HISTOIRE DES JUIFS

DEUXIÈME PÉRIODE — APRÈS L’EXIL

Troisième époque — La décadence

Chapitre XVI — Dispersion de la nation judaïque et diffusion de sa doctrine — (40-49).

 

 

Aucun peuple au monde n’a entendu, à l’égal de la nation judaïque, prédire à son berceau ses migrations sans fin et sa dispersion future, et cette terrible prédiction ne s’est que trop littéralement réalisée. Dans les deux grands empires de cette époque, l’empire romain et celui des Parthes, il n’y avait pas un coin, pour ainsi dire, où l’on ne trouvât des Judéens, groupés en communauté religieuse. Les bords du vaste bassin méditerranéen et l’embouchure des grands fleuves de l’ancien monde, du Nil, de l’Euphrate, du Tigre, du Danube, étaient peuplés de Judéens. Comme poussés par une destinée inexorable, les enfants d’Israël s’éloignaient toujours davantage de leur centre naturel. Toutefois, cette dispersion même fut un bienfait, une faveur de la Providence, car c’est elle qui a assure l’existence de la famille judaïque et l’a faite immortelle. Persécutée dans un pays, elle allait se reformer dans un autre et y fondait des asiles pour sa Loi, qui lui devenait de plus en plus chère. C’étaient autant de grains semés par toute la terre pour y porter la connaissance du vrai Dieu et la saine morale. Si la colonisation grecque servit à répandre parmi les nations le goût des arts et de la science, si celle des Romains y développa la notion de l’État discipliné par la loi, la dissémination bien autrement considérable du plus ancien des peuples civilisés, du peuple judaïque, avait pour but, on ne saurait le méconnaître, de réagir contre les folies et les vices grossiers du paganisme. Toutefois, si éparpillée que fût cette famille, elle n’était nullement démembrée. Les Judéens dispersés avaient un centre commun le temple de Jérusalem et le grand Sanhédrin, objets de leur vénération et de leur amour. Là, de partout, se portaient leurs regards ; là, tous envoyaient leurs offrandes, afin de participer, fût-ce indirectement, au culte public. Le Sanhédrin leur dictait les règles de conduite au point de vue de la loi religieuse, et ils lui obéissaient d’autant plus volontiers qu’ils lui obéissaient sans contrainte. De temps en temps, le Sanhédrin envoyait des députés aux communautés, même les plus éloignées, afin de leur faire connaître ses décisions les plus importantes.

La fréquentation du temple par les Judéens domiciliés hors de Palestine cimentait l’unité de la nation. Telle était l’affluence de ces visiteurs qu’ils durent instituer à Jérusalem des synagogues spéciales, où ils se réunissaient pour la prière, et parmi lesquelles on cite celles des Alexandrins, des Cyrénéens, des Libertini, des Élyméens, des Asiatiques. On peut se faire une idée de l’immense population judaïque de cette époque en songeant que l’Égypte seule, depuis la Méditerranée jusqu’aux frontières de l’Éthiopie, renfermait prés d’un million d’Israélites. Dans une contrée voisine, la Cyrénaïque, il y en avait également un grand nombre qui avaient y été transportés d’Égypte ou y avaient émigré volontairement. En Syrie et particulièrement à Antioche, les Judéens formaient une partie notable de la population. Les successeurs d’Antiochus Épiphane leur avaient rendu les droits et l’égalité civique que ce forcené leur avait ravis. Un de ces rois leur restitua même les vases provenant du pillage du temple et qu’ils conservèrent dans leur synagogue. A Damas demeuraient environ dix mille Judéens, à qui le roi nabatéen Arétas Philodème avait donné un ethnarque choisi parmi les principaux d’entre eux. À Rome, la capitale du monde, le centre d’attraction de tous ceux qui avaient soif d’honneurs, de luxe et de plaisirs, de tous les exaltés et de tous les mécontents, la population judéenne, chassée par Tibère, se reforma bientôt si nombreuse, que l’empereur Claude, qui, pour une raison restée inconnue, avait résolu de l’expulser, n’osa mettre son projet à exécution. Cependant il défendit aux Judéens de tenir des assemblées religieuses. C’est seulement vers la fin de son règne que ce prince en fit sortir un certain nombre de Rome, à la suite de troubles fomentés par un apôtre chrétien du nom de Chrestus.

Au pays des Parthes, la population judaïque était encore plus considérable qu’en Europe, en Syrie et en Afrique. Restes de l’ancienne émigration, les Judéens occupaient notamment, en Mésopotamie et en Babylonie, des territoires entiers. Deux jeunes gens de Naarda (Nehardéa, sur l’Euphrate), nommés Hasinaï et Hanilaï, fondèrent dans les environs de cette ville (vers l’an 30) une société de brigandage qui répandit la terreur dans les pays voisins. De même que Naarda et Nisibis servaient de centres aux Judéens des bords de l’Euphrate, il se forma dans chaque contrée un point central d’où la population judaïque se répandait dans les pays voisins. De l’Asie Mineure, un de ses courants alla envahir la région de la mer Noire ; un autre, la Grèce et les îles. Les villes d’Athènes, de Corinthe, de Thessalonique, de Philippes, renfermaient des communautés de Judéens. Sans aucun doute, Rome envoya des colonies judaïques du côté de l’ouest, vers le sud de la Gaule et de l’Espagne.

La première impression que les Judéens produirent sur les païens était antipathique. L’étrangeté de leur manière de vivre, de leur costume et de leur doctrine religieuse les faisaient considérer comme une race singulière et mystérieuse, une sorte d’énigme, objet tour à tour d’effroi et de risée. Le contraste entre le judaïsme et le paganisme était si absolu qu’il éclatait dans tous les actes de la vie. Tout ce que les païens révéraient était une abomination pour les Judéens, et ce qui était indifférent aux premiers était pour les autres l’objet d’un culte pieux. La répugnance des Judéens à s’asseoir aux tables païennes, à contracter mariage avec des païens, à manger de la viande de porc et à consommer, le sabbat, des aliments chauds, tout cela leur paraissait autant d’énormités, et leur réserve dans leurs rapports avec les étrangers passait pour haine du genre humain :

Toutes les terres, toutes les mers sont pleines de toi,

Et chacun te hait à cause de tes coutumes[1].

Même la gravité des Judéens, qui ne leur permettait pas de prendre part aux puérils amusements du cirque, était considérée par les païens comme le fruit d’une imagination sombre, insensible au charme de la beauté. — Aussi les esprits superficiels ne voyaient-ils dans le judaïsme qu’une superstition barbare et haineuse, tandis que les penseurs étaient forcés d’admirer la pureté de leur culte spiritualiste, leur mutuel et profond attachement, leur chasteté, leur tempérance, leur constance à toute épreuve.

Le paganisme, au contraire, offrait plus d’une prise à la critique des Judéens. Son idolâtrie grossière et sa mythologie fantastique, qui ravalait les dieux au-dessous de la nature humaine ; la folle idée de diviniser des empereurs corrompus ; la débauche croissante, née de la décadence de la Grèce et du contact de Rome avec des peuples dégénérés ; le spectacle journalier de l’adultère, des amours contre nature, les superstitions, l’incrédulité et la bestialité qui se heurtaient comme dans un tourbillon bachique, rendaient les Judéens d’autant plus fiers de leur supériorité et les provoquaient, en quelque sorte, à des comparaisons qui n’étaient pas à l’avantage de la religion païenne. Là où la connaissance de la langue grecque facilitait l’échange des idées, comme en Égypte, en Asie-Mineure, en Grèce, Judéens et païens furent amenés à des luttes d’ordre purement intellectuel. Le judaïsme appela le paganisme devant le tribunal de la vérité, et opposa sa propre élévation à la petitesse abjecte de la doctrine païenne.

