Colbert, éducateur de
son fils le marquis de Seignelay ; ses Mémoires à ce dernier. — Anecdotes
diverses. — Colbert malade ; Louis XIV et la grille de Versailles. —
Intrigues et calomnies contre Colbert. — Ses derniers moments ; sa mort ;
outrages à sa mémoire ; le gouffre d'enfer. — Résumé.
I De son
mariage avec Marie Charon Colbert avait eu neuf enfants, dont six fils et
trois filles : sa fortune, qui s'éleva progressivement jusqu'à dix millions
environ, lui permit de doter richement ces dernières ; quant aux garçons, ils
firent également d'opulentes alliances. Son fils aîné, le seul dont nous
parlerons ici, le marquis de Seignelay, fut naturellement l'objet de ses
prédilections. Désireux de lui léguer en survivance la plus importante de ses
charges, celle de secrétaire d'État de la marine, Colbert s'efforça par tous
les moyens d'assouplir le caractère assez indisciplinable du jeune homme. En
même temps, pour lui ouvrir l'esprit, il composait pour lui des traités
spéciaux sur les principales matières de législation et d'administration. Il
le faisait voyager en Angleterre, en Hollande, en Italie, lui donnant pour
chaque voyage, en manière de viatique, des instructions détaillées qui,
heureusement, nous sont parvenues. On demeure confondu, en lisant ces sortes
de monita, de l'étonnante activité de Colbert.
Où trouvait-il des loisirs de reste pour tant et de si sérieuses choses ? Ici
l'homme privé et le père viennent doubler et compléter le mérite de l'homme
public et du ministre. Au
moment où le marquis de Seignelay entreprend un voyage à Rochefort, Colbert
lui remet un mémoire sur ce qu'il doit
observer pendant le voyage
: il devra se pénétrer, par une étude attentive, de l'esprit et du texte des
diverses ordonnances sur la marine et des traités relatifs au même objet ; il
visitera par le menu l'arsenal, les navires, les ateliers de toutes sortes,
s'édifiera sur la nature des fonctions des moindres employés, sur tous les
détails de la construction maritime, etc. Le mémoire se terminait par les
exhortations suivantes ! Après
avoir dit tout ce que je crois nécessaire qu'il fasse pour son instruction,
je finirai par deux points : le premier est que toutes les peines que je me
donne sont inutiles, si la volonté de mon
fils n’est échauffée,
et qu'elle ne se porte d'elle-même à prendre plaisir à faire son devoir :
c'est ce qui le rendra lui-même capable de faire ses instructions, parce que
c’est la volonté qui donne le plaisir à tout ce que l'on doit faire, et c'est
le plaisir qui donne l'application. Il sait que c'est ce que je cherche
depuis si longtemps. J'espère à la fin que je le trouverai et qu'il me le
donnera, ou, pour mieux dire, qu'il se le donnera à lui-même, pour se donner
du plaisir et de la satisfaction à lui-même, et me payer avec usure de toute
l'amitié que j'ai pour lui et dont je lui donne tant de marques. L'autre
point est qu'il s'applique, sur toutes choses, à se faire aimer dans tous les
lieux où il se trouvera, et par toutes les personnes avec lesquelles il
agira, soit supérieures, égales où inférieures ;
qu'il agisse avec beaucoup de civilité et de douceur avec tout le monde, et
qu'il fasse en sorte que ce voyage lui concilie l'estime et l'amitié de tout
ce qu'il y a de gens de mer ; en sorte que, pendant toute sa vie, ils se
souviennent avec plaisir du voyage qu'il aura fait, et exécutent avec amour
et respect les ordres qu'il leur donnera dans toutes les fonctions de sa
charge. Je
désire que toutes les semaines il m'envoie, écrit de sa main, le mémoire de
toutes les connaissances qu'il aura prises sur chacun des points contenus en
cette instruction[1]. Voilà
certes des paroles paternelles, dans la plus haute et la plus noble acception
du mot ; ce sont, en même temps, des conseils d'une véritable utilité
pratique, en sorte qu'ici encore le ministre se retrouve à côté du père. L'instruction
que Colbert remet à son fils, lorsque celui-ci part pour l'Italie (1671), n'est pas moins précise et
