Le clergé et la
régale. — Extension de Paris ; extrême centralisation. — Condition matérielle
des nobles ; progrès de la classe moyenne. — Jugement de W. Temple et de
Locke sur la France ; causes de la dépopulation des campagnes ; la corvée. —
État de l'industrie après Colbert ; exagération de son système ; calamités de
la fin du règne. — Changements survenus dans la condition du fabricant et de
l'ouvrier.
I Pour
compléter cette étude, il nous reste à dire sommairement quelle était, à la
mort de Colbert, la condition des différentes classes du royaume, à commencer
par le premier ordre, le clergé, qui avait les honneurs de la préséance,
particulièrement dans les assemblées d'états généraux. On a vu comment
s'était accompli, au XVIIe siècle, le nivellement politique du second et du
troisième ordre, la noblesse et la bourgeoisie. En ce qui les concerne, la
partie avait été facilement gagnée par Louis XIV, et l'annulation de ces deux
forces, déjà presque consommée par Richelieu, était devenue complète.
Cependant, pour clore définitivement le cercle de l'unité monarchique, il
importait d'y faire entrer à tout prix cette autre force, cette puissance à
la fois sociale et morale, l'Église. Ici se présentaient de particulières et
graves difficultés : la lutte contre les nobles n'avait été engagée que
contre des individus, contre des adversaires plus ou moins redoutables, mais
isolés : on les abattait l'un après l'autre, comme les Curiaces, en les
divisant ; aucun principe commun et traditionnel ne donnait force à leur
résistance, tandis qu'avec l'Église on avait affaire à un corps uni et
puissant par son union, n'ayant qu'une seule et même tête : l'unité
monarchique se prenait là à une autre unité plus ancienne, plus vaste et plus
respectée, l'unité catholique. Il
n'entre pas dans le cadre de ce livre de rapporter tout au long le différend
de Louis XIV et du Saint-Siège, ni de relater les différends antérieurs entre
les rois de France et les souverains pontifes ; bornons-nous à rappeler que,
par le Concordat de 1516[1], Léon X avait accordé au roi
très-chrétien le droit de nomination, ou plutôt, à vrai dire, de proposition
à tous les évêchés, abbayes et prieurés, le pape se réservant, de son côté,
le droit canonique de libre acceptation et confirmation. Mais cette
prérogative ne pouvait suffire à un prince comme Louis XIV, omnipotent, ou
visant à l'omnipotence en toutes matières : dès le début de son règne, il
essaie d'intervenir dans le domaine de la religion, et même de la discipline
ecclésiastique[2]. Forcé de s'arrêter devant la
ferme attitude du clergé français et du nonce apostolique, il attend le
moment d'une revanche, que vient bientôt lui offrir l'affaire de la Régale. On le
sait, le droit de régale consistait, pour les rois de France, à percevoir le
revenu des évêchés et des monastères vacants, et à conférer, pendant cette
vacance, les bénéfices qui en dépendaient ; cette sorte de mainmise
provisoire ne cessait que lorsque le nouveau titulaire de l'évêché ou du
monastère avait fait enregistrer en la chambre des comptes son serment de
fidélité au roi. Quelques provinces, notamment celles dont la réunion à la
France était postérieure à la concession pontificale, le Roussillon, par
exemple, étaient exemptes de ce droit de régale. Dès 1673, Louis XIV,
encouragé et servi par Colbert, voulut en finir avec des exemptions qui
faisaient brèche à son système d'unité. L'extension de la régale n'avait-elle
pas le double avantage de compléter le despotisme monarchique, et de fournir,
pour cette interminable guerre de Hollande, de nouvelles ressources
