HISTOIRE DES JUIFS

DEUXIÈME PÉRIODE — APRÈS L’EXIL

Troisième époque — La décadence

Chapitre XX — Les suites de la guerre — (70-73).

 

 

Qui pourrait décrire les souffrances des malheureux Judéens, tombés au pouvoir des Romains ? Les prisonniers faits pendant cette guerre dépassaient le nombre de 900.000. Ceux qu’on avait pris à Jérusalem, Titus les fit parquer sur l’emplacement du temple, en laissant à un affranchi, et à son ami Fronto plein pouvoir sur eux. Il n’excepta que les princes de la maison d’Adiabène ; mais il les envoya à Rome, chargés de fers, comme des otages devant lui garantir la fidélité du roi d’Adiabène. Tous ceux qui furent reconnus ou dénoncés comme ayant pris part à la lutte furent mis en croix, sur l’ordre de Fronto. Les survivants durent envier leur sort. En effet, 17.000 d’entre eux moururent de faim, tant on leur mesurait la nourriture avec parcimonie. Une partie des prisonniers refusèrent d’accepter des Romains le moindre aliment, aimant mieux périr d’inanition. Parmi ceux qui survivaient, Fronto choisit les plus beaux jeunes gens pour orner le triomphe du général ; de ceux qui étaient âgés de plus de dix-sept ans, une partie fut envoyée en Égypte pour y travailler à perpétuité dans les mines au compte des Romains, comme naguère les prisonniers de Galilée avaient été employés aux divers travaux de l’isthme de Corinthe. La plupart des jeunes gens furent répartis entre les provinces pour jouer leur vie dans les cirques. Les plus jeunes et les femmes furent vendus à l’encan, et, vu leur grand nombre, cédés aux marchands d’esclaves à des prix dérisoires. C’est ainsi que les fils et les filles de Sion furent dispersés dans l’empire romain pour y gémir esclaves. Que de souffrances durent subir ces infortunés.

Une scène, dont le souvenir est parvenu jusqu’à nous, en donnera une idée. Un jeune homme et une jeune fille de noble origine étaient échus en partage à deux maîtres, et comme ils étaient tous deux d’une remarquable beauté, ceux-ci résolurent de les marier ensemble. Un soir, on les réunit dans la même chambre. Là, jeune homme et jeune fille pleurèrent ensemble sur leur triste sort : eux, nobles enfants de Judée, être contraints de s’accoupler comme de vils esclaves ! Lorsque l’obscurité se dissipa, les jeunes gens se reconnurent : ils étaient frère et sœur ! et l’âme pleine à la fois de joie et de tristesse, ils expirèrent dans les bras l’un de l’autre. — Une seule consolation restait aux malheureux captifs, c’était l’espoir d’être vendus à un maître habitant une ville où se trouvât une communauté judaïque. Dans ce cas, en effet, ils pouvaient compter avec certitude qu’ils seraient rachetés à tout prix par leurs coreligionnaires et qu’ils trouveraient auprès d’eux un accueil fraternel.

Vespasien déclara la Judée sa propriété privée et ordonna aux fonctionnaires romains de la vendre par lambeaux au plus offrant enchérisseur. Et de fait, pourquoi non ? N’avait-il pas fécondé cette terre avec du sang ? D’ailleurs cette vente était une bonne affaire, et Vespasien était encore plus amoureux d’argent que d’honneurs. Mais comme le conquérant romain paraît petit à côté du conquérant chaldéen, Nabuchodonosor ! Quant au doux Titus, quelle fut sa conduite lorsque, après avoir fait immoler ou vendre comme esclaves des myriades de créatures humaines, on lui amena enchaînés les plus robustes jeunes gens de la Judée ? Il tint sa cour à Césarée et donna à ses amis des fêtes sanglantes, dans le goût romain. Des bêtes féroces étaient amenées dans un cirque et les prisonniers judéens forcés de se battre avec elles jusqu’à ce que, vaincus, ils fussent mis en pièces. Parfois le spectacle changeait : les prisonniers devaient lutter les uns contre les autres et s’entretuer. C’est ainsi que périrent 2.500 nobles jeunes gens à l’occasion de la fête anniversaire de son frère, l’ignoble Domitien (24 octobre). De là, Titus se rendit à Césarée de Philippe, au pied du mont Hermon, où résidait le roi Agrippa et où il organisa de nouveaux combats de bêtes fauves et de prisonniers. Là encore, de nombreuses victimes expirèrent sous les yeux de Titus et de Bérénice. A Béryte, au jour natal de son père (17 novembre), Titus déploya la plus grande prodigalité, et ce furent encore des Judéens qui rougirent de leur sang le sable de l’arène. Dans toutes les villes de Syrie, Titus procura à la haine païenne le réjouissant spectacle du martyre des Judéens. Telle était la douceur et telle la philanthropie du grand empereur !

