COLBERT

MINISTRE DE LOUIS XIV (1661-1683)

 

CHAPITRE VIII. — COLBERT ET LES RÉSULTATS ÉCONOMIQUES DE LA GUERRE

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Faveur croissante de Louvois. — Les dépenses de la guerre ; affaires extraordinaires. — Hésitations et anxiétés de Colbert. — Son œuvre détruite. — Ses efforts pour rétablir les finances et soulager le peuple. — Révoltes dans les provinces. — Travail ardu de réparation. — Louis XIV et les conquêtes en pleine paix.

 

I

La paix de 1678 marque l'apogée du règne de Louis XIY : c'est le moment où le canal de Languedoc est creusé, où la Feuillade s'agenouille devant la statue du grand roi[1], où ce monarque écrit, dans ses Instructions au Dauphin : Les rois sont les lieutenants de Dieu sur la terre. Pour commander aux autres, il faut s'élever au-dessus d'eux ; et le prince, prenant ces maximes à la lettre, veut plus que jamais s'élever au-dessus des autres par le prestige sanglant de nouvelles conquêtes.

Depuis six à sept ans déjà, le génie de la paix, Colbert, est vaincu définitivement : le roi témoigne toujours un apparent intérêt à son ministre des premiers jours ; il le prie, dans mainte lettre affectueuse, de prendre soin de sa santé, afin de pouvoir continuer à le servir ; mais on sent désormais qu'à la cour un astre nouveau éclipse l'ancien : il faudra peu de chose pour amener entre le maître et le serviteur un refroidissement, puis des récriminations et des aigreurs. Colbert, du reste, ne prenait pas la peine de dissimuler sa jalousie contre Louvois, et le bruit ne tarda pas à en venir aux oreilles du roi, qui, dès le mois d'avril 1671, lui écrivait les lettres suivantes :

Je fus assez maître de moi avant-hier pour vous cacher la peine que j'avais d'entendre un homme que j'ai comblé de bienfaits, comme vous, me parler de la manière que vous faisiez. J'ai eu beaucoup d'amitié pour vous : il y paraît par ce que j'ai fait ; j'en ai encore présentement, et je crois vous en donner une assez grande marque en vous disant que je me suis contraint un seul moment pour vous[2], et que je n'ai pas voulu vous dire moi-même ce que je vous écris, pour ne pas vous commettre à me déplaire davantage. C'est la mémoire des services que vous m'avez rendus et mon amitié qui me donnent ce sentiment. Profitez-en et ne hasardez plus de me fâcher encore ; car, après que j'aurai entendu vos raisons et celles de vos confrères, et que j'aurai prononcé sur toutes vos prétentions, je ne veux plus jamais en entendre parler. Voyez si la marine ne vous convient pas, si vous ne l'avez à votre mode, si vous aimeriez mieux autre chose ; parlez librement ; mais, après la décision que je donnerai, je ne veux pas une seule réplique. Je vous dis ce que je pense, pour que vous travailliez sur un fondement assuré, et pour que vous ne preniez pas de fausses mesures.

Le sens de la seconde lettre est le même :

Ne croyez pas que mon amitié diminue : vos services continuant, cela ne se peut ; mais il me les faut rendre comme je le désire, et croire que je fais tout pour le mieux. La préférence que vous craignez que je donne aux autres ne vous doit faire aucune peine. Je veux seulement ne pas faire d'injustice et travailler au bien de mon service ; c'est ce que je ferai quand vous serez tous auprès de moi. Croyez, en attendant, que je ne suis point changé pour vous, et que je suis dans les sentiments que vous pouvez désirer[3].

 

II

Le ton de maître absolu qui règne dans ces lettres est frappant ; elles trahissent même une impatience mal dissimulée qui fait pressentir la disgrâce future. Mais, en attendant que Colbert devînt définitivement victime des caprices du monarque, la longue œuvre de son laborieux ministère dépérissait de jour en jour. Tout son système financier avait été, en quelque sorte, jeté à terre par le premier coup de canon tiré contre la Hollande. Pour commencer la guerre, le roi avait demandé un fonds de 45 millions qu'il fallut trouver. Colbert recourut d'abord aux procédés les plus conformes à ses principes d'économie et de bonne administration : il diminua le nombre des trésoriers de France et celui des officiers des greniers à sel[4] ; en même temps les postes furent retirées à Louvois, qui en était le surintendant, et affermées, ainsi que les voitures publiques, à raison de 900.000 livres par an ; on rechercha soigneusement les terres nobles possédées par des roturiers, et ce recouvrement du droit de franc-fief produisit environ cinq millions.

