HISTOIRE DES JUIFS

DEUXIÈME PÉRIODE — APRÈS L’EXIL

Première époque — La restauration

Chapitre II — Ezra et Néhémie — (459-420).

 

 

Rarement les évolutions historiques s’accomplissent d’une manière assez brusque, assez tranchée, pour que les contemporains eux-mêmes en soient frappés, et pour que, à chaque phase, à chaque manifestation de la vie, ils s’aperçoivent que l’ancien régime n’est plus et a fait place à un nouvel ordre de choses. D’ordinaire, la génération témoin d’une de ces crises n’a pas conscience du changement qui s’accomplit en elle-même, dans ses idées, dans ses mœurs et jusque dans sa langue. C’est une transformation de ce genre, insensible d’abord, plus tard radicale et complète, qui s’était opérée au sein du judaïsme dans la première moitié du V° siècle. Tout en croyant continuer purement et simplement l’œuvre de leurs devanciers, de la même façon et par les mêmes moyens, les Judaïtes s’étaient transformés et ils collaboraient, sans le savoir, à une situation nouvelle. Ce ne fut point Juda et Jérusalem, ce fut la région de l’exil qui servit de point de départ à cette transformation ; mais elle les engloba bientôt, eux aussi, et les marqua de son empreinte.

Un grand nombre de descendants des premiers exilés, mus par des raisons d’intérêt, de convenance personnelle ou d’autres causes, étaient restés en Babylonie. Eux aussi, cependant, avaient salué avec enthousiasme le retour à Jérusalem et la restauration de l’État judaïque ; ils s’y étaient associés par leurs vœux et par leurs riches offrandes. Un lien étroit, d’ailleurs, les rattachait aux rapatriés, puisqu’ils comptaient parmi eux des membres de leurs propres familles. Aussi des relations actives s’établirent-elles entre la mère patrie et ce qu’on pourrait appeler la colonie judaïte des bords de l’Euphrate. Des Jérusalémites se rendaient parfois chez leurs frères de la Gôlah (comme on nommait les Juifs de Babylonie), pour leur exposer les misères du pays et réclamer leur assistance ; et plusieurs de ces derniers, de temps à autre, se rendaient à Jérusalem pour porter des dons à son temple et retremper dans le saint lieu leur conscience religieuse. Si des Judéens étaient emmenés en captivité ou vendus comme esclaves, leurs frères s’en mettaient en peine et n’épargnaient aucun sacrifice pour obtenir leur délivrance. Ils étaient en situation de pouvoir aider et soutenir leurs coreligionnaires, car ils vivaient généralement dans l’aisance, et le vaste empire des Perses offrait un champ considérable à leur activité. Lorsque Suse fût devenue résidence royale et que Babylone perdit son importance, des membres de la communauté judéo-babylonienne émigrèrent vers l’Orient, dans l’empire perse, s’établirent notamment à Suse et y formèrent de nouveaux groupes. Le quatrième roi des Perses, Artaxerxés (464-423), les traita favorablement, comme avait fait son aïeul Darius. Un Judaïte distingué par sa bonne mine et par son intelligence, Néhémie, devint son échanson et acquit, en cette qualité, une grande influence à la cour. Le roi et son épouse principale, Damaspia, lui témoignaient beaucoup de bienveillance et lui accordaient souvent ses demandes, qu’il savait d’ailleurs présenter sous une forme engageante. Grâce à lui et à quelques autres Judaïtes, bien vus à la cour, les communautés de Perse et de Babylonie eurent à se louer de leur situation.

Or, les Judaïtes vivant à l’étranger, jaloux de conserver leur individualité et leur caractère national, se tenaient isolés de la société ambiante, ne se mariaient qu’entre eux et faisaient de la doctrine traditionnelle la règle exclusive de leur conduite. Premièrement parce qu’ils vivaient dans un milieu étranger, loin de la mère patrie, ils se faisaient une loi d’être et de rester Judaïtes, scrupuleux observateurs de leur doctrine, lien puissant qui maintenait l’unité nationale. S’il ne leur était pas possible d’offrir des sacrifices ni de pratiquer, en général, les préceptes relatifs au temple, ils n’en pratiquaient qu’avec plus de zèle ceux qui ne dépendent pas de la présence du sanctuaire, le sabbat, les fêtes, la circoncision et les lois alimentaires. Sans aucun doute, ils avaient aussi des maisons de prières, où ils s’assemblaient à des époques déterminées. Ils cultivèrent même la langue hébraïque assez bien pour pouvoir s’en servir dans leurs relations mutuelles. Où puisèrent-ils la connaissance de cette langue ? Dans les monuments écrits qu’ils en avaient entre les mains, et qu’ils lisaient avec d’autant plus d’ardeur, que là seulement ils trouvaient la base et la règle de leur conduite religieuse. De là, la valeur particulière accordée à un livre peu lu jusqu’alors, je veux dire le Pentateuque, le code des lois et des devoirs. Précédemment, pendant l’exil, c’est aux écrits des prophètes qu’on s’attachait de préférence, parce qu’on y puisait la consolation. Maintenant qu’il s’agissait de traduire en acte le sentiment religieux, de donner leur vrai caractère aux manifestations de la vie, c’est au livre de la Loi qu’il fallut demander une direction. Longtemps négligée sur le sol natal, c’est seulement en pays étranger que la Thora obtint respect et autorité. Rarement le sabbat, par exemple, avait été chômé avec autant de rigueur qu’il l’était dans les communautés persico-babyloniennes. Ce zèle à faire de la Thora une vérité, c’est-à-dire à en accomplir toutes les prescriptions, se personnifia surtout dans Ezra (Esdras), promoteur d’une ère nouvelle dans le développement historique de la race juive ; toutefois, il n’était pas isolé, et plusieurs partageaient ses vues.