Il s’en fallut de peu que tous les Judéens de l’empire romain, surtout ceux de la Syrie, de l’Asie Mineure, d’Alexandrie et de Rome ne subissent le sort de leurs frères palestiniens. A la suite de la guerre judéo-romaine, la population païenne était ulcérée contre les fils de Jacob ; sa haine allait jusqu’à la fureur, et elle ne cachait pas que l’extermination de cette race était le plus ardent de ses vœux. Était-ce l’œuvre du hasard ou de la Providence, toujours est-il que l’image de Bérénice vivait au cœur de Titus et lui inspirait la clémence envers ses coreligionnaires. A cette époque douloureuse de son histoire, la nation trouva en elle une protectrice.

Lorsque Titus approcha d’Antioche, toute la population se porta à sa rencontre et lui demanda, avec force flatteries, d’expulser les Judéens de la ville. Titus répondit que, les Judéens n’ayant plus de patrie, il serait inique de les expulser. Il ne consentit même pas à ravir aux Judéens, comme on le lui demandait, leurs droits civils et à briser les tables d’airain on étaient consignés leurs privilèges. — Les habitants d’Alexandrie, eux aussi, le supplièrent vainement d’enlever aux Judéens de leur ville leur liberté et leurs droits.

L’entrée de Titus à Rome devait être accompagnée des honneurs du triomphe, à l’occasion de sa victoire sur la Judée. A cet effet, on choisit sept cents jeunes Judéens de belle prestance et on les envoya à Rome avec les deux chefs de zélateurs, Jean de Gischala et Siméon Bar-Giora. Jean, affaibli par la maladie et la famine, s’était, avec ses frères, rendu aux Romains. Pour Siméon, il s’était caché, avec quelques-uns de ses gens, dans les couloirs souterrains de Jérusalem et, grâce aux outils dont ils étaient munis, ils espéraient se frayer un chemin jusqu’au dehors de la ville pour aller continuer ailleurs la lutte contre les Romains. Mais ils rencontrèrent une roche vive contre laquelle tous leurs efforts échouèrent ; leurs maigres provisions étant épuisées, Bar-Giora résolut de mourir en héros. Couvert d’une robe blanche et d’un manteau de pourpre, il sortit de dessous terre au milieu des ruines du temple, et son apparition subite effraya les sentinelles romaines. Conduisez-moi auprès de votre chef, leur dit-il simplement. Celui-ci, Rufus, ayant été appelé : Je suis Siméon Bar-Giora, lui dit le zélateur, et aussitôt il fut chargé de chaînes. Il connaissait le sort qui l’attendait et il l’avait accepté d’avance.

Siméon Bar-Giora, Jean de Gischala et le reste des prisonniers figurèrent au triomphe de Vespasien et de ses deux fils. On portait devant eux les vases du temple, le chandelier d’or, la table d’or et un rouleau de la Loi. Les prisonniers enchaînés, puis des tableaux représentant les batailles et la destruction de Jérusalem, étaient exposés aux regards curieux de la foule. Ensuite venait Bar-Giora, traîné par une corde à travers les rues, et qui finalement, suivant la coutume romaine qui exigeait un sacrifice humain, fut précipité du haut de la roche Tarpéienne. Jean de Gischala mourut en prison. Tibère Alexandre, le véritable vainqueur des Judéens ses frères, prit part au triomphe et eut même une statue sur le Forum. Josèphe figura seulement comme spectateur.