financières, dont on avait un si urgent besoin[3] ? Mais l'exécution de ce projet
ne laissait pas que d'être malaisée ; on pouvait s'attendre à la légitime
résistance des prélats soumis ainsi, et sans autre forme de procès, à cette
brusque mesure. En effet, l'édit de 1673 fut l'objet de vives réclamations ;
en vain on le renouvela deux ans après, en 1675 ; deux évêques, ceux d'Aleth
et de Pamiers, tinrent le roi en échec, refusant de reconnaître sur ce point
sa juridiction. Louis XIV, avec cette impérieuse obstination qui est le
caractère particulier de son absolutisme, poussa l'affaire jusqu'à ses
dernières conséquences : il agit comme si les sièges des évêques
récalcitrants eussent été disponibles, et il conféra à des hommes de son
choix les bénéfices y attenant. Le pape Innocent XI, auquel en appelèrent les
prélats dépossédés, protesta vigoureusement au nom de son droit pontifical,
et lança plusieurs brefs contre le roi. Louis XIV, de son côté, maintint ses
prétentions, et fit ratifier, par une assemblée générale du clergé de France,
l'extension de la régale à tout le royaume[4]. Toutefois ce droit de régale
subit une restriction : le roi renonça à la collation immédiate, en ce qui
concernait les bénéfices emportant juridiction spirituelle, et se contenta du
droit de présentation. La
déclaration du 12 mars une fois lancée en manière de manifeste, Louis XIV se
hâta de proroger l'assemblée du clergé : il lui suffisait d'avoir fait montre
de sa force et de s'être vengé des résistances d'un pouvoir qui, seul, avait
posé des limites à sa toute-puissance. Quant à Innocent XI, il se retrancha
dans son droit de souverain pontife, et refusa l'investiture à tous les
évêques présentés par le roi. Comme représailles, et dans son éternelle vue
d'uniformité monarchique, Louis XIV défendit aux prélats nommés par la couronne
de recevoir les bulles du saint-père ; il en résulta que bientôt un tiers des
évêques français se trouvèrent dépourvus de l'investiture canonique, et, en
réalité, n'étaient plus que de simples administrateurs
spirituels établis
par les chapitres diocésains. Telle
était la situation du clergé de France, à l'égard de la couronne et du Saint-Siège
dans le dernier quart du XVIIe siècle ; voyons maintenant quel était l'état
du reste du royaume ? II Paris
commençait alors à dévorer les provinces ; c'était déjà, comparativement, ce
chef énorme congestionné aux dépens du corps, ce centre avide attirant à lui
toute substance et toute vie. Les habitants des provinces, en fait, sinon en
principe, n'étaient guère considérés que comme des régnicoles de second ordre[5] ; toute énergie et tout talent
affluaient de soi à la capitale. Chaque jour, celle-ci s'étendait,
compliquant, au fur et à mesure de son extension, les difficultés
administratives. Colbert l'avoue dans une de ces instructions, dont nous
avons déjà parlé, qu'il adressait à son fils, le marquis de Seignelay : Paris étant la capitale du royaume et le séjour des rois,
il est certain qu'elle donne le mouvement à tout le reste du royaume, que
toutes les affaires du dedans commencent par elle, c'est-à-dire que tous les
édits, déclarations et autres grandes affaires commencent toujours par les
compagnies de Paris, et sont ensuite envoyées dans toutes les autres du
royaume, et que les mêmes grandes affaires finissent aussi par la même ville,
d'autant que, dès lors que les volontés du roi y sont exécutées, il est
certain qu'elles le sont partout, et que toutes les difficultés qui
naissent dans leur exécution naissent toujours dans les compagnies de Paris.
