Rôle de Louvois. —
État de l'Europe en 1672. — Progrès du Brandebourg. — Situation de
l'Angleterre. — Prospérité de la Hollande. — Politique offensive de Louis
XIV, guerre des droits de la Reine. — Préliminaires de la guerre contre la
Hollande. — Campagnes de 1672 à 1678. — Paix de Nimègue.
I Nous
avons voulu exposer sans interruption l'œuvre immense de Colbert ; nous
l'avons montré non-seulement créant l'administration, presque de toutes
pièces, mais favorisant le mouvement des idées, le progrès des lettres, des
sciences et des arts. Si la paix n'est pas troublée, ou du moins, si une sage
politique extérieure s'abstient de toute entreprise dictée par l'esprit
d'orgueil ou de témérité, quelle riche moisson ne va pas sortir des germes
féconds déposés sur le sol français par le grand ministre de Louis XIV !
A toute aventure d'ailleurs, la France, fortement réorganisée et constituée,
n'a pas à craindre de se trouver prise au dépourvu. Le département de la
guerre est, depuis l'année 1666, aux mains d'un travailleur non moins
infatigable que Colbert ; c'est le jeune marquis de Louvois, fils du
secrétaire d'État le Tellier. Tandis que Colbert refait la prospérité matérielle
et intellectuelle du pays, l'autre prépare de son côté, mais sans bruit, les
ressources spéciales de la guerre ; en dehors du champ circonscrit où
s'exerce son activité, il est en quelque sorte subalternisé par le contrôleur
général. Celui-ci, qui gouverne le commerce et la marine, ne peut-il pas, à
l'occasion, intervenir très-efficacement dans la conduite des affaires
diplomatiques ? Le ministre qui tient les finances, le nerf de la guerre par
excellence, n'est-il pas en mesure de peser sur l'administration militaire ?
Ne dispose-t-il pas des fonds des approvisionnements et fortifications ?
N'est-ce pas lui qui règle les mesures d'ordre et de discipline, les rapports
entre le soldat et l'habitant ? Plus d'une fois même il se mêle de questions
de pure constitution militaire ; il critique, par exemple, au nom de l'unité
de l'armée, le principe des gardes royales créées par Louvois comme une
pépinière d'officiers ; il craint que l'institution de corps privilégiés
n'engendre au sein de l'armée des jalousies, des découragements, des
antagonismes, et il écrit au roi pour l'avertir du danger. Mais celui-ci ne
tient pas compte de l'avertissement ; l'œuvre de Louvois, à un autre titre
que celle de Colbert, lui est également agréable. L'un lui assure la
puissance qui vient d'une bonne économie intérieure, l'autre celle qui vient
d'une forte organisation de l'armée, d'une discipline rigoureuse, d'une
entière centralisation militaire : aux yeux de Louis XIV, ses deux ministres
se complètent ainsi l'un par l'autre. Cependant, en 1666, le génie de la paix
l'emporte encore auprès de lui sur le génie de la guerre ; plus tard, quand
viennent l'enivrement de la puissance et la folle ambition des conquêtes, le
rôle de Louvois prend une importance prépondérante. II Au
moment où Louis XIV songe à employer, dans des vues d'agrandissement
territorial et de prédominance politique, les forces d'une monarchie
désormais absolue, quel est l'état de l'Europe ? Les
traités de Westphalie (1648) avaient produit de grands changements dans le monde occidental.
Victorieux de l'Autriche, nous lui avions pris les Trois-Évêchés,
Vieux-Brisach, l'Alsace, sauf Strasbourg, et, par nos soins, le Rhin avait
été déclaré fleuve libre. La France menaçait la Lorraine, proie assurée pour
l'avenir, et déjà, campée au-delà du Rhin, elle avait un pied en Allemagne.
C'est la période la plus brillante de la maison de Bourbon, héritière de la
gloire et de la puissance de Charles-Quint. La France, en faisant reconnaître
aux États allemands son droit de s'unir aux puissances étrangères et en
formant la ligue du Rhin, s'était ménagé des alliances précieuses, et, au
sein même de l'Empire, un appui certain contre l'Empereur. La France
d'ailleurs, par elle-même, était le royaume le plus uni, le plus compacte, le
mieux gouverné de l'Europe, et ce qui augmentait encore sa force, c'était la
faiblesse de la plupart de ses voisins. En
effet, voyez l'Allemagne, cet empire naguère si redoutable : elle en est à la
diversité et à la discordance d'intérêts entre les peuples qui la composent.
