HISTOIRE DES JUIFS

PREMIÈRE PÉRIODE — LES TEMPS BIBLIQUES AVANT L’EXIL

Troisième époque — La marche en arrière

Chapitre VII — Le schisme et les nouveaux prophètes.

 

 

Après la mort de Salomon, pour la première fois depuis L’établissement de la royauté en Israël, la transmission de la couronne put s’effectuer sans secousse, sans agitation ni dissidence. Plus heureux que son père et son aïeul, Roboam put tranquillement prendre eu main le gouvernement d’un pays devenu un vaste empire, auquel de nombreuses populations payaient tribut ; il pouvait bercer des plus doux rêves de puissance et de félicité. Soit que Roboam n’eût point de frère qui eût pu lui disputer la couronne, soit que le droit d’aînesse, ce droit primordial des successions privées, ait été étendu par Salomon à la succession royale, il est certain que Roboam monta sans encombre sur le trône de son père. Dans le fait, on ne vit plus désormais dans Jérusalem des compétitions entre frères pour la possession du trône, comme il s’en était produit à l’avènement de Salomon. Roboam, du reste, eût été peu propre à une pareille lutte. On peut affirmer qu’il ne ressemblait point à son père, et que son intelligence était au-dessous de la médiocrité. Comme tous les fils de roi nés dans la pourpre et dénués de qualités éminentes, c’était un esprit à la fois borné et présomptueux ; avec cela si inconsistant qu’il n’était pas capable de se conseiller lui-même. Nulle qualité guerrière, nulle grandeur dans les idées. Il ne voyait dans le trône qu’une perspective de puissance, de douce oisiveté, de jouissances matérielles. Ce rêve qu’il semble avoir caressé fut de courte durée ; il devait être suivi d’un terrible réveil ! Un ennemi se rencontre inopinément, qui lui ravit puissance, repos, charmes de la vie, et qui déchira l’État israélite d’une plaie à jamais incurable.

Jéroboam, cet Éphraïmite qui, dans les dernières années de Salomon, avait levé l’étendard de la récolte, mais sans succès d’abord, et qui s’était enfui en Égypte, rentra en Palestine à la première nouvelle de la mort de Salomon, pour recommencer l’ambitieuse entreprise qu’avait approuvée un prophète. Son protecteur Scheschenk (Schischak), roi d’Égypte, avait probablement facilité son retour, peut-être en le faisant conduire par mer à un port israélite. L’audacieux enfant d’Éphraïm ne fut pas plus tut arrivé à Sichem, la seconde ville du royaume, que l’esprit de résistance éclata dans cette tribu, toujours prête à se mutiner. Jéroboam fut appelé à l’assemblée du peuple, ou plutôt il en provoqua la réunion, et lui suggéra la marche à suivre pour atteindre le but désiré, sans toutefois rompre brusquement avec la tradition. Les Anciens des autres tribus furent invités à faire cause commune avec les Sichémites, afin de donner à la résistance un caractère plus imposant et comme le sceau de la volonté populaire. Il fut résolu, avant tout, que les Anciens des tribus n’iraient point à Jérusalem, comme on l’avait fait jusqu’alors, pour rendre hommage au nouveau roi, mais que c’est lui au contraire qui serait invité à venir à Sichem pour y recevoir l’hommage. C’était le commencement de la révolte. Roboam céda, probablement à regret, mais dans l’espoir d’imposer par sa présence aux rebelles, si rebelles il y avait. Ce fut un moment néfaste et d’une portée grave dans les destinées d’Israël.

Roboam se rendit à Sichem accompagné de ses conseillers, Ies uns âgés et qui avaient assisté son père, les autres plus jeunes et dont il s’était entouré lui-même. Il emmena aussi, à tout hasard, l’inspecteur principal des corvées, Adoniram, accoutumé à terrifier les travailleurs par son regard sévère, au besoin par le fouet. A l’arrivée de Roboam, les Anciens se rendirent auprès de lui pour lui exposer les doléances du peuple. Jéroboam, qu’ils avaient choisi pour orateur, les formula de la façon la plus acerbe : Ton père nous a imposé un joug accablant et nous a soumis à un dur servage. Si tu veux alléger notre joug, nous te promettons obéissance. Déconcerté par ce langage net et hardi, Roboam répondit, en dissimulant son dépit, qu’on eût à reparaître dans trois jours pour chercher sa réponse. Quelle réponse comptait-il donner aux Anciens ? Il l’ignorait encore lui-même, et il voulut d’abord consulter ses serviteurs. Les vieillards opinèrent pour la douceur, les jeunes gens pour la rigueur, et le malavisé monarque adopta ce dernier parti. En recevant, le troisième jour, les Anciens et Jéroboam, il les gourmanda d’une parole hautaine et dont il attendait un effet foudroyant : Mon petit doigt est plus fort que n’étaient les reins de mon père ! S’il vous a châtiés avec des verges, moi je vous flagellerai avec des scorpions. C’est ce qu’attendait Jéroboam, et il comptait sur cette réponse. L’Éphraïmite, qui, dès le principe, n’avait pas d’autre pensée que la révolte, se tourna aussitôt vers les Anciens et s’écria : Qu’avons-nous de commun avec David ? Qu’avons-nous à démêler avec le fils de Jessé ? A vos tentes, Israélites ! Et toi, David, gouverne ta propre maison. Après quoi Jéroboam déploya le drapeau de la révolte et rassembla les Sichémites, qui se groupèrent avec empressement autour de lui pour marquer leur hostilité à l’égard de Roboam. Toute la jalousie, toute la haine qui, sous les règnes de David et de Salomon, couvait dans le cœur des Éphraïmites, irrités de leur subordination et de leur prétendu abaissement, fit brusquement explosion. Ils saisirent cette occasion de s’affranchir de sceptre de la famille de David et de redevenir, comme autrefois a l’époque des juges, la tribu dominante. Les Sichémites, toujours guidés par Jéroboam, assaillirent à main armée la maison où se tenait Roboam. Celui-ci envoya son commissaire Adoniram pour mettre les séditieux à la raison, comme un troupeau d’esclaves mutinés. Mais Adoniram fut accueilli par une grêle de pierres, et il tomba mort sur la place. Le roi, voyant sa propre vie menacée, s’éloigna en toute hâte de Sichem sur son char, et gagna Jérusalem. La rupture était consommée, elle était irréparable.

Quelque outré qu’il fût de cet échec, Roboam avait besoin, avant d’agir, de savoir s’il pouvait compter sur des partisans fidèles. Que faire si les tribus voisines de sa capitale, entraînées par l’exemple des Sichémites, allaient à leur tour lui refuser l’obéissance ? Où s’arrêterait la défection ? — Toutefois, il fut délivré de ce souci. La tribu de Juda, qui s’était intimement unie à la maison de David et qui la considérait comme sa gloire la plus haute, resta fidèle à ses affections. La tribu de Siméon, véritable annexe de celle de Juda, ne pouvait compter comme tribu distincte. Mais la tribu de Benjamin aussi resta fidèle à Roboam : elle était déjà entièrement fusionnée avec Juda, et leurs destinées étaient désormais inséparables. Il y avait plus de Benjamites dans Jérusalem que de Judaïtés. — Ces tribus étaient donc acquises à Roboam. Une fois tranquille de ce côté, et certain de l’attachement de ces deux ou trois tribus, il songea à ramener à l’obéissance, par la force des armes, les Sichémites et les autres Éphraïmites ; et peut-être y fût-il parvenu, si Jéroboam n’avait pris des mesures pour exploiter cette défection à son profit. Il sut persuader aux Éphraïmites que, seul, un roi serait en état d’opposer une résistance efficace aux attaques de Roboam, et qu’ils n’avaient pas d’autre moyen d’échapper au sévère châtiment que leur réservait la défaite. Peut-être eux-mêmes, d’ailleurs, étaient convaincus qu’un roi appartenant à leur tribu pourrait seul lui assurer la prépondérance sur les autres. Ils résolurent donc d’élever trône contre trône. Qui était plus propre à l’occuper que Jéroboam ? Lui seul s’était montré courageux et adroit, et il était Éphraïmite. En conséquence, les Anciens d’Éphraïm le proclamèrent roi, et cette initiative entraîna les autres tribus. Matériellement et moralement séparées de Juda, il était naturel qu’elles se rangeassent du côté d’Éphraïm. Les tribus transjordaniques reconnurent pareillement Jéroboam, sans doute parce qu’elles aussi avaient des griefs contre la maison de David et n’espéraient pas que Roboam y fît droit. C’est ainsi qu’un homme de rien, sorti du bourg obscur de Saréda, devint le chef de dix tribus (977-955). La maison de David ne garda, comme on l’a vu, que les tribus de Juda, de Benjamin et de Siméon ; deux tribus, en somme, la dernière étant insignifiante et absorbée par celle de Juda. La maison d’Israël, qui avait été unie un siècle à peine avec la maison de Jacob ou de Juda, s’en trouvait de nouveau séparée. Un rapprochement entre les deux moitiés répugnait à l’une comme à l’autre, était incompatible avec leur passé respectif. La maison d’Israël, spécialement la tribu d’Éphraïm, aimait encore mieux renoncer aux avantages que lui aurait valus, à elle aussi, la protection de la maison de David, que de rester, à son égard, dans une position dépendante et subordonnée. Dans l’un et l’autre royaume, les bons citoyens peuvent avoir été contrastés du schisme survenu, mais ils étaient impuissants à le paralyser. La guerre civile, qui était sur le point d’éclater, fut conjurée par un prophète, Schemaïa (Séméias), qui, voyant Juda et Benjamin prêts à prendre les armes, leur cria au nom de l’Éternel : N’allez pas en guerre contre vos frères de la maison d’Israël, car c’est moi qui ai décrété ce schisme ! Il n’y eut, pendant une assez longue période, que de petits démêlés entre les deux royaumes, chose naturelle chez des voisins exaspérés l’un contre l’autre ; mais ces luttes passagères n’amenèrent aucun résultat décisif.

D’ailleurs, pour ne pas rester perpétuellement sur le pied de guerre et sans cesse armés l’un contre l’autre, les deux rois cherchèrent à se fortifier par des alliances et à réprimer ainsi des agressions éventuelles. Roboam fit alliance avec le royaume alors nouveau de Damas. L’État fondé, du temps de Salomon, par l’aventurier Rezon, ne trouvant autour de lui aucun obstacle, avait acquis une grande importance ; Rezon, ou son successeur Tabrimom, avait annexé à Damas plusieurs pays araméens, et régnait sur un vaste territoire. Par suite de la formation du royaume des dix tribus, ce dernier devint la frontière du nouveau pays d’Aram. L’alliance de Roboam avec le roi de Damas empêchait Jéroboam d’inquiéter le royaume de Juda par des guerres de longue durée. De son côté, celui-ci s’allia arec une autre puissance, afin de tenir en respect le roi de Juda.

Jéroboam avait été efficacement secondé dans ses projets ambitieux par le roi d’Égypte, Scheschenk, auprès duquel il s’était réfugié. Ce roi lui aurait même, dit-on, donné en mariage la sœur aînée de sa femme[1], nommée Anô, comme il avait donné une autre de ses sœurs au prince iduméen, qui avait également sollicité sa protection. Selon toute apparence, Jéroboam fit alliance arec lui contre Juda. Il empêchait ainsi Roboam d’entreprendre des guerres sérieuses contre Israël. Pour se défendre à la fois du côté d’Israël et du côté de l’Égypte, Roboam établit une ceinture de forts autour de Jérusalem, dans un périmètre de plusieurs lieues. Mais, à l’heure du danger, ces défenses se trouvèrent absolument insuffisantes. Scheschenk entreprit contre Roboam, alors dans la cinquième année de son règne (972), une vaste expédition composée de forces écrasantes en infanterie, cavalerie et chariots de guerre. Accablées par le nombre, les places fortes cédèrent l’une après l’autre, et Scheschenk s’avança jusqu’à Jérusalem. À ce qu’il semble, la capitale se soumit sans résistance. Aussi le vainqueur se borna-t-il à s’emparer des trésors cachés par Salomon dans le palais et le temple, à prendre tout l’or qui se trouvait dans Jérusalem, les boucliers et les lances d’or que portaient les gardes accompagnant le roi lorsqu’il se dirigeait vers le temple ; mais il laissa debout le royaume de Juda, ne rasa même pas les murs de Jérusalem et permit à Roboam de conserver son trône. De retour dans son pays, il fit immortaliser, par l’écriture et par l’image, ses faits de guerre et ses victoires sur Juda et d’autres peuples. Parmi les ruines d’un temple de Thèbes, on voit encore sur un mur un grand nombre de bas-reliefs où se reconnaissent aisément des figures de prisonniers. — Elle avait été de courte durée, l’alliance conclue par Salomon avec l’Égypte, et dont la fille du roi de ce pays devait être le gage. Le propre fils de Salomon devait déjà éprouver la fragilité de pareilles alliances et apprendre le peu que valent les plans ingénieux de la politique. A son alliance avec l’Égypte, à son mariage avec la fille de Pharaon, le sage Salomon avait follement sacrifié ; il avait bâti un palais à cette princesse, — et peu d’années après sa mort, un roi d’Égypte pillait les trésors de ce palais, comme ceux des autres monuments qu’il avait élevés à sa gloire.

C’en était fait de la grandeur et de la magnificence de l’héritage de Salomon. Un seul jour, en quelque sorte, l’avait vu crouler tout entier. La plus grande partie s’en était détachée, et le peu qui en restait n’était plus qu’un fief de l’Égypte, qui serait peut-être astreint à lui payer un tribut annuel. Les peuplades naguère tributaires, les Philistins, les Iduméens, mirent sans doute à profit la faiblesse de Juda pour recouvrer leur indépendance. De fait, l’Iduméen Hadad était favorisé par Scheschenk, autant que l’était Jéroboam. Roboam, n’étant plus maître de l’Idumée, ne pouvait plus envoyer de vaisseaux au riche pays d’Ophir, et dès lors sa principale ressource était anéantie. Les autres ressources d’ailleurs lui faisaient également défaut. Le commerce des chevaux et des chars de guerre, qu’une société royale de négociants tirait de l’Égypte et exportait au loin jusqu’aux bords de l’Euphrate, se trouvait supprimé par l’établissement du royaume d’Israël, qui empêchait toute communication avec les pays du nord. La luxueuse splendeur du règne de Salomon était éteinte, le monde magique qu’il avait créé s’était évanoui. Pour conserver encore une apparence d’éclat, ce cortège qui l’accompagnait dans ses visites au temple, Roboam donna à ses gardes des boucliers et des lances d’airain, en remplacement de ceux d’or. La Judée était devenue un pays pauvre, n’ayant d’autre moyen d’existence que l’agriculture, comme avant l’établissement de la monarchie.

Dans le royaume d’Israël non plus, les choses n’allaient à souhait pour Jéroboam. Il avait, naturellement, fait de Sichem sa résidence et le centre du royaume : cette ville, dans sa pensée, devait être la rivale de Jérusalem, devait même l’éclipser. La tribu d’Éphraïm formant l’élément principal du nouvel État, celui-ci s’appela Éphraïm, ou la maison de Joseph, ou la maison d’Israël. Cependant les Sichémites, ces têtes de colonne de la tribu d’Éphraïm, ces promoteurs de l’avènement de Jéroboam, ne furent en aucun temps des alliés sûrs, encore moins des sujets commodes. Pleins de fougue pour soutenir une révolution, ils n’étaient ni assez patients ni assez calmes pour la supporter si elle leur devenait une gêne. Comme ils avaient procédé, du temps des juges, à l’égard d’Abimélech, en commençant par le reconnaître roi et par applaudir à ses crimes, puis en se tournant aussitôt après contre lui, ainsi semblent-ils s’être rebiffés contre l’autorité de Jéroboam, dès que celui-ci prit au sérieux son titre de roi, voulut agir en maître et réclama l’obéissance. Certaines collisions paraissent avoir surgi entre Jéroboam et les Sichémites, par suite desquelles il quitta Sichem et établit sa résidence dans une autre ville, celle de Thirza (aujourd’hui Talusa), située au nord de Sichem, sur une haute colline, dans une contrée fertile et bien arrosée. Jéroboam fortifia cette ville et y bâtit un palais et un château fort (armôu), destiné à sa défense. Il fortifia également plusieurs villes de l’autre côté du Jourdain. Car les Moabites et les Ammonites avaient probablement profité du schisme pour secouer la domination d’Israël, comme les Iduméens celle de Juda. — A l’intérieur aussi, les circonstances amenèrent Jéroboam à introduire des nouveautés. Par habitude ou par conviction, bien des familles, parmi les tribus du nord, continuaient, même après le schisme, à se rendre en pèlerinage au temple de Jérusalem, lors des fêtes de la moisson, et à y participer au culte spiritualiste de la Divinité. Cet attrait, fût-ce d’une petite fraction du peuple, pour la capitale judaïte, ne laissait pas d’inquiéter Jéroboam. Eh quoi ! si le peuple allait se rendre, en masses de plus en plus nombreuses, au temple de Jérusalem, et se réconcilier un jour avec la maison de David ? N’était-il pas, lui, menacé alors d’une chute aussi rapide que l’avait été son élévation ? Pour parer à cette éventualité, Jéroboam imagina une abomination qui allait faire reculer Israël jusqu’à la barbarie et au paganisme.