C'est ce qui doit obliger mon fils à bien savoir l'ordre général de cette
grande ville... En vain
Louis XIV, à plusieurs reprises, essaie, par des édits sur les constructions,
d'arrêter l'accroissement exagéré de la ville ; l'enceinte va sans cesse
reculant, la banlieue grossit à vue d'œil, et les ouvriers surtout s'y
donnent rendez-vous, comme de nos jours, de tous les points du royaume. La vie
intellectuelle s'y concentre aussi bien que la vie physique : là seulement,
les idées s'élaborent et se produisent ; la preuve en est qu'au XVIIe siècle
les imprimeries de province ou disparaissent en partie, ou sont presque
réduites à néant. Alors comme aujourd'hui la province, avant de penser et
d'agir, attendait de savoir ce que faisait et pensait Paris. C'est ce qui
explique comment la capitale a toujours pu accomplir une révolution générale
dans le pays, dès qu'elle en a pris l'initiative. Le
directeur en chef des affaires administratives c'est le contrôleur général,
titre des fonctions de Colbert : il attire successivement à lui toutes les
questions ; il agit à la fois comme ministre des finances, ministre de
l'intérieur, ministre des travaux publics, ministre du commerce. Dans les
provinces, l'ancien gouverneur a presque entièrement perdu tout pouvoir
effectif ; c'est l'intendant ou commissaire
départi, qui
est en possession de la plénitude de l'autorité ; il est le correspondant,
l'agent direct des ministres, et le dépositaire des volontés souveraines, en
sorte que la France appartient en réalité à trente maîtres des requêtes
commis aux provinces. Quant à
la noblesse, reste de l'ancienne aristocratie féodale, elle avait toujours
l'éclat du rang et de la considération ; elle entourait le roi, lui composait
une cour brillante, commandait les flottes, les armées, et elle ne cachait
pas son dédain pour ces hommes nouveaux, intendants et autres, que le
roi avait préposés au gouvernement des bourgeois et des paysans. Mais cette
noblesse s'appauvrit chaque jour ; le tiers état, maître des offices, de
l'industrie, du commerce, des ministères même, témoin Colbert et Louvois,
s'empare, par cela seul, des richesses du pays. Malgré les lois qui protègent
spécialement les biens-fonds de la classe nobiliaire, un immense changement
se produit dans sa condition économique. Cet appauvrissement graduel des
nobles a pour effet une grande division de la propriété foncière : le gentilhomme
se met à vendre, lopin par lopin, sa terre aux manants ; il ne garde que les
redevances seigneuriales, afin de se réserver au moins l'apparence de son
ancienne suzeraineté féodale. Souvent, réduit à une stricte parcimonie, il se
condamne, l'été, dans son château, à vivre le plus chichement possible, afin
d'aller jouir, l'hiver, à la ville, des économies qu'il a pu faire, en sorte
que le hobereau[6], comme l'appelle le paysan, est
loin d'être matériellement heureux. De plus, on l'oblige à se saigner pour
paraître à l'armée ; car, bien que les emplois Militaires soient assez
grassement rétribués, les gentilshommes, surtout s'ils sont courtisans et
vivent à Versailles, font à leurs frais leurs équipages de campagne, et
presque tous tienment à honneur d'y déployer un luxe excessif ; ils
s'endettent, et, si par hasard l'armée éprouve un revers, si les bagages
tombent aux mains de l'ennemi, tout est perdu pour eux. Il suffit de lire,
pour se convaincre de ce fait, les lettres où Mme de Sévigné parle des
déboires et des détresses de son fils. En
passant à la classe moyenne, nous voyons que presque en totalité elle habite
les villes, car elle échappe ainsi aux plus dures exigences de la taille.
Puis elle a le goût des fonctions publiques ; les choses de la campagne
l'intéressent peu ; les places, voilà ce qu'elle ambitionne, et chacun,
suivant son état, veut être quelque chose, de
par le roi. Au sein
même de la bourgeoisie, que de divisions, que d'antagonismes entre les
différents corps constitués, sans compter les rivalités, dont nous avons déjà
parlé, entre métiers et corporations ! C'est une guerre incessante entre
mille petits groupes, qui sont indépendants les uns des autres, mais qui,
chaque fois qu'ils se touchent, se froissent par toutes sortes de points
sensibles. Saint-Simon,
dans ses Mémoires, appelle le règne de Louis XIV un règne de roture et
de vile bourgeoisie ; mais il faut bien s'entendre sur ces mots : Louis XIV
et Colbert ne prétendent pas, de dessein préconçu, élever les bourgeois au