Mais Colbert était encore loin de compte, et, forcé de nourrir la guerre, il dut se résigner à des, expédients tout à fait contraires à son système. Lui qui avait dégagé le domaine royal, il se vit réduit à en aliéner de nouveau une partie ; lui qui avait voulu supprimer la vénalité des offices, il fit rendre l'hérédité à plusieurs charges publiques : il en résulta quelques millions encore. Lui enfin, qui avait institué contre les traitants cette terrible chambre de justice de 1661, il fut contraint de revenir à eux, de subir la loi de cette gent avide dont il avait essayé de purger le royaume à jamais. Celle-ci se souvenait des rigueurs passées ; elle profita du besoin qu'on avait d'elle pour se montrer dure, exigeante ; enfin, ces financiers, tant malmenés, prirent revanche, et plantèrent insolemment leurs fourches caudines, sous lesquelles Colbert dut passer.

Quant à la ressource d'accroître les tailles, c'est-à-dire de surcharger ces classes rurales, pour le soulagement desquelles il avait tant fait, à aucun prix Colbert n'y eût consenti ; il préféra doubler la taxe de consommation sur les eaux-de-vie, et soumettre au droit sur les vins en gros les villes et bourgs qui en étaient exempts. Il prit toutefois quelques mesures malencontreuses, qui provoquèrent bien des malédictions : il y avait dans Paris, principalement à la halle aux draps et aux toiles, des boutiques, échoppes et places pour la vente, qui étaient louées à bas prix au profit du trésor, ou concédées gratuitement par tolérance ; Colbert les fit mettre à bail, et, pour la première fois, les petits étalagistes furent forcés de payer chèrement le droit au pavé. En outre, il renouvela le vieil édit du toisé, qui avait jadis occasionné tant de troubles, et il frappa d'une taxe les maisons bâties en dehors de l'ancienne enceinte de la ville. Ces mesures portaient atteinte à une foule d'intérêts, l'esprit du peuple s'aigrissait, et, dès ce jour, l'impopularité de Colbert alla sans cesse croissant.

Une fois engagés dans cette voie des affaires extraordinaires, ni le roi ni son ministre n'étaient maîtres de s'arrêter, la guerre exigeant des ressources et les dévorant, pour en exiger aussitôt de nouvelles. Que fait-on ? On revient aux exemptions de tailles moyennant finance ; on met des taxes sur les étrangers naturalisés ; on constitue de nouveaux offices : mesureurs de grains, vendeurs de marée, vendeurs de veaux, de cochons de lait, de volailles, maîtres-gardes et gourmets de bière, essayeurs de beurre salé, conseillers-contrôleurs du roi aux empilements de bois, etc., toutes charges fort courues, ce qui faisait dire au chancelier de Pontchartrain qu'aussitôt que le roi créait une charge inutile, Dieu créait en même temps un sot pour l'acheter. Tous ces offices, on le comprend, étaient d'ailleurs autant d'entraves apportées au développement de l'agriculture et de l'industrie[5].

Enfin, les nécessités devenant chaque jour plus impérieuses, la question des emprunts fut agitée au conseil : Louvois et le premier président Lamoignon opinaient pour qu'on se lançât sur cette pente ; Colbert résistait avec fermeté, disant que le public resterait sourd à l'appel de l'État ; mais Louis XIV donna gain de cause aux partisans de l'innovation. Vous triomphez, dit Colbert à Lamoignon au sortir de cette conférence ; vous pensez avoir fait l'action d'un homme de bien ! Eh ! ne savais-je pas comme vous que le roi trouverait de l'argent à emprunter ? Mais je me gardais avec soin de le dire. Voilà donc la voie des emprunts ouverte ! Quel moyen restera-t-il désormais d'arrêter le roi dans ses dépenses ? Après les emprunts, il faudra les impôts pour les payer, et si les emprunts n'ont point de bornes, les impôts n'en auront pas davantage.