Les convictions qui animaient Israël brillaient de se faire jour et de se répandre au dehors. Mais voyant leur nation en butte à la haine des Gentils, les penseurs judéens eurent recours à une sorte de pieuse supercherie, en mettant leurs propres doctrines et leurs dogmes sublimes sur les lèvres des grands poètes et devins du paganisme. C’est ainsi que des auteurs judéo-grecs prêtèrent à Orphée, le poète de la légende, et au tragique Sophocle, chantre de la toute-puissance des dieux, des vers qui mettent en relief la conception judaïque et son contraste avec les idées païennes. Lorsque la conquête romaine répandit au loin la tradition des oracles sibyllins, les poètes judaïques s’empressèrent d’abriter sous cette autorité ce qu’ils n’auraient pu dire en leur nom ou du moins ce qu’ils n’auraient pu faire accepter. La Sibylle exprime sous forme d’oracle l’essence du judaïsme ; elle effraye les esprits par la peinture des châtiments qu’entrain le mépris de la Divinité ; elle prédit aux païens, s’ils acceptent le Dieu immortel du judaïsme, la fin prochaine de leurs sanglantes querelles et fait luire à leurs yeux, dans une radieuse perspective, l’avenir heureux annoncé par les prophètes.

Voici comment elle s’exprime sur l’avènement messianique auquel participeront tous les peuples de la terre :

Malheureuse Hellas, cesse de t’enorgueillir,

Implore l’Immortel, le Magnanime, et prends garde !

Sers le Dieu puissant, afin que tu aies un jour ta part

Quand arrivera la fin, quand se réalisera l’avenir

Promis aux gens de bien par la parole divine.

Alors la terre féconde prodiguera aux mortels

Ses fruits les plus exquis, froment, vin et olives,

Et la douce liqueur, le miel, présent des cieux,

Les arbres et leurs fruits, et les grasses brebis,

Bœufs et génisses, agneaux et chevreaux;

Et partout couleront des ruisseaux de lait blanc et pur.

De nouveau les cités regorgeront de richesses.

Plus de guerre, plus de batailles avec leur fracas

Qui secoue et fait gémir la terre;

Plus de sécheresse, plus de famine, plus de grêle meurtrière.

Une paix profonde régnera parmi les hommes ;

Jusqu’à la fin des temps les rois seront unis,

Et du haut du ciel étoilé, le Dieu immortel

Gouvernera tous les hommes d’après une même loi,

Une seule et même loi pour toutes les actions humaines.

Car lui-même est unique, il n’est point d’autre dieu,

Et il détruira par le feu les hommes pervers[2].

Il y eut aussi toute une série d’écrits en prose, sortis de l’école judéo-grecque, qui n’avaient d’autre but que de montrer l’inanité du paganisme et de présenter le judaïsme sous un aspect favorable. Pour forcer les païens à reconnaître sa supériorité, ils leur citaient comme modèles des rois païens qui étaient arrivés à se convaincre que le paganisme était une religion pleine d’idées creuses et vaines, et que le judaïsme était la vérité elle-même. Un de ces livres, qui produisit une impression profonde, fut une oeuvre philosophique dont on attribua la paternité au roi Salomon en l’intitulant la Sapience de Salomon (Sophia).

Mais, en s’adonnant à la littérature et à la philosophie des Grecs, en prenant leur harmonieux idiome comme instrument d’attaque contre le culte et les mœurs dépravées des païens, les Judéens de langue grecque dépassèrent le but qu’ils voulaient atteindre. Ils étaient partis de cette pensée de rendre le judaïsme et ses principes acceptables aux Grecs, mais insensiblement il leur devint étranger à eux-mêmes. Les idées grecques avaient si bien envahi leur esprit qu’ils finirent par ne plus voir dans les doctrines judaïques que l’expression de ces mêmes idées. Leur attachement même à la foi de leurs pères les amenait à se faire, volontairement en quelque sorte, illusion sur ce point. Ils ne trouvaient point, à la vérité, dans la Bible assez de données pour placer, en regard de chaque proposition de la philosophie régnante, un texte correspondant. Mais nos écrivains d’Alexandrie surent tourner cette difficulté.

A l’exemple de certains philosophes grecs qui retrouvaient dans les vers d’Homère leurs propres systèmes ou les en déduisaient par de subtiles interprétations, au moyen de l’allégorie, qui donnait aux mots un sens nouveau et plus profond en apparence, les penseurs judéens appliquèrent le même procédé à la Bible. Partant de l’hypothèse qu’il n’est pas possible, pas même permis d’y prendre tout à la lettre, sous peine de rabaisser la majesté divine ou de porter atteinte à la considération des prophètes, ils s’attachèrent, eux aussi, aux subtilités de l’interprétation allégorique ou topologique.

Cette manie de l’allégorisme devint si contagieuse et s’empara tellement des esprits que la foule elle-même ne trouvait plus de goût aux simples récits de l’Écriture ni à ses sublimes doctrines, et ne se complaisait qu’aux explications les plus raffinées. Les pieux docteurs qui, chaque sabbat, développaient publiquement la sainte parole, durent sacrifier au goût de l’époque et se résigner à travestir, par l’allégorie, les doctrines et même les faits historiques. Un des résultats de cette tendance fut le relâchement religieux des Judéens lettrés d’Alexandrie. L’allégorisme compromit gravement l’édifice de la Thora. De fait, si les lois ne sont que l’enveloppe de certaines idées philosophiques, s’il ne faut voir dans le Sabbat que la puissance de l’Être incréé, dans la circoncision qu’un symbole qui nous enseigne à gouverner nos passions, il suffira de s’assimiler ces idées, de les connaître théoriquement, et la pratique deviendra inutile — ainsi s’exprimaient, en effet, les alexandrins. De cette tiédeur à l’apostasie il n’y avait qu’un pas, et ainsi s’explique la faiblesse avec laquelle, en face des misères accumulées, plusieurs se jetèrent dans le paganisme. C’est à Alexandrie que la lutte entre la science et la foi se produisit d’abord, sans toutefois prendre une forme décidée ni aboutir à une conciliation.

Cependant il y eut, de la part de ceux que la culture grecque n’avait pas égarés, quelques tentatives pour combattre l’indifférence religieuse. Un des principaux penseurs judéo-grecs de cette époque était ce même Philon, qui avait été chargé de défendre le judaïsme contre d’odieuses et perfides accusations devant l’empereur Caligula. Philon est le plus grand esprit qu’ait enfanté le judaïsme alexandrin. Dans un langage inspiré et plein de noblesse, il plaida en faveur de l’autorité immuable de la Loi et sut lui reconquérir l’amour et le respect de son siècle. S’il a partagé les erreurs et les préjugés de l’époque, il ne la domine pas moins de sa haute et claire intelligence.

