairée par la philosophie, furent les deux anges qui le couvrirent de leur égide et le préservèrent du désespoir. Néanmoins, son cœur resta fermé à la joie, et ses chants sont empreints de tristesse. À l’age de seize ans, il écrivit une poésie dont les vers suivants montrent la sombre mélancolie :

Devant le rire mon cœur s’attriste.

La vie me parait si sombre !

Ô ami, un adolescent de seize ans devrait-il se lamenter,

Au lieu de se réjouir de sa jeunesse comme le lis sous la rosée ?

On sent, dans ses poésies, qu’il trouve sans nul effort l’expression et la rime, l’image et l’idée. Son imagination féconde est contenue dans de justes limites par un jugement droit, qui sait le préserver de toute exagération. Sous l’inspiration ardente du jeune poète, la vieille langue hébraïque se rajeunit et sait exprimer éloquemment ses pensées et ses sentiments ; il la manie comme une langue maternelle, l’assouplit et lui donne un poli, une élégance et une harmonie remarquables. Pour la première fois, la Muse, qui n’avait été représentée sous une forme quelconque ni dans la Bible, ni dans la poésie néo-hébraïque, fut personnifiée par Ibn Gabirol, qui la dépeignit sous les traits d’une colombe aux ailes d’or et à la voix mélodieuse. Appelé à bon droit le maître de la poésie et de l’éloquence, Ibn Gabirol attira bientôt sur lui les regards de ses contemporains.

Dans son isolement et sa situation précaire, Ibn Gabirol trouva un protecteur et un ami dont il a perpétué le souvenir dans ses poésies. C’était Yekoutiel ibn Hassan ou Al-Hassan, qui, à Saragosse, auprès du roi Yahya ibn Mondhir, occupait une situation analogue à celle de Samuel ibn Nagrela à Grenade. Yekoutiel avait une très grande influence à la cour, ses conseils étaient écoutés avec faveur. A l’exemple d’autres coreligionnaires haut placés, il s’intéressait aux savants et aux poètes juifs. Il se montrait particulièrement bienveillant pour Ibn Gabirol, calmant sa susceptibilité farouche et adoucissant par d’affectueuses remontrances sa morne tristesse. Dans sa profonde reconnaissance pour cette sollicitude vigilante, le poète emprunta à la nature ses plus éclatantes couleurs et à la Bible ses plus magnifiques images pour chanter les vertus de son bienfaiteur. Mais qui voudrait reprocher à un jeune poète de dix-sept ans, jusque-là délaissé et abandonné à ses chagrins, les exagérations de sa palette ?

Enhardi par les encouragements de Yekoutiel, Ibn Gabirol sortit peu à peu de lui-même, de ses sombres pensées, son cœur s’ouvrit aux douceurs de l’amitié, son âme s’éprit des beautés de la nature. Il se mit alors à chanter son protecteur, ses amis, la sagesse, la nature. Mais on aurait dit qu’une fatalité implacable le poursuivait de ses coups. Il fut douloureusement réveillé de son heureuse quiétude par la mort de Yekoutiel, qui périt, selon toute apparence, dans la révolution de palais qui amena la chute de son maître et l’avènement au trône d’Abdallah ibn Hakam, cousin et meurtrier de l’ancien roi (1039). La fin tragique de Yekoutiel affligea profondément les Juifs du nord de l’Espagne et causa à Ibn Gabirol un violent désespoir. Le poète célébra la mort de son ami dans une élégie d’une pénétrante émotion Yekoutiel, s’écrie-t-il au commencement de ce poème, a cessé de vivre ! Les cieux peuvent-ils donc également disparaître ?