 

III

Dès ce moment la position de Colbert devint de plus en plus pénible et presque intolérable : à chaque instant, c'étaient de nouvelles demandes d'argent ; ainsi, en 1673, le roi signifie au contrôleur général qu'il est nécessaire de porter à 60 millions, au lieu de 45 où il était, le fonds de la guerre, et, comme le ministre se récriait : Songez-y, lui dit assez sèchement Louis XIV ; si vous ne pouvez trouver cette somme, un autre la trouvera ; or, cet autre, c'était Louvois. Colbert, dit Charles Perrault dans ses Mémoires[6], s'enferma chez lui, ne voulant plus retourner chez le roi ; ses commis le virent travaillant à remuer tous ses papiers, sans qu'on sût ce qu'il faisait ni ce qu'il pensait. Un combat douloureux se livrait dans son âme : mis en demeure d'opprimer le peuple et de le ruiner, après s'être fait, en quelque façon, son soutien et son bienfaiteur, se résignera-t-il à ce rôle nouveau et odieux ? Deviendra-t-il un Foucquet, pour complaire au maître tout-puissant ? Ou bien se retirera-t-il du ministère, abandonnant à d'autres mains le soin d'achever la destruction de son propre ouvrage ? Il hésita longtemps ; sa famille, fort intéressée d'ailleurs dans la question, l'exhortait à ne point quitter la place, disant que c'était un piège qu'on lui tendait pour le perdre en l'éloignant des affaires. Lui, de son côté, se répétait qu'il n'avait pas le droit de livrer la France à des financiers ou administrateurs empiriques ; que, lui présent, les maux du pays seraient toujours un peu adoucis ; que d'ailleurs la guerre aurait son terme, et que l'avenir apporterait sans doute des dédommagements et des ressources qui feraient bien vite oublier les maux passés. Il resta donc ; mais, suivant Charles Perrault, tandis qu'auparavant on le voyait se mettre au travail en se frottant les mains de joie, depuis ces derniers incidents, il ne travailla plus qu'avec un air chagrin et même en soupirant. De facile et aisé qu'il était, il devint sombre et difficultueux, presque inabordable, et l'expédition des affaires en fut beaucoup ralentie.

 

IV

Le malheureux ministre se résigna donc à de nouvelles mesures fiscales ; mais il fit du moins tout ce qu'il put pour en atténuer les fâcheux effets. Lui qui, en 1665, avait réduit l'intérêt de l'argent au denier 20 (5 %), il fut obligé de signer une déclaration qui le relevait au denier 18 pour les prêts faits au roi ; ce taux fut même dépassé : pour satisfaire aux exigences des traitants, on alla jusqu'au denier 16 ou 14 (7 et 7 et demi %). Colbert, qui avait fait un vain appel aux capitaux du dehors, en autorisant les étrangers à se rendre acquéreurs des rentes créées sur l'hôtel de ville (pour 900.000 livres) en diverses émissions, eut alors l'heureuse idée de s'adresser directement à la grosse masse du public français : c'était une première vulgarisation, presque une démocratisation du crédit. Une caisse d'emprunt fut instituée, qui recevait en dépôt, comme le fait aujourd'hui la Banque de France, les sommes, si modiques qu'elles fussent, que les particuliers y apportaient ; la faculté de retrait était à la discrétion des déposants, et le remboursement se faisait avec un intérêt de 5 %, au profit des prêteurs. Cette innovation fut favorablement accueillie, et les fonds ne cessèrent d'affluer à la caisse. Mais la guerre continuait toujours, condamnant Colbert à recourir aux taxes les plus vexatoires. Son esprit s'assombrissait de plus en plus ; l'espérance toutefois ne l'abandonnait pas entièrement. Un jour, un de ses amis le surprit rêvant profondément devant une fenêtre de son château de Sceaux, l'œil fixé sur les riantes campagnes d'alentour ; cet ami lui demanda quel pouvait être l'objet de sa méditation, et Colbert répondit : En contemplant ces campagnes fertiles qui sont devant nos yeux, je me rappelais celles que j'ai vues ailleurs : quel riche pays que la France ! si les ennemis du roi le laissaient jouir de la paix, on pourrait, en peu d'années, procurer à ses peuples cette aisance que leur promettait le grand Henri, son aïeul. Je voudrais que mes projets eussent une fin heureuse, que l'abondance régnât dans le royaume, que tout le monde y fût content, et que, sans emplois, sans dignités, éloigné de la cour et des affaires, l'herbe crût dans ma cour !