Lui aussi, Philon abuse de l’interprétation allégorique. Comme ses devanciers, il estime que le Pentateuque, au moins en majeure partie, dans ses récits comme dans sa législation, doit s’interpréter figurément. Entraîné par sa méthode, il se livre aux subtilités de la symbolique numérale, explique les mots hébreux par des mots grecs, trouve dans un même texte des idées diverses et même contradictoires. Pour lui, l’allégorie était en quelque sorte un besoin impérieux, et il l’aurait inventée si elle n’eût déjà existé. C’est qu’il tenait à voir consacrées par la Bible les idées dont lui-même était plein, idées écloses dans son propre cerveau ou empruntées aux écoles de l’Académie, du Portique et des néo-pythagoriciens. Mais, tout en partageant et en exagérant même l’aberration des allégoristes, Philon s’en sépare sur la question essentielle, je veux dire sur l’obligation permanente d’observer la Loi, et c’est là précisément ce qui fait sa supériorité. Il se prononce formellement et résolument contre ceux qui se contentent du sens spirituel des préceptes et qui négligent la pratique ; il les traite d’esprits légers et superficiels. Comme si, réduits à eux-mêmes, ils vivaient dans un désert, ou comme s’ils étaient des êtres immatériels, n’ayant jamais vu une ville, un village ni une maison, n’ayant pas commerce avec les hommes, ces gens méprisent ce que les autres aiment, ils ne veulent voir que la vérité nue. Or, l’Écriture nous exhorte bien à rechercher la sagesse, mais elle nous enseigne aussi à ne pas négliger les pratiques instituées par des hommes inspirés et plus grands que nous. Nous sera-t-il donc permis, parce que nous connaissons le sens spirituel du sabbat, de négliger les dispositions légales qui le concernent ? Oserons-nous, ce jour-là, faire du feu, cultiver la terre, porter des fardeaux, citer en justice et prononcer des arrêts, encaisser des créances, faire, en un mot, le travail de tous les jours ? Parce que t les fêtes sont le symbole de la paix de l’âme et de la reconnaissance envers Dieu, négligerons-nous de les célébrer ? Renoncerons-nous à pratiquer la circoncision parce que nous en connaissons la signification symbolique ? A ce compte, il nous faudrait aussi faire bon marché du temple et de toute pratique religieuse. Non, nous devons un égal attachement à la Loi et à sa signification, car une est à l’autre ce que le corps est à l’âme. N’avons-nous pas soin de notre corps parce qu’il est le siège de l’âme ? C’est précisément par la pratique matérielle des lois qu’on arrive à en mieux saisir le sens intime, et du même coup on évitera les reproches du vulgaire. On le voit, Philon appuie tout particulièrement sur la sainteté et l’inviolabilité de la loi judaïque. C’est pourquoi, seule entre toutes les législations, celle du judaïsme reste fixe, intacte, inébranlable, comme marquée du sceau de la nature, depuis le jour où elle fut révélée jusqu’à ce jour, et elle durera aussi longtemps que le monde. La nation judaïque, dans toutes les fortunes qu’elle a traversées, n’a jamais répudié une parcelle de sa loi, qu’elle vénère comme divine et sacrée. Ni la famine, ni la peste, ni la guerre, ni les menaces des tyrans n’ont pu détruire la Loi ; comment ne l’aimerions-nous, ne la glorifierions-nous pas au-dessus de toute chose ?

D’après Philon, c’est dans les monuments scripturaires des Judéens qu’est renfermée la véritable Sagesse. Ce que la plus saine philosophie enseigne à ses disciples, les Judéens le puisent dans leurs lois et leurs coutumes, nommément la connaissance du Dieu éternel, le mépris des fausses divinités, la charité et la douceur envers toutes les créatures. Ne méritent-elles pas, s’écrie-t-il, la plus profonde vénération, ces lois qui invitent le riche à donner une part de son bien au pauvre, qui consolent le pauvre par la perspective d’une époque où il n’aura plus besoin de mendier à la porte du riche et rentrera en possession de son bien ? L’arrivée de la septième année rend immédiatement l’aisance aux veuves, aux orphelins, à tous les déshérités. Aux propos calomnieux dirigés contre le judaïsme par Lysimaque, Apion et consorts, Philon oppose l’esprit de mansuétude qui respire partout dans les lois judaïques et qui s’étend jusqu’aux animaux, jusqu’aux plantes: Et ces misérables sycophantes osent décrier le judaïsme comme un ennemi du genre humain, lui dont l’essence n’est que charité !

C’est pour donner une idée plus saine des monuments littéraires du judaïsme à ceux des siens qui les raillaient et aux Grecs qui les mésinterprétaient, que Philon composa ses écrits, sorte de commentaire philosophique du Pentateuque, première tentative qu’on ait faite d’une exposition raisonnée du judaïsme.

Toutefois, si d’un côté Philon se maintenait strictement sur le terrain du judaïsme, il n’en était pas moins, d’autre part, imbu des doctrines de la philosophie grecque, si opposées à celles du judaïsme. L’esprit judaïque et l’esprit hellénique le dominaient avec une puissance égale et se disputaient la possession de sa pensée. En vain il s’efforça de concilier des faits essentiellement inconciliables. Pour faire disparaître la contradiction entre la doctrine d’un Dieu créateur du monde et celle d’un Être parfait, sans relation possible avec la matière, Philon imagine des êtres intermédiaires entre Dieu et l’univers. Dieu crée d’abord un monde spirituel, le monde des idées, qui ne sont pas seulement les prototypes des choses à créer, mais encore les puissances actives, les causes efficientes, entourant Dieu comme un cortège de serviteurs. C’est par ces forces spirituelles que Dieu agit indirectement sur le monde.

La somme de ces forces intermédiaires est ce que Philon nomme le Logos ou la Raison divine agissante, la Sagesse divine, l’Esprit de Dieu, la Cause des causes. Pour Philon, plus poète que philosophe, le Logos est le premier-né de Dieu, placé sur la limite de l’infini et du fini, les reliant et les séparant tout ensemble. II n’est ni incréé comme Dieu, ni créé comme les êtres finis. Le Logos est le prototype de l’univers, le représentant de Dieu, qui transmet ses ordres au monde ; l’interprète qui lui signifie ses volontés, l’exécuteur qui les fait obéir, l’archange intermédiaire des manifestations divines, le grand prêtre qui intercède pour le monde auprès de Dieu.

Cette conception obscure et nuageuse du Logos fut adoptée et utilisée par le christianisme naissant, qui voulait se donner un vernis philosophique et ne fit que rendre l’obscurité plus épaisse encore. Sans l’avoir prémédité, sans se douter même de l’avènement du christianisme, Philon l’égara et lui fit prendre un feu follet pour le soleil.

Du reste, plus qu’aucun de ses devanciers, l’illustre philosophe d’Alexandrie porta de rudes coups au paganisme abject et corrompu de la Grèce et de Rome. Toutes ses réflexions sur les lois judaïques n’ont d’autre but, au fond, que d’en faire contraster la pure lumière avec les taches de l’idolâtrie, avec les dévergondages de la chair, les croyances vides et vermoulues du monde gréco-romain. Toutefois Philon n’en jugea pas moins nécessaire de défendre le judaïsme contre les accusations mensongères dont il était l’objet et d’en démontrer la grandeur par le simple exposé des faits. Ses principaux écrits furent composés avant tout pour ses coreligionnaires ; mais il voulait aussi que sa voix portât au delà de la Synagogue.

Aux quelques lois humanitaires que les Grecs se vantaient de posséder de vieille date, comme la défense de refuser le feu, le devoir de remettre l’égaré dans son chemin, etc., il ne lui fut pas difficile d’opposer une quantité de lois de miséricorde, expressément énoncées dans le Pentateuque ou transmises par tradition orale. En tête de ces dernières, Philon place la belle sentence de Hillel : Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fit. Le judaïsme ne se borne pas à défendre de refuser le feu et l’eau : il veut encore qu’on fournisse aux pauvres et aux faibles ce qui est nécessaire à leur subsistance. Il défend de se servir de faux poids, de fausses mesures, de fausse monnaie. Il défend de séparer les enfants de leurs parents, la femme de son époux, quand ils sont esclaves, le fussent-ils devenus par voie judiciaire. La loi juive prescrit la douceur, même envers les bêtes : Qu’est-ce que vos rares préceptes, s’écrie Philon, en comparaison de ceux là ? — Aux perfides accusations dirigées contre Moïse : Certes ! répond ironiquement Philon, Moïse a dû recourir à la magie, pour avoir pu faire vivre un peuple entier perdu dans un désert, manquant de tout, exposé à mourir de faim et de soif ; que dis-je ! pour avoir su, malgré les discordes intérieures et les rébellions contre lui même, le rendre docile et le plier à sa volonté !