Ce triomphe, le plus pompeux que Rome eût vu depuis de longues années, atteste la joie immense causée par la victoire de Rome sur la Judée. Depuis longtemps les légions n’avaient eu à combattre un ennemi aussi indomptable[1]. Aussi, durant plusieurs années, frappa-t-on, en souvenir de cet événement, des médailles d’or, d’argent et de cuivre. Ces médailles représentent la Judée sous les traits d’une femme assise tristement sous un palmier ou debout, les mains enchaînées, dans l’attitude du désespoir : elles portent la légende : Judœa devicta ou Judœa capta. Plus tard on construisit en l’honneur de Titus un arc de triomphe, où l’on remarque encore aujourd’hui les vases du temple, trophées de cette victoire (Arco di Tito). Pendant bien des années, dit-on, les Judéens de Rome faisaient un détour pour éviter de passer devant cet arc de Titus. Toutefois, ni Vespasien ni Titus ne voulurent prendre le surnom de Judaicus, qui aurait rappelé leur victoire, ce nom ayant déjà, alors, une signification déplaisante. Le butin du temple de Jérusalem resta de longues années dans le temple de la Paix, et le rouleau de la Loi fut conservé dans le palais impérial. De là, ces reliques du sanctuaire de Judée furent transportées dans d’autres pays, à l’époque où Rome, à son tour, expia ses forfaits.

Cependant la Judée n’était pas encore complètement soumise. Trois forteresses restaient à conquérir : l’Hérodion, Macherous et Massada. Bassus, gouverneur de la Judée, fut chargé par Vespasien de s’en emparer. La garnison de l’Hérodion se rendit à la première sommation. La prise de Macherous conta plus de peine à Bassus. Cette place, bâtie par Alexandre Jannée et fortifiée par Hérode, était située de l’autre côté du Jourdain, dans le voisinage de la mer Morte ; entourée de tous côtés de pentes abruptes et de gorges profondes, elle était presque imprenable. Mais la capture d’Éléazar, son jeune et héroïque défenseur, la força de se rendre. Bassus l’ayant fait mettre à la torture et semblant se disposer à le faire crucifier, les assiégés, émus de pitié à cette vue, promirent de se rendre si l’on épargnait leur chef. Bassus tint parole à ceux qui avaient négocié avec lui ; mais de la population qui demeurait dans la partie inférieure de la montagne et qui n’était pas comprise dans la capitulation, il fit massacrer environ 4.700 hommes et jeunes gens et vendit comme esclaves les femmes et les enfants.

Trois mille zélateurs qui, sous la conduite de Juda ben Jaïr, avaient pu sortir de la ville par une galerie souterraine et trouver un abri dans un bois voisin du Jourdain, étaient venus se joindre aux fugitifs de Macherous : tout à coup ils se virent enveloppés par les Romains qui, après un combat acharné, les massacrèrent tous. La mort empêcha Bassus de s’emparer de Massada ; Silva, son successeur, entreprit à son tour cette oeuvre difficile. Bâtie par le prince maccabéen Jonathan et fortifiée également par Hérode, cette forteresse était encore plus inaccessible que Macherous. La garnison, qui se composait d’un millier de zélateurs, avec leurs femmes et leurs enfants, commandés par Éléazar ben Jaïr, un descendant de Juda le Gaulanite, avait des vivres, de l’eau et des armes en abondance. Elle se défendit avec le courage qui caractérisait les zélateurs en général. Mais les machines des Romains ébranlèrent une des murailles : la deuxième, en bois, bâtie par les assiégés, fut incendiée par les matières inflammables que les Romains y lancèrent. Désespérant de pouvoir tenir avec des forces si médiocres, Éléazar exhorta ses gens à se donner eux-mêmes la mort, pour ne pas tomber aux mains des ennemis. Entraînés par ses paroles, tous égorgèrent leurs femmes et leurs enfants, puis se tuèrent eux-mêmes. C’était le 1er jour de la Pâque (73). Un silence de mort régnait dans Massada quand les Romains y pénétrèrent, et ils n’aperçurent d’autres êtres vivants que deux femmes et cinq enfants. Telle fut, sur le sol de la Judée, la fin des derniers zélateurs.

Vespasien se vengea cruellement des Judéens qui avaient essayé de secouer le joug de Rome. Et ce ne furent pas seulement les Judéens de Palestine, mais tous ceux de l’empire romain qui portèrent la peine de l’insurrection. La redevance annuelle de 2 drachmes (environ 1 fr. 90), qu’ils avaient L’habitude d’expédier au temple de Jérusalem, ils durent l’adresser désormais au temple de Jupiter Capitolin ; et Vespasien, toujours affamé d’or, se l’adjugea pour sa propre cassette. Ce fut le fiscus judaicus. Quant à ses amis et à ses complices judaïtes, Vespasien les combla d’honneurs et de richesses.