Un moment la Réforme, en séparant ce pays en deux camps, avait accru la
puissance impériale, car elle avait mis naturellement l'Empereur à la tête du
parti catholique, et lui avait ainsi donné, au lieu de vassaux indociles ou
jaloux, des partisans qu'une cause commune à soutenir rendait fidèles et
dévoués ; cet accroissement fut arrêté par ce traité de Westphalie,
doublement fatal et à l'autorité impériale et à l'autorité catholique en
Allemagne. En effet, douze archevêchés ou évêchés avaient été sécularisés à
la fois et donnés à la Suède, à la Prusse et au Mecklembourg, en sorte que
l'Église catholique payait, en grande partie, les frais de la guerre de
Trente ans. Le Recès de Ratisbonne, en 1803, achèvera l'œuvre commencée en
1648. Déjà, à partir de cette dernière date, l'Empire n'est plus qu'une
confuse et disparate agglomération de trois cent soixante États, luthériens
et catholiques, monarchiques et républicains, laïques et ecclésiastiques. Cependant
il y avait une maison allemande qui, peu à peu et dans l'ombre, grandissait
d'une façon redoutable : c'était celle de Brandebourg[1]. Rapprochant, par tous les
moyens, bons ou mauvais, ses domaines épars, s'enrichissant de Magdebourg,
d'Halberstadt, de Camin et de Minden, cette maison donnait un remarquable
exemple de ce que peut l'esprit de suite et d'opiniâtreté. Il ne semblait pas
qu'il dût jamais se former un État important dans cette partie de l'Allemagne
du Nord, plus divisée encore que les autres ; c'était un pêle-mêle de peuples
slaves et allemands, un sol aride, surtout au cœur du duché même, un pays
enveloppé par des voisins relativement puissants : à l'est, la Pologne ; au
sud, la Saxe, alors presque l'égale de l'Autriche ; au nord, la Suède et le
Danemark, qui intervenaient sans cesse dans les affaires de l'Allemagne. Et
pourtant, malgré tant d'obstacles, le grand-électeur avait su élever le
Brandebourg presque à la hauteur d'un royaume : dès 1618, il était devenu duc
de Prusse ; en 1657, le traité de Weslau l'avait débarrassé de la suzeraineté
de la Pologne, et lui avait donné, de fait, force de souverain indépendant. Quant à
la Hongrie, elle avait gagné, elle aussi, à intervenir dans la guerre de
Trente ans : en 1648, Ragotski était mort ; mais son fils avait pris sa
place, et la lutte des Hongrois contre la maison d'Autriche devait se
continuer à la fois et pour la Hongrie et pour la Transylvanie. L'Espagne,
cette autre branche déchue de la maison d'Autriche, s'épuisait chaque jour
davantage : sans finances, sans marine, sans armée, elle était devenue un
désert, un désert si vaste et si désolé, que l'on répétait ce dicton : L'alouette ne traverse les Castilles qu'en portant son
grain avec elle. Malgré
cela, l'Espagne, n'ayant pas été comprise dans les traités de Westphalie,
avait continué la guerre contre la France jusqu'à la paix des Pyrénées (1659). Elle possédait encore, il est
vrai, la Franche-Comté, la Belgique, le Milanais, les Deux-Siciles et la
Sardaigne ; mais tant de domaines, d'ailleurs si épars, l'appauvrissaient au
lieu de l'enrichir. La paix des Pyrénées, dont nous venons de parler, lui
avait enlevé, à notre profit, l'Artois, la Cerdagne, le Roussillon ; de plus,
le Portugal, aussi bien que la Hollande, venaient de lui échapper. Le
Portugal était bien déchu, lui aussi, de son ancienne prospérité ; cette même
liberté qui fit la fortune de la Hollande fit la ruine des Portugais, parce
que cette liberté leur vint trop tard ; puis les ennemis de Philippe II
avaient habilement confondu dans leur haine le Portugal avec l'Espagne, et
avaient dépouillé ces deux États en même temps. Le jour approchait où, comme
nous l'avons indiqué déjà, le Portugal deviendrait la proie de l'Angleterre,
où ses habitants ne seraient plus que ce qu'ils sont encore aujourd'hui, les
courtiers et les commissionnaires des Anglais. En
Italie, Gênes était toujours menacée par l'ambition et les complots d'une
voisine redoutable et perfide, la Savoie ; Venise, à l'écart, ne se signalait
plus, de temps à autre, que contre les Turcs, ses vieux ennemis ; Florence
revendiquait avec Torricelli et Viviani la gloire scientifique, comme elle
avait conquis celle des lettres et des arts. Sollicité à la fois et