Pendant son séjour de plusieurs années en Égypte, il avait fait connaissance avec la religion du pays, et avait pu constater que l’adoration des animaux, particulièrement celle du taureau, était fort avantageuse aux rois. Ce culte grossier avait abêti le peuple, et pourrait lui être, à lui aussi, le parvenu, d’une haute utilité politique. Il se concerta donc avec ses conseillers pour l’introduire dans son royaume. Il voyait d’ailleurs, dans cette innovation, un autre intérêt encore, celui de conserver la faveur de la cour d’Égypte. Israël semblerait n’être qu’une succursale de l’Égypte, et les deux pays seraient unis par la communauté des intérêts, comme par celle des croyances et des mœurs. Les choses de l’Égypte, en général, lui étaient d’autant plus sympathiques, que sa femme était, selon toute apparence, une Égyptienne, de la propre famille du roi. Toutefois, ne voulant point paraître innover en matière religieuse, il imagina de faire passer le nouveau culte comme la religion même des anciens Israélites. Est-ce qu’autrefois en Égypte, et plus tard encore dans leur propre pays, ils n’avaient pas adoré Apis (Akir) ? Dans le culte nu et sans images, pratiqué au temple de Jérusalem, on ne devait voir qu’une innovation introduite par Salomon, tandis que Jéroboam n’aurait fait, au contraire, que restaurer l’antique religion d’Israël. Tel était le plan, fort habile, qu’exécuta Jéroboam. Avant tout, il interdit les pèlerinages de Jérusalem et fit représenter le Dieu d’Israël sous la forme d’un jeune taureau. Il fit faire deux de ces images ou veaux d’or, qu’on érigea dans deux villes déjà antérieurement considérées comme lieux saints : Béthel et Dan, l’une pour les tribus du sud, l’autre pour celles du nord. Jéroboam s’accommodait ainsi aux convenances des tribus, et épargnait aux plus éloignés, à l’époque de la fête annuelle, l’ennui d’un long voyage. Lorsque les deux simulacres furent installés, Jéroboam fit proclamer : Ceci est ton Dieu, Israël, qui t’a fait sortir de l’Égypte ! A Béthel, où il se proposait d’assister en personne aux cérémonies, il éleva un plus grand temple. Pour mieux déshabituer le peuple de prendre part aux fêtes d’automne dans Jérusalem, à décida que ces dernières seraient célébrées un mois plus tard (le huitième au lieu du septième). Il est probable que le calendrier fut également réformé d’après celui des Égyptiens, et l’année lunaire remplacée par l’année solaire, plus longue. La généralité du peuple, loin d’être choquée du nouveau régime, le considéra effectivement comme un retour au culte primitif. Il ne détruisait pas d’ailleurs la doctrine fondamentale, la croyance, déjà fortement enracinée, à l’unité de Dieu. Jéroboam n’avait pas introduit le polythéisme, il s’était borné à prêter au Dieu unique d’Israël une forme matérielle, symbole de la puissance et de la fécondité. Le peuple, encore esclave des sens, se représentait plus volontiers la Divinité sous une forme visible. La spiritualité de Dieu, exclusive de tout signe extérieur, était alors, bien plus que son unité, éloignée de la portée du vulgaire. Le culte du taureau n’impliquait pas, comme celui du Baal cananéen, la débauche grossière et l’impudicité, et ne blessait pas, conséquemment, le sens moral. Le peuple s’habitua donc peu à peu à prendre Béthel ou Dan pour but de son pèlerinage à la grande fête, sauf à sacrifier, en toute autre circonstance, chez soi ou à l’autel le plus voisin. Jéroboam avait pleinement atteint son but : le peuple était abruti, et lui obéissait en esclave.

Mais la tribu de Lévi l’embarrassait fort. Aucun de ses membres ne pouvait se résigner à titre le desservant d’un pareil culte, tant était forte et durable l’influence des doctrines de Samuel sur cette tribu. Afin de n’y pas être contraints, les Lévites domiciliés dans les villes israélites émigrèrent dans le royaume de Juda. Quel parti devait prendre Jéroboam ? Les Licites, notamment les descendants d’Aaron, étaient le clergé attitré, les intermédiaires-nés entre Dieu et les hommes, au moyen des sacrifices et des cérémonies religieuses. Or, ces mêmes Lévites l’abandonnaient, et, par cela même, répudiaient et condamnaient son système. Pourtant il ne pouvait se passer de prêtres. Il les prit donc où il put, acceptant le premier venu qui s’offrait à lui; et lui-même, à une fête, remplit les fonctions de prêtre, pour les relever aux yeux du peuple, ou peut-être à l’imitation des mœurs égyptiennes. C’est ainsi que Jéroboam arriva par degrés à détruire l’essence même du judaïsme.

Les avertissements ne manquèrent pas au nouveau roi pour l’arrêter dans cette voie impie où il égarait le peuple. Le vénérable prophète Achia, de Silo, qui avait encouragé l’ambitieux fils de Nebat dans sa révolte contre la maison de David, ne pouvait pas, affaibli par l’âge, l’interpeller et flétrir sa conduite. Mais la femme de Jéroboam étant venue un jour le visiter à Silo, à l’occasion de la maladie de son fils aîné, le vieillard lui prédit la fin malheureuse de la maison de Jéroboam. — Toutefois, au point où étaient les choses, celui-ci ne pouvait plus reculer. Changer de conduite, c’était provoquer la réconciliation des dix tribus avec la maison de David. L’instinct de la conservation lui faisait une loi de persister dans ses errements. Le nouveau culte resta donc en vigueur pendant toute la durée du royaume d’Israël, et pas un des successeurs de Jéroboam ne tenta même de l’abolir.

Dans le royaume de Juda ou maison de Jacob, la situation était moins altérée. Sans doute, au point de vue politique, cet État s’était affaibli, le schisme et l’invasion égyptienne lui avaient fait des blessures qui ne se fermèrent que longtemps après, mais les croyances religieuses et les mœurs ne s’étaient pas encore dégradées. Roboam ne parait s’être occupé beaucoup ni des unes ni des autres, et la faiblesse de son caractère peut faire supposer qu’après l’humiliation infligée à son orgueil, il acheva ses jours dans l’inaction ; mais, à défaut de la sollicitude royale, le temple et l’affluence des Lévites d’Israël arrêtèrent la décadence; rien ne changea, du moins extérieurement, et l’on eut pu se croire encore au temps de Salomon. Les hauts-lieux, il est vrai, subsistaient et les familles continuaient à y sacrifier pendant le cours de l’année ; mais, aux fêtes d’automne, elles venaient visiter le temple, les infractions au culte antique restaient individuelles et ne franchissaient pas le cercle des femmes de la cour. Salomon avait toléré les autels de ses femmes païennes, Roboam ne se croyait pas obligé d’être plus sévère. Sa femme Maacha, fille ou petite-fille d’Absalon, s’était attachée aux rites licencieux du culte cananéen ; il lui laissa ériger dans son palais une statue d’Astarté, entretenir des prêtresses pour la servir, faire fabriquer même un objet encore plus honteux, que les textes qualifient d’abominable (Miphlézel) et dont la signification précise s’est heureusement perdue. En dépit de cette complaisance, ces nouveautés impures ne firent que peu de progrès. Cependant, pour ne pas gagner beaucoup de terrain, l’idolâtrie n’en avait pas moins arrêté l’essor vers une civilisation plus haute. Depuis Roboam, le royaume fut en proie à une sorte de langueur, comme s’il eut déjà ressenti les atteintes de la caducité, et près de deux siècles devaient s’écouler avant que la pensée nationale reprit son vol. Les dix-sept années du règne de Roboam se passèrent sans gloire (977-961), comme son époque. Son fils Abiam ne s’illustra pas davantage pendant un règne de trois ans (960-958), que remplirent également de stériles expéditions contre Jéroboam. Comme son père, il ferma les yeux sur les désordres de Maacha. Mort jeune et sans laisser d’enfants, il eut pour successeur son frère Asa (957-918), jeune aussi, de sorte que le pouvoir tomba d’abord aux mains de la reine mère. Celle-ci en profita, ce semble, ou tenta d’en profiter pour donner plus d’extension à son culte lascif. Elle eût ainsi provoqué un schisme dans le royaume de Juda lui-même, si une révolution survenue chez les dix tribus n’eût déjoué son audace et imprimé une autre direction aux événements.

Nadab, successeur de Jéroboam (955-954), avait déclaré la guerre aux Philistins. Il assiégeait la ville danite de Ghibbton, dont ceux-ci s’étaient emparés, lorsqu’un de ses généraux, Baaza (Baëscha), de la tribu d’Issachar, trama un complot contre lui et le tua, puis, marchant sur la capitale, extermina toute la famille de Jéroboam (954). Le fondateur de cette maison, n’ayant pas reçu l’onction sacrée, ne passait pas pour inviolable, comme Saül et David ; de là le peu de scrupule du meurtrier à égorger son fils. La mort de Nadab ouvre dans le royaume d’Israël cette suite de régicides qui fut une des causes de la désorganisation de cet État. Après avoir accompli son crime, Baaza prit possession du trône (954-953), en conservant Thirza pour capitale, à raison de sa position centrale et de ses fortifications. S’il avait aboli le culte du taureau, il eût peut-être attiré à lui les bons esprits de Juda, qu’irritaient les innovations, bien plus pernicieuses, de Maacha, car elles se doublaient de la prostitution des prêtresses. De fait, il parait qu’à Jérusalem on eut conscience d’un danger de ce genre, mais Asa le prévint : de son initiative propre ou sur les instances d’un prophète, il arracha le pouvoir à sa mère, supprima son culte d’Astarté en chassant ses prêtresses, et brûla dans la vallée du Cédron l’obscène image qu’elle avait offerte à l’adoration publique. Cet acte d’énergie lui concilia le cœur des gens de bien.

Les règnes d’Asa et de Baaza virent recommencer les vieilles querelles des deux royaumes. Il semble que, pour se garantir de Juda, le nouveau roi d’Israël se soit aussi allié à l’Égypte. Toujours est-il qu’un général égyptien, du nom de Sérach (Osorcon ?) s’avança à la tête de troupes éthiopiennes jusqu’à Marescha, à environ douze lieues au sud-ouest de Jérusalem. Mais Asa, se portant à sa rencontre avec les forces réunies de Juda et de Benjamin, le battit, lui donna la chasse jusque vers Ghérar et revint dans sa capitale chargé de butin. Enhardi par cette victoire, il dut reprendre avec plus de vigueur ses incursions chez les dix tribus. Baaza, effrayé, implora l’alliance du roi d’Aram, Ben-Hadad Ier, jusqu’alors allié d’Asa, et, ayant réussi à l’obtenir, forma le dessein de conquérir Juda. Il commença, en effet, par s’emparer de Rama, patrie du prophète Samuel, appartenant à Benjamin, et la fortifia pour en faire sa base d’opérations. Alarmé à son tour et soucieux de renouer ses liens avec Ben-Hadad, Asa dépêcha une ambassade au fils de Tab-Kimmon, avec force argent et or tiré du temple et du palais. L’Araméen, gagné, fit une nouvelle volte-face, abandonna son allié de la veille et revint à celui de l’avant-veille, flatté d’ailleurs de se voir si recherché d’un peuple dont Aram avait jadis été tributaire. Tenté ensuite par la faiblesse d’Israël, il fit irruption sur le territoire des dix tribus, prit Dan, Abel, la région qui entoure le lac de la Harpe, enfin toute la contrée montueuse de Nephtali. Juda était sauvé aux dépens du peuple frère Baaza dut renoncer à ses désirs de conquête et abandonner Rama, dont Asa fit aussitôt renverser les fortifications. Le roi d’Israël étant mort peu après (vers 933) et une nouvelle révolution ayant éclaté à Thirza, le repos de son rival fut assuré de ce côté.

Sur ces entrefaites, il survint dans le royaume d’Éphraïm une suite de faits sanglants qui eurent pour conséquence un revirement dans les relations des deux États. À Baaza avait succédé son fils Éla (933-932). Celui-ci se livrait à l’oisiveté et à l’ivresse et, pendant que ses troupes, aux prises avec les Philistins, bloquaient de nouveau Ghibbton, lui-même passait ses journées dans l’orgie. Un de ses généraux, Zamri (Zimri), chef de la moitié des chariots de guerre et resté à Thirza, mit cette circonstance à profit. Un jour qu’Éla s’enivrait chez le capitaine de son palais, cet officier le tua (932), extermina du même coup toute la descendance de Baaza, ses amis mêmes, et comme de juste, s’assit sur le trône. Mais son règne fut court, d’une semaine à peine. L’armée de Ghibbton n’eut pas plutôt appris l’assassinat du monarque, qu’elle proclama roi le général israélite Omri, lequel marcha sur Thirza et, en ayant trouvé les portes closes, fit une brèche dans les remparts. Zamri, se voyant perdu, ne voulut pas s’exposer à la honte de tomber sous les coups d’une main étrangère ; il mit le feu à son palais et se précipita dans la fournaise. Sur cinq rois d’Israël, c’était déjà le troisième qui mourait de mort violente, deux seulement avaient été inhumés dans la sépulture royale préparée par Jéroboam. Un quatrième allait bientôt périr sous le fer d’un assassin.

Omri, en homme de guerre, se proposait d’occuper immédiatement le trône vacant, mais il rencontra de la résistance. Une partie des habitants de la capitale lui avaient donné un compétiteur dans la personne de Thibni, probablement leur compatriote. L’armée, au contraire, tenant ferme pour lui, deux partis se formèrent, qui en vinrent aux mains et firent couler le sang dans les rues de Thirza. La guerre civile venait ainsi mettre le comble aux maux du royaume d’Éphraïm. Elle ne dura pas moins de quatre ans (932-928), au bout desquels le parti militaire l’emporta ; Thibni fut mis à mort et Omri resta seul maître du pouvoir (928). Mais il se sentait mal à l’aise dans Thirza. Le palais brûlé depuis Zamri n’avait pas été relevé, maintes ruines encore avaient dû s’amonceler pendant la lutte. Puis les vaincus lui restaient hostiles. Omri s’occupa donc de trouver une autre capitale. Il ne pouvait choisir Sichem, dont l’esprit remuant et séditieux ne lui offrait aucune sécurité ; d’autre ville importante au centre du pays, il n’en existait pas ; il en vint donc à la pensée de bâtir la résidence qu’il souhaitait. Une colline formant plateau, située à quelques lieues au nord-ouest de Sichem, lui parut propre à son dessein : il l’acheta, y fit construire des édifices, un palais et d’autres maisons, l’entoura de fortifications et l’appela Samarie (Schomrôn). Pour la population de la ville nouvelle, il est à supposer qu’elle se forma d’anciens soldats de son parti, auxquels il y assigna des demeures, comme autrefois David à ses guerriers dans Jérusalem récemment bâtie. Un an après sa victoire (927), Omri abandonna Thirza et s’établit à Samarie, désormais pour deux siècles la rivale de Jérusalem et qui, plus tard encore, après deux cents ans de léthargie, devait revivre en ennemie de Juda. Samarie hérita de la haine de Sichem pour Jérusalem, et alla dix fois plus loin dans l’animosité. Elle donna son nom au royaume des dix tribus, qui s’appela désormais le pays de Samarie.