procède du même esprit : les deux points principaux, lui dit-il, sur lesquels
son voyage doit être conduit, sont la diligence et l'application : la
diligence, pour se mettre promptement en état de servir le roi comme secrétaire
d'État de la marine ; l'application, pour tirer profit du voyage, et revenir
bien pénétré de la situation des divers princes et États qui dominent dans la
péninsule italienne : Gênes, Livourne, Parme, la Savoie, les États de
l'Église, Florence, Pise, etc. A l'égard des
ministres du roi, il faut bien qu'il prenne garde de ne point prendre la main
chez les ambassadeurs, c'est-à-dire qu'il faut donner toujours la droite aux
ambassadeurs chez eux, quelques instances pressantes qu'ils lui fassent du
contraire, d'autant que le roi leur a défendu de donner la droite à aucun de
ses sujets, et qu'ainsi ce serait offenser le roi, s'il en usait autrement. Voilà pour la question d'étiquette
et de cérémonial, si importante au XVIIe siècle. Voici maintenant des
indications minutieuses d'itinéraire : Pour
le séjour qu'il fera, il suffira de deux jours à Gênes, deux jours à
Florence, huit jours à Rome, trois ou quatre jours à Naples et aux environs ;
au retour à Rome huit autres jours, et il faut faire en sorte que ce dernier
séjour se trouve dans la semaine sainte ; en partir le lundi de Pâques pour
Lorette, et, de là, voir les principales villes de la Romagne, Ravenne, Faence, Rimini et autres ; une demi-journée dans chacune
de ces villes suffira ; à Venise deux ou trois jours ; dans les autres villes
de l'État de Venise une demi-journée à chacune ; à Milan une ou deux
journées, à Mantoue et à Turin une ou deux journées. Plus
loin, c'est le surintendant des beaux-arts qui parle : Il
visitera l'Académie du roi qui est à Rome, et le cavalier Bernin., et
s'appliquera particulièrement à apprendre l'architecture et à prendre le goût
de la peinture et sculpture pour se rendre, s'il est possible, un jour
capable de faire ma charge de surintendant des bâtiments, qui lui donnera
divers avantages auprès du roi. S'il veut s'appliquer à former son goût sur
l'architecture, la sculpture et la peinture, il faut qu'il observe d'en faire
discourir devant lui, interroge souvent, se fasse expliquer les raisons pour
lesquelles ce qui est beau et excellent est trouvé et estimé tel ; qu'il parle peu et fasse beaucoup parler. Plus
tard, lorsque Colbert associe son fils aux affaires, il lui remet une
nouvelle instruction qui est comme le résumé de ses idées et de son
expérience en matière d'administration, et dans laquelle il lui remontre
qu'il est impossible de s'avancer dans les
bonnes grâces d'un prince laborieux et appliqué, si l'on n'est soi-même et
laborieux et appliqué,
et que le seul moyen pour le marquis de Seignelay de succéder à la charge de
son père est de faire connaître au roi qu'il est capable de la remplir par
son zèle et son assiduité, qui seront les
seules mesures ou du retardement ou de la proximité de cette grâce. Le
marquis de Seignelay, bien qu'il n'eût encore que vingt ans, répondit
pleinement aux désirs et aux espérances de son père, et se tira si bien de la
première épreuve, qu'il obtint presque aussitôt le brevet de survivance. II Avant
de faire assister le lecteur aux derniers moments du grand ministre, il est à
propos de revenir brièvement sur sa personne et sur son caractère. Sa
nature, nous l'avons vu, était non-seulement ferme, mais absolue, et
supportant avec peine la contradiction. Insensible
à la satire, dit
Lemontey, sourd à la menace, incapable de
peur et de pitié, cachant sous le flegme un tempérament colère et impatient,
si, avant de résoudre, il consultait avec soin et avec bonne foi, il
exécutait ensuite despotiquement et brisait les oppositions. Ce caractère entier s'était
révélé dès son entrée au conseil : un jour que Louis XIV était présent,
Brienne parlait sur une affaire relative à l'évêque de Genève, qui réclamait