contradictoirement par la France et l'Espagne, le pape avait bien de la peine
à maintenir son indépendance entre ces deux rivalités gênantes ; enfin, au
milieu de la mer, Malte, toujours au pouvoir de ses chevaliers, relevait
encore du royaume de Naples et, partant, de l'Espagne. Ainsi,
dans l'Italie, ce vieux champ clos des nations, une seule fortune
grandissait, une seule puissance mettait à profit, par tous les moyens, le
temps présent, et s'assurait de l'avenir : c'était la Savoie, cette maison de
Brandebourg du Midi. Ancienne province du royaume d'Arles, ce petit comté du
moyen âge s'était singulièrement accru en peu d'années. On sait le rôle qu'il
joua sous Louis XIII ; déjà il jetait des regards de convoitise sur ce
Milanais qu'Henri IV lui destinait dans son grand projet de remaniement de la
carte d'Europe ; en attendant, ses princes travaillaient à donner une forte
organisation militaire à la Savoie, et à établir ses communications avec la
France en jetant un chemin sur les Alpes : bientôt ce petit État pèsera
beaucoup pour sa part dans la balance de l'équilibre général. Dans le
nord de l'Europe, la Suède, maîtresse, depuis la paix de Stolbowa (1617), de l'Ingrie et de la Carélie,
avait obtenu, en 1645, au traité de Bronsebro, l'affranchissement de trois de
ses provinces méridionales, occupées jusque-là par le Danemark, et
l'exemption des péages du Sund. Puis elle avait partagé avec la France les
profits de la paix de Westphalie ; enfin le traité de Copenhague, confirmant
ceux de Roskild, d'Oliva et de Kardis, lui avait donné la Scanie, la
Blekingie, le Haland, l'Estonie, la Livonie, et, dès lors, elle prit place au
nombre des États riverains de la Baltique ; mais la Suède manquait d'hommes
et d'argent ; elle s'était épuisée, depuis Gustave-Adolphe, dans de
glorieuses guerres. La
Pologne, si puissante jadis, était en pleine décadence depuis l'extinction
des Jagellons. Jean Casimir, le dernier des Wasa, avait abdiqué en prédisant
aux Polonais le futur partage de leur pays : Il
y a longtemps, leur
avait-il dit, que vous mettez à l'enchère
votre vénale couronne ; mais il viendra un jour où vos voisins aimeront mieux
se partager vos terres que de porter votre diadème. Un autre danger, aussi
terrible que l'anarchie, menaçait la Pologne, c'était la puissance de la
Russie, qui, relevée par Michel Romanow, et victorieuse des Tartares
d'Astrakan, touchait aux rives de la Caspienne. On sait qu'en 1629 Michel
avait signé un traité de commerce avec Louis Deshayes, envoyé de Richelieu. Touchant
presque à la Russie, les Turcs, à l'orient de l'Europe, étaient encore
redoutables : leur empire, accru de Bagdad, la conquête d'Amurath IV,
s'étendait jusqu'au Dniestr, jusqu'à la Transylvanie, et s'agrandissait tous
les jours. Ibrahim, avant de mourir (1648), avait enlevé Azof aux Cosaques du Borysthène, et
Candie aux Vénitiens. Unis aux Hongrois contre l'Autriche, les Turcs avaient
pris une part active à la guerre de Trente ans, et la sécurité de Vienne
devait être encore plus d'une fois menacée jusqu'à la victoire de
Saint-Gothard (1664). Un État
d'Europe, l'Angleterre, avait un moment séparé son histoire de celle des
autres nations : étrangère au continent, elle avait accompli à l'écart sa
sanglante révolution ; puis, guidée par Cromwell, elle avait reparu sur la
scène politique, avide de s'emparer du sceptre des mers. Mais elle-même, en
1660, avait été ressaisie par les Stuarts, et Charles II avait trouvé la
nation anglaise en apparence si résignée, qu'il se reprochait de n'être pas
revenu plus tôt. On put croire, en effet, que la royauté en Angleterre
sortait plus forte et plus enracinée de l'épreuve qu'elle avait subie. C'est
que le pays, en 1661, était à peu près dans la même situation qu'après la
guerre des Deux Roses ; la satiété, le découragement, le livrèrent de nouveau
aux Stuarts. La révolution qui avait chassé les rois n'avait pu fonder de
gouvernement : Cromwell, qui comprenait que le vœu le plus persistant du pays
était d'avoir un gouvernement parlementaire, avait en vain voulu établir un
pouvoir pris au sein de la nation : il s'était adressé successivement à tous
