COLBERT

MINISTRE DE LOUIS XIV (1661-1683)

 

CHAPITRE IX. — COLBERT ET SEIGNELAY. - MORT DE COLBERT

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Colbert, éducateur de son fils le marquis de Seignelay ; ses Mémoires à ce dernier. — Anecdotes diverses. — Colbert malade ; Louis XIV et la grille de Versailles. — Intrigues et calomnies contre Colbert. — Ses derniers moments ; sa mort ; outrages à sa mémoire ; le gouffre d'enfer. — Résumé.

 

I

De son mariage avec Marie Charon Colbert avait eu neuf enfants, dont six fils et trois filles : sa fortune, qui s'éleva progressivement jusqu'à dix millions environ, lui permit de doter richement ces dernières ; quant aux garçons, ils firent également d'opulentes alliances. Son fils aîné, le seul dont nous parlerons ici, le marquis de Seignelay, fut naturellement l'objet de ses prédilections. Désireux de lui léguer en survivance la plus importante de ses charges, celle de secrétaire d'État de la marine, Colbert s'efforça par tous les moyens d'assouplir le caractère assez indisciplinable du jeune homme. En même temps, pour lui ouvrir l'esprit, il composait pour lui des traités spéciaux sur les principales matières de législation et d'administration. Il le faisait voyager en Angleterre, en Hollande, en Italie, lui donnant pour chaque voyage, en manière de viatique, des instructions détaillées qui, heureusement, nous sont parvenues. On demeure confondu, en lisant ces sortes de monita, de l'étonnante activité de Colbert. Où trouvait-il des loisirs de reste pour tant et de si sérieuses choses ? Ici l'homme privé et le père viennent doubler et compléter le mérite de l'homme public et du ministre.

Au moment où le marquis de Seignelay entreprend un voyage à Rochefort, Colbert lui remet un mémoire sur ce qu'il doit observer pendant le voyage : il devra se pénétrer, par une étude attentive, de l'esprit et du texte des diverses ordonnances sur la marine et des traités relatifs au même objet ; il visitera par le menu l'arsenal, les navires, les ateliers de toutes sortes, s'édifiera sur la nature des fonctions des moindres employés, sur tous les détails de la construction maritime, etc. Le mémoire se terminait par les exhortations suivantes !

Après avoir dit tout ce que je crois nécessaire qu'il fasse pour son instruction, je finirai par deux points : le premier est que toutes les peines que je me donne sont inutiles, si la volonté de mon fils n’est échauffée, et qu'elle ne se porte d'elle-même à prendre plaisir à faire son devoir : c'est ce qui le rendra lui-même capable de faire ses instructions, parce que c’est la volonté qui donne le plaisir à tout ce que l'on doit faire, et c'est le plaisir qui donne l'application. Il sait que c'est ce que je cherche depuis si longtemps. J'espère à la fin que je le trouverai et qu'il me le donnera, ou, pour mieux dire, qu'il se le donnera à lui-même, pour se donner du plaisir et de la satisfaction à lui-même, et me payer avec usure de toute l'amitié que j'ai pour lui et dont je lui donne tant de marques.

L'autre point est qu'il s'applique, sur toutes choses, à se faire aimer dans tous les lieux où il se trouvera, et par toutes les personnes avec lesquelles il agira, soit supérieures, égales inférieures ; qu'il agisse avec beaucoup de civilité et de douceur avec tout le monde, et qu'il fasse en sorte que ce voyage lui concilie l'estime et l'amitié de tout ce qu'il y a de gens de mer ; en sorte que, pendant toute sa vie, ils se souviennent avec plaisir du voyage qu'il aura fait, et exécutent avec amour et respect les ordres qu'il leur donnera dans toutes les fonctions de sa charge.

Je désire que toutes les semaines il m'envoie, écrit de sa main, le mémoire de toutes les connaissances qu'il aura prises sur chacun des points contenus en cette instruction[1].

 

Voilà certes des paroles paternelles, dans la plus haute et la plus noble acception du mot ; ce sont, en même temps, des conseils d'une véritable utilité pratique, en sorte qu'ici encore le ministre se retrouve à côté du père.