Le premier roi de Samarie était moins un homme de main qu’un politique ; la couronne, qu’il devait plutôt à la faveur des temps qu’à son énergie, ne le contenta point ; il voulut rendre à son pays sa grandeur et son éclat, et joindre à ces avantages celui de la richesse. Était-il impossible de faire revivre l’ère de Salomon ? Sans doute le peuple était scindé en deux parties inégales et par là se trouvait affaibli. Mais était-il nécessaire que ces deux fractions ne cessassent de se faire la guerre et de s’entr’égorger ? Ne pouvaient-elles, rapprochées comme elles l’étaient par leur communauté d’origine et leurs intérêts, s’unir dans la concorde et marcher de concert ? Omri essaya avant tout de conclure la paix avec la maison de David et de lui faire sentir l’avantage qu’aurait pour tous deux une politique fraternelle, qui leur permettrait de recouvrer l’empire sur leurs anciens tributaires. L’harmonie régna, en effet, pendant un assez long espace de temps entre les deux royaumes et ils se soutinrent mutuellement, au lieu de se combattre. Omri n’avait pas moins à cœur, sinon plus encore, d’entretenir de bonnes relations de voisinage avec la Phénicie : l’abondance que procuraient à ce pays les loin-tains voyages et le commerce profiterait, pensait-il, dans une certaine mesure au royaume des dix tribus. A Tyr également des rois régicides s’étaient succédé pendant cette période, jusqu’à ce qu’enfin un prêtre d’Astarté, Ithobal (Ethbaal), montât sur le trône, après avoir assassiné son prédécesseur[2]. Les sanglantes péripéties dont la capitale phénicienne avait été le théâtre avaient miné le pays ; des familles considérables, forcées d’émigrer, s’étaient éloignées et allèrent fonder des colonies sur la côte septentrionale de l’Afrique. D’un autre côté, le royaume de Damas, devenu puissant, convoitait le littoral si productif de la Phénicie. Le nouveau roi dut ainsi songer à se fortifier par des alliances ; son voisin le plus proche était le royaume des dix tribus ; Omri et Ithobal avaient donc un égal intérêt à s’associer, pour la défense et pour t’attaque. Le pacte désiré de tous deux se conclut et fut scellé par un mariage : le fils d’Omri, Achab, épousa Jézabel (Izebel), fille d’Ithobal ; union qui devait être la source de, tragiques événements !

Fort du côté de Tyr, Omri put songer à des entreprises guerrières. II arracha plusieurs villes aux Moabites, qui s’étaient rendus indépendants sous Jéroboam, et les ramena sous son obéissance ; ils durent lui fournir chaque année, à titre de tribut, des troupeaux entiers de boucs et de béliers et de la laine en quantité. Mais comme il existait une sorte d’alliance entre les Moabites et les Araméens, et que ceux-ci, au surplus, voyaient avec jalousie tout accroissement de force des Israélites, leur roi, Ben-Hadad Ier, déclara la guerre aux dix tribus et leur reprit quelques villes ; Omri dut faire la paix à de dures conditions et accorder aux caravanes de son vainqueur le libre passage sur te territoire d’Israël.

Il n’en resserra que plus étroitement ses liens avec le royaume de Tyr et poursuivit avec ardeur le projet d’identifier son peuple aux Cananéens. Pourquoi, en effet, cette séparation d’Israël et de ses voisins ? Lui avait-elle apporté des avantages ? Ne serait-il pas plus sage et plus salutaire pour le royaume des dix tribus de prendre entièrement le caractère phénicien ou tyrien ? Parentes déjà par la langue et les mœurs, les deux nations ne se mêleraient-elles pas plus intimement encore, si la religion phénicienne devenait également celle d’Israël ? Cette fusion, Omri la prépara : il fit du culte de Baal et d’Astarté la religion officielle, construisit un temple à Baal dans sa capitale Samarie, y appela des prêtres et ordonna de sacrifier partout aux dieux phéniciens. Le culte du taureau devait disparaître à Béthel et à Dan, comme trop israélite encore et comme constituant une barrière entre les Phéniciens et les Israélites : que Dieu fût honoré sous une image visible ou non, il ne cessait pas d’être en opposition avec le Baal ou l’Adonis tyrien, et Omri entendait abolir tout contraste.

L’innovation d’Omri avait une portée bien plus grande que celle de Jéroboam, ou, pour parler le langage des Écritures, il agissait d’une manière beaucoup plus criminelle que ses prédécesseurs. Il voulait ravir au peuple son Dieu et ses origines, lui faire oublier qu’il devait former un peuple spécial, opposé aux idolâtres. Les sources historiques n’indiquent pas l’accueil fait à cette nouveauté. Omri étant mort six années après la fondation de Samarie (vers 923), la révolution qu’il avait voulu introduire dans les habitudes et les opinions n’avait encore pu jeter de profondes racines. Ce fut son fils Achab (922-901) qui la poursuivit, comme pour obéir aux dernières volontés de son père.

Mais l’exécution d’un tel attentat sur ce que l’homme a de plus intime, quelle que soit l’énergie de la main qui l’entreprend, dépend de circonstances ou d’un ensemble de faits qui échappent au calcul le plus sagace. La fusion des dix tribus avec Canaan rencontra deux obstacles, l’un dans le tempérament d’Achab, l’autre dans une réaction inattendue qui affaiblit, sinon paralysa la violence de l’effort. Pour faire d’Israël une annexe de la Phénicie et le rendre étranger à lui-même et à ses traditions, il eût fallu au successeur d’Omri un esprit énergique, une volonté inflexible et la dureté la plus entière ; à cette condition seule il pouvait briser toute résistance. Mais Achab était presque tout l’opposé : faible, doux, ami du repos et du bien-être, plus enclin à fuir ou à tourner les difficultés qu’à les chercher et à les résoudre. S’il n’avait dépendu que de lui, il eût abandonné les desseins de son père et se fût contenté, sans souci de l’avenir, de goûter les jouissances que lui offrait la royauté. Achab n’était même pas belliqueux : il acquiesça, sous la pression des rois d’alentour, à des exigences qui eussent fait bouillonner un prince à demi soucieux seulement de son honneur et l’eussent poussé à une résistance désespérée. Mais de même qu’il dut, à son corps défendant, faire la guerre à un voisin plein de morgue, de même il se vit obligé d’accepter la lutte avec la nationalité israélite. Son père lui avait donné une épouse qui, elle, possédait une volonté forte et virile et s’efforçait de la faire prévaloir par la plus impitoyable rigueur. Fille d’un ancien prêtre d’Astarté, Jézabel était possédée d’un zèle fanatique pour la conversion d’Israël au culte cananéen. Soit notion erronée des choses, soit calcul politique, elle reprit avec vigueur l’œuvre d’Omri, la poussa sans ménagements et entraîna son faible époux à toutes les violences et à tous les crimes. Elle tint le sceptre et Achab ne fut dans sa main qu’un instrument. Sous l’action de ce sombre et orgueilleux esprit et d’une énergie que nul obstacle ne faisait reculer, il se produisit dans le royaume une effervescence et une agitation qui provoquèrent de sanglants conflits, mais qui eurent aussi pour effet, comme un orage, de purifier l’atmosphère. Jézabel commença par élever un vaste temple à Baal dans la ville de Samarie. Les édifices dédiés à cette divinité renfermaient d’ordinaire trois autels, des statues et des pyramides, consacrées à une sorte de trinité divine. Baal, sa femme Astarté et le dieu du feu ou de la destruction (Moloch, Chammon) ; elle pourvut aux besoins de ce culte en faisant venir une nuée de prêtres et de prophètes idolâtres : quatre cent cinquante pour Baal et quatre cents pour Astarté ; elle les entretint aux frais de la maison royale et les fit manger à sa table. Les uns exerçaient leurs fonctions sacerdotales à Samarie, les autres parcouraient le pays en furieux, pour pratiquer leurs rites désordonnés dans les villes et les villages. Les prêtres et les prophètes phéniciens s’habillaient en femmes, se fardaient le visage et les yeux, avaient les bras nus jusqu’aux épaules ; ils portaient des épées et des haches, ou bien un fouet, des crécelles, des pipeaux, ou encore des cymbales et des tambours qu’ils faisaient résonner. Ils dansaient, hurlaient, pirouettaient et tour à tour inclinaient brusquement la tète vers le sol, en traînant leurs chevelures dans la boue, puis se mordaient les bras, s’entaillaient le corps avec des sabres et des couteaux et, lorsque le sang commençait à couler, l’offraient en sacrifice à leur sanguinaire déesse. Quelques-uns, dans l’emportement de leur délire, allaient jusqu’à se mutiler et donnaient ainsi un spectacle hideux. Les prêtresses, vouées à la prostitution en l’honneur d’Astarté et au profit des prêtres, ne laissaient pas sans doute de prendre part à ces scènes. C’est avec cette horde de prêtres et de possédées que Jézabel croyait pouvoir déshabituer le peuple du Dieu de ses pères et transformer son caractère national. À la tête de ce clergé phénicien se trouvait probablement un grand prêtre dont elle recevait les conseils ou les ordres. On commença par détruire les autels élevés au Dieu d’Israël et on en érigea d’autres de façon cananéenne, avec des pyramides de forme obscène (en phallus). Il est vraisemblable que les sanctuaires de Béthel et de Dan subirent une métamorphose analogue. On privait le peuple de ses autels pour le contraindre à sacrifier pour ceux de Baal et d’Astarté et l’accoutumer aux rites phéniciens.

Qu’il est aisé aux despotes, armés du double secours de la ruse et de la force, d’amener un peuple à l’abandon de ses usages et de son génie propres et à l’adoption de mœurs étrangères ! Séparés d’ailleurs depuis un demi-siècle du centre spirituel de Jérusalem et abêtis par le culte du taureau, les Israélites avaient perdu l’intelligence de leurs traditions. Les villes, où régnait le bien-être, s’étaient abâtardies déjà par des habitudes de raffinement et de mollesse, que les rites impudiques de Baal et d’Astarté ne favorisaient que trop ; leurs habitants, sans aucun doute, s’accommodèrent la plupart du nouveau culte ou n’y résistèrent que faiblement. Sept mille hommes seulement demeurèrent fermes, ne ployèrent pas le genou devant Baal, ni ne lui rendirent hommage par les baisers de leur bouche. Cependant une partie du peuple, ainsi que les campagnards, restait flottante dans ses idées et dans ses actes, et ne sachant pas lequel, de Jéhovah ou de Baal, était le plus puissant, adorait l’un publiquement, l’autre en secret. Ce fut une époque d’attente et de confusion comme celle qui précède d’ordinaire une nouvelle ère de l’histoire. Il fallait qu’on vit si l’antique croyance dans le Dieu d’Israël avait d’assez profondes racines. assez de vitalité, pour vaincre le principe contraire et expulser l’élément étranger. L’action décisive, à de telles époques, vient généralement d’une personnalité vigoureuse, en qui s’incarne la bonne cause et qui en est dominée tout entière ; c’est elle alors qui, par sa fermeté, son ardeur et son esprit de sacrifice, entraîne les indécis, fortifie les faibles, aiguillonne les indolents et sauve ainsi l’originalité du génie national. Et, s’il arrive que ce soit précisément la lutte avec le principe ennemi qui suscite cette volonté, elle agit avec une force supérieure et crée, en quelque sorte, un monde nouveau. C’est un caractère de cette nature qui apparut en la personne du prophète Élie (920-900).

D’où sortait-il, cet homme énergique, à l’impulsion puissante Quelle tribu avait eu son berceau ? Qui fut son père ? Autant de détails qu’on ignore. Il est simplement connu sous le nom d’Élie (Éliahou) le Thisbite. C’est à Galaad, sur la rive gauche du Jourdain, qu’il se montra pour la première fois ; il n’y avait pas droit de cité, mais appartenait à cette classe de personnes appelées Taschabim et qui ne possédaient que des droits partiels. Nature impétueuse, étrangère à tout respect humain, et toujours prête à risquer sa vie pour sa conviction, il fut pour les générations suivantes la personnification du zèle religieux et moral. Il arrivait comme une tempête, grondait comme une tempête autour du faible Achab, gouverné par sa femme, lui jetait une parole foudroyante, puis, comme la tempête, s’éloignait en grondant, sans qu’on parvint jamais à le saisir, et en grondant disparaissait. Élie respirait une pensée unique, absolue, celle de faire revivre le souvenir du Dieu d’Israël, qui menaçait de s’effacer dans l’âme du peuple : c’est à cette pensée qu’il se voua tout entier.

Il se reconnaissait à ses dehors. Contrairement aux prophètes idolâtres, qui se singularisaient par leurs manières efféminées, il portait, sous un manteau noir, une simple tunique, serrée par une ceinture de cuir, et laissait croître sa chevelure[3]. A l’opposé des adorateurs de Baal, il s’abstenait de vin et inaugura la vie naziréenne, dont c’était précisément le signe extérieur de ne boire que de l’eau et de ne pas se raser les cheveux. Il commença par proclamer cette pensée pleine de choses : Jéhovah seul est Dieu. Dans cette région de Galaad, que le Jourdain fermait aux faux prophètes et où la crainte de Jézabel ne paralysait pas les esprits, se rencontraient encore des hommes attachés au culte du Dieu national, et c’est parmi eux qu’Élie trouva ses premiers auditeurs. Son impétuosité les entraîna sur ses pas : au moment où l’on s’y attendait le moins, l’on se vit en présence d’un essaim de prophètes ou de disciples, prêts à mourir pour le salut de leur héritage spirituel. Ceux-là aussi devinrent naziréens, c’est-à-dire prirent pour règle de vivre simplement, non dans les villes, où la volupté relâchait les mœurs, mais dans les villages ou sous la tente, de ne cultiver ni vignes ni champs, et de ne se nourrir que de l’élève du bétail, comme avaient fait les patriarches et les tribus primitives. Jonadab, fils de Rechab, sans nul doute partisan d’Élie, fut le premier qui adopta cette discipline pour lui et pour sa maison. Il enjoignit à ses fils, comme expression de ses dernières volontés, de ne jamais boire de vin, de ne pas construire de maisons, de ne pas semer et particulièrement de ne jamais planter de vigne. Élie non seulement suscita à la loi primitive une foule de défenseurs qu’il enflamma de son zèle, mais encore fraya une voie nouvelle aux générations futures. A la mollesse et à la soif des plaisirs il opposa la continence et la simplicité.

Bientôt, suivi de ses disciples, il s’attaqua aux prêtres et aux prophètes de Baal. Fouetté, en quelque sorte, par le zèle de Jéhovah, il vola probablement de ville en ville, enlevant, emportant les populations par une éloquence fougueuse, où revenait sans cesse, comme un cri de guerre : Jéhovah seul est Dieu, Baal et Astarté ne sont que des idoles muettes et mortes ! Plus d’un prêtre, auquel apparemment il se heurta, ressentit la violence de son prosélytisme. Jézabel ne put longtemps rester spectatrice d’un mouvement qui traversait ses projets. Elle lança ses satellites contre les disciples d’Élie et tous ceux qui leur tombèrent entre les mains furent mis à mort. Des naziréens furent les premiers martyrs de l’antique religion d’Israël ; la fille d’un prêtre d’Astarté en fut la première persécutrice. Élie toutefois, à qui Jézabel en avait surtout, sut constamment se dérober aux poursuites. Déjà, du reste, sa ferveur lui avait créé des intelligences en bon lieu : l’intendant du palais, Obadia, tenait secrètement pour l’ancienne loi et, chargé peut-être de traquer les prophètes, en cacha cent dans deux grottes du mont Carmel, où il les approvisionna de pain et d’eau. Et il n’était certainement pas seul. Le Thisbite devint ainsi un pouvoir dont il ne fut pas aisé d’avoir raison ; comment d’ailleurs Jézabel eût-elle lutté avec un invisible ennemi, qui trouvait des auxiliaires jusque sous son propre toit ?