les partis : tous apportaient avec eux leurs rivalités, avec des prétentions
inconciliables. Aussi, quand Monk proposa le rappel des Stuarts, il ne fit
qu'aller au-devant du véritable désir public ; la restauration était espérée,
attendue de toute l'Angleterre. Il fallait que Charles II, pour entretenir sa
popularité, conciliât les vieilles traditions avec la satisfaction des
besoins nouveaux que la longue opposition parlementaire avait éveillés dans
la nation ; il fallait qu'il renfermât dans les limites de la légalité les
prérogatives de la monarchie, qu'il s'appliquât surtout à l'apaisement des
esprits. Il parut d'abord entrer dans cette voie, sur les sages conseils de
lord Clarendon : une déclaration solennelle confirma les concessions de Breda
; mais bientôt la confiance cessa d'une part, et de l'autre la modération.
L'Angleterre s'était trompée elle-même quand elle avait voulu revenir de
bonne foi à l'ancienne monarchie : il y a chez les peuples certaines idées
que frappe irréparablement de mort une révolution comme celle de 1648. Un
principe tout anglais était né au milieu du sang et des ruines : c'était, en
matière de gouvernement, la prépondérance des chambres. De son côté, la
couronne comptait bien voir se rétablir, avec le représentant des anciens
rois, l'empire des lois primitives, et ressaisir ainsi tout pouvoir. Charles
II était d'ailleurs un prince frivole, ami du plaisir, sans frein, une sorte
de Louis XV anticipé. Ses prodigalités étaient excessives, et le manque
d'argent l'avait placé tout d'abord sous la dépendance de Louis XIV, qui lui
en avançait, et qui saura entretenir habilement les divisions entre le roi
d'Angleterre et son parlement. La
nation jeune, vigoureuse et riche par excellence, c'était alors la république
des Provinces-Unies. Bien des causes avaient contribué à faire de la
Hollande, en 1661, une puissance du premier ordre : sans parler de cet esprit
d'économie et de persévérance, qui est le trait le plus marqué du génie
néerlandais, les événements eux-mêmes, durant une période de plus d'un
siècle, favorisèrent les rapides progrès de la nouvelle république. La
multiplicité des entreprises de Philippe H rendit vaines toutes ses tentatives
pour reconquérir les Pays-Bas ; ayant trop embrassé à la fois, il
n'étreignait plus. Puis, tandis que chaque peuple avait ses embarras, la
Hollande marchait en avant sans entraves. Le despotisme ou l'impéritie de
Jacques Ier ruinait pour un temps la prospérité intérieure et extérieure de
l'Angleterre ; l'Empire, affaibli par de continuelles divisions politiques et
religieuses, était livré aux horreurs de la guerre de Trente ans ; la France
était agitée par les dernières convulsions de la Ligue : pendant ce temps, la
Hollande assurait sa liberté au dedans, et préparait son mouvement
d'expansion au dehors. Elle ne devait qu'à elle seule son iiiépendance,
qu'elle avait conquise et maintenue par les armes contre l'Espagne ; ce n'est
qu'en 1635 qu'elle avait accepté les secours directs de la France, et cette
alliance avait achevé d'ôter à l'Espagne tout espoir de revendication sur les
Pays-Bas. Mais l'union avec Richelieu, utile dans le principe, pouvait
devenir prochainememt un danger : les Hollandais le comprirent, et la
prévoyance avec laquelle ils surent conjurer les conséquences fâcheuses de
l'assistance étrangère, la prudente politique qui leur indiqua que les
PaysBas espagnols pouvaient isoler leur république de la France, sans la
livrer à l'Espagne, fut la preuve la plus éclatante du sage caractère de
cette nation, et une des causes de sa grandeur. La guerre avec Cromwell, en
révélant à toute l'Europe les ressources maritimes de la Hollande, lui valut
une influence égale à sa force réelle. Elle se consolidait, s'enrichissait
des désastres de ses anciens maîtres, et grandissait de jour en jour par la
marine et le commerce. Un événement heureux pour elle avait été la réunion du
Portugal à l'Espagne en 1580 : dans le cours du XVIe siècle, les Portugais
avaient fondé dans les Indes un vaste empire ; mais leurs colonies, mal
administrées, étaient déjà en décadence, quand la conquête espagnole, en leur
donnant pour ennemis tous les ennemis de Philippe II, acheva de les ruiner.