L'instruction que Colbert remet à son fils, lorsque celui-ci part pour l'Italie (1671), n'est pas moins précise et procède du même esprit : les deux points principaux, lui dit-il, sur lesquels son voyage doit être conduit, sont la diligence et l'application : la diligence, pour se mettre promptement en état de servir le roi comme secrétaire d'État de la marine ; l'application, pour tirer profit du voyage, et revenir bien pénétré de la situation des divers princes et États qui dominent dans la péninsule italienne : Gênes, Livourne, Parme, la Savoie, les États de l'Église, Florence, Pise, etc. A l'égard des ministres du roi, il faut bien qu'il prenne garde de ne point prendre la main chez les ambassadeurs, c'est-à-dire qu'il faut donner toujours la droite aux ambassadeurs chez eux, quelques instances pressantes qu'ils lui fassent du contraire, d'autant que le roi leur a défendu de donner la droite à aucun de ses sujets, et qu'ainsi ce serait offenser le roi, s'il en usait autrement. Voilà pour la question d'étiquette et de cérémonial, si importante au XVIIe siècle. Voici maintenant des indications minutieuses d'itinéraire :

Pour le séjour qu'il fera, il suffira de deux jours à Gênes, deux jours à Florence, huit jours à Rome, trois ou quatre jours à Naples et aux environs ; au retour à Rome huit autres jours, et il faut faire en sorte que ce dernier séjour se trouve dans la semaine sainte ; en partir le lundi de Pâques pour Lorette, et, de là, voir les principales villes de la Romagne, Ravenne, Faence, Rimini et autres ; une demi-journée dans chacune de ces villes suffira ; à Venise deux ou trois jours ; dans les autres villes de l'État de Venise une demi-journée à chacune ; à Milan une ou deux journées, à Mantoue et à Turin une ou deux journées.

Plus loin, c'est le surintendant des beaux-arts qui parle :

Il visitera l'Académie du roi qui est à Rome, et le cavalier Bernin., et s'appliquera particulièrement à apprendre l'architecture et à prendre le goût de la peinture et sculpture pour se rendre, s'il est possible, un jour capable de faire ma charge de surintendant des bâtiments, qui lui donnera divers avantages auprès du roi. S'il veut s'appliquer à former son goût sur l'architecture, la sculpture et la peinture, il faut qu'il observe d'en faire discourir devant lui, interroge souvent, se fasse expliquer les raisons pour lesquelles ce qui est beau et excellent est trouvé et estimé tel ; qu'il parle peu et fasse beaucoup parler.

 

Plus tard, lorsque Colbert associe son fils aux affaires, il lui remet une nouvelle instruction qui est comme le résumé de ses idées et de son expérience en matière d'administration, et dans laquelle il lui remontre qu'il est impossible de s'avancer dans les bonnes grâces d'un prince laborieux et appliqué, si l'on n'est soi-même et laborieux et appliqué, et que le seul moyen pour le marquis de Seignelay de succéder à la charge de son père est de faire connaître au roi qu'il est capable de la remplir par son zèle et son assiduité, qui seront les seules mesures ou du retardement ou de la proximité de cette grâce.

Le marquis de Seignelay, bien qu'il n'eût encore que vingt ans, répondit pleinement aux désirs et aux espérances de son père, et se tira si bien de la première épreuve, qu'il obtint presque aussitôt le brevet de survivance.

 

II

Avant de faire assister le lecteur aux derniers moments du grand ministre, il est à propos de revenir brièvement sur sa personne et sur son caractère.

Sa nature, nous l'avons vu, était non-seulement ferme, mais absolue, et supportant avec peine la contradiction. Insensible à la satire, dit Lemontey, sourd à la menace, incapable de peur et de pitié, cachant sous le flegme un tempérament colère et impatient, si, avant de résoudre, il consultait avec soin et avec bonne foi, il exécutait ensuite despotiquement et brisait les oppositions. Ce caractère entier s'était révélé dès son entrée au conseil : un jour que Louis XIV était présent, Brienne parlait sur une affaire relative à l'évêque de Genève, qui réclamait des magistrats de cette ville une rente traditionnelle de trois à quatre mille livres ; Colbert, qui écoutait avec attention, prit soudainement la parole, en déclarant avec hauteur que le roi n'entendait point se mettre mal avec les Genevois, et que, s'il y avait réellement lieu, il préférerait donner lui-même une gratification au prélat. Vous voyez sur quel ton le prend le sieur Colbert, dit à l'issue du conseil le Tellier au bonhomme Brienne, furieux de ce que son fils eût été ainsi interrompu devant le roi ; il faudra compter avec lui[2].