Des trois grandes figures qui se succédèrent dans l’espace d’un siècle et qui le dominent de leur hauteur morale : Hillel le Babylonien, Jésus de Nazareth et Philon d’Alexandrie, Philon est la première, car c’est lui qui a le plus contribué à la glorification du judaïsme. Il surpasse les deux autres par la perfection de la forme comme par la richesse des pensées, et sa chaleur de conviction n’a rien à envier à la leur. Les premiers n’ont fait que donner l’impulsion, et ce sont leurs disciples qui ont répandu l’idée mère, non sans mainte altération. Philon, par ses écrits savamment travaillés, a exercé une influence plus directe et plus profonde : les païens lettrés qui lisaient ses oeuvres, plus encore peut-être que ne faisaient les Judéens, se laissaient gagner à l’enthousiasme avec lequel elles leur parlaient de Dieu, du législateur Moise et de l’esprit des lois divines.

Philon et les sages d’Alexandrie, continuant en quelque sorte l’œuvre des grands prophètes Isaïe, Habacuc, Jérémie, dévoilèrent aux plus aveugles l’absurdité, la bassesse et l’immoralité des religions païennes. Sous leurs mains, le radieux éther qui enveloppait l’Olympe mythologique s’évanouit comme une simple vapeur. Les bons esprits de la Grèce et de Rome, ceux qui avaient conservé au fond de leur âme le sens moral, reconnurent leur erreur et se détournèrent avec dégoût d’une religion qui, à une conception grossière de l’essence divine, semblait joindre l’apothéose du vice par l’exemple des dieux. Avides de foi comme tous les peuples anciens, affamés surtout de morale et de vérité, ces païens s’attachèrent au judaïsme, dont le caractère leur apparaissait de plus en plus clairement par la conversation des Israélites éclairés, par la traduction grecque des documents religieux du judaïsme et par la littérature des hellénistes d’Alexandrie.

Dans les années qui précédèrent la chute de l’État judaïque, les prosélytes se multiplièrent plus que jamais. En effet, ils trouvaient dans le judaïsme l’apaisement de leurs doutes et un aliment pour l’esprit et le cœur. Philon rapporte, comme un fait personnellement observé, que, dans son pays, les païens convertis au judaïsme, réformant leur manière de vivre, pratiquèrent la tempérance, la charité, la vraie piété, toutes les vertus. Les femmes surtout, dont la pudeur était blessée par les peintures cyniques de la mythologie, étaient attirées par la simplicité naïve et la grandeur que respirent les récits bibliques. A Damas, la plupart des femmes païennes avaient adopté le judaïsme. En Asie-Mineure, ainsi l’attestent des témoignages formels, nombre de femmes judaïsèrent. Quelques Judéens, trop zélés pour la propagation de leur culte, paraissent s’être voués à la conversion des païens, comme le prouve l’histoire de Fulvie, la patricienne romaine.

Grâce à cette ardeur de prosélytisme, la doctrine juive trouva accès auprès d’une famille royale d’Asie, dont les membres restèrent, pendant plusieurs générations, de fidèles sectateurs du judaïsme. La province d’Adiabène, sur le Tigre, était alors gouvernée par le roi Monobaze et par Hélène, à la fois sa sœur et son épouse. Ce petit État, quoique serré par ses grands voisins, Rome et les Parthes, sut maintenir son indépendance et subsista pendant plusieurs siècles. Parmi les enfants que Monobaze avait eus d’Hélène et de ses autres femmes, il en était un du nom d’Izate (né l’an 1, mort vers 55) qui, bien que le plus jeune, devint le favori de ses parents. Pour soustraire ce prince à la jalousie de ses frères, Monobaze l’envoya à la cour d’un de ses amis, roi de la contrée appelée Mésène ou Characène, à l’embouchure du Tigre. Ce monarque, nommé Abinerglos (Abennerig), conçut pour le jeune prince une amitié si vive qu’il lui donna sa fille en mariage. A sa cour venait d’habitude un marchand judéen, Anania, qui tout en vendant ses marchandises aux princesses leur avait vanté les beautés du judaïsme et avait su le leur faire aimer. Samakh, femme d’Izate et l’une de ces néophytes, parla d’Anania à son époux, qui eut plusieurs entretiens avec le marchand, et qui conçut tant de vénération pour le judaïsme, tant d’estime pour son habile interprète, qu’il finit par adopter l’un et par attacher l’autre à sa personne (vers l’an 18). La reine Hélène avait, elle aussi, embrassé le judaïsme à l’insu de son fils et à l’instigation d’un autre convertisseur.

L’influence moralisatrice du judaïsme se manifesta dès la mort de Monobaze. Le vieux roi en mourant avait désigné pour son successeur Izate, à l’exclusion de ses frères aimés. Lorsque Hélène communiqua aux grands de l’Adiabène les dernières volontés de son époux, ceux-ci lui conseillèrent un crime assez fréquent dans les cours asiatiques. Pour assurer la paix publique et empêcher les frères évincés de fomenter une guerre civile, ils proposèrent de les faire mettre à mort. Mais Hélène, dont la croyance nouvelle avait transformé le cœur, rejeta cette criminelle proposition, et se contenta de faire arrêter les frères du roi. Elle ne fit d’exception que pour son fils aîné, Monobaze II, à qui elle confia la régence. Et même, lorsque Izate arriva dans la capitale et, conformément à la volonté du feu roi, reçut la couronne des mains de Monobaze (vers l’an 22), il mit fin à la détention de ses frères, jugeant trop cruel de sacrifier leur liberté à sa propre sécurité.

Une fois sur le trône, Izate voulut se déclarer ouvertement pour le judaïsme et songea même à se faire circoncire. Mais sa mère et son maître Anania lui-même le dissuadèrent de ce coup de tête. Anania, qui était sans doute un hellénisant, essaya de lui prouver que la circoncision ne lui était pas indispensable. Izate se rendit d’abord à leurs observations ; mais plus tard un Judéen de Galilée, Éléazar, zélé observateur de la Loi, étant venu à sa cour, le fit changer d’avis. Un jour, Éléazar trouva le roi occupé à lire le Pentateuque, — sans doute dans la traduction grecque, — et ne put s’empêcher de lui faire observer que, pour appartenir à la confession judaïque, ce n’était pas assez d’en lire les lois, qu’il fallait aussi les pratiquer. Là-dessus Izate et son frère aîné Monobaze se firent circoncire secrètement. Les craintes manifestées par la reine-mère, au sujet des troubles qui pourraient survenir si la conversion du roi était connue de son peuple, ne se réalisèrent pas immédiatement. Le règne d’Izate fut paisible, et ce prince jouit même d’une considération telle qu’il put s’interposer comme arbitre entre le roi des Parthes, Artaban, et ses seigneurs mutinés contre lui. Mais plus tard, lorsque tous les membres de la famille royale, embrassèrent ouvertement le judaïsme, quelques grands personnages de l’Adiabène ourdirent une conspiration contre Izate et excitèrent Vologèse, roi des Parthes, à faire la guerre à leur prince, qui reniait ainsi la foi de ses pères. Du reste, Izate échappa avec bonheur à tous les dangers et termina paisiblement son règne, qui avait duré une trentaine d’années.