Au moment où l'Espagne, maîtresse de Luçon et des Philippines, semblait
pouvoir prétendre à l'hégémonie dans les deux Indes, la Hollande était déjà
en état de lui faire, dans ces parages, une concurrence redoutable. Dès 1590,
elle s'était emparée du commerce de commission, achetant à Lisbonne les
productions des Indes, pour les revendre dans toute l'Europe. Philippe II,
après avoir mis la main sur le Portugal, défendit à ses nouveaux sujets toute
relation avec ses ennemis ; mais cet interdit, loin de ruiner les Hollandais,
favorisa l'accroissement de leur puissance en les obligeant d'aller chercher
à leur source les richesses de l'Orient. En 1695, ils établirent, à l'exemple
de l'Angleterre, une compagnie des pays
lointains. Ils
s'emparèrent d'une grande partie des colonies portugaises, descendirent, en
1607, à Amboine et à Tidor ; en 1609, à Java, où ils fondèrent la ville de
Batavia, et, la même année, ils étaient reçus au Japon ; enfin, en 1640, ils
se rendirent maîtres de Ceylan et de Malacca. En
somme, la Hollande possédait le Brésil, presque tout l'empire portugais des
Indes, et, en Europe, tenait les bouches de la Meuse, du Rhin et de l'Ems. En
1648, son indépendance avait été formellement reconnue par l'Espagne, et la
fermeture de l'Escaut avait amoindri Anvers au profit d'Amsterdam et de
Rotterdam, et ruiné le commerce des Pays-Bas espagnols. C'est ainsi que la
Hollande, sous Louis XIV, était réellement un des États dominants de
l'Europe. Quoique attaquée déjà dans son commerce par l'acte de navigation[2], la nouvelle Carthage, comme on la nommait, couvrait les mers de ses
vaisseaux, et développait de plus en plus sa prospérité intérieure ; les
tonnes de harengs se changeaient en tonnes d'or, et la banque multipliait cet
or, fécondé encore par une vente immense de fromages. Amsterdam était alors,
sans comparaison, la ville la plus florissante de l'Europe. Ces Néerlandais,
hommes simples, ne désirant qu'un gouvernement économe, hardis marins et
véritables amphibies, rêvant sans cesse de créations de comptoirs et de
magasins, couraient sans relâche de la Chine à Java, de Java au Brésil, puis
revenaient s'installer dans leur intérieur pour y jouir, corps et âme, d'un
repos flegmatique et doux après ce labeur. Un historien[3] a fait, du reste, en peu de mots,
une pittoresque peinture de la vie et de la maison hollandaises : Quelle maison ? Très-pauvre souvent, toujours très-bonne :
une chaumière avec sa cigogne et ses nids d'hirondelles, la simple barque, la
grosse barque ventrue de Hollanda dont rient les sots. Elle n'en va pas
moins, cette barque au complet (mari, femme, enfants, chiens, chats,
oiseaux), elle va, lente et paisible, par les mers les plus dangereuses :
petit monde harmonique, si content de lui-même, qu'il se soucie peu d'arriver. Ajoutons
que les courses lointaines des navigateurs hollandais profitaient au monde en
même temps qu'à eux-mêmes, grâce à leurs découvertes : le Maire avait reconnu
le détroit qui porte son nom, et trouvé, en doublant le cap Horn, une route
plus sûre que le détroit de Magellan pour passer de l'Atlantique dans le
Pacifique. C'étaient des Hollandais encore, Hertoge et Tasman, qui avaient
découvert la Nouvelle-Zélande, la terre de Van-Diemen, la Nouvelle-Hollande,
les îles Viti et des Amis. Telle
était cette république qui allait devenir le pivot de toutes les résistances
au grand roi. III Le
début du règne personnel de Louis XIV avait été une menace jetée aux
puissances étrangères : en 1662, il humilie l'Espagne, obligée d'accorder, à
la suite d'un conflit de préséance à Londres, que les ambassadeurs du roi
catholique cèderont le pas en toute occasion à ceux du roi très-chrétien.