préjudice des seigneurs ; ils ne sacrifient point la noblesse à la roture ;
loin de là, ils consomment la ruine des franchises bourgeoises ; ils annulent
les privilèges politiques des différents corps constitués, où domine le tiers
état, ils suppriment les institutions provinciales, les états généraux, et
les derniers vestiges du vieux régime municipal. Cependant, malgré tout, et
en dépit de lui-même, ce règne est bien, dans un certain sens, celui de la
bourgeoisie, parce que le mérite et la fonction prévalent désormais sur la
naissance, parce que c'est par la roture et pour elle que se développent le commerce
et l'industrie, parce qu'une seule chose préoccupe le prince et son ministre,
le nivellement général, pour la subordination et l'uniformité générales ;
c'est enfin un règne de roture, par ce fait seul, qui est considérable, à
savoir que le noble est obligé de s'accoutumer dans l'armée, côte à côte avec
le bourgeois, à une complète obéissance. Il y a, de plus, une puissance qui
devient, pour la bourgeoisie, un nouvel élément de crédit et d'influence,
c'est la littérature. La littérature, sous Louis XIV et Colbert, commence à
constituer seule et par elle-même une glorieuse profession ; or presque tous
les grands noms littéraires du XVIIe siècle sont des noms plébéiens. C'est la
bourgeoisie qui remue les idées du temps, qui fait parler ce qu'on a depuis
appelé l'opinion publique ; et là, comme partout, le
prince s'empare du mouvement, pour le diriger ou le dominer ; il comble de
faveurs et d'encouragements ces roturiers qui écrivent ; parfois même il les
honore de son intimité. En compensation, il leur donne la règle et le ton ;
ils semblent s'y soumettre par reconnaissance, et ne plus penser que par lui
et pour lui. On l'a dit, hyperboliquement sans doute : Un regard de Louis enfantait des Corneille. Mais ce qu'il y a de certain,
c'est que le même regard donnait la mort à d'autres poètes. Nous l'avons vu,
Racine, ainsi que Colbert, a succombé sous un coup d'œil trop sévère du
maître. III Ainsi,
la bourgeoisie avait grandi de jour en jour par l'industrie, par la richesse,
par les hauts emplois, par le génie littéraire ; mais quelle était la
condition du plus grand nombre, c'est-à-dire du peuple des cultivateurs ?
Qu'avaient-ils produit dans l'œuvre commune, et où en était la France
agricole ? Était-elle prospère, ou misérable encore ? Dès ce temps-là les
avis étaient partagés à cet égard. Au moment de la paix de Nimègue, sir
William Temple écrivait : La richesse de la
France, qui est la cause de sa puissance, résulte de la consommation
prodigieuse, faite par les pays qui l'environnent, des produits si nombreux
et si riches de son sol et de son climat. Il appelle plus loin la France ce noble royaume, le plus favorisé par la nature, suivant
mon opinion, de tous ceux qui sont au monde. Un
autre personnage anglais, Locke, qui, à la même époque, voyageait en France
pour sa santé, trace cependant un assez triste tableau du pays. Il remarque,
par exemple, en se rendant d'Avignon à Tarascon, qu'au sortir des États du
pape[7], la vallée du Rhône cessait
d'être bien cultivée, quoique la fertilité y fût la même ; mais les taxes modérées, dit-il, et
l'exemption du logement des gens de guerre avaient entretenu plus d'industrie
chez les sujets du pape que chez ceux du roi. Il observe qu'à Montpellier le fermage des terres
a diminué de moitié depuis quelques années, par suite de la pauvreté des
populations, et que les gains des marchands et artisans sont presque réduits
à néant. En traversant le Poitou, il est frappé du grand nombre de maisons pauvres et basses qui tombent en ruines ; c'est pour lui la preuve
que la population décroît en France. Les châteaux de la noblesse lui
paraissent également en décadence, quand ils ne sont pas tout à fait minables
; mais le fléau sur lequel il insiste surtout, c'est l'oppression qui résulte
pour les peuples de la nécessité de loger les gens de guerre : charge dure,
en effet, et qui avait servi de texte à bien des doléances du clergé et du
tiers ordre aux états généraux. A Niort, par exemple, un pauvre libraire se
plaignait d'avoir eu, pendant trois mois et demi, à loger deux soldats,
auxquels il donnait trois repas de viande par jour, tandis qu'il en avait
rarement un pour lui-même. Puis, dans maintes régions, les salaires étaient
insuffisants, presque dérisoires : c'est ainsi qu'aux environs de Bordeaux,
nombre de vignerons ne gagnaient que sept sols par jour, et les femmes trois.