A la suite de cette catastrophe, Ibn Gabirol s’enfonça de nouveau dans son isolement et sa mélancolie. Son excessive sensibilité augmentait encore ses tourments, il ne voyait partout que haine, envie et trahison. Ses productions poétiques de ce temps portent le cachet de la plus noire tristesse. Mais la douleur eut pour lui cet heureux résultat de retremper son énergie et d’affermir son âme ; c’est vers cette époque qu’il publia ses meilleures oeuvres. Sa facilité était telle qu’à l’âge de dix-neuf ans (1040), il écrivit une grammaire hébraïque complète en quatre cents vers monorimes, compliqués d’acrostiches. Dans l’introduction de cet ouvrage, Ibn Gabirol exalte les grâces de la langue hébraïque, que les anges emploient journellement pour chanter les louanges du Créateur, qui a servi à Dieu sur le Sinaï, aux prophètes et aux psalmistes, et il fustige de sa verve sarcastique l’indifférence de la communauté aveugle de Saragosse pour l’hébreu. Les uns, dit-il, parlent l’iduméen (le roman) et les autres la langue de Kèdar (l’arabe). Ibn Gabirol écrivit cette grammaire à Saragosse.

C’est aussi dans cette ville qu’Ibn Gabirol composa (en 1045) un traité de morale. Cet ouvrage n’a pas la mène valeur philosophique que ses écrits postérieurs, mais il offre un vif intérêt, à cause de l’esprit qui y règne et de la grande érudition que l’auteur, encore très jeune, y déploie. A côté de citations de la Bible et de sentences talmudiques, on y trouve des maximes du divin Socrate, de son disciple Platon, d’Aristote, de philosophes arabes et surtout d’un moraliste juif nommé Alkouti. Cet écrit, intitulé Du Perfectionnement des facultés de l’âme, expose un système original sur le tempérament, les passions et les instincts de l’homme. Il contient aussi des allusions mordantes à certains juifs de Saragosse. Ces traits étaient sans doute peu déguisés, car Ibn Gabirol ajoute : Il est inutile que je cite les noms, on reconnaîtra facilement les personnages. Il attaque surtout les orgueilleux, toujours disposés à humilier les autres et à vanter leur propre mérite, les hypocrites, qui parlent sans cesse d’amitié et de dévouement et dont le cœur déborde d’envie et de haine. Dans la préface, l’auteur ne se dissimule pas que ses railleries lui créeront de nombreux ennemis, mais la crainte du danger ne l’empêchait pas d’accomplir ce qu’il considérait être son devoir. Qu’ils me haïssent, dit-il, je ne m’abstiendrai pas de faire le bien.

Peu de temps après, ses prévisions se réalisèrent ; il fut expulsé de Saragosse (après 1045). En partant, Ibn Gabirol proféra des plaintes amères contre Saragosse, qu’il comparait à Gomorrhe. En même temps, devant l’avenir douloureux dont il se sentait menacé, il faisait entendre en vers pathétiques de déchirants cris de détresse. Dans son désespoir, il voulait quitter l’Espagne et aller visiter l’Égypte, la Palestine et la Babylonie. Pour se donner du courage, il rappelait les nombreuses migrations des patriarches, et il fit ses adieux à l’Espagne dans cette apostrophe véhémente :

Malédiction sur toi, pays de mes ennemis !

Mon sort ne sera plus jamais mêlé à ta destinée.

Je ne m’intéresse plus ni à ta prospérité ni à tes peines.

Cependant, il n’exécuta pas son projet. Il erra çà et là en Espagne, déplorant, dans de plaintives élégies, les trahisons de la destinée et l’inconstance de ses amis, et gémissant sur ses malheurs, réels ou imaginaires. A la fin, il semble avoir trouvé un refuge auprès du bienfaiteur des Juifs d’Espagne, le prince Samuel ibn Nagrela, et, sous la protection de cet homme d’État, il s’adonna avec, une nouvelle ardeur à ses spéculations philosophiques.