Cet homme, créateur du nouveau mouvement religieux, était comme prédestiné, par son origine même, à enflammer les cœurs pour la Thora. Il descendait des grands prêtres ; un de ses aïeux, Chilkiyah (Helcias), avait découvert dans le temple le code du Deutéronome, et, en le faisant remettre au roi Josias, provoqué un revirement religieux. Il était aussi arrière-neveu de ce grand prêtre Seraïa, que Nabuchodonosor fit exécuter, et dont les fils peuvent avoir emporté en Babylonie le livre de la Loi. Ezra eut, d’après cela, occasion de s’occuper de l’étude de ce livre ; mais, plus que ses prédécesseurs et ses parents, il lui voua une attention particulière. Après l’avoir lu avec ardeur et s’en être pénétré, il songea que cette Loi ne devait pas rester lettre morte, mais être vivifiée par la pratique, par l’accomplissement de ses préceptes. C’est par lui-même, naturellement, qu’il dut commencer. Tous les devoirs que la Loi impose à l’individu sous le rapport du vêtement, de la nourriture et des chômages, Ezra s’appliqua scrupuleusement à les observer. Puis à se fit l’instituteur de ses frères, expliqua la Loi de manière à la rendre saisissable pour tous et les exhorta à la suivre en toutes choses. A ses yeux, la Thora était une émanation de Dieu même, qui l’avait révélée à Moïse pour le peuple israélite. Aussi la plaçait-il plus haut, beaucoup plus haut que les autres écrits prophétiques, comme Moïse était plus grand que les autres prophètes. Ainsi pénétré de la divinité du code mosaïque et animé du désir ardent de le faire respecter, il n’eut pas de peine à faire partager et cette conviction et cette ardeur aux communautés de Babylonie. Il acquit de la sorte une haute situation parmi ses coreligionnaires ; sa parole devint une autorité, et se fit mieux obéir que n’avait jamais fait la parole enflammée des prophètes.

Ezra avait-il connaissance de la tiédeur religieuse des Palestiniens, et son voyage avait-il pour but d’assurer à la Loi tout son prestige ? Ou ne fut-il poussé que par l’impérieux besoin de s’établir à Jérusalem, alla d’y accomplir les préceptes qui se rattachent au temple et aux sacrifices ?... Quoi qu’il en soit, une fois sa résolution prise, il s’entendit avec un groupe sympathique à ses idées et disposé à le suivre. C’était un noyau assez respectable, plus de seize cents hommes des meilleures familles, avec femmes et enfants ; parmi eux se trouvait aussi un arrière-petit-fils de Zorobabel, de la lignée de David. Ceux qui ne pouvaient émigrer remirent à Ezra de riches présents pour le temple, or, argent, vases précieux. Chose surprenante, le roi Artaxerxés (Longue-Main) lui remit également des offrandes pour le sanctuaire de Jérusalem, et ses conseillers et autres grands de Perse en firent autant. Il est de fait que, en ce temps-là, le Dieu d’Israël comptait de fervents adorateurs parmi les Persans et d’autres peuples encore[1] : De levant jusqu’au couchant, son nom était grand et révéré parmi les nations. — En outre, Artaxerxés donna à Ezra des sauf-conduits pour les satrapes des pays par où il devait passer, et pour les go4verneurs de la Palestine. Il lui eût aussi donné une escorte pour tenir en respect les malfaiteurs et les malveillants dans ce long trajet, pour peu qu’Ezra l’eût désiré. Mais Ezra ne le désirait point, et il lui avait assuré au contraire, lui et ses compagnons, que leur Dieu, protecteur de ceux qui l’adorent, les préserverait de tout péril.

L’arrivée d’Ezra et de sa nombreuse suite à Jérusalem dut y produire une grande sensation. Ils venaient les mains pleines, animés d’un vif enthousiasme et munis de la recommandation royale. La renommée qu’Ezra s’était acquise, comme savant versé dans les Écritures et habile interprète de la Loi, avait sans doute pénétré jusque dans la Judée, et il y fut accueilli avec une grande considération. Dès le début de sa mission d’enseignement, les rigoristes qui avaient blâmé les mésalliances avec les peuples voisins, surtout avec les Moabites et les Ammonites, déférèrent à sa justice les gens de conscience facile qui les avaient contractées. Ezra fut atterré en apprenant pareille chose. Quoi ! des chefs du peuple, des représentants du sanctuaire, s’étaient, au mépris de la Loi, alliés avec des païens ! C’était un péché horrible aux yeux d’Ezra ; selon lui, la race israélite était une race sainte, à qui tout mélange avec des étrangers, eussent-ils renoncé à l’idolâtrie, imprimait une souillure. A son sens, la Loi permettait bien d’accueillir dans la communauté les païens qui adoptaient la doctrine juive, mais elle ne leur conférait pas l’égalité absolue : ils devaient former un groupe distinct et séparé. Ce n’était pas chez lui vain orgueil de race, mais scrupule religieux ; il sentait confusément que l’intrusion, que la fusion intime d’une masse de prosélytes ou de demi prosélytes, qui n’avaient pas subi, comme la postérité d’Abraham, un long travail d’épuration, qui n’avaient pas été éprouvés par le creuset du malheur, pouvait avoir pour conséquence d’y faire prédominer l’élément étranger et de compromettre les biens religieux si chèrement acquis. Cette appréhension le secouait dans tout son être. Saisi de douleur à la nouvelle d’un péché si dangereux et si funeste, commis par une grande partie du peuple, Ezra déchira ses vêtements, s’arracha les cheveux et s’assit à terre dans un morne silence, sans prendre aucune nourriture. Puis il se rendit au parvis du temple, et là, tombant à genoux, il prononça une confession émouvante au nom de ce peuple qui, nonobstant les dures épreuves du malheur, n’avait pas su se corriger et était retombé dans ses anciens égarements.

Cette pathétique oraison, entrecoupée de sanglots et de larmes, fit une profonde impression sur les assistants, hommes, femmes, enfants, qui s’étaient successivement amassés autour de ce docteur de la Loi agenouillé et priant. Tout ce peuple fondit en larmes. Sous le coup de cette violente émotion, quelqu’un émit une proposition grave. Il y avait un moyen, lui semblait-il, de réparer le passé et de conjurer les effets de la faute commise : Prenons l’engagement solennel de répudier les femmes étrangères et d’exclure de la communauté les enfants issus de la mésalliance ! S’emparant aussitôt de cette parole, Ezra se lève et somme les chefs de famille de jurer devant Dieu, à la face du sanctuaire, que tous ceux qui avaient épousé des étrangères chasseraient femmes et enfants de leurs foyers. Ce fut un instant grave et décisif pour l’avenir de la nation.

Ceux qui, dans la surprise de la première heure, avaient prononcé ce serment, durent respecter leur parole et, la mort dans l’âme, se séparer de leurs femmes étrangères et de leurs propres enfants. Les fils et les parents du grand prêtre furent tenus de donner l’exemple. Une sorte de sénat, composé des Anciens les plus zélés pour l’exécution de la Loi, fit signifier, par des hérauts envoyés dans toutes les villes de Juda, que quiconque avait contracté une de ces unions mixtes exit à se présenter dans les trois jours à Jérusalem, sous peine d’être dépossédé de tous ses biens et exclu de la communauté. Une commission d’enquête, dont Ezra lui-même choisit les membres, fut nommée à cet effet : elle avait pour mission de rechercher les individus engagés dans ces liens illicites, et de les inviter à venir à Jérusalem pour déclarer qu’ils s’étaient définitivement séparés de leurs femmes. Les Anciens ou les juges de chaque ville devaient également se rendre à Jérusalem, pour certifier l’exécution du décret. En conséquence de cette rigoureuse injonction, tous les provinciaux qui s’étaient rendus à l’assignation durent expulser femmes et enfants, comme l’avaient déjà fait les Jérusalémites. Plusieurs toutefois paraissent avoir résisté par affection pour leur propre famille ou par considération pour leur famille d’alliance, avec laquelle ils avaient conservé d’étroites relations.