des magistrats de cette ville une rente traditionnelle de trois à quatre
mille livres ; Colbert, qui écoutait avec attention, prit soudainement la
parole, en déclarant avec hauteur que le roi n'entendait point se mettre mal
avec les Genevois, et que, s'il y avait réellement lieu, il préférerait
donner lui-même une gratification au prélat. Vous
voyez sur quel ton le prend le sieur Colbert, dit à l'issue du conseil le Tellier au bonhomme Brienne, furieux de ce que son fils eût été ainsi
interrompu devant le roi ; il faudra compter
avec lui[2]. Travailleur
infatigable, il voulait que tous fussent infatigables comme lui pour le
service du roi, et il était d'une extrême rigueur envers tous ses commis,
sans distinction de grade ; il ne regardait pas non plus à la parenté : il
forçait son neveu Desmarets à venir, hiver comme été, travailler avec lui dès
sept heures du matin. Une fois Desmarets était en retard d'un quart d'heure ;
Colbert, sans mot dire, lui montra l'aiguille de la pendule ; l'autre crut
pouvoir s'excuser en disant qu'il y avait eu la veille à la cour un bal qui
s'était prolongé fort avant dans la nuit, et qu'au matin les suisses
l'avaient fait attendre un quart d'heure avant de le laisser sortir. Il fallait vous présenter à eux un quart d'heure plus tôt, répondit Colbert. Nous
l'avons dit, il ne supportait pas la contradiction, alors même qu'il la
demandait. Un jour, il avait convoqué, pour une conférence sur le commerce,
les principaux marchands de Paris ; aucun n'osait ouvrir la bouche. Messieurs, leur dit-il, êtes-vous muets ? — Non, Monseigneur, répondit l'un d'eux ; mais nous avons peur de vous offenser, s'il nous échappe
quelque parole qui vous déplaise. — Parlez librement, répliqua le ministre ;
celui qui le fera avec le plus de franchise sera le meilleur serviteur du roi
et mon meilleur ami.
Alors celui qui avait déjà pris la parole continua : Monseigneur, puisque vous nous le commandez, et que vous
promettez de trouver bon ce que nous aurons l'honneur de vous représenter, je
vous dirai franchement que, lorsque vous êtes venu au ministère, vous avez
trouvé le chariot renversé d'un côté, et que, depuis que vous y êtes, vous ne
l'avez relevé que pour le renverser de l'autre. Le mot était hardi, dur même, de plus injuste,
et, selon toute apparence, quelque intérêt privé compromis avait inspiré
cette sortie ; le ministre pâlit de colère, et ses épais sourcils se
froncèrent de telle façon que personne n'osa souffler mot, et que la
conférence n'alla pas plus loin. Il n'avait pu se contenir, malgré sa
promesse et son désir. C'est
surtout en matière de finances qu'il était impitoyable : non - seulement les
malversations, mais les plus petits abus le mettaient hors de lui. M. P.
Clément rapporte, à ce sujet, l'anecdote suivante : Perrault, l'auteur des Contes
des fées, avait un frère receveur des
finances à Paris, le même qui avait travaillé avec Colbert, alors son
subalterne, chez un trésorier des parties casuelles. De 1654 à 1664, époque
où le frère de Perrault exerça cette charge, les recettes furent, comme on
l'a vu, extrêmement difficiles, et le roi se trouva obligé de remettre au
peuple tout ce qui restait dû sur les tailles de ces dix années : libéralité
admirable, dit Charles Perrault[3], si elle n'eût point été faite aux dépens des receveurs
généraux qui avaient avancé ces fonds, et qui ont été presque tous ruinés,
faute d'en avoir pu faire le recouvrement. Son frère se trouva dans ce cas,
et, en 1664, tourmenté, persécuté par ses créanciers, il crut pouvoir prendre
quelques fonds sur la recette courante pour payer ses dettes les plus
criardes. Colbert l'apprit et le fit appeler ; mais, craignant les poursuites
de quelques personnes qui parlaient déjà de le faire incarcérer, Perrault s'était
caché. Que pouvait faire Colbert ? Il donna ordre que sa charge fût vendue au
profit du trésor. Vainement Charles Perrault intercéda souvent en sa faveur.