On a vu plus haut que, jeune encore, Ibn Gabirol avait déjà examiné les problèmes les plus élevés qui préoccupent la raison humaine. Quand il eut retrouvé sa liberté d’esprit, il reprit l’étude de ces questions difficiles. Le devoir, la substance et l’origine de l’âme, la vie future, Dieu et son essence, la création, tels étaient les sujets habituels de ses méditations. Il les traita en partie dans un poème écrit sous forme de prière et appelé Kéter Malkout, qui est d’une élévation de pensée et d’une vigueur d’expression incomparables. Sans doute, les idées d’Ibn Gabirol ne sont pas nouvelles, elles ont déjà été exprimées longtemps avant lui. Mais il eut le mérite de coordonner des idées éparses et de les réunir en un tout systématique, qu’il exposa dans un ouvrage écrit en hébreu et intitulé Mequor Hayyim, Fons Vitæ Source de la Vie. La philosophie, chassée autrefois d’Athènes par un empereur romain et, depuis, dédaignée ou du moins restée inconnue en Europe, avait dû chercher un refuge en Asie. Ce fut Ibn Gabirol, le penseur juif, qui le premier la transporta de nouveau en Europe; il lui éleva un autel en Espagne.

A la fois poète et philosophe comme Platon, Ibn Gabirol, à l’exemple de son illustre devancier, exposa ses idées dans des dialogues. Il développa son système dans un entretien animé entre un maître et son élève, et il évita ainsi la sécheresse et l’aridité inhérentes à l’examen de questions métaphysiques.

Dans les ouvrages philosophiques d’Ibn Gabirol, rien n’est particulièrement juif, rien ne révèle les croyances de l’auteur. Aussi ses travaux eurent-ils peu de retentissement et, par conséquent, peu d’influence chez les Juifs. Par contre, ils excitèrent un vif intérêt parmi les Arabes et les scolastiques chrétiens. Une année après son apparition, la Source de la Vie fut traduite en latin par un prêtre chrétien et un juif baptisé. Parmi les maîtres de la scolastique chrétienne, les uns adoptèrent ses idées, les autres les combattirent, tous en tinrent compte. La Cabbale même lui emprunta plus tard certaines conceptions. Ibn Gabirol est connu chez les chrétiens sous le nom d’Avicebrol ou Avicebron.

Un autre philosophe juif de cette époque, Bahya (Behaya) ben Joseph ibn Pakouda (Bakouda), suivit une autre voie qu’Ibn Gabirol. D’une foi ardente et d’une moralité austère, Bahya était une de ces personnalités à l’âme énergique, aux mœurs graves et pures, qui opéreraient facilement une révolution religieuse s’ils y étaient aidés par les circonstances. Il fonda une morale théologique du judaïsme d’une grande originalité et l’exposa en arabe dans un ouvrage qu’il appela Guide pour les devoirs des cœurs. Dans ce livre animé d’un souffle de profonde piété, l’auteur enseigne que dans la pratique de la religion, la pensée intime, le sentiment, importe seul, parce que seul il conduit à une vie véritablement sainte et pénétrée de la crainte de Dieu. Exégèse biblique, grammaire, poésie, philosophie spéculative, toutes ces sciences, toutes ces recherches qui préoccupaient alors les esprits au plus haut point, n’étaient pour Bahya que des objets secondaires, à peine dignes d’une attention sérieuse ; même l’étude du Talmud ne présentait à ses yeux qu’une importance médiocre. Il voulait que le judaïsme eût surtout sa place dans les cœurs, et pour lui les obligations imposées par la conscience étaient bien supérieures aux pratiques prescrites par la Loi. A l’exemple des docteurs pagano-chrétiens des premiers siècles, il divisait le judaïsme en deux parties : les lois religioso-morales et les lois cérémonielles. Ces dernières lui paraissaient naturellement d’un caractère moins élevé que les obligations purement morales.