Cette impitoyable exclusion des peuples voisins, Samaritains, Ammonites et autres, produisit, comme on pouvait s’y attendre, de tristes conséquences. Cette inflexible barrière, Ezra et le parti puritain prétendaient élever, même contre ceux qu’animaient une sincère piété et le désir d’une fraternelle union, exaspéra ces derniers au plus haut point. Quoi ! plus de part pour eux, désormais, à ce Dieu qu’ils avaient choisi, à ce sanctuaire de Jérusalem qui était devenu le leur ? Ce divorce brutal qui leur était signifié changea brusquement en hostilité leurs dispositions amicales : la pire haine est celle qui naît d’un amour dédaigné. Le deuil des filles ou des sœurs, répudiées par leurs maris Judaïtes, la vue des enfants reniés par leurs pères, ne pouvaient que froisser douloureusement leurs familles. Par malheur pour les Judaïtes, au premier rang de ceux qu’ils avaient ainsi repoussés de leur communion, se trouvaient deux hommes résolus et d’esprit inventif Sanballat et Tobie. Ils étaient attachés à la doctrine juive, et on les repoussait. Sur-le-champ ils prirent une attitude hostile contre Juda, décidés à maintenir, par force ou par ruse, leur participation au temple de Jérusalem et au Dieu qu’on y adorait. Il est à croire que des démarches furent tentées d’abord pour rétablir la concorde et la vie commune, pour faire révoquer le décret d’exclusion. II y avait sans doute, à Jérusalem et dans la province, un parti modéré, qui jugeait avec plus d’indulgence la question des mariages mixtes et n’approuvait pas les procédés d’Ezra. Les plus instruits, d’ailleurs, étaient d’un autre avis que lui sur ces mariages avec des femmes qui, au moins extérieurement, professaient la doctrine nationale. Une telle sévérité était-elle donc justifiée ? Ne trouvait-on pas, dans les souvenirs du passé, nombre d’exemples d’Israélites ayant épousé des femmes étrangères ? Ces questions et d’autres semblables furent probablement agitées. Nous trouvons comme un écho de ces sentiments modérés dans un gracieux écrit appartenant, selon toute probabilité, à cette même époque, je veux dire dans le livre de Ruth. L’auteur de cette poétique idylle nous raconte, fort tranquillement en apparence, l’histoire d’une bonne famille judaïte de Bethléem, émigrée au pays de Moab, et dont deux membres épousent des femmes moabites : c’était toucher la brillante question du jour.

Ruth, une de ces femmes, dit à Noémi, sa belle-mère : N’insiste pas, de grâce, pour que je te quitte ! Où que tu ailles, j’irai ; où sera ta demeure sera aussi la mienne ; ton peuple est le mien, ton Dieu est mon Dieu ; où tu mourras, je veux mourir, et la mort seule nous séparera ! Et Ruth, la Moabite, tint parole. Et lorsque plus tard elle épousa Booz, — un Judaïte, — le peuple ravi s’écria : Dieu bénisse cette femme qui entre dans ta maison, et la fasse devenir comme Rachel et Léa, qui ont édifié la maison d’Israël ! Et le fils que Ruth donna à son époux eut pour descendant David, le pieux roi d’Israël. — Ce délicieux petit livre[2] est d’une finesse exquise dans ses détails. Mais ce que le poète tenait surtout à faire ressortir, c’est d’abord que la famille royale d’Israël descendait d’une Moabite ; en second lieu, que cette même Moabite, après s’être attachée au peuple de Juda, après s’être abritée sous les ailes de Dieu, avait déployé toutes les vertus qui sont l’apanage des filles d’Israël, chasteté, délicatesse, esprit de dévouement et de sacrifice. L’application de cette histoire à la question du jour était facile, et on ne pouvait manquer de la faire. Parmi ces femmes répudiées ou menacées de l’être, n’y en avait-il point qui fussent semblables à Ruth ? Les enfants nés de ces femmes, engendrés par des pères Judaïtes, fallait-il les renier comme des païens ? Et alors la maison de David, cette race royale dont l’ancêtre avait épousé une Moabite, était donc, elle aussi, une famille étrangère ?

Mais non, rien n’y fit : Ezra et le sénat de Jérusalem persistèrent, avec une inflexible rigueur, à exclure de la communauté tous les éléments qui n’étaient pas d’origine judaïque, de la semence sainte. Les essais de conciliation ayant échoué, les luttes hostiles devinrent inévitables. Les ennemis, exaspérés, entreprirent des attaques contre Jérusalem. Sanballat et ses compagnons étaient à la tête d’une légion guerrière, et les maîtres de Jérusalem entendaient peu, sans doute, le métier des armes. Les Samaritains firent des brèches aux murailles de la ville, mirent le feu à leurs portes de bois et détruisirent nombre de maisons, pour la seconde fois, Jérusalem eut l’aspect d’un monceau de ruines[3]. Toutefois, ils épargnèrent le temple : pour eux aussi le temple était chose sainte. Il n’en fut pas moins livré à un triste abandon. La plupart des habitants de Jérusalem, privés de la protection de leurs remparts, s’éloignèrent et allèrent s’établir où ils purent.

Les Aaronides et les Lévites, qui ne touchaient plus leurs redevances et leurs dîmes rurales, abandonnèrent le temple pour chercher ailleurs des moyens d’existence. Ce fut une triste période pour la république juive, réorganisée à peine depuis un siècle. Beaucoup de familles notables se raccommodèrent avec leurs voisins, reprirent les femmes qu’elles avaient répudiées ou contractèrent de nouveau de semblables unions. Pour garantir la stabilité de ces alliances, on se lia vraisemblablement par des serments mutuels. Pour le moment, l’œuvre d’Ezra semblait avortée et l’existence même de l’État compromise. Que manquait-il encore pour sa totale dissolution ?