Malheureusement la réalité empêcha la réalisation du rêve : en août 1674, le droit sur le sel est augmenté de 30 sous par minot, et ce n'est pas tout : parmi les cinq grosses fermes étaient compris les droits sur le tabac ; le tabac des colonies françaises était soumis, en vertu du tarif de i664 dont nous avons parlé plus haut, à un droit de 4 livres par 100 livres ; le tabac étranger payait 13 livres ; or, par une déclaration de 1674, le monopole de la vente du tabac fut attribué à l’État. Divers arrêts et ordonnances jusqu'en 1681 interdirent aux particuliers, sous des peines très-sévères, telles qu'amendes, carcan, bannissement, galères à temps ou à perpétuité, l'importation, la culture, la fabrication, le transport et la vente de cette denrée. On détermina les endroits où la culture de la plante pouvait être autorisée en France : la surveillance fut confiée à des agents du fisc, armés des règlements les plus minutieux ; enfin, on créa sur ce point toute une police spéciale, assez analogue à la police tant détestée des gabelles. On sait du reste avec quelle rapidité s'accrut le produit du nouvel impôt : en vingt ans, le rendement était monté de 500.000 livres à 1.600.000. A la même époque, les cafés publics, de la Turquie, se répandirent en France[7], au grand scandale de nombre de gens : Vin, café, tabac, opium, disait-on alors, sont les quatre ministres du diable.

En même temps que ce monopole, fut établi un droit de marque sur l'étain ; il n'était que de 1 sol par livre, mais c'était naturellement la vaisselle du pauvre qui était atteinte par cette taxe. De plus, un édit du 23 mars 1673 obligea de se constituer en communautés tous les métiers qui étaient jusqu'alors restés indépendants et en dehors de toute réglementation ; c'était achever l'œuvre des ordonnances de 1581 et 1597. Des agents spéciaux, dit M. Clamageran, furent préposés à l'exécution de l'édit : Colbert leur donna des instructions précises et sévères ; il leur recommanda, en termes exprès, d'interdire le travail aux ouvriers récalcitrants. Bien peu de métiers, cette fois, purent se soustraire au joug de la hiérarchie officielle. Le même édit soumettait à une lourde taxe chaque maîtrise ancienne ou nouvelle. Dans le principe, la taxe était individuelle ; sous cette forme, elle parut intolérable ; l'irritation des artisans, portée au comble, menaçait la paix du royaume. Le cardinal de Bonsy, archevêque de Toulouse, écrivait à Colbert le 25 novembre 1673 : Je ne puis vous cacher que l'édit des taxes sur les gens de métier fait un grand bruit dans la province ; ce sont des gens, pour la plupart, qui vivent du jour à la journée, de la sueur de leur corps, qui sont taxés d'ailleurs pour leur industrie par les communautés[8], et dont la finance, qui en revient au roi, est si modique qu'il a paru aux états de pouvoir espérer là-dessus quelque douceur. De divers côtés, des avis analogues parvinrent à Colbert ; il en tint compte dans une certaine mesure. Il reconnut que cette affaire des arts et métiers était très - délicate, qu'elle exigeait une circonspection extrême ; qu'il était a dangereux de faire des taxes sur ces sortes de petites gens et d'en faire le recouvrement par contrainte. Il recommanda alors de s'entendre avec les corps de métiers et même avec les municipalités, qui fourniraient une somme fixe et la répartiraient à leurs risques et périls, selon le mode qui leur conviendrait le mieux, entre les membres des corporations ou les habitants des villes et gros bourgs. Ces derniers furent autorisés à prendre sur leurs octrois le montant de la taxe. C'est ainsi que les choses se passèrent dans toutes les provinces. L'édit de mars se trouvait radicalement modifié dans sa partie fiscale[9].

 

V

Aussitôt que la paix de Nimègue eut été signée, Colbert entreprit de restaurer à nouveau nos finances ; mais par quel moyen rétablir l'équilibre du budget et ramener la dette publique constituée à ce chiffre modeste de huit millions que le ministre, avant la guerre de Hollande, s'était juré de ne pas dépasser ? Il y parvint cependant en remboursant les rentes les plus onéreuses, au moyen d'emprunts opérés au denier 20. Dans un mémoire présenté au roi en 1679, il insistait sur la nécessité d'alléger le fardeau qui écrasait le peuple :

Nonobstant tout ce qui a été fait, il faut toujours avouer que les peuples sont fort chargés, et que, depuis le commencement de la monarchie, ils n'ont jamais porté la moitié des impositions qu'ils portent, c'est-à-dire que les revenus de l'État n'ont jamais été de quarante millions et qu'ils montent à présent à quatre-vingts millions et plus, et ces quatre-vingts millions sont dépensés effectivement sans remises ni intérêts. Il n'y a plus d'affaires extraordinaires à faire, parce qu'elles aboutissent toutes à nouvelles impositions sur les peuples ou à aliénation des revenus du roi au denier 8 (12,50 %), 10 et 12, et le crédit de Sa Majesté est à présent au denier 20.