Travailleur infatigable, il voulait que tous fussent infatigables comme lui pour le service du roi, et il était d'une extrême rigueur envers tous ses commis, sans distinction de grade ; il ne regardait pas non plus à la parenté : il forçait son neveu Desmarets à venir, hiver comme été, travailler avec lui dès sept heures du matin. Une fois Desmarets était en retard d'un quart d'heure ; Colbert, sans mot dire, lui montra l'aiguille de la pendule ; l'autre crut pouvoir s'excuser en disant qu'il y avait eu la veille à la cour un bal qui s'était prolongé fort avant dans la nuit, et qu'au matin les suisses l'avaient fait attendre un quart d'heure avant de le laisser sortir. Il fallait vous présenter à eux un quart d'heure plus tôt, répondit Colbert.

Nous l'avons dit, il ne supportait pas la contradiction, alors même qu'il la demandait. Un jour, il avait convoqué, pour une conférence sur le commerce, les principaux marchands de Paris ; aucun n'osait ouvrir la bouche. Messieurs, leur dit-il, êtes-vous muets ?Non, Monseigneur, répondit l'un d'eux ; mais nous avons peur de vous offenser, s'il nous échappe quelque parole qui vous déplaise. — Parlez librement, répliqua le ministre ; celui qui le fera avec le plus de franchise sera le meilleur serviteur du roi et mon meilleur ami. Alors celui qui avait déjà pris la parole continua : Monseigneur, puisque vous nous le commandez, et que vous promettez de trouver bon ce que nous aurons l'honneur de vous représenter, je vous dirai franchement que, lorsque vous êtes venu au ministère, vous avez trouvé le chariot renversé d'un côté, et que, depuis que vous y êtes, vous ne l'avez relevé que pour le renverser de l'autre. Le mot était hardi, dur même, de plus injuste, et, selon toute apparence, quelque intérêt privé compromis avait inspiré cette sortie ; le ministre pâlit de colère, et ses épais sourcils se froncèrent de telle façon que personne n'osa souffler mot, et que la conférence n'alla pas plus loin. Il n'avait pu se contenir, malgré sa promesse et son désir.

C'est surtout en matière de finances qu'il était impitoyable : non - seulement les malversations, mais les plus petits abus le mettaient hors de lui. M. P. Clément rapporte, à ce sujet, l'anecdote suivante : Perrault, l'auteur des Contes des fées, avait un frère receveur des finances à Paris, le même qui avait travaillé avec Colbert, alors son subalterne, chez un trésorier des parties casuelles. De 1654 à 1664, époque où le frère de Perrault exerça cette charge, les recettes furent, comme on l'a vu, extrêmement difficiles, et le roi se trouva obligé de remettre au peuple tout ce qui restait dû sur les tailles de ces dix années : libéralité admirable, dit Charles Perrault[3], si elle n'eût point été faite aux dépens des receveurs généraux qui avaient avancé ces fonds, et qui ont été presque tous ruinés, faute d'en avoir pu faire le recouvrement. Son frère se trouva dans ce cas, et, en 1664, tourmenté, persécuté par ses créanciers, il crut pouvoir prendre quelques fonds sur la recette courante pour payer ses dettes les plus criardes. Colbert l'apprit et le fit appeler ; mais, craignant les poursuites de quelques personnes qui parlaient déjà de le faire incarcérer, Perrault s'était caché. Que pouvait faire Colbert ? Il donna ordre que sa charge fût vendue au profit du trésor. Vainement Charles Perrault intercéda souvent en sa faveur. Un jour Colbert lui dit : Votre frère s'est fié sur mon amitié, et il a cru qu'il pouvait impunément jouer le tour qu'il m'a fait. Là-dessus Perrault se récria, exposa de nouveau les causes premières de la gêne de son frère ; quoi qu'il en soit, il dut se résigner et se retirer.