Leur nourriture était du pain de seigle et de l'eau ; une fois l'an
peut-être, ils mettaient un morceau de viande dans leur pot, et quelle viande
! des entrailles, rebut des boucheries. La chose ne paraît pas possible,
cependant les paysans de Saintonge et d'autres parties de la France étaient
plus misérables encore. C'est
la guerre contre la Hollande qui avait surtout aggravé le mal. Les traitants,
nous l'avons vu, avaient repris le haut du pavé ; au mépris des ordonnances
formelles de Colbert, ils enlevaient au paysan ses bêtes de trait, quand il
en avait, en sorte que, dans beaucoup de campagnes, on vit des hommes
s'atteler eux-mêmes à la charrue. Les guerres suivantes ajouteront encore à cette
poignante détresse, et ce long règne se terminera sur de si effroyables
misères, que des bandes affamées viendront jusque dans Versailles se disputer
la pâtée préparée pour les chiens de la cour. Il aurait fallu, pour sa
punition morale, que Louis XIV assistât, du haut de quelque balcon, à cette
curée sinistre ; mais on se garda bien sans doute de lui en laisser rien
soupçonner. De leur
côté les intendants, dans leurs mémoires, sont unanimes à signaler la
croissante dépopulation des campagnes, et ils font la même peinture des
souffrances endurées par les classes agricoles, bien que, écrivant
officiellement, ils en atténuent un peu les détails. Quant à cette
dépopulation des campagnes, elle ne tenait pas, comme on l'a dit trop
souvent, au développement même des industries créées par Colbert : sans
doute, grâce à ses constants efforts, ce développement fut alors
considérable, car le ministre emprunta aux Flandres, à la Hollande, à
l'Italie, les métiers qui faisaient leur prospérité ; mais ces métiers
n'exigeaient pas encore le déplacement de ceux qui les exerçaient ; il n'en
était pas comme de nos jours, et ce n'est que longtemps après que le travail
collectif de l'atelier se substitua au travail individuel de la maison :
l'ouvrier n'était point obligé d'aller à la ville pour trouver de l'ouvrage ;
il en avait sous son toit, où il pouvait continuer à vivre de la vie de
famille[8] ; le développement donné, par
exemple, à la filature de la laine, du chanvre, du lin, et au tissage ne
faisait qu'augmenter la somme d'ouvrage qui peut s'exécuter au foyer
domestique. La désertion des campagnes, ou l'absentéisme, comme on l'a nommé,
ne venait donc pas de l'extension du travail manufacturier ; les causes en
étaient ailleurs. La
cour, nous l'avons indiqué, agissait comme un aimant irrésistible sur la
classe des grands propriétaires ruraux : la principale ambition pour la haute
noblesse, c'était de vivre auprès du roi ; pour la petite, de se mettre au
service du roi, et la plupart se ruinaient, les uns à Versailles, les autres
à l'armée ; en tout cas, les rentes prélevées sur le paysan cessaient de
revenir vers lui, et de lui ramener, sinon l'aisance, au moins un bienêtre
relatif. Puis, même parmi les seigneurs qui n'abandonnaient pas entièrement
leurs terres, il y en avait bien peu qui se préoccupassent d'améliorer leurs
cultures. Quelques-uns, il est vrai, s'apercevant que leur vieux manoir
n'était plus en harmonie avec les mœurs et les usages du temps présent, se
faisaient bâtir une nouvelle demeure, entourée de parcs et de jardins genre
le Nostre, une espèce de Versailles en petit, avec de belles avenues, des
statues, des groupes de marbre et des pièces d'eau ; mais qui songeait à
créer des fermes, à faire des défrichements ou des irrigations, à ouvrir ces
chemins d'exploitation ou de communication si nécessaires au travail des
champs ? L'agriculture, dénuée de capitaux et de moyens, abandonnée à
l'ignorance et à la routine, demeurait donc forcément stationnaire et
improductive. Comment s'étonner dès lors que le paysan abandonnât, pour la
ville, un sol où il ne pouvait vivre ? Un
autre fléau pour les habitants des campagnes, c'était la corvée, que Colbert eût
bien voulu abolir, mais qu'il fut obligé de conserver. Certes, c'était une
idée qu'on pourrait appeler bizarre, si elle n'était si injuste, que de faire
payer les routes aux pauvres, c'est-à-dire à ceux qui voyagent le moins.