Si Sa Majesté se résolvait de diminuer ses dépenses et qu'elle demandât sur quoi elle pourrait accorder du soulagement à ses peuples, mon sentiment serait de diminuer les tailles et les mettre en trois ou quatre années à vingt- cinq millions de livres, et de diminuer d'un écu le minot de sel. Les cinq grosses fermes sont en un état fixe. Il faudrait rétablir, s'il était possible, le tarif de 1667, diminuer les droits d'aides et les rendre partout égaux et uniformes en révoquant tous les privilèges, abolir la ferme du tabac et celle du papier timbré, qui sont préjudiciables au commerce du royaume, achever les ordonnances générales pour toutes les fermes et pour les tailles, composer des compagnies de trésoriers au lieu des élections, greniers à sel et juges des traites, leur donner un pouvoir égal aux premiers pour juger en dernier ressort ; arrondir les ressorts des élections et greniers à sel ; diminuer le nombre des officiers tout autant qu'il sera possible, parce qu'ils sont à charge aux finances, et aux peuples et à l'État, les réduire tous insensiblement par suppression et par remboursement au nombre qu'ils étaient en 1600. Le bien et l'avantage qui en reviendraient aux peuples et à l'État seraient difficiles à exprimer. Il y aurait encore d'autres propositions tendant à même fin, qui pourraient être découvertes, si celles-ci étaient agréables à Sa Majesté[10].

 

On le voit, Colbert n'entendait pas maintenir les expédients purement temporaires que la guerre avait nécessités : malheureusement il était trop tard ; son action sur le roi était morte, et Louis XIV vieillissant l'écoutait à peine. La bonne volonté du ministre devait échouer contre le fait accompli et contre les idées personnelles d'un monarque qui rêvait encore conquêtes, même en pleine paix.

 

VI

L'établissement des nouveaux droits n'avait été nulle part plus mal accueilli que dans les pays d'états, qui tenaient particulièrement à leurs privilèges : à Bordeaux, à l'occasion de la marque de l'étain, le peuple s'était soulevé (mars 1675), au cri de Vive le roi sans gabelles ! les mutins avaient pillé les bureaux du timbre, assommé quelques commis et massacré un conseiller qui cherchait à les apaiser. Le maréchal d'Albret, gouverneur de la province, ne pouvant lutter contre toute une ville insurgée, avait promis une amnistie et la suppression de l'impôt contraire aux immunités du pays. Louis XIV et Colbert, cédant à la nécessité, acquiescèrent, en effet, à ces conditions, mais de mauvaise grâce, en se réservant de reprendre bientôt la revanche de la force et de l'autorité. Pour le moment, la situation était si alarmante, que l'intendant de Guyenne écrivait à Colbert :

Ce que je trouve, Monsieur, de plus fâcheux est que la bourgeoisie n'est guère mieux intentionnée que le peuple ; les marchands qui trafiquent en tabac, et qui, en outre de la cessation de leur commerce, se voyaient chargés de beaucoup de marchandises de cette nature que les fermiers refusaient d'acheter, et qu'il ne leur était pas permis de vendre aux particuliers, sont bien aises que le bruit continue, pour continuer avec liberté le débit de leur tabac ; les autres négociants s'étaient laissé persuader, ou du moins avaient feint de l'être, que du tabac on voulait passer aux autres marchandises ; les étrangers, habitués ici, fomentent de leur côté le désordre, et je ne crois pas, Monsieur, vous devoir taire qu'il s'est tenu des discours très-insolents sur l'ancienne domination des Anglais, et si le roi d'Angleterre voulait profiter de ces dispositions et faire une descente en Guyenne, où le parti des religionnaires est très-fort, il donnerait, dans la conjoncture présente, beaucoup de peine.

 

Sans nul doute, les craintes de l'intendant de Guyenne, à ce sujet, étaient exagérées ; mais il est certain aussi que la contagion séditieuse gagnait les provinces voisines : à Pau, on brûlait la maison où le bureau du papier timbré était installé, et une insurrection éclatait pour le même motif à la Réole, à Toulouse, à Limoges.