Parfois pourtant, la fibre du sévère ministre se détendait, comme en témoigne le fait suivant : Après que le Nostre eut refait le jardin des Tuileries, Colbert dit au même Charles Perrault, son premier commis à la surintendance des bâtiments : Allons aux Tuileries en condamner les portes : il faut conserver ce jardin au roi, et ne pas le laisser ruiner par le peuple, qui, en moins de rien, l'aurait entièrement gâté t[4]. Cette interdiction eût certainement semblé dure aux promeneurs parisiens, accoutumés à jouir en liberté de cet espace. Charles Perrault sentait que la mesure serait une cause de mécontentement, et il en fit la remarque à Colbert, alléguant le plaisir que les femmes et les enfants prenaient à circuler et à s'ébattre dans le jardin. Il n'y a que les fainéants qui viennent ici, répliqua Colbert. Perrault répondit qu'il y avait aussi des convalescents, des malades, et il ajouta que sans doute les jardins des rois n'étaient si spacieux qu'afin que tous leurs enfants pussent s'y promener. À ce mot, Colbert sourit, et, les jardiniers ayant confirmé le langage de Perrault, le ministre ne parla plus de fermer les Tuileries.

 

III

Dès 1672, la santé de Colbert était gravement altérée ; les excès de travail et les soucis minaient cet homme de fer. Il souffrait de l'estomac, et avait dû s'astreindre à un régime très-rigoureux. En 1680, à la suite d'un voyage qu'il fit avec le roi dans les Pays-Bas, il eut une fièvre maligne, dont les accès duraient parfois quinze heures ; ce fut un remède nouveau alors, le quinquina, qui le sauva. Quelque temps après, il fut atteint d'une autre maladie plus grave, et dès lors sa guérison devint impossible ; mais, on peut le croire, ce furent principalement les duretés du roi qui hâtèrent la fin du ministre. Un jour Louis XIV, avisé par Louvois que Colbert avait passé un marché onéreux au sujet de la grille de la grande cour de Versailles, reprocha très-amèrement à son vieux serviteur ses dépenses effroyables. — Il y a de la friponnerie, lui dit le monarque. Sire, répondit Colbert, je me flatte au moins que ce mot-là ne s'étend pas jusqu'à moi. — Non, dit le roi, mais il fallait y avoir plus d'attention... si vous voulez savoir ce que c'est que l'économie, allez en Flandre ; vous verrez combien les fortifications des places conquises ont peu coûté. Le roi faisait allusion aux terrassements et aux maçonneries dont Louvois, suivant en cela l'exemple des Romains, avait confié l'exécution aux soldats, moyennant une très-faible paye.

Louis XIV accuser Colbert de profusion et de gaspillage ! En vérité, n'y a-t-il pas de quoi confondre ? Le roi oubliait que ces dépenses effroyables, Colbert les avait toujours condamnées, qu'il n'avait pas tenu à lui d'empêcher que les immenses travaux de Versailles ne dévorassent toutes les ressources du trésor ; il oubliait que ce n'était pas au ministre, mais au monarque qu'il fallait attribuer les ravages de ce cancer intérieur[5] des fastueux bâtiments ; il ne se souvenait pas que si quelqu'un, sous son règne, avait représenté le bon sens, la probité et l'économie, c'était cet administrateur dont l'activité et le génie avaient enfanté tant d'œuvres sérieuses et créé tant de ressources, sitôt ruinées ou dévorées par la guerre et par les caprices de la prodigalité royale. Il oubliait enfin que cette gloire dont il était si fier, il la devait, au moins pour moitié, à cet homme qu'il accusait aujourd'hui avec tant d'ingratitude. Mais le prince était circonvenu par les menées et les intrigues des nombreux ennemis que Colbert s'était faits par son intégrité même : on accusa même celui-ci de tramer des desseins pernicieux et d'aspirer au rôle de Richelieu et de Mazarin ; et cela, à la fin de sa carrière, sur ses derniers jours, dans un temps où il n'avait plus guère qu'à songer à la mort, s'il n'avait songé encore aux intérêts de l'État et de son roi ! Comment celui-ci pouvait- il prêter l'oreille à ces misérables et ridicules propos ? C'est que Louis XIV, malgré ses apparences de force et d'autorité, était faible parfois, et facilement dominé.