Entraîné par ses aspirations vers Dieu et par son amour de la religion, telle qu’il l’entendait, Bahya arriva à considérer l’ascétisme, avec ses mortifications et ses austérités, comme le suprême degré de la sagesse humaine. A son avis, le judaïsme prescrit la sobriété et l’abstinence. Depuis Hénoc jusqu’à Jacob, dit-il, les patriarches n’eurent pas besoin d’être astreints à la tempérance par des lois spéciales, parce que chez eux l’esprit triomphait toujours de la chair. Ces lois devinrent seulement nécessaires après que le peuple juif, corrompu par son séjour en Égypte et les riches dépouilles trouvées plus tard dans le pays des Cananéens, se fut laissé séduire par les jouissances matérielles. De là l’utilité de l’institution du naziréat.

A mesure que le peuple dégénérait, des particuliers, notamment les prophètes, se sentaient portés à renoncer à toute relation sociale et à toute occupation pour se retirer dans la solitude et mener une vie contemplative. Cet exemple ne peut sans doute pas être suivi par tous, car il faut dans la société des hommes qui travaillent et agissent. Mais il est nécessaire qu’il y ait une classe d’hommes contemplatifs, séparés du monde (Peruschim) et enseignant au reste des humains à modérer leurs appétits et à vaincre leurs passions.

Comme on voit, Bahya avait des tendances à exalter le monachisme, tendances qui régnaient au moyen âge chez les musulmans comme chez les chrétiens. Quoique familiarisé avec la philosophie, il aurait vécu dans la retraite du cloître et l’immobilité de la contemplation, si le judaïsme rabbanite n’était pas absolument contraire à une telle exagération.

Parmi les figures si originales de la première période rabbinique, se trouve un savant dont les idées offraient un danger réel pour le judaïsme. C’était Abou-Abraham Isaac ibn Kastar ben Jasus, connu comme auteur sous le nom de Yitshaki et célèbre, même chez les Arabes, par ses connaissances médicales et philosophiques. Originaire de Tolède (né en 982 et mort en 1057), il était le médecin de Moudjahid et de son fils Ali Ikbal Addaula, princes de Dénia. Il écrivit une grammaire hébraïque, sous le titre de Recueil, et un autre ouvrage qu’il appela Sefer Yitshaki et où il exposait des idées excessivement hardies sur la Bible. Ainsi, selon lui, le chapitre de la Genèse qui parle des rois iduméens n’est pas de Moïse, mais a été interpolé quelques siècles plus tard. Affirmation audacieuse pour l’époque, et qui n’a été reprise que dans les temps récents.

Samuel ibn Nagrela, l’orgueil du judaïsme espagnol, qui, selon l’expression de son biographe, était ceint de la quadruple couronne de la science, de la naissance, de la gloire et de la bonté, mourut en 1055, sincèrement regretté et pleuré de ses contemporains. Il fut enterré près de la porte d’Elvire, à Grenade, et son Cils lui érigea un magnifique mausolée. Ibn Gabirol composa en son honneur ce quatrain :

Tu résides dans mon cœur,

Ton nom y est gravé à jamais.

Là, je te cherche et là je te trouve,

Je suis attaché à ton souvenir comme à mon âme.

Abou Housseïn Joseph ibn Nagrela (né en 1031) succéda à son père dans toutes ses dignités. Il fut nommé vizir par le roi Badis,. et quoiqu’il eût alors à peine vingt ans, la communauté juive lui conféra le titre de rabbin et de chef (naguid). Instruit par des savants juifs que son père avait fait venir de divers pays, versé dans la littérature arabe, Joseph montra de bonne heure une grande maturité d’esprit. Quand il se maria à dix-huit ans, il ne choisit pas sa femme parmi les riches et les notables d’Andalousie, il alla la chercher dans une famille pauvre mais vertueuse et universellement respectée, celle de Nissim, de Kairouan. Possesseur d’une grande fortune, occupant une brillante position, jeune et beau, Joseph menait cependant une existence simple, qui formait un contraste frappant avec la vie somptueuse de la noblesse. Il dirigeait avec dévouement et indépendance les affaires de l’État et, comme son père, il protégeait les poètes et les écrivains juifs, était à la tète d’une école et enseignait le Talmud. Sa générosité s’exerçait également envers les poètes arabes, qui célébraient ses louanges. Quand les deux fils du dernier gaon de Babylonie, qui descendaient d’un exilarque, arrivèrent en Espagne, le jeune ministre leur fit un excellent accueil et les établit à Grenade.