L'année suivante, Louis XIV ferme la trouée que le royaume gardait au flanc
droit, en préparant, par un traité, la réunion des duchés de Lorraine et de
Bar ; par un autre traité, signé le 27 octobre 1662 avec le Stuart Charles
II, il avait retiré des mains des Anglais Dunkerque, cet autre Calais, dont
il est d'ailleurs si rapproché. Le pape lui-même eut à subir les impérieuses
prétentions du grand roi : à la suite d'une rixe entre la garde corse du
saint-père et les gens du duc de Créqui, ambassadeur extraordinaire de Louis
XIV, rixe où les torts primitifs semblent avoir été du côté des Français,
Alexandre VII, abandonné par l'Autriche et l'Espagne, qui craignaient de se
compromettre, se vit contraint à des excuses et réparations. En 1665,
nouveaux coups de force, mais cette fois contre les pirates barbaresques :
deux flottilles algériennes, écrasées en moins d'un an, attestent au monde
que la chrétienté a désormais un défenseur vigilant. La bataille de
Saint-Gothard, gagnée en 1664 par la jeune noblesse française, refoule les
Ottomans, sauve l'empereur d'Allemagne, Léopold, et rend son indépendance à
la Transylvanie. En 1666, le roi, qui eût voulu empêcher la ruine complète de
la Pologne, entamée chaque jour par l'ambition moscovite, pense à y envoyer
un corps d'armée : on pressentait déjà, à cette époque, de quelle importance
il était pour l'Europe de conjurer la chute de cette république, le seul
boulevard de l'Occident contre la barbarie asiatique. Colbert, qui avait en
toutes choses le sens des véritables intérêts français, exhortait vivement le
roi à s'engager dans cette voie. Il faut, lui disait-il, épargner cinq sous aux choses non nécessaires, et jeter
les millions quand il est question de votre gloire. Je déclare à Votre Majesté,
en mon particulier, qu'un repas inutile de 3.000 livres me fait une peine
effroyable, et lorsqu'il est question de millions d'or pour la Pologne, je
vendrais tout mon bien, j'engagerais ma femme et mes enfants, et j'irais à
pied toute ma vie, pour y fournir, s'il était nécessaire. Malheureusement les événements
qui se pressent en Occident empêchent Louis XIV et son ministre de donner
suite à ce grand dessein. Le but
immédiat du roi, c'est de compléter le territoire de la France, aux dépens de
la monarchie espagnole, par l'acquisition de la Belgique et de la
Franche-Comté. D'où pouvaient venir les obstacles à l'accomplissement de
cette entreprise ? Le principal, c'est que la Hollande n'y pouvait aisément
consentir ; mais entre les menaces de la France et celles de l'Angleterre,
elle était bien embarrassée : Jean de Witt, le grand pensionnaire[4], qui gouvernait les
Provinces-Unies depuis 1653, s'efforçait de dissiper les ombrages sans cesse
renaissants entre les états généraux et la France. Puis, pour empêcher la
réunion des Pays-Bas catholiques à ce royaume, de Witt, reprenant une idée de
Richelieu, proposait à Louis XIV d'ériger la Belgique en république, et de
détacher de cette province quelques places qui seraient adjointes, les unes à
la Hollande, les autres à la France. Colbert appuya, paraît-il, ce projet
auprès du roi ; mais on ne put convenir ni du moment ni du mode d'exécution. Sur ces
entrefaites, des hostilités ayant éclaté entre les Anglais et les Hollandais,
ceux-ci se voient forcés de se rapprocher de Louis XIV, et se réclament
auprès de lui d'un traité conclu en 1662, aux termes duquel la France s'était
obligée à les secourir en cas de guerre contre l'Angleterre. Louis XIV, qui