Cependant le zèle qu’avait su enflammer Ezra était trop profond pour céder ainsi à des contretemps. En voyant la ruine et la désolation de Jérusalem, quelques Israélites, douloureusement émus de ces événements, se rendirent en toute hâte en Perse pour y chercher assistance. Ils comptaient particulièrement sur Néhémie, l’échanson du roi Artaxerxés, et dont le parent, Hanani, avait vu de ses yeux tout ce qui s’était passé. Ils s’adressèrent donc à lui et lui firent une peinture épouvantable de la situation des Judéens dans leur pays et du délabrement de la ville sainte. Néhémie frémit d’horreur en apprenant ces détails. Zélateur ardent de la Loi, il lui semblait que Jérusalem, la sainte cité chère à Dieu entre toutes, était entourée d’une muraille de feu d’où aucun ennemi ne pouvait approcher impunément. Et maintenant il la voyait violée et déshonorée, comme la première ville venue ! — Mais il ne se laissa pas dominer par sa douleur. Néhémie était homme d’action et de ressources. Il avait appris à la cour l’art de gouverner ; il savait qu’une volonté ferme est maîtresse des hommes et des événements. Il résolut sur-le-champ de se rendre lui-même à Jérusalem et de mettre un terme à cette affreuse situation. Mais comment s’éloigner ? Son service l’enchaînait à la cour. La faveur même du roi le retenait près de lui, et lui ôtait la possibilité d’aller à Jérusalem.

Habile comme il était, Néhémie attendit une occasion propice pour solliciter la permission d’Artaxerxés. Cependant la tristesse qui le rongeait avait fait disparaître peu à peu sa bonne mine et la sérénité de son front. Un jour qu’il servait à boire au roi et à la reine, Artaxerxés fut frappé de l’altération de ses traits et lui en demanda la cause. Profitant aussitôt de cette disposition favorable : Puis-je avoir joyeuse mine, répondit-il, quand la ville où sont les tombeaux de mes pères est désolée, quand ses portes sont consumées par le feu ? En même temps, il exprima le vœu de s’y rendre et de porter remède à sa malheureuse situation. Le roi, plein de bienveillance, lui accorda tout ce qu’il désirait, lui permit d’entreprendre le voyage, de relever les murs, de rétablir l’ordre dans les affaires de l’État. Il lui remit des lettres enjoignant aux fonctionnaires royaux de n’apporter aucun empêchement à son voyage et de lui fournir du bois de construction. Il lui donna même une escorte de soldats à pied et à cheval, et l’institua gouverneur (péhha) de la Judée. Il mit à toutes ces grâces une seule condition : il exigea que Néhémie ne se fixât pas indéfiniment à Jérusalem, et qu’après un certain délai il retournât à la cour. — Ce voyage de Néhémie va imprimer une nouvelle direction au développement historique de l’État juif, ou plutôt accentuer la direction inaugurée par Ezra.

Néhémie quitta donc la résidence de Suse avec un nombreuse suite de parents et de serviteurs, et protégé par une escorte militaire. En traversant l’ancien territoire des dix tribus, il remit au gouverneur ses lettres de recommandation. Sanballat et Tobie connurent ainsi le but de son voyage et pressentirent une lutte prochaine. C’était pour eux une déception peu agréable, d’apprendre qu’un Judaïte, favori d’Artaxerxés, était institué gouverneur de la province et, selon toute prévision, allait prendre en main la cause de ses frères persécutés.

Arrivé à Jérusalem, Néhémie resta invisible pendant trois jours. Il voulait d’abord faire connaissance avec le théâtre de son activité et avec le monde à qui il aurait affaire. En attendant, il organisa une sorte de cour au petit pied : car il avait une fortune de prince et dépensait à l’avenant. Du reste, il dissimula le but de son arrivée, au point de ne pas même s’en ouvrir aux principaux Judaïtes, à qui il se fiait peu. Une nuit, il sortit à cheval, seul, pour se rendre compte de l’étendue des désastres et aviser au meilleur moyen de les réparer. Ensuite à convoqua les chefs de famille, même ceux qui habitaient la province, et leur déclara, à leur grande surprise, qu’il avait reçu plein pouvoir du roi Artaxerxés, non seulement de restaurer les murs, mais encore d’administrer tout le pays, et qu’il était résolu de mettre fin à la honte et à la misère de l’État judaïque. Il trouva tous ces hommes prêts à le soutenir, à lui prêter même un concours actif. Ceux-là mêmes qui étaient alliés à des familles étrangères, qui vivaient dans les meilleurs termes avec elles, applaudirent à ses desseins. Mais la tâche que s’était imposée Néhémie était des plus difficiles. Il s’agissait de restaurer une société complètement désorganisée, dont les membres, dominés par la crainte, la faiblesse, l’intérêt ou des considérations de diverses natures, n’étaient pas assez fermes pour braver les dangers. Son premier souci était de fortifier Jérusalem, condition sans laquelle toute entreprise et toute amélioration se trouveraient à la merci d’un coup de main.

Néhémie dirigea lui-même les opérations, et les facilita par la division du travail. Chaque famille patricienne fut chargée de réparer une portion de la muraille, de mettre en place et d’assujettir une des portes de la ville.

Toutefois, ce travail de réfection ne marcha pas sans encombre. Les demi prosélytes qu’on avait éconduits, Sanballat et Tobie en tête, ces hommes à qui Néhémie, dès le début, avait dit nettement : Vous n’aurez point de part, point de droit, point de souvenir dans Jérusalem, déployèrent autant d’ardeur à entraver son œuvre que lui à l’accomplir. Ils procédèrent d’abord par la ruse, cherchèrent à rendre suspects les desseins de Néhémie, l’accusèrent de vouloir secouer l’autorité de la Perse, de nourrir l’ambitieux projet de régner sur les Judéens. Puis ils s’efforcèrent de décourager les travailleurs, se moquant du peu de solidité de leur mur, qu’un chacal enfoncerait en se jetant au travers. Mais quand les murs furent arrivés à demi-hauteur et bien fermés, les ennemis firent le complot de tomber sur les travailleurs et de détruire leur ouvrage. Mais Néhémie veillait. Depuis ce moment, par ses ordres, une partie de ses hommes et les chefs Judaïtes montaient la garde en armes ; les ouvriers avaient l’épée au côté, et les hommes de peine portaient le fardeau d’une main et une arme de l’autre. Pour accélérer le travail, Néhémie occupa ses hommes depuis l’aube jusqu’à la nuit, organisa une surveillance active à l’intérieur de Jérusalem, tellement que les gardes ne prenaient pas le temps de se dévêtir. Lui-même se tenait sans cesse sur le chantier, tantôt ici, tantôt là, ayant à ses côtés un homme chargé des signaux.