Un jour Élie, bien que séparé de ses disciples, s’avança seul jusqu’auprès d’Achab, dont il connaissait le caractère impressionnable, pour lui reprocher un crime qu’il venait de laisser commettre. Grand amateur de construction, le fils d’Omri, après avoir relevé les murs de Jéricho, renversés depuis Josué, avait fondé une ville dans la plaine de Jezréel et, dans cette nouvelle résidence, s’était élevé un palais splendide, qu’il voulut entourer de jardins. Ce devait être son séjour d’hiver, Samarie ne servant que l’été. Mais il lui fallait, pour achever l’entreprise, une vigne située à proximité et qui appartenait à l’un des plus notables habitants, appelé Naboth. Achab offrit de l’acheter ; Naboth refusa ; d’en donner une autre en échange, refus encore : Naboth ne voulait à aucun prix vendre l’héritage de ses pères. Le faible roi en fut si affligé qu’il cessa de manger. Jézabel, le trouvant dans cette douleur, commença par le railler, puis se chargea de lui procurer satisfaction. Plusieurs des Anciens lui étaient dévoués corps et âme : elle les fit appeler et les pria de convoquer une assemblée où, par la bouche de deux témoins, ils accuseraient Naboth de blasphème. Ce tribunal réuni, deux misérables s’avancèrent, dirent avoir appris que Naboth avait proféré des outrages contre Dieu et le roi ; l’infortuné fut aussitôt appréhendé et, sur l’heure, exécuté avec ses fils. Les biens des suppliciés revenant au roi, Jézabel triomphait : Maintenant, dit-elle à son époux, tu peux la prendre, la vigne de Naboth, car il est mort ! — Achab visitait justement la vigne, accompagné de deux hommes à cheval, dont l’un devait plus tard venger Naboth, lorsque Élie apparut : Tu as assassiné et voilà que tu prends possession, lui cria d’une voix tonnante le prophète ; mais Dieu a vu couler le sang de Naboth et de ses fils, et sur ce champ même il t’en châtiera ! Achab, terrifié, rentra en lui-même et se mortifia, car son cœur n’était pas endurci ; mais Jézabel, qui le dominait, ne le laissa pas aller jusqu’au repentir. Élie, qui avait disparu aussi subitement qu’il était venu, revint et annonça au roi qu’une famine désolerait le pays pendant plusieurs années. S’éloignant ensuite de nouveau, il s’en alla demeurer sur les bords du Jourdain, puis à Sarepta, en Phénicie, chez une veuve, enfin dans une caverne du mont Carmel. Pendant ce temps le fléau sévit et le fourrage manqua, même pour les chevaux et les mulets du roi.

Un matin, l’intendant du palais, Obadia, le vit reparaître : Va dire à ton maître qu’Élie est là. — C’est donc toi, dit Achab, qui troubles tout Israël de tes menées ?Ce n’est pas moi, répliqua le Thisbite, c’est toi, c’est la maison de ton père, qui vous êtes attachés à Baal. Et comme si c’eut été à lui de commander, il somma le roi d’assembler ses prêtres sur le Carmel : là se montrerait qui, d’eux ou de lui, était vraiment prophète. Achab obéit. Tous les ministres de Baal, convoqués, se rendirent sur la montagne, et lui-même s’y transporta : une foule nombreuse les y attendait, anxieuse de savoir comment finirait le différend des naziréens et du roi, et si la sécheresse n’allait pas cesser. Très probablement les cent disciples sauvés par Obadia se tenaient là cachés, prêts à paraître au moment décisif. Élie, qui exerçait un empire absolu sur la multitude, s’adressa d’abord à elle : Jusque à quand, dit-il, serez-vous comme les oiseaux, voletant de branche en branche ? Si Dieu est Dieu, attachez-vous à Dieu ; si c’est Baal, restez avec Baal. Puis, se tournant vers les prêtres, il leur enjoignit de dresser leur autel et de sacrifier à leur divinité. Ce qu’ils firent avec leur cérémonial, en se frappant de leurs couteaux, jusqu’à ce qu’ils fussent couverts de sang. Du matin au soir, ils crièrent : Baal, Baal, exauce-nous ! Lorsque enfin, confus de leur insuccès, ils se turent, Élie prit douze pierres, selon le nombre des tribus, en construisit un autel, et à son tour offrit un sacrifice, en priant à voix basse. Aussitôt un signe apparut, si soudain que la foule se jeta la face contre terre, en s’écriant : Jéhovah seul est Dieu ! » Le feu du ciel tomba, dévora tout ce qui était sur l’autel, victime, bois, pierres, poussière et jusqu’à l’eau. Usant alors de représailles, Élie commanda au peuple de saisir les prêtres et de les tuer, et de jeter leurs corps dans les flots du tison. Achab, abasourdi, laissa faire.

Mais Jézabel fut moins prompte à se résigner. Dès qu’elle sut ce qui s’était passé, elle menaça le prophète de lui faire subir le même sort, et celui-ci, obligé de songer à sa sûreté, s’enfuit dans le désert, jusqu’au mont Horeb. Là, dans ce lieu où avait été révélée la simple et pure loi de Dieu, la règle de l’ordre moral, il allait apprendre que son ardeur l’avait emporté trop loin. Retiré dans une grotte du Sinaï, au fond d’un désert sauvage, où sa voix seule faisait résonner l’écho, il se répandait en plaintes : J’ai eu du zèle, gémissait-il, pour la cause de Jéhovah, parce que les fils d’Israël ont abandonné son alliance, détruit ses autels et exterminé ses prophètes ; moi seul je suis resté et voilà qu’ils en veulent aussi à ma vie, lorsqu’un signe l’avertit que Dieu ne se manifeste ni dans la tempête, ni dans le tremblement de terre, ni dans la violence des flammes, mais dans un léger murmure. Il comprit qu’il devait rebrousser chemin, choisir son successeur et se retirer de la scène, parce que, poussé jusqu’à l’effusion du sang, son zèle n’avait point été agréable au Seigneur.

Pendant son absence, qui fut assez longue, une sorte de trêve semble avoir régné entre la maison royale et les partisans d’Élie. Achab, à qui l’événement du Carmel avait dû ôter de sa foi dans Baal, avait arrêté, autant qu’il tuait en lui, la persécution des prophètes ; ceux-ci, de leur côté, se montraient plus tempérés. Des cercles d’apôtres se formèrent à Ghilgal, à Jéricho, à Béthel même, sans être inquiétés. Un seul de ces disciples, Michée, fils de Yimla, persévéra dans son hostilité envers Achab et lui prédit malheur aussi souvent que celui-ci l’interrogea sur l’avenir d’une entreprise. Le roi cependant lui laissa la vie et se contenta de le faire jeter en prison.

Assez de présages, du reste, avertissaient le fils d’Omri de revenir à une politique plus israélite. Le roi d’Aram Ben-Hadad II, dont les conquêtes augmentaient chaque jour la puissance et les prétentions, lui déclara la guerre, et, profitant de l’état de faiblesse où les troubles intérieurs, avec la disette, avaient plongé le royaume, soumit des provinces entières du pays d’Éphraïm. Bientôt il mit le siège devant Samarie (vers 904). Dans cette extrémité Achab demanda la paix. Mais, devant les conditions déshonorantes que posait l’envahisseur (celui-ci exigeait jusqu’aux femmes et aux enfants du roi d’Israël), il reprit la lutte, battit son vainqueur dans deux rencontres, et à son tour le réduisit à merci. On négocia, Ben-Hadad promit tout ce qu’on voulut, et les ennemis de la veille devinrent amis ; ils scellèrent leur réconciliation par une alliance jurée solennellement et que l’Araméen comptait bien rompre à la première occasion. Cette imprudence, qui faisait perdre à Achab les fruits de sa victoire, lui valut les censures d’un prophète. Les conséquences ne s’en firent pas attendre.

Ben-Hadad, si heureusement tiré d’affaire, ne tint pas ses engagements. S’il rendit les villes des monts de Nephtali qu’il avait prises, il n’en fut pas de même pour celles du versant opposé, notamment pour Ramot-Galaad, la place d’armes du territoire. Achab eut la faiblesse de n’en pas exiger la restitution immédiate, et plus il tarda ensuite à le faire, plus i! lui fut difficile d’insister, parce que dans l’intervalle son adversaire avait réuni de nouvelles forces. Sur ces entrefaites arriva fort à propos Josaphat, roi de Juda (918-905). Il était assez surprenant de voir les chefs de deux États, généralement aussi ennemis que voisins, se rapprocher au point de se visiter l’un l’autre dans sa capitale. Le phénomène était d’autant plus remarquable que Josaphat, très attentif à la pureté du culte dans son royaume, détestait nécessairement l’idolâtrie d’Achab et de Jézabel : sans être un zélateur de l’ancienne loi, il avait dû s’indigner de l’introduction brutale des rites étrangers et de la persécution dirigée contre les prophètes. Il n’en conserva pas moins d’intimes rapports avec la maison d’Omri et, mû apparemment par des considérations politiques, n’hésita pas à marier son fils Joram à la fille d’Achab, Athalie. Quel était son but en venant à Samarie ? Probablement encore de se fortifier, en resserrant ses liens avec le roi d’Israël. Celui-ci en profita pour lui demander son appui contre Ben-Hadad : Veux-tu, dit-il, marcher avec moi sur Ramot ? Josaphat y consentit, mit ses troupes et ses chevaux à la disposition de son allié : pour la première fois depuis longtemps, les guerriers d’Israël et de Juda refirent cause commune. Les deux confédérés franchirent le Jourdain et s’avancèrent sur Ramot ; mais le combat s’engageait à peine qu’une flèche atteignait Achab et le blessait mortellement. Conservant toutefois sa présence d’esprit, il se fit conduire hors de la mêlée, et les soldats, ignorant sa retraite, se battirent jusqu’au soir. Après seulement qu’il eût perdu tout son sang et expiré, le héraut cria : Que chacun retourne dans son pays et chacun dans sa ville ! Les armées d’Israël et de Juda repassèrent donc le Jourdain, laissant les araméens maîtres du champ de bataille et de la forteresse. Le corps du roi des dix tribus fut ramené à Samarie et inhumé. Pendant qu’on lavait son char au bord d’une piscine, des chiens léchèrent son sang.

Achab eut pour successeur son fils Ochosias (Achazia) ; c’était la première fois que la couronne d’Israël se transmettait jusqu’à la troisième génération ; mais ce petit-fils d’Omri ne régna que peu de temps et laissa de si faibles traces qu’on ne sait rien de son caractère. Naturellement il imita l’impiété de ses parents et la surpassa même. Tombé par une fenêtre de son palais et soucieux de savoir s’il recouvrerait la santé, il envoya consulter l’oracle d’une divinité d’Étron, alors fameuse, appelée Baal-Zebud (Bel-Zebul). Élie, à cette époque, était de retour du mont Horeb, mais toujours sous l’impression de l’avertissement qu’il y avait reçu, vivait retiré, probablement sur le Carmel, après avoir institué pour son successeur Élisée, fils de Schaphat. La manière dont il le choisit est caractéristique. L’ayant rencontré conduisant la charrue, il était allé droit à lui, lui avait, sans mot dire, jeté sur le corps son manteau sombre de prophète et s’était éloigné. Qu’Élisée fût digne de lui succéder, et il comprendrait. Celui-ci, en effet, courut après Élie et le pria de l’attendre un instant, pour lui permettre de faire ses adieux à sa famille. Retourne alors, fit brièvement le prophète. Élisée comprit que, pour être un fervent apôtre de Dieu, il devait quitter père et mère, sacrifier affections et habitudes : sans rentrer sous le toit paternel, il suivit Élie et le servit ou, selon la formule du temps, lui versa de l’eau sur les mains. Le Thisbite ne se montra plus qu’une seule fois, ce fut en allant à la rencontre des messagers d’Ochosias : Dites au roi qui vous a dépêchés, leur cria-t-il : N’y a-t-il donc pas de Dieu en Israël, pour que tu envoies à Écron consulter Baal-Zebub ! » Et il se rendit à Samarie pour annoncer au fils d’Achab qu’il ne se relèverait plus. Ochosias, en effet, mourut aussitôt après, et, comme il ne laissait pas d’héritier, son frère Joram lui succéda (897-887).

Qu’est devenu Élie ? A-t-il payé son tribut à la mort comme le reste des hommes ? Ses disciples et leurs successeurs, ne pouvant concevoir que cet esprit de flamme fût retourné dans le néant, racontèrent qu’il était monté au ciel dans une tempête : Élisée, qui ne le quittait point, avait remarqué, disaient-ils, que le maître, vers la fin, cherchait à se dérober, et lui, Élisée, s’était d’autant plus étroitement attaché à ses pas ; le Thisbite venait de visiter une dernière fois les apôtres à Ghilgal, à Béthel et à Jéricho, et Élisée, toujours avec lui, n’avait pas osé lui demander vers quel endroit il se dirigeait ; au moment enfin où tous deux venaient de passer le Jourdain à pied sec, un char de feu, attelé de chevaux de feu, l’avait séparé de son disciple et enlevé au ciel au milieu des éclairs, sans que celui-ci pût le suivre de l’œil. — Il y avait eu quelque chose de si extraordinaire dans cette longue et difficile action d’Élie, qui, dans les circonstances les plus défavorables, à travers les luttes et les persécutions, avait su maintenir l’antique loi du Dieu d’Israël coutre une idolâtrie imposée par la violence, sauver la sainteté du culte en présence de rites libidineux, et protéger les mœurs contre l’envahissement de la débauche, une pareille tâche, ainsi remplie, apparaissait si surhumaine, que les générations suivantes ne purent se l’expliquer que par le miracle.

Mais son plus grand prodige, ce fut d’avoir fondé une association qui entretint le feu sacré de l’ancienne loi et qui, selon la nécessité, protesta hautement ou lutta en silence contre la corruption de la classe élevée. La nouvelle école prophétique issue de lui forma une communauté à part dans le royaume des dix tribus, communauté dont les membres vivaient, simples et pauvres, du travail de leurs mains. Élie disparu, elle eut besoin d’un chef ; Élisée, bien que jeune, en prit la direction : le Thisbite lui-même, disait-on, lui avait conféré le droit d’aînesse sur ses fils spirituels en lui léguant le manteau tombé de ses épaules. Élisée, au début, suivit en tout point les traces de son maître, vécut loin du monde, le plus souvent sur le Carmel. Mais, plus tard, il se mêla dans le peuple, une fois qu’il eut déterminé un homme d’action à renverser la maison d’Omri et le culte de Baal.

Joram (Yehoram) ne montra pas l’acharnement de sa mère Jézabel à propager l’idolâtrie, et fit même enlever, d’un endroit où elle causait par trop de scandale, à Jezréel ou à Béthel, une pyramide obscène consacrée au dieu tyrien. Élisée n’en eut pas moins une telle aversion pour lui, qu’il pouvait à peine souffrir sa vue. Ce deuxième petit-fils d’Omri entreprit, à la mort de son frère, une expédition contre les Moabites, dont le roi Mésa (Mescha), son vassal, venait de secouer le joug (899-894) ; toutefois, ne voulant pas entrer seul en campagne, il sut, lui aussi, s’assurer le concours de Josaphat, avec lequel il entretenait les mêmes relations d’amitié que ses prédécesseurs. Mésa, qui attendait les alliés à la frontière méridionale de son royaume, succomba sous le nombre, et dut se réfugier dans la forteresse de Kir-Chareschet (Kerek ?), où il se maintint pendant que l’invasion dévastait en majeure partie son territoire. Peu après, Josaphat mourut, et Édom, à son tour, se détacha de Juda. On eût dit que l’alliance de la maison d’Omri avait porté malheur à celle de David. Cette intimité funeste alla d’ailleurs encore plus loin : Joram, fils de Josaphat (894-880), — il s’appelait comme son beau-frère d’Israël, — la poussa au point d’introduire, dans ses propres États, les erreurs de l’idolâtrie. Nul doute que sa femme Athalie ne fût pour une bonne part dans cette mesure, car, à l’instar de sa mère, elle nourrissait une véritable passion pour les rites de Baal.