 

IV

Colbert, ministre, souffrait cruellement de cette disgrâce imméritée ; mais l'homme, en lui, ne souffrait pas moins. Il aimait sincèrement Louis XIV ; sa foi en son souverain avait été une foi vivace et ardente. Le maître et le serviteur n'avaient-ils pas, pendant vingt ans, vécu côte à côte, pour ainsi dire ? pendant vingt ans, n'avaient-ils pas travaillé de concert, et, le plus souvent, de bon accord à la gloire et à la grandeur de la France ? Colbert, bien qu'il s'affligeât parfois des écarts de son maître, s'était habitué à voir en lui l'idéal de la royauté ; dans sa pensée et dans son cœur, il l'avait mis comme sur un piédestal d'où rien ne semblait pouvoir le faire descendre ; aussi la désillusion devait-elle porter au pauvre grand homme un coup mortel. Louis XIV en a fait mourir d'autres à peu près de la même façon, Racine, par exemple. Quant à Colbert, dans l'été de 1683, il prit le lit pour ne plus le quitter. En apprenant qu'il n'y avait plus d'espoir, Louis XIV, dans un accès de remords peut-être, lui envoya un gentilhomme avec une lettre ; Colbert refusa de la lire en disant : Je ne veux plus entendre parler du roi ; qu'au moins à présent il me laisse tranquille ! C'est au Roi des rois que j'ai maintenant à répondre. Il ajouta : Si j'avais fait pour Dieu ce que j'ai fait pour cet homme-là, je serais sauvé deux fois, et maintenant je ne sais ce que je vais devenir. Quel châtiment pour Louis XIV que de telles paroles ! et en même temps quel honneur pour le caractère et la mémoire de Colbert !

Ainsi mourut à Paris, le 6 septembre, sur les trois heures de relevée, à l'âge de soixante-quatre ans, dans son hôtel de la rue Neuve-des-Petits-Champs, Jean-Baptiste Colbert, chevalier, marquis de Châteauneuf-sur-Cher, baron de Sceaux, Lignières et autres lieux, conseiller ordinaire du roi en tous ses conseils, du conseil royal, commandeur et grand trésorier de ses ordres, ministre et secrétaire d'État de la marine et des commandements de Sa Majesté, contrôleur général des finances, surintendant et ordonnateur général des bâtiments, arts, commerce et manufactures de France.

Il expira, sans même avoir pu dire le suprême adieu à son fils aîné : ce jour-là et à cette heure, le marquis de Seignelay avait dû quitter le chevet de son père à l'agonie, pour aller à Fontainebleau remplir les devoirs de sa charge. L'obligation était dure ; mais l'étiquette était formelle, et rien ne pouvait dispenser Seignelay, même en cas pareil ; il s'agissait de présenter au roi les membres de l'université de Paris qui venaient apporter à Sa Majesté leurs condoléances sur la mort de la reine Marie-Thérèse, décédée au mois d'août précédent.

Après l'ingratitude du roi, l'ingratitude du peuple : Colbert, comme Sully, fut insulté et maudit après sa mort, et les gens des halles se portèrent vers son hôtel afin d'outrager ses restes. Il fallut remettre à la nuit pour l'enterrer, et ce fut sous l'escorte d'une troupe d'archers qu'il fut conduit de la rue Neuve-des-Petits-Champs à l'église Saint-Eustache.

Ce n'est pas tout : la calomnie le poursuivit jusque dans la tombe ; la haine de ses ennemis s'exhala en libelles diffamatoires, en invectives de carrefour. Un écrivain, ou plutôt un pamphlétaire, composa contre lui un ouvrage plein de faussetés et d'injures, et l'on grava une estampe, intitulée le gouffre d'enfer, qui représentait le squelette de la Mort surprenant Colbert assis et en train de compter l'argent de son coffre-fort. La Mort lui disait : L'heure est venue ; il faut partir. A droite, derrière le rideau, apparaissait à mi-corps un diable, qui attendait le moment de mettre la griffe sur l'avare ministre[6].