Cependant Sanballat et ses compagnons, renonçant à empêcher les travaux par un coup de main, eurent recours à l’intrigue. Ils firent courir le bruit que Néhémie avait l’intention, une fois Jérusalem bien fortifiée, de se faire proclamer roi par les Judaïtes et de se déclarer indépendant de la Perse. Ils comptaient ainsi effrayer les gens crédules et les faire renoncer au travail, dans la crainte de passer pour complices. Ils trouvèrent même, moyennant finance, quelques traîtres parmi les Judaïtes pour les seconder. D’autre part, ils essayaient d’agir directement sur Néhémie, lui adressaient des lettres qui disaient leurs soupçons et qui le mettaient dans son tort... Toutes ces manœuvres échouèrent devant la fermeté de Néhémie. Il poursuivit jusqu’au bout l’œuvre commencée avec tant d’ardeur, et força ainsi l’admiration de ses ennemis eux-mêmes. Depuis lors, en effet, ils semblent avoir renoncé définitivement à leurs machinations impuissantes et avoir cessé d’inquiéter Néhémie, comme de le troubler dans son œuvre.

Il eut du reste, à l’intérieur, des luttes non moins pénibles à soutenir. Plusieurs des familles notables jouaient un rôle équivoque, pactisant en secret avec les ennemis et leur rapportant chacune de ses paroles. En outre, elles molestaient les pauvres de la façon la plus odieuse. Si un malheureux avait emprunté de l’argent pour acquitter l’impôt royal, ou du blé pour sa subsistance dans les mauvais jours, et avait donné en gage son champ, sa vigne on son olivier, sa maison ou même ses enfants, le créancier impitoyable, en cas de non-payement, retenait les biens en toute propriété, traitait les fils et les filles en esclaves. Ému des plaintes toujours croissantes des victimes de ces exactions, Néhémie résolut de prendre à partie ces riches sans entrailles. Il les convoqua à une grande assemblée et se prononça hautement contre cette conduite barbare et flétrie par la Loi : Nous autres Judéens de Perse, nous avons racheté selon nos moyens nos frères vendus aux païens comme esclaves. Si maintenant vous vendiez vos frères, c’est donc à nous qu’ils seraient revendus ! conclut-il avec une ironie amère. Or, telle était l’autorité de Néhémie, la puissance de sa parole, et aussi, même sur les grands et les riches, l’influence d’une mercuriale faite au nom de la Thora, qu’ils promirent séance tenante non seulement de relâcher les personnes détenues comme esclaves, mais de restituer maisons, champs et jardins à leurs propriétaires ; bref, de renoncer à leurs créances. Mettant à profit cette disposition favorable, Néhémie fit jurer aux riches qu’ils tiendraient leurs promesses.

La Loi, dignement représentée par Néhémie, venait de remporter là une belle victoire sur l’intérêt personnel. Du reste, le gouverneur judaïte donnait lui-même à tous l’exemple de l’abnégation, du désintéressement le plus complet. Non seulement il n’acceptait point les prestations qui lui étaient dues, mais il faisait encore des avances aux pauvres en argent et en blé, et, s’ils ne pouvaient payer, il leur faisait remise de la dette. Sa famille et ses serviteurs se distinguaient par le même désintéressement, par la même générosité.

C’est grâce à cette conduite que Néhémie put triompher de tous les obstacles qui rendaient si difficile le rétablissement de l’ordre public. Pour les grands comme pour le peuple, sa parole faisait loi. Assez de difficultés, cependant, restaient encore à vaincre. Les murs terminés, les portes mises en place, on s’aperçut que les Lévites, gardiens de ces portes, et même les Lévites des trois classes en général, manquaient. Privés de leurs dîmes pendant toute la période de ruine, ils s’étaient éparpillés dans le pays. La population de la ville était d’ailleurs clairsemée, nombre de maisons étaient détruites ou désertes. Il importait de repeupler Jérusalem[4] et de pourvoir le temple de desservants.

A tous ceux qui avaient abandonné Jérusalem pour cause d’insécurité ou qui, dès le principe, s’étaient domiciliés dans les villes de province, Néhémie adressa probablement un appel pour les inviter à se fixer dans la capitale. Beaucoup des principales familles s’y offrirent spontanément. Mais le nombre de ces volontaires ne suffisant pas à peupler raisonnablement Jérusalem, il fut décidé que le dixième de la population provinciale, désigné par la voie du sort, serait tenu d’y transférer sa demeure. Cependant Néhémie n’estimait pas que chacun fut digne de devenir membre de la sainte cité. Il n’admettait pas surtout que ceux-là en fissent partie, qui étaient nés de mariages mixtes. Il se fit donc remettre la liste des familles revenues de Babylone et examina la filiation de chacune d’elles. Cet examen fut des plus sévères. Trois familles, six cent quarante-deux personnes, qui ne pouvaient pas établir la pureté absolue de leur descendance, furent écartées ; et trois lignées d’Aaronides, qui ne pouvaient produire leurs tables généalogiques, furent déclarées, par Néhémie, déchues du sacerdoce jusqu’à nouvel ordre.

Néhémie avait donc fortifié Jérusalem, avait pris des mesures pour la repeupler, avait rendu à la communauté un centre et, pour ainsi dire, un corps solide et résistant. Dans ce corps, il restait à insuffler l’âme, — la Loi. Mais pour cela il lui fallait le concours des docteurs. C’est alors qu’Ezra, qui était resté dans l’ombre pendant cette période d’activité de Néhémie, rentra en scène. Le premier jour du septième mois, un jour de fête, il réunit tout le peuple, même des provinces, à Jérusalem, sur la vaste place qui s’étend devant la Porte de l’Eau. Là était disposée une haute tribune, d’où Ezra devait faire entendre la lecture de la Loi. Il importait de donner à la cérémonie une solennité saisissante et d’un effet durable. L’assemblée était nombreuse, on n’y comptait pas seulement des hommes, mais aussi des femmes et des adolescents. Lorsque Ezra déploya le rouleau de la Loi, toute l’assistance se leva, témoignant ainsi son respect pour le dépôt de la sainte doctrine ; et lorsqu’il procéda à la lecture par une formule de bénédiction, le peuple entier, levant les mains, y répondit par un retentissant amen. Alors Ezra lut à haute voix un chapitre de la Thora, que tous écoutèrent avec une attention profonde. A ceux qui ne pouvaient suivre le texte, femmes et gens de province, des Lévites versés dans les Écritures l’expliquèrent si bien que ceux-là aussi comprirent tout. Fortement émue en entendant la sainte parole, toute cette assemblée populaire éclata en pleurs. Le texte lu par Ezra était, très probablement, le passage du Deutéronome annonçant les terribles châtiments réservés aux violateurs de la Loi ; le peuple, y voyant sa condamnation, sentit vivement sa culpabilité, et son âme contrite se jugea indigne de la grâce divine. Ce ne fut pas sans peine que Néhémie, Ezra et les Lévites purent apaiser les consciences désolées. L’assistance, enfin rassérénée, célébra la fête avec une religieuse émotion et se félicita d’avoir entendu cette lecture. Ce jour-là, pour la première fois, le peuple entier adopta la Loi dans son cœur, la sentit liée étroitement à son être, s’en jugea lui-même le dépositaire et le gardien. La révolution morale, commencée par l’exil de Babylone, était consommée. Ce que les prophètes avaient préparé, les docteurs l’achevèrent.