L'injustice paraîtra plus criante encore, si l'on songe que la corvée, vers
la fin du XVIIe siècle, s'étendit peu à peu à presque tous les travaux
publics : on y recourut, par exemple, pour la construction des casernes, pour
le transport des forçats dans les bagnes et des mendiants dans les dépôts de
charité, enfin, pour le charroi des effets militaires à chaque changement de
garnison. Que de temps perdu pour le paysan ! Quelle contribution de
charrettes et de bœufs ! Aussi la race dépérissait-elle ; les voyageurs
anglais s'étonnaient de la trouver si chétive, et ils nous appelaient ces grenouilles de Français ! IV Jetons
maintenant un dernier regard sur cette industrie créée et protégée par
Colbert à si grand renfort de règlements et de privilèges. Lui mort, que
va-t-elle devenir ? Bien des gens avaient prédit que son œuvre ne lui
survivrait pas : On dit que si M. Colbert
vient à mourir,
écrivait en 1671 Gui Patin[9], il faut dire adieu à toutes les manufactures qu'il a fait établir en
France. Ce
pronostic de malheur ne se réalisera pas complètement, car aujourd'hui encore
nous bénéficions de l'héritage légué par le grand ministre à l'avenir ; mais,
lorsqu'il ne sera plus là, les vices de son système frapperont davantage les
yeux clairvoyants. C'est ainsi qu'en 1695 on verra le corps des merciers
réclamer avec énergie la liberté du commerce, au nom de l'intérêt général, et
en invoquant l'exemple de Venise : Là, disait la corporation, on est en liberté de travailler chacun au mieux qu'il lui
est possible ; il n'y a d'exclusion que pour les ignorants ; on ne connaît point-là
les privilèges exclusifs, parce qu'ils ne servent qu'à favoriser l'ardeur de
ceux qui, sans connaissance et sans capacité., ont pour toute science celle
de s'enrichir aux dépens du public. N'est-ce pas ce que disent, aujourd'hui même, les partisans du
libre échange ? Mais,
malgré ces plaintes, la réglementation, loin de diminuer, va s'aggraver
encore. Colbert ne l'avait guère appliquée qu'à ce qu'on appelle les tissus
(toiles, soieries, lainages, draperies, tapisseries, bonneteries, etc.), et
en établissant, d'un autre côté, le système prohibitif, il n'avait fait que
donner suite aux vœux des états de 1614. Quant à lui personnellement, il
n'était pas partisan exclusif des entraves et de l'isolement en matière de
commerce ; il le déclarait formellement : dans sa pensée, les faveurs dont
les fabricants étaient l'objet ne devaient être que temporaires ; c'étaient des béquilles destinées à les soutenir jusqu'à ce qu'ils pussent se soutenir
eux-mêmes ; on peut donc croire que, le moment venu, il aurait apporté bien
des correctifs au régime qu'il avait fondé. Après lui, au contraire, la
réglementation atteindra tous les objets, et, comme dans toute branche de
fabrication il se produit, d'année en année, certaines innovations qu'aucun
règlement ne peut prévoir, il en résultera une lutte continue entre
l'inventeur, naturellement progressif, et la loi, forcément immobile. De là,
nécessité pour le législateur, désireux d'empêcher la fraude, de publier sans
relâche des ordonnances supplémentaires, visant les cas nouveaux, tâchant de
prévenir les modifications futures, et achevant ainsi d'enfermer l'industrie
française dans un cercle de Popilius. Ce
n'est pas tout : à mesure que les prescriptions iront se multipliant, on
verra grossir le nombre des agents chargés de les faire observer, et grossir
en même temps le chiffre des droits imposés sur la marchandise. Il en résulte
un surcroît de frais pour le fabricant, par suite une augmentation de prix
pour le consommateur, et une source intarissable de fraudes, de saisies, de
procès, d'amendes, etc., c'est-à-dire une guerre permanente entre l'État et
les producteurs. D'autres
causes viendront consommer la ruine de l'industrie française : ce seront,
sans compter les effets économiques de la révocation de l'édit de Nantes (1685), les guerres désastreuses de la
fin du règne. A tant de douloureux revers sur les champs de bataille ajoutez
les droits de douane surélevés d'après un système tout différent de celui de
Colbert, l'industrie emmaillottée comme un nouveau-né, le commerce de