Un jour Colbert lui dit : Votre frère s'est fié sur mon amitié, et il a
cru qu'il pouvait impunément jouer le tour qu'il m'a fait. Là-dessus
Perrault se récria, exposa de nouveau les causes premières de la gêne de son
frère ; quoi qu'il en soit, il dut se résigner et se retirer. Parfois
pourtant, la fibre du sévère ministre se détendait, comme en témoigne le fait
suivant : Après que le Nostre eut refait le jardin
des Tuileries, Colbert dit au même Charles Perrault, son premier commis à la
surintendance des bâtiments : Allons aux
Tuileries en condamner les portes : il faut conserver ce jardin au roi, et ne
pas le laisser ruiner par le peuple, qui, en moins de rien, l'aurait
entièrement gâté t[4]. Cette interdiction eût
certainement semblé dure aux promeneurs parisiens, accoutumés à jouir en
liberté de cet espace. Charles Perrault sentait que la mesure serait une
cause de mécontentement, et il en fit la remarque à Colbert, alléguant le
plaisir que les femmes et les enfants prenaient à circuler et à s'ébattre
dans le jardin. Il n'y a que les fainéants
qui viennent ici,
répliqua Colbert. Perrault répondit qu'il y avait aussi des convalescents,
des malades, et il ajouta que sans doute les
jardins des rois n'étaient si spacieux qu'afin que tous leurs enfants pussent
s'y promener. À ce
mot, Colbert sourit, et, les jardiniers ayant confirmé le langage de
Perrault, le ministre ne parla plus de fermer les Tuileries. III Dès
1672, la santé de Colbert était gravement altérée ; les excès de travail et
les soucis minaient cet homme de fer. Il souffrait de l'estomac, et avait dû
s'astreindre à un régime très-rigoureux. En 1680, à la suite d'un voyage
qu'il fit avec le roi dans les Pays-Bas, il eut une fièvre maligne, dont les
accès duraient parfois quinze heures ; ce fut un remède nouveau alors, le
quinquina, qui le sauva. Quelque temps après, il fut atteint d'une autre
maladie plus grave, et dès lors sa guérison devint impossible ; mais, on peut
le croire, ce furent principalement les duretés du roi qui hâtèrent la fin du
ministre. Un jour Louis XIV, avisé par Louvois que Colbert avait passé un
marché onéreux au sujet de la grille de la grande cour de Versailles,
reprocha très-amèrement à son vieux serviteur ses dépenses effroyables. — Il y a de la friponnerie, lui dit le monarque. Sire,
répondit Colbert, je me flatte au moins que
ce mot-là ne s'étend pas jusqu'à moi. — Non, dit le roi, mais il fallait y avoir plus d'attention... si vous voulez savoir ce que c'est que l'économie, allez
en Flandre ; vous verrez combien les fortifications des places conquises ont
peu coûté. Le roi
faisait allusion aux terrassements et aux maçonneries dont Louvois, suivant
en cela l'exemple des Romains, avait confié l'exécution aux soldats,
moyennant une très-faible paye. Louis
XIV accuser Colbert de profusion et de gaspillage ! En vérité, n'y a-t-il pas
de quoi confondre ? Le roi oubliait que ces dépenses
effroyables,
Colbert les avait toujours condamnées, qu'il n'avait pas tenu à lui
d'empêcher que les immenses travaux de Versailles ne dévorassent toutes les
ressources du trésor ; il oubliait que ce n'était pas au ministre, mais au
monarque qu'il fallait attribuer les ravages de ce cancer intérieur[5] des fastueux bâtiments ; il ne
se souvenait pas que si quelqu'un, sous son règne, avait représenté le bon
sens, la probité et l'économie, c'était cet administrateur dont l'activité et
le génie avaient enfanté tant d'œuvres sérieuses et créé tant de ressources,
sitôt ruinées ou dévorées par la guerre et par les caprices de la prodigalité
royale. Il oubliait enfin que cette gloire dont il était si fier, il la
devait, au moins pour moitié, à cet homme qu'il accusait aujourd'hui avec
tant d'ingratitude. Mais le prince était circonvenu par les menées et les
intrigues des nombreux ennemis que Colbert s'était faits par son intégrité
même : on accusa même celui-ci de tramer des
desseins pernicieux
et d'aspirer au rôle de Richelieu et de Mazarin ; et cela, à la fin de sa
carrière, sur ses derniers jours, dans un temps où il n'avait plus guère qu'à
songer à la mort, s'il n'avait songé encore aux intérêts de l'État et de son
roi ! Comment celui-ci pouvait- il prêter l'oreille à ces misérables et
ridicules propos ? C'est que Louis XIV, malgré ses apparences de force et
d'autorité, était faible parfois, et facilement dominé. IV Colbert,
ministre, souffrait cruellement de cette disgrâce imméritée ; mais l'homme,
en lui, ne souffrait pas moins. Il aimait sincèrement Louis XIV ; sa foi en
son souverain avait été une foi vivace et ardente. Le maître et le serviteur
n'avaient-ils pas, pendant vingt ans, vécu côte à côte, pour ainsi dire ?