Le peuple s’éprit d’un tel amour pour cette Thora, jusqu’alors peu ou point respectée, qu’il ne se lassait point d’en entendre parler. Le lendemain de ce jour, les chefs de famille, — eux dont les pères avaient si longtemps et si opiniâtrement résisté à la parole des prophètes, — allèrent trouver Ezra pour l’inviter à continuer la lecture et à enseigner au peuple ce qu’il avait de plus pressant à faire pour obéir aux prescriptions de la Loi. Ezra donna lecture du chapitre relatif aux fêtes ordonnées pour le septième mois. En conséquence de ce commandement, les chefs du peuple lui firent notifier d’avoir à recueillir, sur les montagnes du voisinage, des branches d’olivier, de myrte, de palmier et autres plantes semblables, pour dresser des tentes de feuillage. Et le peuple exécuta l’ordre avec un joyeux entrain, et il célébra la fête des Tentes avec un enthousiasme sans précédent. Pendant chacun des huit jours de cette fête, on lut des passages du livre de la Loi : il faisait dorénavant partie intégrante du culte divin.

Ezra et Néhémie songèrent à profiter de ces saintes dispositions pour engager ceux qui étaient encore eu état de mariage mixte à renoncer volontairement. A cet effet, on institua un jeûne public, fixé au 24 tischri (octobre). Tous vinrent à l’assemblée, vêtus de deuil et couverts de cendres. On lut d’abord et on commenta la section du livre divin qui interdit d’épouser des Ammonites et des Moabites ; puis les Lévites récitèrent la confession des péchés au nom du peuple. Alors, sans désemparer, ceux qui avaient des femmes d’origine étrangère se séparèrent d’elles, et tous renoncèrent formellement à s’allier avec les Samaritains et autres étrangers. Sans perdre de temps, Néhémie fit si bien, avec le concours d’Ezra, que l’assemblée s’engagea, par un pacte solennel, à observer la Loi dans toutes ses parties, à ne plus se mettre en faute à l’avenir et à ne pas retomber dans les péchés d’omission trop fréquents jusqu’alors. L’esprit de la Loi révélée par l’organe de Moïse devait seul régner désormais. Tous, même les femmes, les enfants en âge de raison, les serviteurs du temple et les prosélytes sincères, promirent par serment de rester fidèles aux obligations qu’ils venaient de contracter, et dont les principales étaient : d’abord, de ne pas marier leurs filles à des étrangers ni épouser eux-mêmes des étrangères, — point qu’Ezra et Néhémie placèrent en première ligne, parce qu’il leur tenait le plus au cœur ; — secondement, de chômer le sabbat et les fêtes ; et de ne rien acheter, ces jours-là, des marchandises qu’apportaient les étrangers. Item, de laisser les terres en friche et de faire abandon des créances, chaque septième année. Pour l’entretien et les besoins du temple, chaque adulte payerait annuellement un tiers de sicle (un franc) et fournirait à tour de rôle, à des époques fixées par le sort, du bois pour l’autel. On apporterait tous les ans au temple les prémices des fruits de la terre, on acquitterait les redevances des prêtres et des Lévites ; bref, on ne laisserait en souffrance aucun des intérêts du sanctuaire.

La teneur de ces engagements fut consignée sur un rouleau, souscrite et scellée par les chefs de famille de toutes classes. En tête des signatures était celle de Néhémie, sous laquelle quatre-vingt-trois ou quatre-vingt-cinq hommes notables apposèrent la leur. D’après une tradition, l’acte fut authentiqué par la signature de cent vingt représentants du peuple[5], corps imposant qui fut appelé la Grande Assemblée (Kenesseth ha-ghedolah).

Ce que Néhémie sut accomplir en si peu de temps est prodigieux. Non seulement il avait reconstitué l’État livré au désarroi, lui avait assuré la stabilité en, fortifiant sa capitale, l’avait mis à l’abri des coups de main et des invasions, mais il avait aussi réconcilié le peuple avec son antique doctrine.

Néhémie attachait du prix aux grandes assemblées populaires, à cause de l’impression qu’elles exercent sur les esprits. Aussi fit-il une seconde fois convoquer le peuple, pour procéder à la dédicace des murs restaurés par ses soins. Là encore, comme précédemment à la lecture de la Loi, femmes et enfants furent appelés à figurer. Vu les sentiments d’allégresse que devait naturellement provoquer cette cérémonie, il fit venir à Jérusalem tous les Lévites de la section musicale, afin qu’ils réjouissent les cœurs par leurs chants et leurs instruments divers. Il organisa une procession. divisée en deux colonnes, qui, partant d’un même point dans deux directions opposées, firent le tour des murs et se rejoignirent dans le temple. En tête de chaque colonne marchait un chœur de Lévites, entonnant des cantiques de louanges et d’actions de grâce, que d’autres Lévites accompagnaient du son de leurs instruments. Ezra et Néhémie, les deux chefs de la communauté, suivaient respectivement les deux chœurs, et à chaque file s’étaient joints, divisés également en deux groupes, les princes et le peuple, y compris les femmes et les enfants. Le son des harpes, des cymbales, des trompettes, les chants des nombreux Lévites, résonnaient au loin, multipliés par l’écho des montagnes, et exaltant tous les cœurs. A un jour de deuil et de pénitence succédait un jour d’allégresse universelle. Cette fête d’inauguration dura, dit-on, huit jours ; il y avait deux ans et quatre mois que les travaux avaient commencé (442).

Pour donner une assiette durable à ce grand corps, qu’il avait si heureusement ressuscité, Néhémie songea à établir des fonctionnaires capables et dignes de confiance. C’est lui, parait-il, qui divisa le pays en petits cantons (pélekh), à chacun desquels il préposa un chef chargé de l’administrer et d’y maintenir l’ordre. Néhémie fit aussi construire, au nord du temple, une très forte citadelle, qui devait, en cas de besoin, protéger le sanctuaire ; cette citadelle reçut le nom de Birah (Baris). Il en donna le commandement à un homme fidèle et pieux, Hanania. A Ezra, le savant le scribe, son auxiliaire dans l’œuvre de la restauration, il confia la surveillance du temple.