Cependant l'autorité, revenue de ses premières hésitations, reprit le dessus à Bordeaux : on avait rappelé du Roussillon les douze mille hommes de troupes qui gardaient la frontière, et on les avait mis en garnison dans la ville. En dépit des promesses faites au peuple de Guyenne, un lieutenant criminel et un conseiller qui avaient paru favorables à la cause de leurs compatriotes furent cassés, et un jurât étranger fut introduit dans la magistrature de la ville. L'effet de ce manque de parole fut de ranimer la révolte ; mais, cette fois, on fit intervenir la potence, et les soldats furent logés à discrétion chez les bourgeois. Plus de six cents familles émigrèrent ; on vit partir à la fois sur leur lest de ce port, tout à coup ruiné par la misère et par les représailles de l'autorité, douze cents vaisseaux étrangers. Devant ces terribles penderies qui se succédèrent durant plusieurs jours, force fut aux bourgeois de se soumettre ; les impôts furent rétablis, les privilèges de la province abolis, le parlement fut transporté à Condom, la cour des aides à Libourne, et la chambre des comptes à Agen.

Pendant que la Guyenne était en feu, la ville de Rennes et la Bretagne entière étaient soulevées contre les derniers édits financiers, particulièrement contre les impôts du papier timbré et du tabac, qui, selon l'expression de Mme de Sévigné, étranglaient la province. Ce pays rude et farouche, habité par une race d'hommes que ses mœurs, ses habitudes, son costume, sa langue même, sans compter ses privilèges, séparaient, pour ainsi dire, du reste de la France, avait pour gouverneur le duc de Chaulnes, qui, usant de l'artifice déloyal dont on s'était servi en Guyenne, publia d'abord le retrait des nouveaux impôts et une amnistie générale. Mais quand la fin de la campagne de cette année permit de faire rentrer et de faire agir les troupes à l'intérieur, les exécutions commencèrent à Nantes et à Rennes avec une rigueur effroyable. Il faut, disait le duc de Chaulnes dans une lettre à Colbert, ruiner entièrement les faubourgs de Rennes. Le moyen est violent ; mais c'est l'unique, ajoutait-il. Mme de Sévigné, qui était alors aux Rochers, près de Rennes, donne dans ses lettres des détails navrants sur les excès de répression commis alors, et son témoignage est d'autant moins suspect qu'elle était loin d'éprouver de la sympathie ou même de la pitié pour cette canaille révoltée. Elle raconte tout avec une imperturbable indifférence. Ces pauvres Bretons, les bonnets bleus, comme on les appelait, s'attroupaient dans les champs par bandes de quarante, de cinquante, et, dès qu'ils voyaient les soldats, se jetaient à genoux, en disant mea culpa, le seul mot français qu'ils savaient. Un jour, on prit à l'aventure vingt-cinq ou trente bourgeois pour les pendre. Cinq mille hommes occupèrent Rennes militairement ; on imposa sur les bourgeois une taxe de cent mille écus, avec menace, si elle n'était versée dans les vingt-quatre heures, de la doubler et de la faire lever par les soldats. Or, la levée ainsi faite, on savait ce que c'était : le pillage en grand. On a chassé et banni tout une grande rue, dit encore Mme de Sévigné, et défendu de les recueillir sous peine de la vie ; de sorte qu'on voyait tous ces misérables, femmes accouchées, vieillards, enfants, errer et pleurer au sortir de cette ville, sans savoir où aller, sans avoir de nourriture ni de quoi se coucher. Avant-hier on roua un violon qui avait commencé la danse et la pillerie du papier timbré ; il a été écartelé après sa mort, et ses quartiers exposés aux quatre coins de la ville. Il dit, en mourant, que c'étaient les fermiers du papier timbré qui lui avaient donné vingt-cinq écus pour commencer la sédition, et jamais on n'a pu en tirer autre chose. On a pris soixante bourgeois, on commence demain à pendre. Cette province est un bel exemple pour les autres, et surtout de respecter les gouverneurs et les gouvernantes, de ne point leur dire d'injures et de ne point jeter de pierres dans leur jardin. Cette lettre est du 30 octobre 1675 ; le 3 novembre, Mme de Sévigné écrit : Les rigueurs s'adoucissent ; à force d'avoir pendu, on ne pendra plus.

Le parlement de Bretagne fut déplacé comme celui de Guyenne ; on le transféra à Vannes : grande punition pour la ville coupable ; car, disait encore Mme de Sévigné, Rennes sans parlement ne vaut pas Vitré.