Telle fut l'oraison funèbre du digne successeur des Sully, des Richelieu et des Mazarin. Le roi Louis XIV, qui voyait ces indignités avec indifférence peut-être, qui, en tout cas, ne paraît avoir rien fait pour les prévenir ou les réprimer, Louis XIV était loin de se douter qu'à trente-deux ans de là son propre corps, abandonné aux laquais, serait envoyé en poste à Saint-Denis, sa dernière demeure, et ne recueillerait sur la route que les injures d'une foule ivre attablée dans les cabarets.

 

V

Tous deux, roi et ministre, avaient commencé d'accomplir une œuvre vraiment immense. Le roi, malheureusement, se dégoûta trop vite de cette pacifique collaboration ; le roi avait d'autres passions que le ministre : celui-ci était avide d'ordre et de prospérité pour le royaume ; quant au prince, sans compter son goût pour les plaisirs, il était ambitieux de domination au dehors et au dedans. Tant qu'il fut possible de concilier le travail des grandes réformes intérieures avec le prestige de la force à l'extérieur, le roi soutint de son autorité l'infatigable restaurateur des finances, du commerce et de l'industrie ; mais quand il fallut choisir entre deux politiques contraires et inconciliables, quand s'éleva le conflit entre le génie de la guerre et celui de la paix, Louis XIV, fermant les yeux sur les conséquences de son choix, opta pour Louvois qui représentait l'un, contre Colbert qui représentait l'autre. Colbert, resté seul, ou à peu près, pour continuer l'œuvre entreprise d'abord avec l'entier assentiment du roi, essaya de suffire à tout avec les inépuisables ressources de son génie, de son expérience et de sa volonté ; il tâcha de nourrir les armées sans affamer le peuple ; il fit des prodiges d'intelligence et d'énergie pour satisfaire tout ensemble aux chimères orgueilleuses du roi et aux pressantes nécessités du royaume. Obligé de détruire lui-même ce qu'il avait édifié avec tant de peine, il s'efforce ensuite de réparer et de reconstruire, et si le prince, lassé de conquêtes et de victoires, fût alors revenu à son ministre, si une nouvelle entente se fût établie entre ces deux pensées qui s'étaient si bien entendues d'abord, l'œuvre de réparation eût pu s'accomplir et les plaies saignantes encore se fussent promptement guéries : la gloire militaire était acquise, et l'on pouvait se remettre aux féconds travaux de la paix. Mais Louis XIV ne consentit point à revenir en arrière : entouré de son brillant état-major de généraux, de princes et de courtisans, il s'engagea toujours plus avant dans la voie sanglante et périlleuse des conquêtes. Le jour viendra pourtant, mais trop tard, où le grand roi, vaincu, mais debout encore dans sa défaite, pourra faire d'amers retours sur le passé ; pour panser tant de blessures, pour réparer le désastre de nos finances, pour remédier aux maux de la dépopulation, d'une misère générale, de la famine même, il retournera la tête et cherchera des yeux Colbert : mais Colbert ne sera plus là.

 

 

 



[1] Collection de M. P. Clément.

[2] Mémoires de l'abbé de Choisy.

[3] Dans ses Mémoires.

[4] Cette crainte était chimérique : on l'a exprimée à nouveau de nos jours, notamment lors de l'établissement des nombreux jardins ou squares qui sont à Paris, et des parterres de fleurs et d'arbustes des Champs-Élysées ; or il est à remarquer que le peuple, même dans les jours de foule, a toujours respecté ces créations d'agrément public, et que la surveillance et la garde en sont, par cela même, très-faciles.

[5] Saint-Simon.

[6] Nous avons vu que Colbert avait 10 millions de fortune ; mais c'était une fortune honnêtement acquise. Il envoya au roi, avant de mourir, dit l'abbé de Choisy, le mémoire de son bien, et fit voir clairement que les appointements de ses charges et les gratifications extraordinaires avaient pu, en vingt-deux ans, produire légitimement une somme aussi considérable que celle-là. — Ajoutons que Colbert était aussi bon administrateur de sa fortune que de la fortune publique.