Ce qui le préoccupait avant tout, c’était d’assurer la marche régulière du culte. Pour que les sacrifices ne fussent plus interrompus, il était essentiel que la subsistance des Aaronides et des Lévites fût garantie. Sans doute, les possesseurs de terres s’étaient solennellement engagés à fournir aux uns leur redevance et aux autres leur dîme ; mais cela ne suffisait pas à Néhémie, il fallait veiller à l’exécution régulière de l’engagement. A l’époque de la moisson, les Lévites devaient parcourir les campagnes, recueillir la dîme et l’apporter à Jérusalem. Pour que la distribution de cette dîme — dont les Aaronides, à leur tour, prélevaient le dixième — se fit équitablement et sans léser personne, Néhémie aménagea de grandes salles où grains et fruits étaient emmagasinés, et où se faisait la distribution, surveillée par des employés spéciaux.

De même que Néhémie s’était occupé de repeupler Jérusalem, il s’occupa aussi des logements qui devaient abriter sa population. Pour ceux qui n’avaient pas le moyen de se bâtir des maisons, à en fit bâtir à ses frais, comme d’ailleurs, en général, il mettait sa fortune au service de tous les besoins.

Il avait ainsi créé, en quelque sorte, un nouvel État, qui devait vivre désormais d’après les principes de la Loi. Il administra Juda pendant douze ans en qualité de gouverneur (444-432). Il dut alors s’en retourner à la cour d’Artaxerxés, qui lui conservait toujours sa faveur. Il partit plein d’espérance dans la durée de l’œuvre qu’il avait accomplie, œuvre de sécurité matérielle et de relèvement moral.

Mais quoi ! toute oeuvre humaine est sujette aux vicissitudes. Sitôt que Néhémie ne fut plus là, il s’établit une réaction, et ce fut, selon toute apparence, le grand prêtre Éliasib qui en fut l’instigateur. En effet, Néhémie, en le dépossédant de son autorité sur le sanctuaire et sur le peuple, l’avait relégué dans l’ombre et blessé dans sa dignité. Son premier, acte fut de se rapprocher des Samaritains, au mépris du décret de la Grande Assemblée. Pour cimenter son alliance avec eux, un membre de sa famille, nommé Manassé, épousa la fille de Sanballat, Nikaso[6]. L’exemple de la famille pontificale fut suivi par d’autres encore, que sans doute les rigoureuses prescriptions d’Ezra et de Néhémie avaient déjà secrètement irrités. Ce fut un changement complet de système. Tobie, cet autre ennemi de Néhémie, put, sans le moindre empêchement, revenir à Jérusalem, où une grande salle fut mise à sa disposition dans le parvis du temple.

Une perturbation profonde naquit de cette situation, où, par un brusque revirement, l’on permettait aujourd’hui ce qu’on avait si sévèrement, défendu hier. La masse du peuple était outrée contre le grand prêtre et ses partisans, et leur témoignait ouvertement son mépris. Les possesseurs de terres ne voulurent plus acquitter la dîme ni des redevances sacerdotales. Les innocents pâtirent de cette privation infligée aux indignes : les Lévites se virent frustrés de leur part, et, pour ne pas mourir de faim, durent quitter une seconde fois temple et capitale. On cessa également de contribuer aux besoins du culte, et les prêtres chargés du soin des sacrifices, ne voulant pas laisser l’autel vide, y présentaient des bêtes malades, infirmes ou mal conformées. Révoltés de cette conduite, beaucoup se désintéressèrent et du temple et de la chose publique et ne s’occupèrent plus que de leurs intérêts privés, souvent au mépris de la justice et des engagements contractés devant Dieu. En les voyant parfois réussir dans leurs entreprises, plus d’un honnête homme, aux prises avec les difficultés de la vie, sentait faiblir sa foi et chancelier sa conscience : Servir Dieu, disait-on, est chose inutile ; que gagnons-nous à suivre ses lois, à cheminer tristement dans la crainte de l’Éternel ? Ah ! nous envions le bonheur des impies !

Plus fâcheuses encore étaient les dissensions que ce changement produisit dans l’État judaïque et jusque dans le sein des familles. Où est le droit ? où est la justice ? Le père et le fils n’étaient pas d’accord sur ce point : l’un opinait dans le sens de la rigueur, l’autre dans celui de l’indulgence ; de là des froissements et des haines.

Il fallait couper court à cette lamentable situation. Quelques hommes d’une piété ardente, restés fermes dans leurs convictions, se réunirent pour concerter un plan de conduite. Tous leurs vœux, toutes leurs espérances se tournaient vers Néhémie, fixé de nouveau à la cour d’Artaxerxés. S’il pouvait se décider à revenir à Jérusalem, il saurait d’un seul coup mettre un terme à cet intolérable désordre, rétablir dans Jérusalem la concorde, l’amour du pays et la prospérité. Un homme de ce groupe, plus vivement ému de la situation et indigné surtout des pratiques du parti sacerdotal, cet homme, poussé par l’inspiration prophétique, s’avança résolument pour gourmander les méchants et consoler les bons : c’était Malachie (Maleakhi). Dernier des prophètes, il a dignement clos la série de ces hommes de Dieu qui, durant quatre siècles, se relayèrent l’un l’autre sans relâche.

Aux affligés et aux désespérés, Malachie annonce l’arrivée prochaine d’un maître[7], précurseur de l’alliance tant désirée, et qui ferait luire sur Israël des jours meilleurs. Qui soutiendra l’épreuve de son avènement ? qui restera debout lorsqu’il apparaîtra ! Car il sera comme le feu des affineurs et comme la potasse des foulons. Il s’installera pour affiner et pour épurer, il purifiera surtout les fils de Lévi comme on purifie l’or et l’argent, et alors ils seront dignes de présenter l’offrande. - S’adressant au peuple entier, le prophète l’exhorte à ne pas imiter ces quelques pervers qui retiennent la dîme, mais à l’apporter comme autrefois dans la salle de dépôt. — Puis, portant ses regards, vers le lointain avenir, comme faisaient les anciens prophètes, Malachie prédit qu’un jour viendra, un grand et redoutable jour, où la différence du juste au méchant éclatera à tous les yeux. Avant la venue de ce jour suprême, Dieu enverra le prophète Élie, qui réconciliera les pères avec les enfants. Comme règle de leur vie, le dernier des prophètes signale à ses auditeurs la doctrine de Moïse, les lois et les statuts édictés sur l’Horeb...

C’est ainsi que le prophétisme fit ses adieux au peuple israélite. Grâce à la sollicitude d’Ezra, qui avait rendu la Thora accessible au grand nombre, qui lui avait créé un cercle d’adeptes pour la cultiver et l’enseigner, le verbe des prophètes devenait inutile. Désormais l’homme de Dieu pouvait être remplacé par le docteur, et l’inspiration prophétique par la lecture de la Loi dans les assemblées du peuple et dans les maisons de prières.