Tel fut, dans les provinces, un des lamentables résultats de la guerre que Louis XIV avait entreprise par orgueil. A l'extérieur, on l'a vu, le roi avait récolté la jalousie et la méfiance ; à l'intérieur, il récoltait la misère et la révolte.

 

VII

Ce n'était certes pas la faute de Colbert, qui, nous le répétons, avait essayé d'adoucir, par tous les moyens possibles, les coups qu'il s'était vu forcé de porter à l'agriculture, au commerce et à l'industrie. En faveur de l'agriculture, il avait diminué les droits d'exportation sur les vins et eaux-de-vie, permis aux provinces du Midi d'exporter leurs grains moyennant le payement d'un tarif de vingt-deux francs le muid, et octroyé aux provinces du Nord la même liberté, avec remise des trois quarts du tarif. En faveur des producteurs et de la marine de commerce il avait supprimé tous droits de sortie sur les marchandises apportées par navires français pour les colonies d'Amérique et d'Afrique ; il avait accordé des passeports aux navires flamands et autres étrangers pour venir chercher les denrées françaises, moyennant un droit par tonneau. Dès 1678, il avait diminué la gabelle de trente sous par minot de sel, et, avec le produit de l'emprunt fait à la paix, il avait racheté pour trente - deux millions de domaines publics aliénés. Ce n'est pas tout : effrayé de voir que les dépenses avaient dépassé cent dix millions, alors que le revenu net n'était que de quatre-vingt-un, il propose héroïquement au roi d'abaisser, pour l'année 4679, l'impôt à soixante-quinze millions, et de fixer au chiffre de soixante et onze millions le budget des dépenses : mais la guerre, qui continue, les travaux de luxe à Versailles, à Marly, qui vont s'accroissant, empêchent de donner suite à cette proposition salutaire ; en 1679, la dépense est de quatre-vingt-douze millions, avec anticipation de vingt - deux millions sur le revenu de 1680.

En vain Colbert diminue la taille : l'aggravation des autres droits ôte à ce bienfait toute sa portée. A la fin de 1680, la dépense s'élevait encore à quatre-vingt-dix millions, en pleine paix ; il fallut de nouveau anticiper d'une vingtaine de millions sur l'année suivante. Colbert, fidèle à son système de trancher toujours dans le vif, supplie Louis XIV de réduire la dépense à soixante millions : sinon, ajoute-t-il, il faudra de nouveaux emprunts, et le crédit sera bientôt frappé d'un coup mortel. Le roi n'accepte pas cette réforme radicale ; il entend ne pas descendre au-dessous de soixante-quatorze millions. Malgré ce nouvel échec, le ministre ne se décourage pas : par une augmentation obtenue sur les baux des fermes, le revenu de soixante - dix millions monte, en 1681, au-delà de quatre-vingts millions, et, par suite des rachats opérés, le domaine rend un excédent de plus de trois millions. En 1682, la dette consolidée est de nouveau ramenée au chiffre-type de huit millions annuels, et l'impôt produit quatre-vingt-cinq millions ; mais le roi, en pleine paix toujours, en dépense cent. C'était à désespérer : Colbert, comme l'a dit Henri Martin, ressemble à un nageur qui s'épuise en vains efforts pour atteindre la terre et que chaque flot rejette plus loin du rivage. Toutefois, en 1683, le revenu brut atteint près de cent treize millions, le revenu net s'élève à quatre-vingt-sept, et la taille et la gabelle ont été réduites de beaucoup ; Colbert projette encore de nouvelles diminutions, et pense même à une extension de la taille réelle. Ainsi, l'équilibre des budgets avait duré dix ans de suite, de i 662 à 1671 ; depuis la guerre de Hollande, il ne put jamais se rétablir entièrement ; mais, du moins, à partir de 1680, les déficits furent-ils moindres, et, en tous cas, le ministre sut rembourser pendant la paix les dettes contractées pendant la guerre.

Tel est le rapide historique de nos finances après la paix de Nimègue : où en était le commerce, particulièrement celui des grandes compagnies ? A Madagascar, celle des Indes orientales n'avait pu prendre une solide assiette : malgré les efforts de Colbert, qui, pour la relever, lui abandonne le prêt de quatre millions qu'elle avait reçu du trésor royal, elle marche vers une ruine imminente ; la guerre de Hollande a eu pour effet de lui enlever des postes comme Bantam, dans l'île de Java, Bender-Abassi et Masulipatam, en Asie, et la seule compensation à ces pertes, c'est la fondation de Pondichéry (1680).