Bérénice habitait le palais de Titus, comme s’il eût déjà été son époux. Titus était si jaloux de cette femme qu’il fit étrangler un personnage consulaire, Cécina, son compagnon de table, parce qu’il le soupçonnait de commerce amoureux avec Bérénice. Pour flatter Titus, l’Aréopage, le Conseil des Six-Cents et le peuple d’Athènes érigèrent une statue à Bérénice, et lui consacrèrent une inscription pompeuse où on l’appelait la grande reine, la fille du grand roi Julius Agrippa. Titus paraît avoir songé sérieusement à l’épouser ; mais les Romains haïssaient trop les Judéens pour permettre un tel mariage. Titus dut se séparer d’elle tant que son père vécut.

Josèphe fut plus heureux. Vespasien et Titus le traitèrent avec les plus grands égards, comme s’ils avaient voulu le récompenser pour des services rendus. Il accompagna Titus à Rome lors de son triomphe ; il vit d’un œil tranquille l’humiliation de ses frères et applaudit méchamment à l’exécution infamante de ces héros. Vespasien lui fit cadeau de riches domaines en Judée, l’installa même à Rome dans son propre palais, et lui conféra le titre de citoyen romain. Josèphe possédait si bien la faveur de la dynastie flavienne, qu’il adopta le nom de famille de ses protecteurs : Flavius Josèphe, tel est, en effet, le nom sous lequel il est connu de la postérité. En raison de ces faits, les patriotes lui avaient voué une haine profonde, et, autant qu’il était en eux, cherchaient à troubler sa quiétude.

La prise des dernières forteresses de la Judée n’avait pas mis fin à la résistance des zélateurs. Partout où se portait leur course fugitive, ils portaient et implantaient la haine de Rome. Ceux qui avaient pu sortir de Jérusalem par les souterrains s’étaient dispersés de tous côtés et avaient demandé asile à leurs frères des pays d’Euphrate, de l’Arabie, de l’Égypte, de la Cyrénaïque. Ceux qui s’étaient réfugiés à Alexandrie engagèrent leurs coreligionnaires à se soulever contre Rome. Les Judéens d’Alexandrie étaient faciles à convaincre : ils se souvenaient des massacres dont ils avaient été victimes peu d’années auparavant. II n’y eut que les riches et les membres du Conseil qui s’opposèrent à cette entreprise, effectivement folle et téméraire, et firent une véritable chasse aux zélateurs. Six cents d’entre eux furent pris et livrés au gouverneur Lupus, qui les fit exécuter ; le reste se dispersa en Égypte. Ces derniers furent pris successivement, et on les mit à la torture pour les forcer à reconnaître l’autorité de l’empereur ; mais ils supportèrent les souffrances les plus atroces plutôt que de faillir à leurs principes, et tous, hommes et enfants, rivalisant de stoïcisme, expirèrent sous la main des bourreaux. Vespasien, qui craignait de voir l’Égypte devenir un foyer de nouvelles révoltes judaïques, ordonna de fermer le temple d’Onias, afin de les priver de leur dernier centre religieux. Les richesses et offrandes votives de ce temple furent versées dans le trésor impérial, comme l’avaient été celles du sanctuaire de Jérusalem (73-74). Le temple égyptien avait subsisté deux cent quarante-trois ans.

Ceux des zélateurs qui s’étaient réfugiés dans les villes de la Cyrénaïque y poussèrent, eux aussi, Ies Judéens à la révolte et ne furent pas plus heureux. Un zélateur nommé Jonathan rassembla autour de lui beaucoup de Judéens de la Cyrénaïque et les conduisit dans le désert de Libye, en leur promettant force miracles. Là encore les riches dénoncèrent au gouverneur romain la tentative séditieuse de leurs frères. Ce fonctionnaire, Catulle, fit saisir les rebelles, dont une grande partie furent mis à mort. Pour Jonathan, ce ne fut pas sans peine que les Romains purent mettre la main sur lui, et il se vengea de ses dénonciateurs en les accusant d’être ses complices. Jonathan et ses compagnons de captivité furent conduits à Rome, et, toujours par esprit de vengeance, ils cherchèrent à impliquer dans l’affaire Josèphe et quelques autres Judéens de Rome. Mais Titus connaissait trop bien les sentiments de Josèphe pour prêter l’oreille à cette accusation. Tout au contraire, il s’employa en sa faveur, et obtint son acquittement et celui de ses coaccusés. Jonathan fut d’abord passé par les verges, puis brûlé vif. Telle fut la fin de cette agitation zélotique, qui apporta de si douloureuses épreuves à une grande partie du monde juif dans l’empire romain. Plus heureux toutefois que les autres, les zélateurs qui s’étaient réfugiés dans l’Arabie du Nord, dans la contrée de Yathrib (Médine), réussirent à y fonder un établissement et à s’y maintenir jusqu’au VIIe siècle. Le rôle qu’ils y ont joué, dans des circonstances toutes différentes, n’a pas été sans importance.