En deux points, cependant, Joseph différait de son père : il n’avait ni sa prudence ni son affabilité. Ainsi il nommait trop facilement ses coreligionnaires à des fonctions publiques, et il se montrait orgueilleux envers ses subordonnés ; il eut ainsi souvent l’occasion d’irriter la population berbère de Grenade. A la suite de divers incidents, cette colère se changea en une haine violente. Balkin, l’héritier du trône, qui avait eu des rapports très tendus avec Joseph, mourut subitement, et l’on crut à un empoisonnement. Le roi Badis fit alors mettre à mort quelques serviteurs et quelques femmes du prince (1064), mais le peuple accusa Joseph seul de ce crime. Un autre incident fit perdre à Joseph les faveurs de son maître. Les Berbères et les Arabes se haïssaient réciproquement, et chaque ville qui contenait des représentants des deux races était divisée en deux camps opposés. Un jour, le roi Badis apprit qu’à la suite d’un complot ourdi par le roi de Séville et les Arabes, le gouverneur berbère de Ronda avait été assassiné. Hanté par la crainte de subir le même sort, il conçut le projet diabolique de faire exterminer par son armée tous les Arabes de Grenade, pendant qu’ils seraient réunis le vendredi à la mosquée. Joseph, informé par le roi de sa résolution, lui en montra les fâcheuses conséquences et lui fit comprendre que, même en cas de réussite, il en résulterait pour l’État de graves dangers. Les Arabes des États voisins, lui dit-il, marcheront tous contre ton royaume pour venger la mort de leurs frères. Déjà, je vois des milliers de glaives s’abattre sur ta tête et l’armée ennemie ravager notre pays. Rien n’y fit, Badis persista dans son projet. Décidé à épargner à son maître, même contre sa volonté, un crime et une grave faute politique, Joseph fit avertir secrètement les notables arabes de ne pas se rendre le vendredi suivant à la mosquée. Ceux-ci comprirent à demi-mot. Au jour fixé, tout était prêt pour le massacre, quand les espions de Badis vinrent lui rapporter qu’il ne se trouvait à la mosquée que des Berbères et des Arabes de la basse classe. Irrité de voir échouer son complot, Badis s’en prit à Joseph et lui reprocha d’avoir trahi son secret. Le ministre eut beau protester de son innocence, il ne parvint pas à convaincre le roi. Depuis ce moment, Joseph, tout en restant ministre, n’avait plus la confiance de son souverain.

Rendus perspicaces par la haine, les ennemis de Joseph s’aperçurent bien vite que sa situation était devenue moins solide à la cour et que le moment était venu de l’attaquer, lui et ses coreligionnaires. Les plus odieuses calomnies étaient répandues contre lui. Un poète musulman, Abou Ishak al Elviri, prépara la voie, aux violences populaires en publiant contre les Juifs un poème passionné dont voici un passage :

Dis aux Sinhagites, aux puissants, aux lions du désert : Votre souverain a péché, il a conféré des honneurs aux mécréants, il a nommé un juif son ministre au lieu d’élever un croyant à cette dignité. Aussi les Juifs conçoivent-ils les plus folles espérances, ils se conduisent en maîtres et traitent les musulmans avec orgueil. A mon arrivée à Grenade, j’ai remarqué que les Juifs sont tout-puissants et qu’ils se partagent entre eux la capitale et les provinces. Partout règne un de ces maudits.