Un trait qui montre bien l’attachement de cette famille d’Adiabène pour le judaïsme, c’est le désir ardent de la reine Hélène de visiter Jérusalem. Vers l’an 47, encouragée par son fils, elle entreprit ce lointain voyage. De son côté, Izate envoya cinq de ses fils à Jérusalem pour les faire instruire dans la religion et la langue des Judéens. Quelle ne dut pas être l’ivresse des Jérusalémites en voyant entrer dans leurs murs une reine, venue de l’extrême Orient pour rendre hommage à leur Dieu et à leur Loi ! Ne voyaient-ils pas se réaliser cette parole du prophète : Que le second temple serait plus glorieux que le premier, parce que les païens y viendraient adorer le Dieu Un ? — Bientôt Hélène eut l’occasion de témoigner sa générosité au peuple. Pendant son séjour, une famine désola la Palestine, et les pauvres en souffrirent particulièrement. La reine Hélène fit venir d’Alexandrie et de Chypre des cargaisons entières de blé et de figues, qu’elle distribua aux nécessiteux (vers 48). Izate fournissait à sa mère des ressources abondantes qui lui permettaient de satisfaire ses goûts de munificence. Elle fit don au temple d’un carreau d’or, qui avait la forme d’une conque, et qui devait orner la porte du sanctuaire intérieur : cette conque reflétait, en le multipliant, le premier rayon de soleil qui venait la frapper, et annonçait ainsi aux prêtres de service l’apparition du jour.

La nation voua à Hélène, la pieuse et généreuse prosélyte, un souvenir reconnaissant. Cette princesse survécut à son fils Izate, qui mourut à l’âge de 55 ans (vers l’an 55), laissant, dit-on, vingt-quatre fils et autant de filles. Il eut pour successeur son frère aîné, Monobaze II, qui ne montra pas un moins vif attachement au judaïsme. Lorsque Hélène mourut à son tour, Monobaze II fit transporter ses restes, ainsi que ceux d’Izate, à Jérusalem, et les fit déposer dans le magnifique sépulcre que la reine-mère avait fait construire lors de son séjour dans la ville sainte. Le mausolée d’Hélène, situé à trois stades environ (570 mètres) au nord de Jérusalem, passait pour un chef-d’œuvre, remarquable surtout par ses trois pyramides ou colonnes d’un marbre blanc et transparent.

Hélène avait fait construire un palais dans la ville basse, et sa petite-fille, la princesse Grapté, en avait fait bâtir un autre dans le quartier de l’Ophla. Monobaze, qui avait lui-même un palais à Jérusalem, fit fabriquer en or les vases sacrés nécessaires aux cérémonies du jour d’Expiation. La famille d’Adiabène resta fidèlement attachée à la nation judaïque et lui prêta un énergique appui dans les mauvais jours.

Cet entraînement sympathique des païens religieux vers le judaïsme fut une bonne fortune pour le christianisme naissant. En exploitant, en exaltant cette disposition des esprits, il posait la première pierre de sa propre domination. Deux Judéens de langue grecque, Saul ou Saül de Tarse (connu sous le nom de Paul) et José Barnabas de Chypre, en recrutant principalement leurs prosélytes parmi les païens, donnèrent à la petite communauté nazaréenne une extension qui fit de cette secte juive une religion à part, mais qui, par cela même, en altéra le caractère originel. Dans les dix premières années qui suivirent la mort du fondateur, le modeste groupe s’était grossi d’un double appoint, fourni par les Esséniens et les Judéens des pays grecs. Les premiers, qui jusque-là, dans une extase mystique, attendaient d’un miracle l’avènement du royaume de Dieu, virent sans doute en Jésus la réalisation de leurs rêves. Le célibat auquel ils étaient voués ne leur permettant pas de grossir leurs rangs par la filiation naturelle, ils durent recourir à la persuasion pour gagner de nouveaux membres à leur ordre. Devenus disciples de Jésus, ils continuèrent en cette qualité leur œuvre de propagande, et travaillèrent surtout les couches populaires, négligées ou tenues à l’écart par les chefs des Pharisiens. Ils communiquèrent leur activité et leur ardeur de prosélytisme aux chrétiens d’origine, qui, dans leur naïveté, n’attendaient pas de nouvelles recrues, mais le retour prochain de Jésus apparaissant dans sa gloire, porté sur les nuées du ciel. Bientôt des envoyés ou apôtres sortirent de Jérusalem, leur siège principal, pour répandre au loin leur croyance, à savoir que Jésus était le Messie véritable.

Mais, pour recruter de nombreux adhérents, il fallait avant tout une habileté de parole qui faisait défaut aux naïfs pécheurs et artisans de Galilée. La coopération des Judéens de langue grec que leur fut d’un précieux secours De l’Asie-Mineure, de l’Égypte, de la Cyrénaïque, des îles de Crète et de Chypre accouraient chaque année à Jérusalem, au moment des fêtes, une multitude de Judéens. A côté de ceux qu’y amenait le sentiment ou l’exaltation religieuse, on y voyait aussi des gens amoureux de nouveautés, des aventuriers, des mendiants, qui y faisaient un plus long séjour. Beaucoup d’entre ces derniers adoptèrent la croyance nouvelle, avec une avidité proportionnée à leur ignorance des Écritures et des dogmes. Ce qui souriait surtout à ces gens sans feu ni lieu, c’était la communauté des biens et les repas en commun, que la secte des chrétiens ébionites avait retenus de son origine essénienne. Ceux qui avaient quelque bien le vendaient et en déposaient le produit dans la caisse de l’ordre, et ceux qui n’avaient rien vivaient sans soucis, aux frais de la masse. Ces Judéens grecs, qui avaient appris de leurs voisins païens l’art de parler de toute chose et d’envelopper des riens d’une forme harmonieuse et attrayante, portaient à la religion nouvelle le langage qui lui convenait : ils parlaient en toute langue. Ce furent eux qui devinrent les prédicateurs de la foi nouvelle et ses meilleurs apôtres. En peu de temps, les éléments galiléens, ébionites et esséniens furent complètement submergés par l’élément grec.

Les Judéens de langue grecque, qui ignoraient Ies développements donnés à la Loi dans les écoles de Jérusalem, et qui n’avaient, d’ailleurs, presque aucune notion de la Loi elle-même, commettaient sans doute mainte infraction, volontaire ou irréfléchie, aux prescriptions religieuses. Pris sur le fait et sommés de s’expliquer, ils paraissent avoir, avec leur manie ergoteuse et leur goût pour la chicane, essayé de légitimer leur conduite antireligieuse en invoquant leur foi dans la messianité de Jésus, qui, lui aussi, disait-on, s’était placé au-dessus des règles. Mais à Jérusalem, la ville sainte par excellence, on ne plaisantait guère avec les lois et les coutumes. On commença à soupçonner les Nazaréens de vouloir introduire des réformes et de pousser au mépris de la Loi. On se mit à observer les partisans de Jésus et à écouter leurs propos dans les synagogues, dans les marchés et sur les places publiques. Le plus farouche adversaire des Nazaréens était Saul de Tarse[3], fanatique adepte de la doctrine pharisaïque et qui, comme tel, tenait la Loi tout entière, écrite et orale, pour sacrée et inviolable. Parlant également le grec, il pouvait mesurer la portée des prédications judéo-chrétiennes à Jérusalem, et il en était outré. Un de ces judéo-chrétiens, nommé Stéphanos (Étienne), était allé plus loin que les autres et s’était prononcé sans ménagement contre la sainteté de la Loi et du temple. Saul paraît l’avoir dénoncé comme blasphémateur et Étienne fut lapidé, sans qu’on puisse dire si ce fut par ordre du tribunal ou par la fureur populaire. A partir de cette époque, les soupçons redoublèrent contre les Nazaréens, qui se virent étroitement surveillés ; ce fut encore Saul qui pénétra dans leurs maisons pour les épier, les accuser et les faire passer devant les tribunaux. Les inculpés furent jetés en prison. Ceux qui, à l’interrogatoire, étaient reconnus coupables d’avoir parlé ou agi contre la Loi en se réclamant de Jésus étaient condamnés, non à la peine capitale, mais à celle de la flagellation. Effrayés de cette sévérité, les Nazaréens étrangers à la ville s’enfuirent, se dispersèrent de tous côtés et se réfugièrent dans des villes grecques renfermant des communautés judaïques, pour y continuer leur propagande. Toutefois, les seuls Nazaréens de langue grecque furent persécutés : les membres indigènes de la secte qui, malgré leur nouvelle foi, ne niaient pas l’autorité permanente de la Loi, ne furent pas inquiétés. Leurs trois chefs, Jacques, frère ou parent de Jésus, Céphas ou Pierre, et Jean, fils de Zébédée, avaient leur résidence fixe à Jérusalem et n’eurent à subir aucune vexation.