Marseille anéanti par les corsaires, toutes les fabriques fermées ou près de
l'être, les métiers sans bras, la France
entière, dit
Fénelon, un grand hôpital désolé et sans
provisions, une
dette de près de trois milliards et demi, avec une encaisse au trésor de 800.000
livres : telle sera la déplorable condition du royaume en ces jours néfastes. V Cependant,
disons-le encore, malgré toutes ces causes générales et particulières de
ruine, l'œuvre de Colbert ne périt pas tout entière. Des germes féconds,
destinés à mûrir de nouveau, travaillaient le sol à l'intérieur ; après la
crise, ils lèveront. Le commerce, habitué à des procédés meilleurs, ne
reviendra plus en arrière ; puis, par compensation à tant de malheurs, la
condition du fabricant et de l'ouvrier s'est sensiblement améliorée. En
créant les grandes manufactures, Colbert a produit une nouvelle génération de
maîtres, de directeurs, les propriétaires d'usines et de fabriques, qui sont
à l'industrie ce que les gros armateurs, par exemple, sont au commerce, et
qui vivent indépendants, en dehors de toute corporation, sous la protection
directe du roi, et sous le couvert de privilèges importants. De ce moment
datent les grandes fortunes et les grandes renommées industrielles. Le
négociant et le fabricant prennent l'habitude de voyager volontiers ; ils
étudient les pays qu'ils parcourent, et leurs idées s'étendent au profit de
la production nationale ; enfin l'industrie, s'élargissant tous les jours,
fait éclater, comme un moule trop étroit, la vieille et sombre boutique du
moyen âge. Quant
aux ouvriers, la grande manufacture avait augmenté nécessairement la division
du travail, et, par cette division seule, elle les avait mis dans de
meilleures conditions. Chacun, dès lors, eut sa fonction : Dans la manufacture des Van Robais, qui occupait 1.692
personnes, il y avait des ateliers particuliers pour la charronnerie, pour la
coutellerie, pour le lavage, pour la teinture, pour l'ourdissage, et les
ateliers du tissage comprenaient eux-mêmes plusieurs espèces d'ouvriers, dont
le travail était entièrement distinct, tels que les tisserands, trameurs,
éplucheurs, drousseurs, repasseuses, bobineuses, gratteuses et brodeuses.
Cette révolution était un bien pour l'industrie, qui, par-là, pouvait
produire mieux et à meilleur marché1[10]. Ajoutons que, par les
spécialités mêmes qu'elle créait, la grande manufacture formait des ouvriers
d'une habileté particulière, dont le travail, étant mieux apprécié, était dès
lors mieux rétribué. Lorsqu'on
jette un regard d'ensemble sur l'œuvre générale de Colbert, on voit que le
mal s'y trouve parfois à côté du bien : nous pensons avoir exposé l'un et
l'autre avec impartialité ; au lecteur maintenant de décider de la raison ou
du tort, entre ce peuple aigri qui jetait l'injure et la malédiction à la
tombe du ministre, et la postérité qui a mis l'héritier des Sully et des
Richelieu dans le glorieux panthéon des grands hommes de la France. FIN DE L'OUVRAGE
|
[1]
Signé entre le Saint-Siège et François Ier.
[2]
Le nombre des jours fériés fut réduit de dix-sept ; mais le peuple, comme
l'atteste le journal, déjà cité, d'Olivier d'Ormesson, continua de célébrer les
fêtes retranchées. De bonne heure aussi, dès 1666, Louis XIV tenta une réforme
dans les communautés : il s'agissait de retarder jusqu'à vingt ans les vœux des
religieuses et jusqu'il vingt-cinq ceux des religieux, et de défendre aux
communautés, les maisons des ursulines exceptées, de prendre des pensionnaires.
[3]
M. de Colbert, écrivait en 1681 Mme de Maintenon, ne
pense qu'à ses finances, et presque jamais à la religion.
[4]
Déclaration du 12 mars 1682, rédigée en quatre articles, par Bossuet.
(Anciennes Lois françaises.)
[5]
Tocqueville.
[6]
Nom d'un petit oiseau de proie.
[7]
On sait que le comtat Venaissin appartenait alors au Saint-Siège.
[8]
De nos jours, il en est encore de même dans presque tout le nord de la France :
malgré les grands établissements industriels de cette région, et pour ne parler
que des tisseurs, les villages sont pleins d'ouvriers qui ont chez eux leur
métier, sur lequel ils travaillent, et ils ne vont à la ville que pour y porter
l'ouvrage de la semaine.
[9]
Lettres.
[10]
M. E. Levasseur.