La lutte étonnante soutenue par les Judéens contre Rome avait excité dans la société romaine un intérêt si vif, que plusieurs écrivains éprouvèrent le besoin de la raconter. Les auteurs païens le firent naturellement avec partialité. Par flatterie pour les vainqueurs et par haine pour les vaincus, ils amoindrirent de leur mieux les exploits héroïques des Judéens. Josèphe, malgré son dévouement aux intérêts romains, s’indigna de cette partialité ; ce qui lui restait de sentiment israélite ne lui permettait pas de se résigner à voir sa nation accusée de lâcheté. Il rassembla donc les souvenirs et les événements de sa vie, et, avec ces matériaux, il écrivit (75-79) l’histoire de la guerre de Judée et de ses origines. L’ouvrage se composait de sept livres. Mais Josèphe non plus ne pouvait être impartial : sa personnalité était trop intéressée dans cette histoire. Il soumit son livre à Vespasien et à Titus; celui-ci lui donna l’autorisation de le publier. L’histoire était donc arrangée de manière à pouvoir être lue et approuvée par les maîtres. Mais quelques années auparavant (vers 73), Justus de Tibériade avait composé, lui aussi, une histoire de la guerre judaïque, où il accusait Josèphe d’avoir été l’ennemi des Romains, d’avoir provoqué l’insurrection de la Galilée, et où il contestait la prétention de cet homme, qui se vantait de descendre des hasmonéens. Ainsi, la guerre des armes, à peine terminée, se continuait par une guerre de plume entre les représentants des deux partis hostiles. Justus, à vrai dire, n’était pas, lui non plus, un modèle de toutes les vertus. Après avoir été le chef de la révolution en Galilée, après avoir dirigé une expédition de représailles contre les Grecs du voisinage, il était passé du côté d’Agrippa, qui, sur les instances de Bérénice, lui fit grâce et le combla de présents. Entré alors au service d’Agrippa, Justus fut jeté deux fois en prison, puis exilé, et, sans l’intervention de Bérénice, il eût été condamné à mort. Après lui avoir, pour la seconde fois, fait grâce de la vie, Agrippa le nomma son secrétaire particulier. Sans doute, Justus connaissait plus d’un secret dont la divulgation eût été désagréable à Agrippa.

Josèphe a dû probablement taire certains faits et gestes de ce prince pendant et après la guerre ; mais tous ces secrets étaient connus de Justus, et il les révéla dans son histoire de la guerre de Judée. Toutefois, il laissa son œuvre inédite pendant vingt ans, et il ne la publia que le jour où il reconnut — avec une indignation patriotique ou une rage jalouse — que son ennemi était en faveur, même auprès du successeur de Titus, l’exécrable Domitien.

Du reste, aucun de ces deux écrivains n’avait un sentiment bien profond de la sincérité qui s’impose, comme une obligation sacrée, à tout historien.

Dans l’ouvrage de Josèphe, la Guerre de Judée, il est impossible de méconnaître la mauvaise foi avec laquelle il noircit ses ennemis. S’il a droit, comme historien, aux lauriers littéraires, il n’a droit en aucune façon à la couronne civique, ni comme ami de la vérité, ni comme ami de sa patrie.

Jérémie enchaîné, assis et gémissant sur les ruines de Jérusalem, ferme la première période de l’histoire d’Israël. Josèphe, écrivant tranquillement l’histoire de son peuple dans le palais des Césars, au milieu des splendeurs romaines, ferme la seconde période de cette même histoire.

 

 

 



[1] Au jugement dédaigneux de certains héros en chambre, qui dénient l’héroïsme aux Juifs, même dans le passé, on peut opposer avec avantage l’opinion d’un militaire sur ces mêmes Juifs. Jamais, dit M. de Saulcy (Les derniers jours de Jérusalem, p. 437), jamais en aucun temps nation n’a tant souffert, et ne s’est jetée si bravement et tout entière entre les bras de la mort, pour échapper au plus poignant des malheurs, à l’envahissement par la force brutale des armées étrangères. Honneur donc aux illustres martyrs du patriotisme judaïque ! Car ils ont payé de leur sang le droit de transmettre à leurs descendants le souvenir de la plus belle résistance qui ait jamais été faite par les faibles contre les horreurs de la conquête.