Cependant les Nazaréens fugitifs continuèrent ailleurs leurs menées et leurs tentatives de propagande. N’ayant point de patrie, tous leurs efforts tendaient à se créer un groupe de partisans et à y faire fleurir le système de la communauté des biens, afin de pouvoir vivre à l’abri de tout souci. Deux villes surtout les attiraient : Antioche et Damas, qui renfermaient une nombreuse population helléniste, beaucoup de femmes aussi converties au judaïsme, et qui offraient un vaste champ à leur activité de convertisseurs. La foule, ignorante ou mal instruite, écoutait avidement la parole de ces apôtres qui lui annonçaient l’ère prochaine, l’ère heureuse du règne de Dieu, et lui affirmaient que, pour y participer, il suffisait de croire en Jésus, le Messie crucifié et ressuscité et de recevoir le baptême. Bientôt chacune de ces deux cités posséda une communauté de Nazaréens, dont les membres étaient réputés Judéens et menaient de fait une vie judaïque, priant, chantant des psaumes et répondant aux actions de grâces par l’amen traditionnel, se distinguant toutefois par des singularités qui trahissaient une secte naissante. Ils se réunissaient pour des repas en commun qu’ils appelaient festins du Seigneur ou festins d’amour (agapes)[4], prononçaient la bénédiction sur le vin, buvaient à la ronde dans la même coupe, rompaient le pain en souvenir du dernier repas de Jésus, et se donnaient mutuellement un baiser, hommes et femmes indistinctement. Quelques-uns, dans leur extase, prononçaient des prophéties, d’autres parlaient des langues étrangères, d’autres encore, au nom de Jésus, opéraient des cures merveilleuses ou se vantaient de leur puissance surnaturelle. Ce groupe gréco-nazaréen était travaillé par une exaltation si étrange, qu’il n’aurait pas tardé à devenir un sujet de risée et à succomber sous le ridicule. Bref, le christianisme naissant, avec son mysticisme a outrance, se serait brisé, dès ses premiers pas, contre la vie réelle et aurait péri obscurément, comme tant d’autres sectes messianiques, si Saul de Tarse ne lui avait imprimé une direction nouvelle, une portée considérable, et n’en avait, par là, assuré la vitalité. Sans Jésus, certes, l’homme de Tarse n’aurait pas eu l’occasion de faire tant de conquêtes ; mais, sans cet homme, l’œuvre de Jésus n’aurait pas duré.

Saul (né à Tarse, en Cilicie, au commencement de l’ère chrétienne, mort vers l’an 64) appartenait, dit-on, à la tribu de Benjamin. Ce n’était pas un caractère ordinaire. Faible de complexion, maladif même, il avait une âme résistante et tenace, qui ne fléchissait pas devant les obstacles. D’un caractère irritable, impétueux, exclusif, hérissé d’angles, il montrait la plus âpre intolérance à quiconque ne partageait pas ses idées ou s’en écartait même tant soit peu. Il n’avait que de faibles notions de la littérature judaïque, et ne connaissait l’Écriture sainte que par la traduction grecque. Ses vues étaient aussi bornées que sa science. En outre, il était très exalté, prenait volontiers les produits de son délire pour des réalités et s’en inspirait dans ses actes. En un mot, c’était à la fois une imagination malade et une volonté de fer, bien faite pour créer un nouvel ordre de choses et pour réaliser, en quelque sorte, l’impossible. Il avait persécuté avec acharnement les Nazaréens grecs, les allant chercher au fond de leurs retraites pour les livrer à la justice. Cela ne lui avait pas suffi. Ayant appris que quelques-uns d’entre eux s’étaient rendus à Damas, il les y relança pour détruire, là aussi, leur communauté. Mais brusquement il changea d’avis.

A Damas, il y avait beaucoup de païens et surtout de païennes, qui avaient embrassé le judaïsme. La conversion de la famille royale d’Adiabène avait produit une vive sensation. Saul avait sans doute assisté à l’entrée de la reine Hélène, des princes d’Adiabène et de leur suite dans Jérusalem, à cette entrée qui avait été un triomphe pour le judaïsme. Lors de son voyage, Hélène avait dû passer par Damas et y recevoir les hommages de la population judaïque et prosélyte de cette ville. Ces événements avaient fait une impression profonde sur Saul, et il dut se demander si elle n’était pas venue, cette époque annoncée par les prophètes, où tous les peuples reconnaîtront le Dieu qui s’est révélé à Israël, où tous les genoux plieront devant lui, où toute langue jurera par son nom. Une fois cette question posée, naissaient aussitôt des doutes qui réclamaient une solution. Quelle que soit la propension d’une foule de païens pour le judaïsme, sera-t-il possible d’y convertir toute la gentilité, si elle doit se soumettre au joug de la Loi entière, s’il faut lui imposer l’observance du sabbat et des fêtes, des lois alimentaires, des prescriptions concernant le pur et l’impur, enfin et surtout la circoncision ? Faudra-t-il donc aussi astreindre les païens à toutes les aggravations légales introduites par les Pharisiens ? S’il en est ainsi, l’accès du judaïsme sera fermé à jamais aux nations. D’autre part, la Loi sera-t-elle abolie en ce qui concerne les païens, et suffira-t-il de leur inculquer la connaissance du vrai Dieu et de la saine morale ? Mais la Loi tout entière est l’œuvre de Dieu, qui l’a révélée et qui en a énergiquement recommandé l’observance. Comment donc pourrait-elle être abolie ?

Arrivé à ce point, Saul se souvint sans doute de la parole d’un de ses maîtres : que la Loi n’aurait d’autorité que jusqu’à l’époque du Messie et qu’elle cesserait d’être obligatoire à l’arrivée de ce libérateur. Si le Messie apparaissait ou s’il était venu, il n’y avait plus d’obstacle à l’accession des gentils. Se pouvait-il donc qu’il fût apparu ? Jésus serait-il, d’aventure, le véritable Messie ? Ces pensées préoccupaient vivement Saul. Mais son tempérament nerveux et son imagination exaltée eurent enfin raison de son incertitude : il crut fermement que Jésus lui était apparu. Longtemps après, parlant de cette apparition, il disait lui-même : Si ce fut en corps, je ne sais; si ce fut sans son corps, je ne sais ; Dieu seul le sait. Quant à moi, je fus ravi jusqu’au troisième ciel. Assurément, un pareil témoignage est peu concluant en lui-même ; mais on s’est chargé de l’amplifier. Cette conversion de Saul, si décisive pour l’avenir du christianisme, a été embellie à souhait par la légende. Sur le chemin de Damas, Saul s’était vu tout à coup environné d’une lumière, était tombé par terre comme foudroyé, puis avait entendu une voix qui lui criait : Saul ! Saul ! pourquoi me persécutes-tu ? Aveuglé par cette apparition, il gagne Damas, et là, à la parole d’un chrétien qui lui conseille de recevoir le baptême, les écailles lui tombent des yeux.