Néhémie, à la cour de Perse, eut-il connaissance des vœux qui le rappelaient à Jérusalem ? Savait-il que Malachie comptait sur sa présence pour réparer le désordre de la situation ? Il reparut inopinément dans les murs de la capitale juive. Il avait demandé au roi une nouvelle permission de visiter sa patrie religieuse (entre 430 et 424). Après son arrivée, il ne tarda pas à agir effectivement comme le feu des affineurs et comme la potasse des foulons. Il purgea la communauté de ses éléments impurs. Son premier soin fut d’expulser Tobie l’Ammonite de l’appartement que lui avait offert son parent spirituel Éliasib, et de déposséder ce dernier de ses fonctions. Puis il manda les chefs du peuple et leur reprocha amèrement d’avoir provoqué la désertion des Lévites par leur incurie à l’égard de la dîme. Son appel suffit pour engager les possesseurs de terres à réparer leur négligence, et les Lévites à rentrer dans Jérusalem pour le service du temple. Il confia à quatre amis consciencieux la surveillance du dépôt des dîmes et le soin de les distribuer équitablement. Il parait aussi avoir rendu au culte sa dignité et en avoir écarté les serviteurs peu scrupuleux. Une grosse besogne qu’entreprit encore Néhémie, ce fut d’obtenir la dissolution des mariages mixtes qui avaient reparu de plus belle. Ici, il se trouva en collision avec la famille pontificale. Manassé, un fils ou un parent du grand prêtre Joïada, refusa de se séparer de sa femme Nikaso, fille du Samaritain Sanballat : Néhémie eut le courage de le bannir du pays, et d’autres Aaronides ou Judaïtes, qui ne voulaient pas se soumettre aux prescriptions de Néhémie, subirent le même sort.

Après avoir ainsi rétabli l’ordre et le respect de la Loi dans la capitale, il se rendit dans les villes de province, pour y faire pareillement disparaître les abus. Dans la région où les Judéens étaient en contact de voisinage avec des peuples étrangers, Asdodites, Ammonites, Moabites, Samaritains, les alliances matrimoniales avaient eu cette conséquence, que les enfants qui en étaient nés parlaient, pour moitié, la langue de leurs mères et avaient totalement désappris l’idiome judaïque. La pensée de voir des enfants d’Israël devenus ainsi étrangers à leur propre origine remplissait Néhémie d’indignation et de douleur. Il prit à partie leurs pères, les chargea d’imprécations et fit châtier les récalcitrants. Par cette énergique intervention, Néhémie réussit et à rompre les alliances mixtes et à conserver la langue nationale à la jeune génération.

La sanctification du sabbat, jusqu’alors négligé ou mollement observé, fut également obtenue par sa persévérance. Le travail, en ce saint jour, était défendu par la Loi ; mais quel genre de travail ? on ne l’avait pas encore expliqué. Les Judéens de la campagne, qui l’ignoraient, pressuraient la vendange le jour du sabbat, chargeaient leurs bêtes de sacs de blé, de raisins, de figues et autres denrées, et les apportaient au marché de Jérusalem. Dès que Néhémie eut connaissance de cette profanation du jour de repos, il manda les campagnards, leur remontra que leur conduite était fautive, et ils se soumirent. — Une autre coutume s’était invétérée à Jérusalem, contre laquelle il eut à soutenir une lutte plus opiniâtre. Des marchands tyriens avaient l’habitude de mettre en vente, le sabbat, de la marée fraîche et d’autres marchandises, et ils trouvaient des acheteurs. Néhémie ordonna qu’à l’avenir les portes de la ville restassent fermées depuis la veille du sabbat jusqu’à sa clôture, et qu’on n’y laissât point pénétrer les marchands. Il obtint enfin, à force de sévérité, que le chômage sabbatique fût pratiqué avec conscience, bien qu’à contrecœur.

Ce rigoureux empire de la Loi fut la tâche successive d’Ezra et de Néhémie : l’un a commencé l’œuvre, l’autre l’a consommée ; et il a si bien consolidé le mur de séparation entre les Judaïtes et les autres peuples, qu’il semblait à peu prés impossible de le forcer. Ceux qui trouvaient la séparation trop sévère furent réduits à sortir de la communauté judaïque et à former une secte. Néhémie vécut peut-être assez pour voir la première sécession de ce genre ; et comme lui-même y avait contribué, comme il fut peut-être, de ce fait, en butte à maint reproche, il crut devoir justifier sa conduite, montrer qu’il avait relevé la chose publique et bien mérité du pays. Il composa une sorte de mémoire où il raconta, avec plus ou moins de détails, ce qu’il avait fait, dans son double voyage en Palestine, pour la sécurité de ce petit État et pour la glorification de la loi divine. Çà et là il y exprime le vœu que Dieu lui tienne compte de ce qu’il a fait pour le peuple, qu’il n’oublie pas les services rendus par lui au sanctuaire. C’est une sorte d’écrit apologétique, rédigé par lui dans sa vieillesse. — De fait, le nom de Néhémie est resté dans la mémoire reconnaissante de son peuple. C’est à lui et à Ezra, — à ces créateurs du mouvement moral qui a acquis depuis, dans lg judaïsme, une force irrésistible, — que la postérité attribua toutes les institutions salutaires dont l’origine lui était inconnue.

 

 

 



[1] Voir Malachie, I, 11 et 14.

[2] On admet aujourd'hui que le livre de Ruth a été écrit pour protester contre l'exclusion des prosélytes.

[3] Ce triste état de Jérusalem est décrit dans le premier chapitre de Néhémie. Il ne peut être imputé qu'aux menées des Samaritains.

[4] Le fait du repeuplement de Jérusalem résulte de Néhémie, XI et de I Chroniques IX, sqq.

[5] Les personnages énumérés Néhémie, X, ne sont autres, suivant une tradition (Midrasch Ruth, ch. III), que des membres de la Grande Assemblée. Comparez Kérem chémed, V, p. 68.

[6] Le fait raconté dans Néhémie, XIII, 88 : que Néhémie bannit de Jérusalem un descendant du grand prêtre Joïada, pour avoir épousé une fille de Sanballat, est complété par Josèphe (Antiquités, XI, 7, 2 ; 8, 2), qui nous apprend que ce prêtre s'appelait Manassé, et la femme qu'il épousa, Nikaso. — Ce Manassé fut le premier prêtre des Samaritains.

[7] L'annonce de l'arrivée d'un maître sévère (Malachie, III) ne peut viser que Néhémie.