Mais l’heure fatale avait enfin sonné, la destinée de la race d’Omri allait s’accomplir, et dans son malheur entraîner la maison de David. Ce fut la main d’Élisée qui noua la trame des événements. Une nouvelle dynastie s’était élevée à Damas ; Ben-Hadad, l’ancien adversaire d’Achab, était mort étouffé par un de ses familiers, Hazaél, le meurtrier s’était emparé de la couronne et, à peine au pouvoir, s’était apprêté à la guerre : il voulait reconquérir les provinces autrefois prises aux Israélites, puis reperdues par son prédécesseur, et dirigea ses premières attaques contre les tribus de delà le Jourdain. Le roi d’Israël dut donc se porter au secours de Ramot-Galaad ; une sanglante bataille se livra sous les murs de cette place forte et Joram y fut frappé d’une flèche. Forcé de se retirer à Jezréel pour s’y faire panser, il laissa le commandement à l’un de ses généraux, appelé Jéhu. Un jour, un disciple d’Élisée vint trouver Jéhu, l’emmena de la part de son maître dans un lieu retiré, où il l’oignit roi d’Israël, lui commanda d’exécuter l’arrêt porté contre la race d’Omri, et disparut. Quand Jéhu revint au milieu de ses collègues, ceux-ci remarquèrent un changement dans sa manière d’être et lui demandèrent, curieux, ce que lui avait annoncé le prophète. Lui, d’abord, voulut garder le silence; mais à la fin il parla, dit qu’Élisée lui avait fait donner l’onction royale. Aussitôt les officiers lui rendirent hommage, ils étendirent leurs vêtements de pourpre sur la plus haute marche du palais en guise de trône, firent sonner la trompette et crièrent : Vive le roi Jéhu !

Une fois reconnu par l’armée, Jéhu sut agir avec décision et promptitude : il passa le Jourdain avec une partie des troupes et vola à Jezréel, où s’attardait Joram, encore souffrant de ses blessures. Au furieux galop des chevaux, qui de loin frappait l’attention, le roi reconnut les allures de son général et conçut des soupçons, qui se fortifièrent de ce que les courriers envoyés à sa rencontre ne revenaient pas. Il résolut d’aller voir lui-même ce qui ramenait Jéhu en si grande hâte et monta dans son char. Ochosias (Achasia), roi de Juda, son neveu, l’accompagna dans le sien. (Ce prince avait, peu auparavant, succédé à son pige Joram (888) et était venu visiter son oncle malade.) Ils rencontrèrent Jéhu dans le champ de Naboth : Quoi de bon, Jéhu, lui cria Joram ? — Que peut-il y avoir de bon avec les maléfices de ta mère Jézabel, répondit le soldat. Joram prit aussitôt la fuite, en criant à Ochosias d’en faire autant. Au même moment, une flèche, décochée par Jéhu, l’atteignit et il s’affaissa inanimé. Jéhu fit jeter son cadavre sur le champ de Naboth et rappela à son compagnon, Bidkar, qu’ils avaient été témoins, sur ce même champ, de la menace d’Élie à Achab : cette menace, c’était lui, Jéhu, qui citait appelé à en être l’exécuteur. Ochosias périt le même jour. Une révolution s’était accomplie, toute la maison d’Achab tomba, sans que personne se levât pour la défendre ; ses plus proches serviteurs mêmes délaissèrent les membres qui en restaient.

Jéhu entra sans obstacle à Jezréel. La reine mère Jézabel ne perdit rien de sa fermeté. Richement vêtue, elle se mit à la fenêtre de ses appartements et cria : Que viens-tu faire, meurtrier de ton roi, autre Zamri ? Jéhu commanda aux eunuques du palais de la précipiter sur le sol, et ils obéirent. Les chevaux passèrent sur le corps de cette reine qui avait causé tant de calamités, et son sang, rejaillissant sous leurs sabots, éclaboussa les murs de la demeure royale. Les contemporains, qui n’avaient pas oublié l’exécution de Naboth et de ses fils, durent frissonner à la vue de ce châtiment.

Mais ce n’était pas tout : si le fils et l’aïeule étaient morts, d’autres fils, neveux et parents de Joram, vivaient encore au nombre d’environ soixante-dix, à Samarie, élevés par les Anciens les plus considérés du royaume. Jéhu pria ces derniers d’en placer un sur le trône. Eux, s’apercevant que la requête n’était pas sérieuse, eurent peur d’agir par eux-mêmes et s’en remirent à l’homme qui venait de tuer deux rois. Jéhu leur lit dire alors de venir à Jezréel avec les chefs ; ils comprirent à demi-mot et arrivèrent avec les tètes des descendants d’Achab. Voilà la fidélité que ceste maison trouva dans son malheur ! Pendant la nuit, Jéhu fit placer les têtes sur deux rangs à l’entrée de la ville et, le jour venu, convoqua la population à cet endroit. Devant ces visages convulsés, il affirma n’avoir conspiré que contre Joram ; ceux-ci, dit-il, étaient tombés par d’autres mains, et la prophétie d’Élie contre la maison d’Achab s’était accomplie. Jéhu, qui alliait l’habileté à la détermination, fit ensuite exécuter comme assassins tous ces grands qui lui avaient livré les têtes ; puis, aucun descendant d’Achab ne restant, il monta sur le trône et les habitants de Jezréel lui jurèrent obéissance.

Pour se concilier le peuple, il se mit en devoir d’attaquer l’idolâtrie dans son centre même, et, suivi de ses affidés, se dirigea sur Samarie. En route, il rencontra Jonadab — c’était ce disciple d’Élie qui avait institué la règle nazaréenne dans sa famille — : Es-tu toujours le même pour moi, lui demanda Jéhu. — Certes, répondit l’autre. — Eh bien ! donne-moi la main. Et l’informant de ses intentions, il l’emmena dans son char pour le rendre témoin de son zèle. Arrivé à Samarie, Jéhu convoqua au temple tous les sectateurs de Baal, agit comme s’il eût voulu lui-même prendre part aux cérémonies, pendant qu’en secret il disposait des gardes à l’intérieur de l’édifice et au dehors. L’heure venue, il fit son entrée arec Jonadab, s’avança vers l’autel et feignit de sacrifier. À ce signal, les satellites apparurent et se jetèrent sur leurs victimes, prêtres et profanes tombèrent, et tout ce qui tenta de se saurer trouva la mort en franchissant les portes. Les exécuteurs pénétrèrent ensuite dans le sanctuaire, brûlèrent la statue de l’idole et, après en avoir détruit l’autel avec ses pyramides, démolirent le temple même, dont ils convertirent l’emplacement en un monceau de fumier. Jéhu fit anéantir pareillement, dans tout le reste du pays, les objets de ce culte odieux : il se comporta en disciple d’Élie, en zélé serviteur de Jéhovah. L’idolâtrie ne subsista qu’à Jérusalem ou plutôt elle y était introduite alors par le fanatisme d’une femme, la digne fille de Jézabel.

C’est un singulier phénomène que les femmes, nées plutôt, ce semble, pour être les prêtresses de la pudeur et de la chasteté, aient montré dans l’antiquité un goût spécial pour le culte dissolu de Baal et d’Astarté. Maacha lui dressa des autels à Jérusalem, Jézabel à Samarie : Athalie, à son tour, lui en éleva dans la capitale de Juda. Mais ce ne fut ni son seul crime ni le plus grand. La fille de Jézabel dépassait de beaucoup sa mère en cruauté. L’épouse d’Achab n’avait fait mettre à mort que des prophètes, les partisans les plus inflexibles de l’antique loi ; elle n’avait, en tout cas, frappé que ceux qu’elle considérait comme ses ennemis. Athalie n’épargna pas sa propre famille, fit couler le sang des proches de son mari et de son fils. A la première nouvelle de la mort d’Ochosias, elle donna l’ordre d’égorger tous les membres de la maison de David demeurés à Jérusalem ; tous périrent, à l’exception du plus jeune, âgé d’à peine un an, et qui ne dut son salut qu’à une sorte de miracle. Quel put être le mobile d’Athalie en commandant ce massacre ? Était-ce l’ambition, pour régner sans partage, ou le fanatisme, pour assurer la suprématie au culte de Baal ? Quoi qu’il en suit, elle remplit de terreur la population de Juda, et il ne se trouva personne pour s’opposer à ses forfaits ; peuple et prêtres courbèrent le front devant elle, le grand prêtre Joïada lui-même se renferma dans le silence. Jérusalem vit ainsi s’élever les autels et les pyramides consacrés à Baal au moment même où Jéhu faisait détruire ces signes d’idolâtrie à Samarie ; un grand pontife, Mathân, et nombre de prêtres subalternes, appelés du dehors, vinrent célébrer les rites de l’idole. Le temple de Moria demeura-t-il exempt de profanation ? Il semble que, moins conséquente dans l’audace que certains rois postérieurs, Athalie n’osa pas aller jusqu’à placer l’image de Baal dans le sanctuaire bâti par Salomon. Mais elle y interrompit le culte, et ses mercenaires cariens, avec les satellites qui, de temps immémorial, formaient la garde des rois, veillèrent aux portes du temple pour en interdire l’entrée. Six années durant (de 887 à 881), la reine opprima le peuple, probablement avec l’appui des familles nobles de Juda. Seul le plus proche parent de la famille royale, le grand prêtre Jaïada, demeura fidèle à l’ancienne loi et à la maison de David. Sa femme Josabeth (Yehoschabat) était fille de Joram, roi de Juda, sœur par conséquent de cet Ochosias que tua Jéhu. C’est elle qui, pendant qu’Athalie faisait massacrer les princes royaux, sauva le plus jeune enfant de son frère, le petit Joas (Yehoasch). Elle le cacha avec sa nourrice dans une partie retirée du temple, servant de dortoir aux Lévites, et l’y éleva, à l’insu de la reine, qui du reste ne s’inquiétait point de ce qui se passait dans l’édifice désert. Les Aaronides et les Lévites, dévoués au grand prêtre, gardèrent le secret ; d’ailleurs, leur attachement pour le dernier descendant de David s’augmentait de la tendresse que leur inspirait l’enfant. Joïada, de son côté, ne resta pas inactif : pendant les six années du règne despotique d’Athalie, il sut nouer des relations avec les chefs des mercenaires et des satellites et leur découvrit peu à peu l’existence d’un rejeton royal, héritier de la couronne de Juda. Il les trouva tous attachés à la dynastie légitime, tous ennemis de l’usurpatrice Athalie. Une fois sûr de leurs sympathies, il les conduisit dans le temple, les mit en présence de Joas, alors âgé de sept ans et qu’ils reconnurent sans doute à ses traits pour être du sang de David, puis leur fit prêter serment de fidélité à l’enfant. Leur concours lui permettait d’opérer à la fois une révolution et une restauration. Comme les chefs pouvaient compter sur une obéissance aveugle de la part de leurs soldats, les détails de l’action furent arrêtés et le jour choisi pour l’exécution. Un sabbat, une partie seulement des gardes et des Cariens se rendirent à leurs postes, les autres prirent position à l’entrée du temple : ils avaient l’ordre formel de tuer quiconque tenterait de forcer les barrières du parvis. L’enfant royal ainsi couvert de toute attaque, Joïada fit entrer la foule dans le vestibule. Après un moment d’anxieuse attente, Cariens et bardes tirèrent leurs épées, les officiers prirent en main les armes de David, et le grand prêtre, amenant de son asile le jeune Joas, lui mit la couronne sur le front, lui conféra l’onction royale, et le fit asseoir sur le siège réservé aux rois dans l’avant-cour du temple. Les trompettes sonnèrent, les gardes entrechoquèrent leurs armes, le peuple battit des mains et tous crièrent : Vive le roi Joas ! Athalie, qui n’aurait aucun soupçon, confiante d’ailleurs dans ses mercenaires, ne se réveilla de sa sécurité que lorsque les rumeurs du temple parvinrent jusqu’à son palais. Elle accourut en toute hâte, suivie de quelques fidèles. Saisie de frayeur en apercevant ce jeune enfant ceint de la couronne, ses propres troupes rangées autour de lui, et la multitude transportée d’allégresse, elle se sentit livrée, déchira ses vêtements et s’écria : Trahison, trahison ! Quelques officiers s’emparèrent d’elle, la firent sortir du parvis et, passant par un détour sous la grande porte orientale, la ramenèrent au palais, où ils la tuèrent. Ainsi finit misérablement, comme sa mère, la dernière descendante de la maison d’Omri. L’intimité de Tyr n’avait porté bonheur ni à l’un ni à l’autre royaume ; la mère et la fille, Jézabel et Athalie, furent, comme leur déesse Astarté, une source de dépérissement, de ruine et de mort. La fille d’Achab n’avait guère de partisans à Jérusalem ; elle n’eut pas un défenseur à l’heure de son agonie. Les prêtres de Baal ne lui furent d’aucun secours ; impuissants à sauver leur propre vie, ils tombèrent eux-mêmes sous les coups de la fureur populaire.

Joïada, promoteur et exécuteur de cette grande révolution, eut soin de prendre des mesures pour éviter le retour d’événements si tragiques. Il profita de la joie et de l’enthousiasme universels pour rallumer dans les âmes un attachement sincère au Dieu des ancêtres. Il adjura le roi et le peuple, réunis dans le temple, d’affirmer solennellement qu’ils seraient à l’avenir un peuple de Dieu, qu’ils serviraient l’Éternel fidèlement et n’adoreraient plus d’autre Dieu. Peuple et roi le jurèrent à haute voix et scellèrent cette déclaration par une alliance. La foule se précipita ensuite vers le temple de Baal, y détruisit autels, statues avec tout ce qui avait servi au culte idolâtre, pendant que, Joas porté en triomphe au palais par les troupes, les gardes et la multitude, prenait possession du trône de ses pères. Une joyeuse animation régna dans tout Jérusalem. Les partisans de la reine déchue se tinrent à l’écart et n’osèrent pas troubler la joie populaire.

On est surpris de ne pas trouver l’action directe d’Élisée dans la double révolution politique et religieuse accomplie à si peu d’intervalle à Samarie et à Jérusalem. C’est par les mains d’un de ses disciples qu’il avait fait donner l’onction à Jéhu, choisi pour instrument de la vengeance divine ; quant à lui-même, il se tint à l’arrière-plan et n’assista pas même au renversement des autels de Baal. Il ne semble pas qu’il ait eu jamais des relations avec le roi Jéhu. Encore moins prit-il part à la chute d’Athalie et à l’extirpation de l’idolâtrie à Jérusalem. Sa principale occupation fut apparemment de former des disciples pour continuer la tradition d’Élie. Mais tous ne le reconnurent pas pour chef à l’égal de celui-ci : beaucoup lui reprochaient de ne pas porter comme eux les cheveux longs et incultes et de paraître ainsi moins estimer la vie naziréenne ; les enfants de quelques-uns, à Béthel, lui criaient : Tête chauve ! tête chauve ! Élisée différait encore de son maître en ce qu’il ne vivait pas exclusivement dans la solitude et conservait des rapports avec les hommes. Dans les commencements de sa mission, sous les Omrides, il séjourna sans doute aussi sur le Carmel, d’où il faisait de fréquentes visites aux apôtres sur les rires du Jourdain, toujours accompagné de son disciple Ghechasi ; plus tard, sous les rois de la race de Jéhu, il s’établit à demeure dans la capitale du royaume d’Éphraïm, ce qui lui valut le nom de prophète de Samarie. L’affabilité de son commerce lui donnait de l’ascendant sur les hommes et transportait ses convictions dans leurs esprits; des personnages considérables venaient s’instruire en l’écoutant ; le sabbat et les jours de néoménie, c’était le peuple qui l’allait voir. Mais il évita constamment de se montrer dans Juda et à Jérusalem. Pourquoi ? Ou s’il y eut des relations, comment ne s’en est-il conservé aucun souvenir ? C’est probablement qu’en dépit de sa ressemblance morale avec Joïada, et nonobstant l’identité de leur but, la fougue naziréenne de son prosélytisme n’était pas très goûtée à Jérusalem.