Certain, désormais, d’avoir vu réellement Jésus, Saul sentit s’évanouir un autre doute et surgir en son esprit une toute nouvelle conception messianique. Jésus est mort sur la crois et pourtant il lui est apparu : il a donc ressuscité, il est même le premier des ressuscités, certifiant ainsi et la vérité de la résurrection, — dogme controversé dans les écoles, — et l’avènement prochain du royaume de Dieu, où les morts, selon la prophétie de Daniel, doivent revenir à la vie. Il y eut donc désormais, pour le ci-devant Pharisien de Tarse, trois points bien établis : Jésus était ressuscité ; Jésus était le véritable Messie, enfin le royaume de Dieu était proche, et la génération d’alors ou du moins les sectateurs de Jésus en verraient la réalisation. De là ces conséquences : Si le Messie est apparu, si Jésus a été effectivement le Christ, la Loi est abolie par cela même ; les païens participeront à la bénédiction d’Abraham sans avoir besoin d’observer la Loi. Cette pensée fut un stimulant pour son activité. Il se sentit appelé à convertir, à régénérer le monde païen et à l’amener au Père céleste par l’intermédiaire du Christ. Pour cette âme de feu, l’intervalle n’était pas long de la pensée à l’acte. Il se rallia, sous le nom de Paul, aux Nazaréens de Damas, qui ne turent pas peu surpris de voir leur persécuteur d’hier devenu soudain leur ami et leur collaborateur.

A Damas, où le judaïsme était depuis longtemps en faveur et où beaucoup de gens ne s’en tenaient éloignés qu’à cause des sacrifices qu’il imposait, Paul trouvait un champ propice à son activité. Le nouvel apôtre, d’ailleurs, pouvait leur faciliter la besogne en les dispensant de la pratique de la Loi au moyen de la foi en Jésus. Mais il ne semble pas que sa théorie trop raffinée en matière de croyance ait obtenu grand succès, même auprès de ses compatriotes. Son système de l’abolition totale de la Loi devait leur paraître, en effet, une nouveauté fort suspecte. Sans doute aussi conservaient-ils quelque défiance à l’égard de ce persécuteur de la veille. Quoi qu’il en soit, Paul ne put tenir à Damas et s’en alla en Auranitide, où vivaient également des communautés judaïques. Mais revenu une deuxième fois à Damas, ses coreligionnaires lui témoignèrent un peu plus de confiance et il put donner carrière à son zèle de convertisseur.

Cependant son caractère violent et absolu, sa déclaration surtout relativement à l’abolition de la Loi, irrita contre lui la communauté judaïque de Damas. L’ethnarque judéen de cette ville, qui avait été nommé ou maintenu par le roi Arétas Philodème, songea à le faire arrêter. Ses amis le sauvèrent en le faisant descendre, dans un panier, par une fenêtre pratiquée dans les murs de la ville. Paul échappa de la sorte à ses ennemis, qui voyaient en lui, à bon droit, le destructeur du judaïsme.

Ce ne fut que trois ans après sa conversion qu’il vint à Jérusalem. Il sentait bien qu’il y avait un abîme entre lui et les chrétiens de Galilée et qu’il ne pourrait s’entendre avec eux. Une seule pensée remplissait son âme : c’est que la bénédiction divine universelle, la promesse faite à Abraham de devenir le père de beaucoup de nations, allait enfla devenir une réalité ; que les païens allaient entrer dans la famille de ce patriarche, et qu’à lui, Paul, était réservé l’accomplissement de cette œuvre. Il voulait faire disparaître toute différence entre Judéens et païens, entre esclaves et hommes libres, en les unissant tous, comme des frères, dans l’alliance d’Abraham, dont ils seraient la postérité spirituelle. Voilà l’évangélion, la bonne nouvelle qu’il voulait apporter aux nations. C’était certes une pensée grandiose, mais les Ébionites de Jérusalem et les apôtres colonnes étaient incapables de la comprendre.

Après un court séjour à Jérusalem, Paul entreprit ses voyages de propagande en compagnie du Cypriote José Barnabas (Barnabé). Ils se rendirent d’abord en Cilicie, la patrie de Paul ; ensuite ils parcoururent l’Asie-Mineure et la Macédoine, d’où ils passèrent en Grèce. Là, les efforts de Paul furent couronnés d’un plein succès. En beaucoup d’endroits, il fonda des communautés chrétiennes, notamment en Galatie, à Éphèse, à Philippes, à Thessalonique et à Corinthe. Le judaïsme pouvait, à vrai dire, revendiquer une part de ces succès, car, pour gagner, les païens et les amener à Jésus, Paul dut évoquer le glorieux passé du peuple hébreu. Il dut aussi faire ressortir l’idée pure de la Divinité en regard des conceptions grossières du paganisme. Du reste, il trouvait dans l’état des esprits un terrain favorable aux saines doctrines du judaïsme. Beaucoup de païens éprouvaient du dégoût pour les récits mythologiques et pour l’apothéose de la créature humaine. Il était encore présent à toutes les mémoires, le spectacle dégradant du monde romain à genoux devant un Caligula, lui dressant des autels et l’adorant comme un dieu. Les esprits droits et purs cherchaient un dieu vers lequel ils pussent élever leur pensée, et ne le trouvaient point. Survient Paul, qui les met en possession de ce dieu, — un dieu, il est vrai, qu’il entoure d’une auréole de miracles, mais cette teinte mythologique était un attrait de plus : le Fils de Dieu sonnait mieux à l’oreille païenne que le Messie libérateur. De plus, en regard de l’immoralité profonde qui s’étalait au grand jour à Rome et en Grèce, inconduite des femmes, lubricité des hommes, dépravation de l’amour, Paul avait beau jeu pour recommander et faire goûter la doctrine judaïque. Ce que les écrivains judéo-alexandrins, les auteurs sibyllins, l’auteur du livre de la Sapience et Philon avaient enseigné, à savoir : que la corruption des païens avait sa source dans le polythéisme, Paul le développa avec son entraînante éloquence : Ils ont changé la gloire du Dieu vivant en simulacres de l’homme périssable, d’oiseaux, de quadrupèdes, de reptiles. C’est pourquoi aussi Dieu les a livrés à leur sens réprouvé, en sorte qu’ils ont déshonoré eux-mêmes leurs propres corps.

Des prédications de ce genre, débitées avec feu par un homme qui faisait passer toute son âme dans ses paroles, ne pouvaient manquer de produire une profonde impression sur les bons esprits et les consciences honnêtes. Ajoutez à cela les terreurs de l’époque, le vague pressentiment de la fin du monde, pressentiment que Paul, avec sa conviction du prochain retour de Jésus, transforma en espérance, annonçant aux croyants que les morts ressusciteraient avec des corps transfigurés et que les vivants seraient enlevés au ciel sur une nuée, dès que la divine trompette aurait donné le signal. C’est ainsi que, dans ses nombreux voyages apostoliques de Jérusalem jusqu’à l’Illyrie, Paul s’empara de l’esprit d’une foule de païens. Cependant, au début, il ne recruta guère que des gens de basse condition, des ignorants, des esclaves, et surtout des femmes. Aux yeux des Grecs lettrés, le christianisme que prêchait Paul et qu’il appuyait uniquement sur la résurrection de Jésus, dont il se disait témoin, n’était qu’une ridicule folie. Les Judéens devaient nécessairement s’en scandaliser. Car enfin, le point de départ de Paul pour convertir les païens, c’était la littérature et la doctrine judaïques : sans elles, ses prédications au sujet d’un Messie et d’une doctrine de salut étaient de purs non-sens. Les Grecs eux mêmes, auxquels il s’était adressé, devaient avoir entendu parler d’Israël et de Jérusalem ; autrement, ils ne l’auraient pas compris. Aussi ne put-il rien tenter que dans les villes où il y avait des communautés judaïques, par qui les païens avaient pu être quelque peu initiés à l’origine et aux doctrines du judaïsme.