pendant vingt ans, n'avaient-ils pas travaillé de concert, et, le plus
souvent, de bon accord à la gloire et à la grandeur de la France ? Colbert,
bien qu'il s'affligeât parfois des écarts de son maître, s'était habitué à
voir en lui l'idéal de la royauté ; dans sa pensée et dans son cœur, il
l'avait mis comme sur un piédestal d'où rien ne semblait pouvoir le faire
descendre ; aussi la désillusion devait-elle porter au pauvre grand homme un
coup mortel. Louis XIV en a fait mourir d'autres à peu près de la même façon,
Racine, par exemple. Quant à Colbert, dans l'été de 1683, il prit le lit pour
ne plus le quitter. En apprenant qu'il n'y avait plus d'espoir, Louis XIV,
dans un accès de remords peut-être, lui envoya un gentilhomme avec une lettre
; Colbert refusa de la lire en disant : Je ne
veux plus entendre parler du roi ; qu'au moins à présent il me laisse
tranquille ! C'est au Roi des rois que j'ai maintenant à répondre. Il ajouta : Si j'avais fait pour Dieu ce que j'ai fait pour cet
homme-là, je serais sauvé deux fois, et maintenant je ne sais ce que je vais
devenir. Quel
châtiment pour Louis XIV que de telles paroles ! et en même temps quel
honneur pour le caractère et la mémoire de Colbert ! Ainsi
mourut à Paris, le 6 septembre, sur les trois heures de relevée, à l'âge de
soixante-quatre ans, dans son hôtel de la rue Neuve-des-Petits-Champs, Jean-Baptiste Colbert, chevalier, marquis de
Châteauneuf-sur-Cher, baron de Sceaux, Lignières et autres lieux, conseiller
ordinaire du roi en tous ses conseils, du conseil royal, commandeur et grand
trésorier de ses ordres, ministre et secrétaire d'État de la marine et des
commandements de Sa Majesté, contrôleur général des finances, surintendant et
ordonnateur général des bâtiments, arts, commerce et manufactures de France. Il
expira, sans même avoir pu dire le suprême adieu à son fils aîné : ce jour-là
et à cette heure, le marquis de Seignelay avait dû quitter le chevet de son
père à l'agonie, pour aller à Fontainebleau remplir les devoirs de sa charge.
L'obligation était dure ; mais l'étiquette était formelle, et rien ne pouvait
dispenser Seignelay, même en cas pareil ; il s'agissait de présenter au roi
les membres de l'université de Paris qui venaient apporter à Sa Majesté leurs
condoléances sur la mort de la reine Marie-Thérèse, décédée au mois d'août
précédent. Après
l'ingratitude du roi, l'ingratitude du peuple : Colbert, comme Sully, fut
insulté et maudit après sa mort, et les gens des halles se portèrent vers son
hôtel afin d'outrager ses restes. Il fallut remettre à la nuit pour
l'enterrer, et ce fut sous l'escorte d'une troupe d'archers qu'il fut conduit
de la rue Neuve-des-Petits-Champs à l'église Saint-Eustache. Ce
n'est pas tout : la calomnie le poursuivit jusque dans la tombe ; la haine de
ses ennemis s'exhala en libelles diffamatoires, en invectives de carrefour.