Dans cette ville, les regards s’attachaient de préférence au sanctuaire et à la loi, depuis que Joïada s’en était fait le vengeur. Le temple, sous Athalie, avait souffert. Non seulement le revêtement de bois de cèdre et d’or avait été enlevé par place, mais encore des pierres de taille avaient été arrachées des murs. Le premier soin de Joas dut être de remédier à ces dégâts ; mais comment faire ? Les ressources manquaient : le trésor autrefois constitué à l’édifice sacré par la munificence des rois et la piété des fidèles avait disparu, ravi sans doute par Athalie et attribué aux autels de Baal. Un édit royal prescrivit donc aux prêtres de recueillir les sommes nécessaires aux travaux : ordre était donné à tout Aaronide de solliciter les dons de ses amis et d’apporter à cette collecte le même zèle qu’à une affaire d’intérêt privé. Cependant, soit que les offrandes eussent été pauvres, soit que les prêtres les eussent appliquées à leurs propres besoins, le temple restait en l’état, lorsque Joïada fut chargé par le roi de faire appel à la piété du peuple même (vers 864) : un tronc fut placé dans le parvis et tout fidèle invité à y verser une somme proportionnée à sa fortune. Alors les dons affluèrent, les matériaux purent être achetés et les ouvriers payés ; le temple, en un mot, fut restauré.

Joïada fit de la dignité de grand prêtre, qui jusqu’alors, même sous les meilleurs rois, n’avait occupé dans l’État qu’un rang secondaire, l’égale de la royauté[4]. S’était-ce pas, en effet, à l’intelligence et au zèle du grand pontife que la royauté devait son salut ? Le dernier rejeton de la race de David n’eût-il pas péri, si Joïada n’avait renversé la sanguinaire Athalie ? Celui-ci pouvait donc à bon droit revendiquer une haute situation dans le gouvernement. Il employa sans doute son autorité à faire respecter la loi et à prévenir le retour de l’apostasie. Mais le conflit entre la royauté et le sacerdoce était fatal, l’essence de l’une étant le bon plaisir, tandis que l’autre a pour fondement une loi fixe. Certes, tant que Joïada vécut, aucune mésintelligence ne se produisit : Joas lui devait tout, et la reconnaissance, autant que la vénération, le lui rendait docile. Mais lui mort, la rupture éclata et coûta la vie au nouveau grand prêtre. Les détails manquent à ce sujet ; on sait seulement que, sur l’ordre de Joas, le successeur de Joïada fut lapidé dans le vestibule du temple et que le jeune pontife s’écria en mourant : Dieu le voie et le punisse !

Au reste, l’extirpation de la race d’Omri, cause de tant de convulsions et de conflits à Samarie et à Jérusalem, fut suivie d’une ère de calme dans les deux royaumes. La situation était assez bonne, sauf que les autels privés subsistaient dans Juda et que les dix tribus continuaient à adorer Dieu sous la forme d’un taureau. Pour le culte de Baal, il était banal de part et d’autre. Mais, à l’extérieur, il n’en était pas de même. Jéhu, qui avait si hardiment exterminé les Omrides, fut loin de montrer la même vigueur vis-à-vis des ennemis du dehors. Il ne sut pas empêcher Hazaël, le meurtrier du roi d’Aram, d’inonder de troupes le pays d’Israël et d’y porter l’incendie et le massacre (les enfants, les femmes enceintes même ne furent pas épargnées) ; les villes situées au delà du Jourdain, tout le territoire des tribus de Manassé, de Gad et de Ruben, depuis les monts Basan jusqu’à l’Arnôn, fut enlevé au royaume d’Éphraïm, les habitants réduits au servage et plusieurs d’entre eux déchirés sous des crochets de fer. Peut-être la faiblesse de Jéhu venait-elle de ce qu’il avait un autre ennemi dans le roi de Tyr, dont il avait égorgé les parents et les alliés[5].

Sous le règne de Joachas (Yehoachas), son fils (859-843), les choses allèrent en empirant : le pays fut ravagé plus cruellement encore et la force militaire d’Israël à tel point réduite, qu’elle ne compta plus que dix mille homme de pied, cinquante cavaliers et dix chariots de guerre. Les Araméens multiplièrent leurs incursions sur le sol israélite et, dans ces razzias, enlevaient non seulement les objets, mais encore les personnes, qu’ils vendaient comme esclaves. Joachas parait avoir fait une paix honteuse en accordant à Hazaël le libre passage à travers son royaume : il lui permit ainsi de porter la guerre chez les Philistins et de leur prendre leur capitale Gaza. Joas allait être attaqué à son tour, lorsqu’il acheta la paix à prix d’argent. Fut-ce mécontentement de cette lâcheté ou l’effet d’autres griefs ? Toujours est-il que quelques grands de Juda se conjurèrent contre lui et que deux d’entre eux l’assassinèrent dans une maison où le hasard l’avait fait s’arrêter (vers 843). Ce ne fut que sous Joas, roi d’Israël (845-830), qu’on parvint peu à peu à briser la suprématie du royaume d’Aram, grâce sans doute au concours des rois chitites et d’Égypte qui, jaloux de la puissance croissante de cet État, s’étaient déclarés ses ennemis.

Ben-Hadad III, en effet, voulant à cette époque achever le royaume des dix tribus, avait mis le singe devant Samarie. Il la bloqua si étroitement que les vivres ne tardèrent pas à y manquer : une tète d’âne se vendit quatre-vingts sicles, une mesure de fiente sèche (combustible) vingt sicles. A peine restait-il quelques chevaux de guerre, et si épuisés qu’ils refusaient le service. On vit deux femmes convenir, dans l’excès de leur faim, de tuer et de manger ensemble, un jour l’enfant de l’une, et le lendemain l’enfant de l’autre. Mais soudain les araméens levèrent le siège et s’enfuirent en toute hâte, abandonnant tentes, chevaux, ânes, objets de prix et tous leurs approvisionnements. Cette bonne nouvelle, apportée au roi par des lépreux affamés, lui rendit courage : il reprit l’offensive, livra trois batailles à Ben-Hadad et les gagna toutes trois. Le roi de Damas, forcé de conclure la paix, restitua aux dix tribus les villes que son père et lui leur avaient enlevées.

Le royaume de Juda, gouverné alors par Amazias, profita de l’affaiblissement des Araméens pour reconquérir les anciennes possessions de la maison de David, à commencer par Édom. Ce petit pays s’était affranchi de sa vassalité et un de ses rois s’était bâti sur la cime des monts Séir, hauts de plus de quatre mille pieds, une nouvelle capitale, où l’on ne parvenait que par une sorte d’escalier montant du fond de la vallée. Dans cette ville de pierre (Salâ, Petra), les Iduméens se croyaient en sûreté contre les attaques : Qui pourra me précipiter de la cime jusque dans l’abîme, disait Édom avec orgueil ? Amazias eut la hardiesse de les poursuivre sur leurs hauteurs fortifiées ; il leur livra bataille dans la Vallée de Sel, non loin de la mer Morte, et les défit si complètement que leurs débris s’enfuirent, laissant ouvert devant lui le chemin de leur citadelle. Cette heureuse campagne lui valut sans doute un riche butin ; car Édom était opulent, en bétail et en métaux. Aussi le roi de Juda ne fut-il pas peu fier de son triomphe; mais l’excès de son orgueil le perdit et causa la ruine de son peuple.

Des relations d’amitié unissaient, depuis Jéhu, le royaume d’Éphraïm à celui de Juda et suppléaient à cette alliance intime qui avait lié les maisons d’Omri et de Josaphat. Les deux États avaient un intérêt commun, celui de maintenir dans leur abaissement les adhérents du cuite de Baal et de surveiller leurs rapports avec les peuples idolâtres du voisinage. Joas, roi d’Israël, et Amazias, roi de Juda, étaient dévoués tous deux à la foi traditionnelle. L’un prenait pour guides les prophètes de Jéhovah, l’autre obéis-sait à la loi. C’est ainsi que, par une modération dont on ne saurait trop le louer, Amazias ne vengea la mort de son père que sur ses meurtriers et, contrairement à l’usage barbare du temps, épargna leurs fils. Il est vraisemblable que le grand prêtre ou quelque autre représentant de la loi lui rappela en cette occasion que la loi d’Israël défend de punir de mort les enfants pour la faute de leurs pères, ou les pères pour celle de leurs enfants. De son coté, Joas montrait la plus grande vénération pour Élisée, recourait à ses conseils dans toutes les circonstances importantes ; et lorsque celui-ci, après cinquante années d’activité (900-840), fut au lit de mort, il le visita, pleura sur sa fin prochaine, l’appela à diverses reprises le père et le protecteur d’Israël, et après sa mort se fit raconter par Ghechasi, le fidèle compagnon du prophète, les principaux actes de sa vie. Quelle ne dut pas être la grandeur morale d’Élisée pour que le roi exit obéi à ses conseils ! Ce qui ajoutait au prestige du successeur d’Élie, c’est que, même au delà des frontières d’Israël, il avait procuré un triomphe à la loi du Dieu de son peuple ; spontanément et sans intervention aucune du prophète, un haut personnage du royaume de Damas, Naaman, qui occupait le premier rang après le roi, abjura le culte de Baal et d’Astarté pour embrasser la foi israélite, uniquement parce qu’il avait reconnu à l’œuvre d’Élisée qu’Israël. seul adorait un Dieu véritable. Il voulut ériger un autel à ce Dieu dans Damas, et, pour l’élever autant qu’il se pouvait sur terre sainte, il fit venir de la terre du pays d’Israël.

Mais quelque commune tendance qu’eussent les deux royaumes à secouer le joug de l’influence étrangère et à rester fidèles au caractère national, leur opposition intérieure’ était si enracinée déjà, qu’elle ne leur permettait plus de s’unir dans la politique. Les divergences de mœurs et d’idées qui les séparaient se réfléchissaient naturellement dans les pensées de leurs souverains et les prédisposaient non seulement à la désunion, mais encore aux dangereuses inspirations de l’esprit d’aventure. C’est ainsi qu’Amazias, après ses succès sur Édom, put concevoir la folle pensée de conduire son armée victorieuse à la conquête des dix tribus. Pour se créer un prétexte, il fit demander à Joas la main de sa Hile pour son fils : que Joas refusât, et c’était la guerre. Le roi d’Israël, en effet, n’accueillit la proposition que par des sarcasmes : L’épine, répondit-il, fit dire un jour au cèdre du Liban : Donne, je te prie, ta fille en mariage à mon fils. Le cèdre, pour toute réponse, bicha les bêtes fauves de la montagne, et celles-ci foulèrent aux pieds l’outrecuidante. Ta victoire sur Édom te rend présomptueux ; garde ta gloire et demeure chez toi ; pourquoi te jeter dans le malheur ? Tu ne pourrais que te perdre et avec toi perdre Juda. Mais Amazias obstiné se mit en marche, et Joas, non moins confiant dans ses forces depuis ses avantages sur les Araméens, se porta à sa rencontre : une bataille eut lieu à Beth-Schemesch, sur la frontière des dix tribus, et l’armée de Juda essuya une sanglante défaite. Le vainqueur eut la modération rare de ne pas abuser de sa victoire et même de n’en pas épuiser le profit : maître de détrôner son adversaire captif et d’annexer Juda à Israël, en déclarant éteinte la race de David, il se contenta de faire démolir les remparts du côté nord de Jérusalem, sur une longueur de quatre cents coudées (depuis la porte d’Éphraïm jusqu’à celle des Créneaux) et de frapper une contribution de guerre sur la ville, le palais et le temple. Il rendit son prisonnier à la liberté ; mais, par mesure de précaution, se fit donner des otages, qui répondirent de la non reconstruction des murs. La clémence dont il fit preuve en cette occasion fut certainement due à l’influence d’Élisée et de ses disciples. Après sa mort (830-816), Amazias trôna encore quinze ans, mais sans bonheur.

Le royaume d’Éphraïm, pendant ce temps, parvenait à un degré de puissance et de prospérité tel, qu’on eût pu croire à un retour de l’ère de David. Jéroboam II, arrière-petit-fils de Jéhu, montra plus d’habileté militaire qu’aucun de ses prédécesseurs depuis le schisme ; il eut le bonheur de vivre très longtemps et l’extraordinaire durée de son règne (830-769) lui permit d’entreprendre de nombreuses guerres, que signalèrent un grand nombre de victoires. C’est, ce semble, contre les Araméens qu’il dirigea sa première campagne, encouragé par un prophète du temps, Jonas, fils d’Amitaï : ces ennemis invétérés d’Israël furent battus et les frontières d’Éphraïm, reculées de nouveau, s’étendirent de la route de Hamath au fleuve du nord-est, qui se jette dans la mer Morte. Le territoire de Moab fut également conquis.

Amazias, lui, restait paralysé par son désastre. Le démantèlement partiel de sa capitale lui interdisait toute guerre, et il dut s’estimer heureux d’être épargné par ses ennemis. D’un autre côté, une profonde irritation régnait contre lui: son peuple, et surtout les grands, lui reprochaient amèrement son orgueil, sa soif immodérée de conquêtes, qui avaient perdu le pays, mis Jérusalem à la merci de toute agression et condamné les fils des premières familles à vivre en otages à l’étranger. De ce mécontentement naquit un complot ; un combat sanglant eut lieu dans les rues de Jérusalem, le peuple prit parti pour les conspirateurs ou demeura neutre ; bref, Amazias, abandonné de tous, chercha son salut dans la fuite. Mais, poursuivi jusqu’à Lachis, à quinze lieues au nord-est de Jérusalem, il fut pris et tué. C’était le troisième roi de la race de David qui tombait sous le fer, le second qu’une conjuration renversait.

Des jours encore plus malheureux suivirent sa mort ; les princes, qui s’étaient emparés du pouvoir, ne voulurent plus s’en dessaisir ; l’unique héritier du trône, Azarias (par abréviation Osias), n’avait que quatre à cinq ans, et, de tous côtés, le royaume était entouré d’ennemis. Les Iduméens furent les premiers à profiter de l’état de prostration où ils voyaient la Judée : soutenus par l’Égypte, comme au temps de Roboam, ils lui firent une guerre de revanche, pénétrèrent jusqu’à Jérusalem, toujours ouverte, répandirent des flots de sang et emmenèrent de nombreux captifs de l’un et l’autre sexe, qu’ils échangèrent ensuite pour du vin et des courtisanes. Les détails manquent sur cette invasion ; il semble toutefois qu’une partie du territoire judéen fut annexée à Édom et à l’Égypte. Les peuples voisins, même les Israélites, virent avec joie l’affaiblissement de Juda, si même ils n’y contribuèrent point. Ceux-ci, avec leur roi Jéroboam II, ne se souvinrent que de l’inimitié passée et faillirent aux devoirs de la parenté en laissant le peuple-frère sans secours. Les Philistins furent deux fois cruels : ils livrèrent aux Iduméens les fugitifs qui s’étaient sauvés dans leurs villes et revendirent aux Ioniens, alors rivaux des Phéniciens dans le commerce des esclaves, les jeunes prisonniers troqués par les soldats. Les Tyriens montrèrent la même inhumanité, le même oubli de l’ancienne amitié. De cette époque date la première dispersion des Judéens dans les contrées lointaines où les Ioniens les vendirent comme esclaves. Peut-être ces bannis ont-ils importé en Occident les principes d’une philosophie plus pure et d’un état social plus parfait ; car parmi eux se trouvaient aussi des jeunes gens et des jeunes filles de grande maison, que leur entourage, leur connaissance des traditions nationales avaient familiarisés avec une morale plus haute, dont ils apprécièrent le bienfait à l’étranger mieux qu’ils ne l’avaient pu dans leur patrie.