Ces vers haineux étaient bientôt dans la bouche de tous les musulmans de Grenade. La mort de Joseph était résolue, on n’attendait qu’un prétexte pour attenter à sa vie.

Ce prétexte fut fourni par l’incursion des soldats d’un souverain voisin, Almotassem, prince d’Almeria, qui venaient envahir Grenade. On répandit aussitôt le bruit que Joseph était vendu à Almotassem et qu’il avait promis à ce monarque de lui livrer le pays. Des Berbères, suivis de la plus vile populace, se précipitent un samedi soir vers le palais de Joseph, en forcent l’entrée, tuent le ministre juif et mettent le cadavre en croix hors de la porte de Grenade. C’est ainsi que mourut l’infortuné ministre, à l’3âe de trente-cinq ans (9 Tebet = 30 décembre 1066). Ce premier crime surexcita la fureur de la populace, qui résolut d’exterminer tous les Juifs de Grenade. Plus de quinze cents familles trouvèrent ainsi la mort, et leurs maisons furent détruites. Parmi les quelques Juifs qui purent échapper au massacre et se réfugier à Lucéna, se trouvaient la femme et le fils de Joseph. La bibliothèque de ce dernier fut en partie détruite, en partie vendue. La mort des martyrs de Grenade et du ministre juif produisit dans toute l’Espagne juive, une profonde et douloureuse impression. Même un poète arabe, Ibn Alfara, consacra une élégie à la malheureuse fin de Joseph. Dénoncé à la cour d’Almeria, où il vivait, pour les regrets qu’il avait exprimés sur la mort de Joseph, il fut hautement approuvé par le roi d’avoir eu la noblesse de pleurer un Juif mort, à une époque où tant de musulmans dénigrent leurs coreligionnaires vivants.

Les troubles de Grenade étaient le premier mouvement dirigé contre les Juifs, depuis que les musulmans dominaient en Espagne. Cette persécution semble avoir duré un certain temps, car les Juifs de tout le royaume furent contraints de vendre leurs immeubles et de s’expatrier. Heureusement, les souverains des divers royaumes de l’Espagne étaient jaloux les uns des autres, et quand les Juifs étaient persécutés par un de ces princes, ils recevaient un accueil bienveillant de l’autre. C’est ainsi que Joseph ibn Migasch Ier, expulsé de Grenade, fut nommé à un poste élevé par Almouthadid, roi de Séville, et qu’un autre prince, le roi Almouktadir Billah, de Saragosse, avait comme vizir un autre Juif, Abou Fadhl Hasdaï. Ce ministre (né vers 1040) était le fils du poète Joseph ibn Hasdaï, le rival d’Ibn Gabirol. Lui-même était également poète, mais il était aussi versé dans les sciences et s’occupait de musique et surtout de philosophie.

Peu de temps après la persécution de Grenade, mourut Ibn Gabirol. Dans ses dernières années, il s’était renfermé de plus en plus dans ses tristes pensées et sa sombre mélancolie. Ses dernières compositions sont des élégies sur la destinée cruelle des Juifs : Hélas ! s’écrie-t-il, l’esclave gouverne les fils de rois ! Depuis mille ans, Israël est exilé et ressemble à l’oiseau qui gémit dans le désert. Où est le grand-prêtre qui lui annonce enfin la délivrance ?Nos années, dit-il encore, passent dans la misère et dans l’affliction nous attendons la lumière et nous sommes plongés dans les ténèbres et l’avilissement. Des esclaves sont nos maîtres. Après avoir erré dans bien des villes, il mourut à Valence en 1069 ou 1070, à peine âgé de cinquante ans. A en croire une légende, un poète arabe, jaloux de son talent, l’aurait tué et enterré sous un figuier. Cet arbre aurait alors produit des fruits en si grande abondance qu’il aurait attiré l’attention sur lui. C’est ainsi que le crime aurait été découvert.