Un écrivain, ou plutôt un pamphlétaire, composa contre lui un ouvrage plein
de faussetés et d'injures, et l'on grava une estampe, intitulée le gouffre
d'enfer, qui représentait le squelette de la Mort surprenant Colbert assis et
en train de compter l'argent de son coffre-fort. La Mort lui disait : L'heure est venue ; il faut partir. A droite, derrière le rideau,
apparaissait à mi-corps un diable, qui attendait le moment de mettre la
griffe sur l'avare ministre[6]. Telle
fut l'oraison funèbre du digne successeur des Sully, des Richelieu et des
Mazarin. Le roi Louis XIV, qui voyait ces indignités avec indifférence
peut-être, qui, en tout cas, ne paraît avoir rien fait pour les prévenir ou
les réprimer, Louis XIV était loin de se douter qu'à trente-deux ans de là
son propre corps, abandonné aux laquais, serait envoyé en poste à
Saint-Denis, sa dernière demeure, et ne recueillerait sur la route que les
injures d'une foule ivre attablée dans les cabarets. V Tous deux, roi et ministre, avaient commencé d'accomplir une œuvre vraiment immense. Le roi, malheureusement, se dégoûta trop vite de cette pacifique collaboration ; le roi avait d'autres passions que le ministre : celui-ci était avide d'ordre et de prospérité pour le royaume ; quant au prince, sans compter son goût pour les plaisirs, il était ambitieux de domination au dehors et au dedans. Tant qu'il fut possible de concilier le travail des grandes réformes intérieures avec le prestige de la force à l'extérieur, le roi soutint de son autorité l'infatigable restaurateur des finances, du commerce et de l'industrie ; mais quand il fallut choisir entre deux politiques contraires et inconciliables, quand s'éleva le conflit entre le génie de la guerre et celui de la paix, Louis XIV, fermant les yeux sur les conséquences de son choix, opta pour Louvois qui représentait l'un, contre Colbert qui représentait l'autre. Colbert, resté seul, ou à peu près, pour continuer l'œuvre entreprise d'abord avec l'entier assentiment du roi, essaya de suffire à tout avec les inépuisables ressources de son génie, de son expérience et de sa volonté ; il tâcha de nourrir les armées sans affamer le peuple ; il fit des prodiges d'intelligence et d'énergie pour satisfaire tout ensemble aux chimères orgueilleuses du roi et aux pressantes nécessités du royaume. Obligé de détruire lui-même ce qu'il avait édifié avec tant de peine, il s'efforce ensuite de réparer et de reconstruire, et si le prince, lassé de conquêtes et de victoires, fût alors revenu à son ministre, si une nouvelle entente se fût établie entre ces deux pensées qui s'étaient si bien entendues d'abord, l'œuvre de réparation eût pu s'accomplir et les plaies saignantes encore se fussent promptement guéries : la gloire militaire était acquise, et l'on pouvait se remettre aux féconds travaux de la paix. Mais Louis XIV ne consentit point à revenir en arrière : entouré de son brillant état-major de généraux, de princes et de courtisans, il s'engagea toujours plus avant dans la voie sanglante et périlleuse des conquêtes. Le jour viendra pourtant, mais trop tard, où le grand roi, vaincu, mais debout encore dans sa défaite, pourra faire d'amers retours sur le passé ; pour panser tant de blessures, pour réparer le désastre de nos finances, pour remédier aux maux de la dépopulation, d'une misère générale, de la famine même, il retournera la tête et cherchera des yeux Colbert : mais Colbert ne sera plus là. |
[1]
Collection de M. P. Clément.
[2]
Mémoires de l'abbé de Choisy.
[3]
Dans ses Mémoires.
[4]
Cette crainte était chimérique : on l'a exprimée à nouveau de nos jours,
notamment lors de l'établissement des nombreux jardins ou squares qui sont à
Paris, et des parterres de fleurs et d'arbustes des Champs-Élysées ; or il est
à remarquer que le peuple, même dans les jours de foule, a toujours respecté
ces créations d'agrément public, et que la surveillance et la garde en sont,
par cela même, très-faciles.
[5]
Saint-Simon.
[6]
Nous avons vu que Colbert avait 10 millions de fortune ; mais c'était une
fortune honnêtement acquise. Il envoya au roi, avant
de mourir, dit l'abbé de Choisy, le mémoire de
son bien, et fit voir clairement que les appointements de ses charges et les
gratifications extraordinaires avaient pu, en vingt-deux ans, produire
légitimement une somme aussi considérable que celle-là. — Ajoutons que
Colbert était aussi bon administrateur de sa fortune que de la fortune
publique.