Dix à douze ans se passèrent ainsi, pendant lesquels le royaume, en proie aux déchirements intérieurs et aux attaques du dehors, en arriva à ce point de faiblesse qu’il était devenu l’objet du mépris des peuples. De là ce nom de maison croulante de David que lui donne un prophète de l’époque, en s’écriant : Qui relèvera Jacob de l’excès de son avilissement ? — Jacob se releva cependant, et si bien, qu’il se fit craindre de ses voisins. Pour le moment, ce qu’avant tout il fallait, c’était de mettre un terme aux dissensions intestines : le peuple le comprit, et, se soulevant tout entier contre les familles nobles, pour la seconde fois régicides, acclama le jeune Osias, alors âgé de seize ans. De même que son contemporain Jéroboam II, le nouveau roi de Juda jouit d’un long règne (805-755). Son premier soin fut de ramener à Jérusalem le corps de son père, inhumé à Lachis, et de le faire ensevelir dans le tombeau de la race royale. L’histoire ne dit pas s’il punit les meurtriers. Doué d’un caractère énergique et alliant la résolution à la prudence, il s’attacha ensuite à guérir les blessures de son pays, tâche pénible, car il avait à lutter non seulement contre les ennemis du dedans et du dehors, mais encore contre la défaveur des circonstances. Comme si le ciel même eût conspiré contre Juda, on vit fondre sur ce malheureux peuple une suite d’infortunes faites pour terrasser les plus mâles courages et les livrer sans force à tous les caprices du hasard.

D’abord il y eut un tremblement de terre, qui terrifia les populations palestiniennes, peu habituées à ces commotions. Les maisons croulèrent ; maintes villes, en un clin d’œil, ne furent plus qu’un amas de ruines. Les habitants éperdus s’enfuirent, poussant des clameurs de détresse et croyant voir à tout instant le sol mouvant s’entrouvrir sous leurs pas. Le soleil s’obscurcit, voilé soudain par d’épaisses vapeurs, qui enveloppèrent de ténèbres toute la nature et que déchiraient de temps à autre les éclairs. La lune et les étoiles semblèrent éteintes. La mer, bouillonnante et mugissante, se soulevait du fond de son lit et faisait retentir au loin le fracas de ses vagues. L’épouvante fut d’autant plus profonde qu’un prophète d’Israël avait annoncé le cataclysme deux années auparavant : Voici, s’était écrié Amos au nom de Dieu, je ferai gronder le sol sous vos pieds comme gronde le chariot chargé de gerbes. Et la fuite manquera au coureur rapide, le vaillant ne pourra s’échapper, l’arbalétrier ne résistera pas, le cavalier ne retrouvera pas sa voie et le plus hardi parmi les vaillants s’enfuira ce jour-là. L’angoisse s’empara des cœurs : on crut le monde près de finir.

La frayeur était passée à peine qu’une nouvelle calamité survenait : les pluies normales ne vinrent point, la rosée ne rafraîchit point la campagne, une persistante sécheresse dévora l’herbe, les citernes tarirent et un soleil de feu changea prairies et guérets en désert. Hommes et bêtes haletaient, cherchant le soulagement et la nourriture, et les animaux des champs erraient, consumés par la faim. Les habitants des villes, où l’eau manquait absolument, se trairaient languissants jusqu’à la ville voisine, dans l’espoir d’y trouver plus d’abondance, mais sans pouvoir davantage y étancher leur soif. Ce fléau régna sur de vastes étendues de pays et notamment dans le nord-est de la Palestine et le Hauran, régions généralement infestées par les sauterelles. Celles-ci, ne trouvant plus à se nourrir dans leur domaine habituel, passèrent le Jourdain et dévorèrent dans les royaumes d’Israël et de Juda tout ce que la sécheresse avait épargné. Elles arrivaient en masses compactes, obscurcissant le soleil, et, en un moment, vignes, figuiers, grenadiers, palmiers et pommiers étaient rongés jusqu’à la dernière feuille. Les ravages de ces insectes se renouvelèrent plusieurs années de suite et portèrent le désespoir des peuples à son comble.

Dans le pays de Juda surtout, que les malheurs de la guerre avaient déjà mis à deux doigts de sa perte, l’accablement était extrême. Il semblait que Dieu eût voulu délaisser son héritier, son peuple, son pays et son temple, et les abandonner à l’opprobre et à la misère. Des deuils publics et de nombreux pèlerinages furent ordonnés pour détourner le fléau. Le prophète Joël, fils de Patuel, contribua en grande partie à relever les courages. Il prêcha publiquement pendant cette période de détresse et annonça des jours meilleurs ; sa parole moelleuse et pénétrante dut d’autant plus impressionner les âmes, que les ravages de la sécheresse et des sauterelles commençaient à prendre fin. Les campagnes et les jardins, sous l’action bienfaisante de la pluie, se parèrent de nouveau d’une végétation luxuriante ; les rivières et les citernes se remplirent ; sécheresse et famine disparurent. Le jeune roi Osias en profita sur-le-champ pour châtier les ennemis de Juda. Il attaqua d’abord les Iduméens, qui avaient dévasté son royaume, les battit et les replaça sous sa dépendance. Juda, grâce à lui, recouvra jusqu’à la ville d’Ailat, au fond de la mer Rouge, et put ainsi reprendre par mer les lucratifs voyages d’Arabie et d’Ophir (les Indes). Il punit aussi les Philistins de toutes leurs cruautés envers les Judéens, leur prit les villes de Gaza, d’Asdod et de Iabneh, les plus proches de la frontière commune, et en fit raser les murs : enfin il réunit à son royaume des parties de leur territoire et y fit construire des forteresses.

Ce qu’il prit surtout à cœur, ce fut de refaire de Jérusalem une place forte. Le mur du côté nord, renversé à la suite des désastres de son père, fut relevé et fortifié plus qu’il ne l’était auparavant. Osias fit élever à trois endroits de l’enceinte des tours hautes de cent cinquante coudées. Sur ces tours et sur les créneaux des murailles, il fit établir des machines (Chischbonôt) qui permettaient de lancer au loin de grosses pierres. Il déploya, en général, la plus grande activité dans ses armements ; ses soldats furent pourvus de boucliers, de lances et de cuirasses. Il fit venir d’Égypte des corps de cavalerie et des chariots de guerre, comme au temps de Salomon, dont il parait du reste s’être proposé le règne pour exemple. L’ensemble de ces mesures ramena l’abondance dans le royaume : Le pays regorgea d’argent et d’or, ses trésors n’eurent point de bornes, il se remplit de chevaux et le nombre de ses chariots de guerre fut infini.

Non moins martial qu’Osias, Jéroboam II ne cessa, dans le cours d’un long règne, de guerroyer avec les Araméens. Il s’empara de leur capitale et ce succès lui transporta la suzeraineté des peuplades intermédiaires du Liban et de l’Euphrate, jusqu’alors tributaires de Damas. Sa domination ne se vit plus de rivale : le seul peuple qui, en d’autres temps, aurait pu lui disputer la suprématie, les Phéniciens, était tombé alors dans un état d’extrême faiblesse, par suite d’insurrections survenues à Tyr contre les descendants du roi Ithobal ; la guerre civile avait éclaté parmi eux, et le parti vaincu s’était enfui avec Élissa (Didon ?), fille du roi, sur la côte d’Afrique, où il fonda ou agrandit la colonie phénicienne de Carthage (vers 812). C’est de cette époque, en effet, que date la décadence de la Phénicie. Jéroboam II put donc étendre son empire de ce côté-là sans rencontrer d’entrave. L’opulence était également rentrée à Samarie, grâce au butin provenant de guerres heureuses, grâce aussi, apparemment, à la renaissance du commerce. Non seulement le roi, mais encore les nobles et les riches menaient grand train et prodiguaient la dépense. Jéroboam avait un palais d’été et un palais d’hiver ; les maisons en pierre de taille ornées d’ivoire et les lits d’ivoire étaient devenus choses communes. À ne considérer que la force des deux moitiés de l’ancien royaume de Salomon, l’on aurait pu s’abandonner à l’illusion que le règne de ce roi durait encore et qu’aucun changement n’était survenu, si ce n’est qu’il régnait deux princes au lien d’un seul, que le schisme n’avait pas eu lieu ou que les blessures en étaient guéries. Jéroboam et Osias semblent avoir vécu en paix l’un avec l’autre. Il est probable aussi qu’on vit à cette époque de nombreux visiteurs monter au temple de Jérusalem ; mais ce fut le dernier reflet d’un âge de prospérité. Des vices intérieurs, engendrés par le bien-être et qui se manifestèrent avec plus d’acuité dans le royaume d’Israël que dans celui de Juda, ne tardèrent pas à fermer l’ère des jours heureux et à accélérer la décadence.

Le culte du taureau subsistait toujours parmi les dix tribus à Béthel et à Dan. La première de ces villes fut même érigée en résidence, et élevée au rang de métropole religieuse, sous l’autorité d’une sorte de grand pontife, du nom d’Amazias, homme très jaloux des privilèges de son ministère et qui, à la différence des prêtres de Juda, possédait de riches prébendes. Comme s’il n’eût pas suffi. de l’idolâtrie ancienne ou qu’elle eût cessé de satisfaire les esprits, ou encore que la lasciveté née de l’opulence eût fait naître le besoin d’une autre religion, les rites impurs de Baal et les désordres de celui d’Astarté retrouvèrent faveur. On ne laisse pas d’être surpris de voir le culte proscrit avec tant de zèle et non sans effusion de sang par Jéhu reprendre vogue sous son petit-fils. La restauration de l’idolâtrie eut pour conséquences naturelles le dérèglement des mœurs, la luxure et la dépravation. L’on n’eut plus de pensée qu’à s’enrichir, afin de pouvoir assouvir ses passions. Les richesse livrèrent à l’usure et poussèrent l’âpreté jusqu’à vendre comme esclaves leurs débiteurs insolvables ou leurs enfants. C’est sur les grains surtout que s’exerçaient leurs spéculations. Dans les années de disette, ils ouvraient leurs greniers, vendaient leurs approvisionnements, bien entendu à fausses mesures et à faux poids, et quand ensuite des malheureux se rencontraient hors d’état de les rembourser, ils s’emparaient de leurs vêtements et de leurs personnes avec une impitoyable rigueur. Les infortunés allaient-ils porter plainte dans les assemblées du peuple, on ne les écoutait point ; les juges étaient complices, ou bien la corruption les avait rendus sourds à la voix du droit. Les trésors amassés de la sorte se dissipaient en orgies renouvelées chaque jour. Le prophète contemporain Amos fait une peinture saisissante de cette vie de débauche où se plongeaient, sous Jéroboam II, les riches et les notables des grandes villes : Couchés sur des lits d’ivoire et étendus sur leurs couches, ils mangent les agneaux du troupeau et les veaux du lieu où on les engraisse ; ils préludent sur le nebel, s’imaginant être comme David sur l’instrument de musique ; ils boivent le vin dans de larges coupes et s’oignent de la meilleure huile. Les femmes suivaient l’exemple de leurs époux, les dépassaient même en intempérance et les excitaient à plus de dureté encore, en leur criant sans cesse : Apportez, apportez, que nous buvions.

Mais le désordre des mœurs ne pouvait étendre ses ravages chez la nation israélite au point de servir de règle et de faire loi. La moralité, la justice et la piété avaient aussi leurs représentants, qui firent entendre leurs avertissements avec une énergie de plus en plus grande et surent se faire écouter, malgré le peu d’apparence de leurs dehors. Sans doute, près d’un siècle s’était écoulé depuis que le prophète Élie, les cheveux au vent, s’était élevé contre les crimes d’Achab et de Jézabel ; mais l’école de prophètes qu’il avait suscités n’avait point péri et son esprit subsistait chez ses adeptes. La jeunesse, plus postée généralement vers l’idéal, vit avec colère les progrès de la corruption et se rassembla en grand nombre autour des apôtres à Béthel, à Ghilgal et à Jéricho. Non seulement elle adopta leur marque extérieure, la vie austère des naziréens aux cheveux flottants ; mais encore elle censura avec force la perversion religieuse, la luxure et l’immoralité ; les fils s’érigèrent en juges des mœurs paternelles, les jeunes gens renoncèrent au vin, pendant que les hommes mûrs et les vieillards s’enivraient de plaisirs et de boissons. Cette jeune phalange fut l’organe de la conscience publique. En présence du roi et des grands, et dans les assemblées du peuple, ses membres tonnèrent contre le culte de Baal, contre l’impudicité, contre la dureté de cœur des riches. Fut-ce leur nombre qui les sauva de la persécution, ou se trouvait-il parmi eux des fils de familles considérées, envers lesquels il était difficile d’user de rigueur ? Ou bien le roi Jéroboam était-il plus tolérant que cette infâme Jézabel, qui fit égorger par centaines les disciples des prophètes ? Ou encore dédaigna-t-il leurs paroles ? Toujours est-il, c’est un fait à remarquer, qu’aucun de ces ardents apôtres ne fut maltraité. Les buveurs les contraignirent seulement à boire du vin et leur interdirent le blâme. Ils raillèrent ces censeurs qui dénonçaient leurs vices, mais ne les persécutèrent point.

Cette liberté de la parole fut mise à profit dans le royaume des dix tribus par un prophète, le premier de cette série d’hommes supérieurs dont le poétique génie unissait la profondeur de la pensée à la beauté de l’expression et qui allaient, avec une âpre éloquence, proclamer la vérité à la face des rois, des grands et du peuple. Amos, de la ville de Thekos, n’appartenait point à la communauté des prophètes ; il n’avait été le disciple d’aucun d’eux ; il ne portait pas, sans doute, comme Élie, de vêtement de poil, ni ne laissait croître sa chevelure. C’était un simple bouvier, qui se livrait aussi à la culture des sycomores. Un jour qu’il prenait soin de ses troupeaux, l’inspiration prophétique s’empara de lui avec une telle force qu’il se sentit irrésistiblement entraîné à paraître devant le peuple : Dieu lui parlait, Dieu avait parlé en lui, comment n’eût-il pas prophétisé ? Sous l’impulsion qui le poussait, il se rendit à Béthel, siège du sanctuaire royal et résidence de Jéroboam II, pour y accuser les déportements et les vices des grands et faire ressortir les conséquences de leurs iniquités. Les habitants de Béthel durent éprouver quelque surprise en voyant un homme de la campagne, qu’à sa mise on pouvait reconnaître pour un pâtre, oser prendre la parole en public. Il faut également qu’il ait régné alors un haut degré de culture dans tout le royaume samaritain, pour qu’un berger pût s’exprimer dans le style le plus harmonieux et se faire comprendre du peuple, ou supposer seulement qu’il serait compris. Les discours d’Amos et ceux de ses successeurs allient l’aisance et la simplicité de la prose au rythme et à l’euphonie des vers. Leurs allégories et leur vivacité d’imagination ajoutent encore à leur essor. Aussi ne sait-on pas si l’on doit classer ce genre comme prose ou comme poésie ; tout au plus pourrait-on lui donner le nom d’éloquence aux formes poétiques.

Amos parut à Béthel encore avant le tremblement de terre et, dans une vision prophétique, annonça la catastrophe en termes précis. Celle-ci vint avec tout son cortège de fléaux et amoncela les ruines. Les calamités qui la suivirent, la sécheresse, la stérilité, les ravages des sauterelles, épargnèrent aussi peu les dix tribus que le royaume de Juda. Amos et les bons esprits attendaient de ces épreuves la repentance et le retour au bien, la cessation des sacrilèges, et surtout celle des impitoyables poursuites exercées contre les débiteurs appauvris. Mais aucune amélioration ne se montra. Plus tard, il flétrit avec plus d’acerbité encore cette persévérance dans le mal. Aux endurcis qui n’avaient accueilli ses menaces que par l’ironie, ou qui, fiers de leur force, de leur piété ou de leur origine, se croyaient à l’abri de’ toute atteinte, il parla en ces termes :

Vous appelez de vos vaux le jour de Jéhovah.

De quoi vous servira-t-il

Le jour de Jéhovah est de ténèbres et non pas de lumière.

Tel un homme qui fuit le lion

Et rencontre un ours ;

Qui rentre dans sa maison, appuie sa main â la muraille

Et est mordu par un serpent.