Mais Paul cherchait précisément à rompre les liens qui rattachaient encore la doctrine du Christ au judaïsme. Gêné par la Loi, dont l’observance rendait plus difficile l’admission de prosélytes païens, il essaya de la déconsidérer, affecta de n’y voir qu’un obstacle à la sainteté et à la vertu parfaite. Non seulement les lois cérémonielles, mais, même les lois morales du judaïsme étaient, à son dire, autant d’empêchements à la voie du salut. Sans la Loi, les hommes n’auraient pas connu les mauvais désirs ; la convoitise ne s’est éveillée que parce que la Loi a dit : Tu ne convoiteras pas. C’est grâce à la Loi seulement que le péché a été connu. L’homme est un être charnel, enclin au péché, car la chair est faible et résiste à la Loi. Aussi Paul oppose-t-il à la Loi une nouvelle doctrine : L’homme, dit-il, est devenu charnel, faible et pécheur, parce que le premier homme a péché. La faute d’Adam a enfanté un péché héréditaire et ineffaçable ; elle a condamné l’humanité à la mort. Or, ce péché, inné à l’homme, la Loi est impuissante à le vaincre. Pour triompher du péché et de la mort, Dieu a dû recourir à une combinaison spéciale : il a livré à la mort le Messie, son propre fils, et ensuite l’a ressuscité ; et celui-ci est devenu un second Adam, qui a effacé le péché originel, vaincu la mort et assuré l’immortalité. Jésus ou le Christ a affranchi, non pas Israël du joug des nations, mais l’homme de la puissance du péché.

Paul fit ainsi du christianisme l’antithèse absolue du judaïsme, donnant pour base à celui-ci la loi et la contrainte, à celui-là la liberté et la grâce. C’est Jésus, c’est le christianisme, qui a amené l’ère du salut prédite par les prophètes. Les vieilles choses sont passées, et toutes choses sont devenues nouvelles. L’ancien Testament (alliance) doit faire place au nouveau. Abraham lui-même n’a pas été justifié par les œuvres, mais par la foi : c’est ainsi que Paul accommodait, par des interprétations subtiles, les textes de l’Écriture. Il alla plus loin encore et prétendit inférer de la Bible que quiconque est sujet de la Loi et ne la pratique pas dans toute sa rigueur est atteint par la malédiction. Ce fut précisément le mérite de Jésus d’avoir racheté les hommes de cette malédiction, en abolissant la Loi.

Les Judéens devaient-ils écouter, pouvaient-ils supporter ces paroles scandaleuses, ces outrages publics à la Loi du Sinaï, à cette Loi pour laquelle leurs ancêtres avaient souffert mille morts, pour laquelle eux-mêmes, tout récemment, sous le règne de Caligula, avaient exposé leur vie ? Il ne faut pas s’étonner s’ils furent tous ulcérés contre Paul et s’ils le poursuivirent là où ils en avaient le pouvoir. Encore, lorsque Paul tomba entre leurs mains, se bornèrent-ils à le condamner aux verges, sans menacer sa tète : il raconte lui même avoir été cinq fois flagellé de quarante coups moins un. Mais les Judéens n’étaient pas seuls à lui en vouloir : les Nazaréens ou judéo-chrétiens n’étaient pas moins indignés de ses attaques contre la Loi, et c’est ainsi qu’un schisme se forma au sein du christianisme naissant. Pierre ou Céphas (Kêpha), apôtre des Judéens exclusivement, prêchait un christianisme bien différent de celui de Paul et d’autres prédicateurs des gentils ; Apollos d’Alexandrie et un certain Chrestos enseignaient encore d’une autre manière. Les judéo-chrétiens voyaient avec terreur les fruits de la liberté évangélique prêchée par Paul. Dans les communautés qu’il avait fondées à Éphèse et à Corinthe, beaucoup de ses néophytes, rejetant avec le joug de la Loi celui de la pudeur, se livraient à la débauche, à l’ivrognerie[5] ; voire à la pédérastie ; un d’entre eux vivait en concubinage avec la femme de son père. Aussi des apôtres judéo-chrétiens se mirent-ils en campagne sur les pas de Paul[6], proclamèrent partout que sa doctrine n’était qu’erreur et imposture, que la loi judaïque liait également les chrétiens et qu’elle seule, en effet, peut mettre un frein aux appétits matériels. La question de savoir si la circoncision était obligatoire pour les païens néophytes donna lieu à de violents débats entre Paul et les apôtres judéo-chrétiens. A Antioche notamment, ce fut une lutte acharnée. Pierre, qui jusqu’alors avait fait bon marché des lois alimentaires et partagé sans scrupule les repas des nouveaux chrétiens, dut céder aux remontrances des envoyés du parti orthodoxe dont Jacques était le chef, renoncer à ses errements et se déclarer contre la doctrine trop facile de Paul. Naturellement, celui-ci, en pleine assemblée publique, l’accusa d’hypocrisie[7]. L’influence des apôtres judéo-chrétiens, rigides observateurs de la Loi, était encore assez puissante pour que non seulement tous les judéo-chrétiens d’Antioche, mais Barnabas lui-même, le compagnon et le collaborateur de Paul, évitassent désormais de s’asseoir à la table des païens. Il en résulta une scission profonde au sein du christianisme. Il y eut deux partis distincts et hostiles l’un à l’autre : les chrétiens du judaïsme, les chrétiens du paganisme. La haine de race contribua encore à creuser l’abîme. Les Grecs convertis méprisaient les judéo-chrétiens et les regardaient de haut, comme des Hellènes pouvaient regarder des Judéens.

Paul, désormais isolé, puisa dans son tempérament passionné et autoritaire une animosité plus vive encore contre le parti judéo-chrétien : il parla en termes dédaigneux des soi-disant colonnes de la communauté mère de Jérusalem, déclara que ces apôtres, qui faisaient sonner si haut la sainteté de la Loi, n’étaient que des faux frères, dénaturant l’Évangile par jalousie, par esprit d’opposition, et cherchant uniquement leurs propres intérêts, non ceux de Jésus. Il rédigea des épîtres véhémentes contre ceux qui pratiquaient la Loi, et lança l’anathème[8] contre ceux qui annonçaient un autre évangile que le sien. A leur tour, les chrétiens orthodoxes, lui rendant guerre pour guerre, rappelèrent un déserteur de la Loi, un docteur d’hérésie, et racontèrent que, païen de naissance, il s’était converti au judaïsme par amour pour la fille d’un grand prêtre[9], et que, s’étant vu éconduit, il s’était vengé en attaquant circoncision, sabbat, la Loi tout entière. Invoquant sur ce point l’autorité de Jésus lui même, ils appliquaient à l’apôtre novateur ces paroles du Maître : Celui qui aura violé un des plus petits commandements et qui aura ainsi enseigné les hommes, sera estimé le moindre dans le royaume des cieux[10].

Ainsi, moins de trente ans après la mort de son fondateur, le christianisme se trouve divisé en deux sectes. Les judéo-chrétiens restent sur le terrain du judaïsme, obligent les païens convertis à pratiquer la Loi, et gardent leur prédilection à Jérusalem, où, ils attendent le retour du Messie. Les païens christianisés, au contraire, s’éloignent de plus en plus du judaïsme et le traitent en ennemi.

 

 

 



[1] Livre des Sibyllines, éd. Alexandre, III, v. 271.

[2] Ibid., v. 732 sqq.

[3] Sur saint Paul, voir l'excellent ouvrage de ce nom par M. Hippolyte Rodrigues (les seconds chrétiens), Paris, 1876.

[4] Voir l'Épître aux Corinthiens, X, 26; XI, 20 ; XII, 8. — Épître aux Romains, XII, 6 ; XVI, 16.

[5] Ire Épître aux Corinthiens, V, 1, 9, 11 ; VI, 9 ; VII, 2 ; X, 8 — Épître aux Éphésiens, V, 3.

[6] Épître aux Galates, I, 6 ; IV, 17 ; V, 10.

[7] Ibid., II, 11-14.

[8] Ibid., I, 8-9.

[9] Voir Irénée, Contra hæreses, I, 36 ; Eusèbe, Histoire ecclésiastique, III, 37.

[10] Évangile de Matthieu, VIII, 19.