Quant à la compagnie des Indes occidentales, elle avait encore plus souffert. Déjà éprouvée par la guerre de 1665-1666, elle fut accablée par celle de 1672 à 1679. Dès 1673, elle dut aliéner, moyennant une redevance, entre les mains d'une nouvelle compagnie dite du Sénégal, ses comptoirs de la côte d'Afrique ; en 167-4, elle prit un parti définitif : elle résigna tous ses droits entre les mains du roi, restituant ainsi au domaine public toutes nos colonies d'Amérique.

Mais voici que les guerres vont succéder aux guerres : Louvois, le plus grand, mais le plus brutal des commis, dit Choisy, sait se rendre ainsi nécessaire et consolider son influence. Malheureusement pour la France, les succès militaires de la guerre de Hollande ont paru justifier les prétentions de Louis XIV et encourager son ambition : désormais il va pratiquer à outrance cette politique orgueilleuse et agressive qu'il expiera si cruellement plus tard.

 

VIII

Sa première violence, c'est une sorte de défi aux autres souverains : ils avaient licencié leurs troupes ; il a gardé les siennes, et s'en sert pour faire de véritables conquêtes en pleine paix. Par une dérisoire interprétation des derniers traités, des chambres de réunion, convoquées par le roi, décident qu'on recherchera et qu'on poursuivra la possession des terres démembrées de l'Alsace, des Trois-Évêchés et de la Franche-Comté, provinces nouvellement adjointes au royaume. La grande ville impériale de Strasbourg est emportée par Louvois, tandis que ses bourgeois sont à la foire de Francfort ; puis une armée sortie de Pignerol surprend Casai ; une autre assiège Philipsbourg, pendant que le maréchal d'Humières s'empare de Dixmude et de Courtrai, sous prétexte que les Espagnols n'ont pas exécuté pleinement le traité de Nimègue. Encore une fois, c'était bien la guerre en pleine paix. Pour justifier cette étrange revendication des prétendues dépendances de provinces françaises, on fit valoir des droits seigneuriaux qui remontaient jusqu'à l'existence du royaume d'Austrasie, et l'on réclama l'abbaye de Wissembourg, comme une fondation du roi Dagobert. De là le réveil de la haine universelle, la coalition d'Augsbourg, suivie du traité de Ryswick. Ce traité fut une première humiliation pour Louis XIV, une première punition de son orgueil : il était forcé de reconnaître la royauté de Guillaume III et de rendre Pignerol à la Savoie.

Nous voilà déjà loin du glorieux prestige de Nimègue. Une petite nation, la Hollande, a osé la première résister à Louis XIV ; maintenant c'est l'Angleterre qui, débarrassée des Stuarts, soutiendra la lutte et imposera la paix ; puis viendra la succession d'Espagne ; l'Europe sera de nouveau bouleversée par les prétentions de Louis XIV, et la France engagée dans une longue guerre qu'elle ne sera plus en état de soutenir avec autant d'honneur, car elle n'aura plus alors ses grands ministres, et la plupart de ses grands capitaines auront disparu. La tâche de Colbert et de Louvois aura passé à Chamillard, celle de Turenne et de Condé aux Tallard et aux Villeroi. Ce règne, inauguré avec tant d'éclat, se terminera par des revers au dehors, par la misère au dedans. Il en est toujours ainsi, lorsque les potentats veulent surmener leur fortune.

 

 

 



[1] Érigée place des Victoires.

[2] Allusion évidente à quelque querelle au conseil entre Louvois et Colbert, et dans laquelle ce dernier l'avait pris probablement de trop haut, en présence du roi.

[3] Documents inédits sur l'histoire de France, par M. Champollion-Figeac. Nous avons rétabli dans les deux lettres l'orthographe des mots assez maltraitée par Louis XIV, qui avait, on le sait, une instruction plus que sommaire.

[4] Les gages des officiers supprimés furent reportés sur les officiers maintenus, qui payèrent 3.680.000 livres, pour le remboursement des charges de leurs confrères, et 1.360.000 livres pour les gages dont ils bénéficiaient.

[5] Édit de 1673.

[6] Livre IV.

[7] Le premier café fut fondé à Paris, en 1672, par un Arménien.

[8] Allusion à la taille imposée sur les revenus industriels dans chaque paroisse de Languedoc.

[9] Histoire de l'impôt en France, t. II.

[10] Manuscrit de la Bibliothèque impériale cité par M. Chéruel, Histoire de l'administration monarchique, t. II.