En vérité, les ténèbres sont le jour de Jéhovah

Et non la lumière,

Une obscurité de minuit

Sans la clarté des étoiles.

Je hais, je rejette vos jours de fête,

Et je n’agrée point vos holocaustes.

…………………………………………………………..

Éloigne de moi le tumulte de tes cantiques,

Je n’écouterai pas les accords de tes harpes.

Un si hardi langage parut au grand prêtre de Béthel appeler une répression. Amazias le dénonça à Jéroboam, qui, soit indifférence, soit considération pour le prophète, n’avait jusque-là pas voulu sévir. Cette fois encore, le roi semble être resté calme et n’avoir pas inquiété Amos. C’est en son nom sans doute qu’Amazias se borna à lui dire : Allons, va, fuis dans le pays de Juda, mange ton pain et prophétise là-bas, et cesse de prophétiser à Béthel, car c’est le sanctuaire du roi et la capitale du royaume. Mais Amos, sans se laisser troubler, continua : Je ne suis ni prophète ni disciple de prophète, je suis un bouvier et un planteur ; mais le Seigneur m’a dit : Va, prophétise à mon peuple Israël. Et il termina ses menaces de châtiment en accentuant encore l’énergie de ses paroles. Chose remarquable, il ne combattit pas avec la même ardeur les erreurs de Juda et montra une certaine indulgence pour le royaume où régnait la maison de David ; il ne fit qu’indiquer en termes généraux les fautes qu’il le voyait commettre, sans les reprendre en détail ; bien plus, il lui prophétisa une heureuse destinée. Lorsqu’il disait de la maison d’Israël :

Voilà que les yeux du Seigneur sont fixés sur le royaume pécheur,

Je le détruirai de dessus la surface de la terre,

il ajoutait :

Mais je ne détruirai pas la maison de Jacob.

Dans sa vision de nouvelles épreuves réservées au pays, il intercéda pour le royaume de Juda : Je dis : Pardonne donc, Seigneur, car comment Jacob pourra-t-il subsister, lui qui est si petit ? L’état d’affaiblissement où était tombé ce royaume après la mort d’Amazias, et dont il ne s’était pas encore relevé dans les premières années du règne d’Osias, faisait naître la compassion dans le cœur du prophète. Il ne voulait pas augmenter encore le découragement du peuple et de la maison royale et annonça l’union à venir des deux peuples sous le sceptre de la race de David.

A la même époque surgit à Jérusalem un autre prophète, Joël, fils de Pétuel. La plupart de ces hommes sortirent de l’obscurité et y rentrèrent, sans laisser trace de leur personnalité ; rien d’eux ne survécut en dehors de leur action et de leur œuvre. Joël apparut au moment où les esprits, abattus par les calamités qui se succédaient, les invasions, le tremblement de terre, la sécheresse et les sauterelles, étaient tombés dans un accablement voisin de la stupeur. La population de Jérusalem et du pays s’épuisait en jeûnes et en lamentations, déchirait ses vêtements en signe de deuil, et, rassemblée autour du temple, pleurait et priait pour fléchir la colère divine. Les prêtres partageaient le découragement général. Joël avait donc une autre mission qu’Amos ; il n’avait point à réprimander et à tonner, mais à relever les esprits et à raffermir les courages. Son rôle n’était point d’insister sur les iniquités du peuple, mais de soulever seulement un coin du voile, de se contenter d’allusions à l’ivresse qui ne trouvait plus de vin pour se satisfaire, et à une pénitence extérieure qui se manifestait par des vêtements déchirés sans laisser le repentir pénétrer dans le cœur. Il devait appliquer toute la force de sa parole à éveiller chez le peuple cette conviction, que la grâce divine ne s’était pas retirée de lui et que Sion restait la montagne sainte, que Dieu ne livrerait pas son peuple à l’ignominie, qu’il était plein de miséricorde et de longanimité, qu’enfin ce n’était pas uniquement par les sacrifices et les jeûnes qu’on pouvait l’apaiser et détourner le malheur.

Le troisième prophète du temps de Jéroboam II et d’Osias, Osée, fils de Béèri, s’exprima d’une façon plus catégorique encore contre les dix tribus et en faveur de la maison de Jacob. On ne sait rien non plus de sa vie ai de ses actes et l’on ignore même dans lequel des deux royaumes il a parlé ; toutefois, on présume que ce fut à Béthel ou à Samarie. Tandis qu’Amos prenait le vice pour unique objet de ses censures, Osée tonna contre l’apostasie d’Israël, retombé dans le culte de Baal. Il n’a ni l’abondance, ni la symétrie, ni la délicatesse de rythme de ses deux contemporains ; son éloquence se rapproche davantage de la prose, est moins concise, plus fluide, et aussi plus artificielle ; la trame s’emmêle de noms allégoriques, selon l’usage de l’école d’où il paraît être sorti. Osée aimait à développer une comparaison en deux sens opposés : il dépeint l’introduction du culte de Baal chez les dix tribus comme l’infidélité d’une femme envers son époux, et le retour à venir du peuple à l’Éternel comme celui de l’adultère repentante et couverte de honte vers le bien-aimé de sa jeunesse.

La dépravation des mœurs dans l’un des royaumes et les malheurs de l’autre ont fait jaillir des profondeurs de l’âme judéenne cette éloquence prophétique, aussi belle dans sa forme que dans son esprit et qui, par cette double supériorité, devait étendre au loin son influence. Les crimes d’Achab et de Jézabel ont suscité Élie ; ceux de Jéroboam II et de ses grands ont arraché Amos à ses troupeaux, tiré Osée du calme de son existence, et les ont jetés dans la vie publique pour donner une expression saisissante aux pensées qui bouillonnaient en eux. Leurs douleurs et leurs espérances, leurs croyances et leurs convictions sont devenues, dès le moment, le bien commun d’un grand nombre d’âmes ; elles ont stimulé les cœurs et les ont ennoblis. Des disciples attachés à leurs livres gravèrent leurs paroles dans leur mémoire ou les conservèrent par écrit ; ce furent les premiers feuillets de cette littérature prophétique qui devait plus tard évoquer la conscience des peuples de la terre. Rien qu’en ébauchant les contours d’un avenir meilleur, entrevu par leur pensée, les prophètes Amos, Osée et Joël ont assuré l’avenir au peuple dont ils étaient issus, car une nation, qui voit devant elle une destinée heureuse est armée contre la destruction, et les plus cruelles épreuves du présent ne la sauraient abattre. Un de ces prophètes, Joël ou Osée, a tracé de cet avenir une image à laquelle se sont attachés et s’attachent encore les plus nobles esprits :

Et ce sera à la fin des jours,

La montagne de Jéhovah sera placée à la cime des monts

Et s’élèvera par-dessus les collines,

Et vers cette montagne afflueront toutes les nations.

De grands peuples se mettront en route et diront :

Allons-nous-en, montons vers ta montagne de Jéhovah,

Vers la maison du Dieu de Jacob,

Pour qu’il nous enseigne ses voies

Et que nous marchions dans ses sentiers.

Car de Sion provient la doctrine

Et de Jérusalem la parole de Jéhovah.

Il jugera les nations

Et enseignera les peuples,

Afin qu’ils forgent de leurs épées des socs de charrue,

Et de leurs lances des serpes.

Une nation ne tirera plus le glaive contre une autre nation,

Et elles n’apprendront plus la guerre.

Ce tableau sublime de l’éternelle paix que fondera la doctrine d’Israël et qui changera les armes de guerre en instruments de travail éclipse tous les chefs-d’œuvre qui captivent l’œil et la pensée des hommes.

L’entrée en lice des deux prophètes d’Israël contre la maison de Jéhu ne resta pas sans action sur la suite des événements. De même qu’Élisée et ses disciples avaient armé le bras d’un ambitieux contre le dernier descendant d’Omri, de même le zèle d’Amos et d’Osée suscita un ennemi au dernier descendant de Jéhu. Jéroboam II mourut en paix à un âge très avancé, après un règne long et heureux. Mais à peine son fils Zacharie fut-il monté sur le trône (vers 769), qu’un complot, à la tête duquel se trouvait Salloum, fils de Yabesch, s’ourdit contre lui, et il fut assassiné au bout de six mois. Son meurtrier montra, vis-à-vis de la famille de Jéroboam II, la même cruauté qu’autrefois Jéhu envers la maison d’Achab. Ses femmes mêmes et ses enfants furent massacrés. Salloum se rendit aussitôt à Samarie pour prendre possession du trône et du royaume, mais ne put s’y maintenir qu’un mois : une conspiration fut également fomentée contre lui par un habitant de l’ancienne capitale Thirza, du nom de Menahem, fils de Gadi, qui marcha avec ses complices sur Samarie et mit Salloum à mort. Toutefois ce nouvel usurpateur rencontra plus d’obstacles qu’il ne semblait s’y être attendu. Si la capitale lui avait ouvert ses portes, d’autres places refusèrent de suivre cet exemple ; celle de Tipsach (Tapouach), en particulier, située à l’est de Thirza, se mit en état de défense et lui ferma les siennes. Mais Menahem, plus hardi que son prédécesseur, dont il ajoutait l’impitoyable dureté à sa propre audace, mit le siège devant la ville rebelle, en fit massacrer tous les habitants, hommes, femmes et enfants, les femmes enceintes mêmes, et jusqu’à la population limitrophe du territoire de cette ville, puis, cette oeuvre de sang accomplie, retourna à Samarie et s’assit sur le trône de Jéhu. Il parait difficile qu’un roi si cruel ait su se concilier les cœurs. — Menahem semble avoir supprimé le culte de Baal, mais en laissant subsister celui du taureau. C’est sous son règne que les dix tribus virent se porter sur leurs destinées la main puissante d’un empire appelé à fermer l’ère de la maison d’Israël.

Si, dans leur répulsion pour des mœurs perverses et sur le conseil des prophètes, les plus sages de cette maison tournaient leurs regards vers celle de Jacob, ils en étaient aussitôt repoussés par le spectacle de faits odieux. Jérusalem, sous Osias, fut le théâtre de luttes intestines sur lesquelles il semblerait qu’on se soit appliqué à jeter un voile. Ce roi n’avait qui un but : accroître la force de ses armes, remplir ses arsenaux. Quant aux intérêts spirituels, ils lui importaient peu, si même ils ne lui inspiraient pas d’aversion. Il dut blesser maintes fois les Aaronides, chose d’autant plus fatale que le bon accord de la royauté et du sacerdoce était ébranlé depuis son aïeul Joas et que l’autorité du roi, quand elle voulait s’étendre sur le temple, se heurtait à celle du grand pontife, également consacré par l’onction. Aussi les dernières années du règne d’Osias virent-elles se produire des collisions entre lui et le grand prêtre Azarias, comme autrefois entre Joas et Zacharie. Le roi s’arrogea la dignité sacerdotale ; un jour il pénétra dans le sanctuaire, un encensoir à la main, et se mit à brûler l’encens sur l’autel d’or, prérogative exclusivement réservée au grand pontife. L’indignation fut grande parmi les prêtres. Azarias accourut arec quatre-vingts d’entre eux, et d’un ton menaçant : Ce n’est pas à toi, Osias, d’offrir l’encens, mais aux prêtres consacrés de la famille d’Aaron ; sors sur-le-champ, car tu commets un sacrilège, qui ne tournera pas à ta gloire.

Ce qui suivit est resté dans l’obscurité. Osias ayant été frappé, dans les dernières années de son règne, d’un mal incurable qui le força de se retirer dans une léproserie, le peuple considéra cette maladie comme un châtiment de Dieu, pour son usurpation des fonctions sacerdotales. Le sacerdoce sortit victorieux de son conflit avec la royauté : il avait l’enseignement, arme plus forte que l’épée. Une autre puissance, spirituelle aussi, devait bientôt reprendre la lutte avec lui.

 

 

 



[1] D’après les Septante (Rois IV, 15, 25), Jéroboam avait également épousé une sœur de la reine d’Égypte, du nom d’Anô, et par conséquent était uni de la façon la plus intime à la cour égyptienne. De là l’introduction du culte du taureau, c’est-à-dire de l’Apis égyptien, dans son royaume. Suivant les Chroniques (II, 11, 15), il importa aussi le culte des boucs, encore d’origine égyptienne. Enfin il parait que Jéroboam introduisit également dans ses États le calendrier égyptien, calculé sur l’année solaire, tandis qu’en Juda l’on comptait d’après l’année lunaire, plus courte. De là aussi le défaut de concordance chronologique entre les règnes synchroniques des rois d’Israël et de Juda.

[2] D’après Josèphe (Contra Apionem, I, 18), Ithobal, roi de Phénicie, avait commencé par être prêtre d’Astarté. Voilà pourquoi sa fille Jézabel introduisit de force en Israël le culte d’Astarté et celui d’Adonis (Baal), qui s’y rattache. Elle est la première qui, par fanatisme, persécuta et fit mettre à mort ceux qui refusaient de rendre hommage à ces divinités. M. Renan se trompe donc en avançant que les Israélites auraient les premiers montré de l’intolérance à ceux qui ne croyaient pas comme eux. Cette opinion est de tout point erronée. C’est un fait acquis que les Israélites n’ont pas exterminé les peuplades cananéennes qu’ils ont rencontrées à leur entrée eu Palestine ; il est bien plus vrai de dire que celles-ci ont été, au temps des Juges, les maîtresses du pays. Elles se sont maintenues dans la contrée jusque sous le règne de Salomon qui, le premier les a astreintes à la corvée (Rois I, 9, 20 ; Juges, 1, 21, 28-29). Les Israélites n’ont point imposé leur religion aux Cananéens : ce n’est pas d’eux, par conséquent, mais de Jézabel, que les chrétiens ont reçu la tradition d’intolérance qu’ils ont appliquée si cruellement, à partir du IVe siècle, aux païens et aux juifs. Il est vrai qu’Élie aussi a fait massacrer les prêtres de Baal, mais il ne faisait qu’user de représailles envers les instruments de Jézabel. Encore a-t-il, pour cet excès de zèle (Rois I, 19, 1-12), été blâmé au mont Horeb, où il lui fut signifié que le Seigneur ne se manifeste pas dans la fureur de l’orage, ni dans la violence du tremblement de terre, ni dans les dévastations du feu, mais dans un doux murmure, dans la mansuétude.

[3] D’après les Rois II, 1, 8, Élie portait les cheveux longs, avec un manteau noir de poil de chèvre (Aderet Sear, aussi appelé Sak ; Zacharie 13, 4 ; Isaïe, 20, 2), le vêtement habituel des prophètes. Jonadab, fils de Réchab, adhérent d’Élie, s’abstenait de vin et interdit expressément à sa descendance l’usage de cette boisson (Jérémie, 35, 5-10). C’est là le commencement des Naziréens : ne pas boire de vin et laisser croître la chevelure étaient les signes caractéristiques de la vie nazaréenne. Élie est par conséquent le fondateur de l’orbe des Naziréens (Cf. Amos 2, 11-12), d’où sortirent plus tard les Esséniens ; ceux-ci à leur tour donnèrent naissance au christianisme primitif, dont l’origine essénienne n’est plus fiable. Surprenante métamorphose historique : Élie précurseur de Jean-Baptiste, le maître de Jésus !

[4] Racine a eu l’intuition poétique de ce rapport du grand prêtre et du roi et l’a rendu avec beaucoup de justesse dans ces paroles, qu’il met dans la bouche de Joad :

Il faut que sur le trône un roi soit élevé

Qui se souvienne un jour qu’au rang de ses ancêtres

Dieu l’a fait remonter par la main de ses prêtres,

L’a tiré par leurs mains de l’oubli du tombeau

Et de David éteint rallumé le flambeau.

(ATHALIE, 1er acte, 2ème scène.)

[5] Hazaël parait avoir eu pour allié ce roi Mésa qui fut battu par Joram et Josaphat. Mésa profita de la défaite des Israélites pour les chasser des villes de Moab et, pour célébrer sa délivrance, il érigea un monument de pierre noire, avec une inscription destinée à en perpétuer le souvenir. Cette stèle s’est conservée plus de vingt-sept siècles et a été retrouvée de notre temps.