tenait fort à l'alliance de Charles II, ne put néanmoins se dispenser de
répondre affirmativement ; puis il louvoya, gagna du temps, et, peu soucieux
d'engager dans cette lutte notre marine renaissante, il laissa, en somme, les
deux puissances se heurter, et user leurs forces dans les batailles navales
les plus acharnées que le monde eût vues jusqu'alors. Pendant
ce temps, toujours à l'affût de la Belgique et de la Franche-Comté, le roi,
par d'habiles négociations, s'assurait de la neutralité ou de l'alliance des
princes et des États qui eussent pu contrarier ses plans ; enfin, le 8 mai,
il se déclare, et la guerre des droits de la Reine éclate comme un coup de
foudre. Du chef de sa femme, Marie-Thérèse, le roi de France établissait ses
prétentions, en cas d'extinction des mâles, à la succession totale de la
monarchie espagnole, et réclamait tout d'abord les provinces suivantes : le
Brabant, Anvers, Malines, le Limbourg, la haute Gueldre, Namur, Aire et
Saint-Omer, le Cambrésis, le Hainaut, le tiers de la Franche-Comté et le
quart du Luxembourg. Nous
n'avons pas à raconter cette guerre, que, dans l'intérêt du commerce et des
manufactures, Colbert essaya de retarder le plus possible, et qui aboutit, on
le sait, à la triple alliance[5], premier acte de défiance de
l'Europe contre la France, et au traité d'Aix-la-Chapelle (1668), par lequel le roi gardait la
Flandre et renonçait à la Franche-Comté[6]. En
attaquant l'Espagne de ce côté, Louis XIV restait fidèle à la politique
française des Henri IV, des Richelieu et des Mazarin. Cette conquête, du
reste, avait été un facile tournoi, une guerre de parade, à laquelle les
dames assistèrent ; vers la fin du règne, les campagnes devaient être plus
rudes, même avant nos revers. En attendant, sur les talons de l'armée ou de
front avec elle, marchaient les grands carrosses de la cour, parfaitement
aménagés pour la commodité, le luxe même et le plaisir ; on eût dit des
chambres de Versailles montées sur roues. Tout le long de la route, on riait,
on mangeait, on jouait même la comédie. Il semblerait qu'une armée
embarrassée d'un tel appareil ne dût pas être fort redoutable ; c'était
cependant la première de l'Europe, et elle ne tarda pas à le prouver : la
Flandre, triplement envahie par Turenne, d'Aumont et Créqui, fut prise en
deux mois, la Franche-Comté en dix-sept jours par Condé ; si bien que la cour
d'Espagne, indignée, écrivit au gouverneur de la Franche-Comté, que le roi de France aurait dû envoyer ses laquais prendre
possession de la province, au lieu d'y venir lui-même. IV L'Espagne
vaincue, restait la Hollande : entre celle-ci et la France, les jalousies et
les revendications étaient continuelles depuis vingt ans. Colbert, pour sa
part, ne pouvait se résigner à la prospérité des Hollandais, qui avaient
accaparé jusqu'au cabotage de nos côtes et jusqu'aux transports entre nous et
nos colonies ; 4.000 de leurs navires venaient annuellement chercher nos
vins, nos eaux-de-vie, et, de là, les portaient dans tout le Nord, nous
donnant en échange les draps, les toiles que les Pays-Bas fabriquaient. Grâce
à ses possessions des Indes orientales, la Hollande était maîtresse exclusive
du trafic des épiceries. A l'avènement de Colbert, sur les 25.000 navires au
moyen desquels se faisait, à cette époque, le commerce de l'Europe, les
Provinces-Unies en possédaient 15 à 16.000, tandis que la France n'en avait
pas 2,500. Pourquoi ce dernier pays, avec son excellent climat et son vaste
développement de côtes, n'arriverait-il pas à un pareil degré de prospérité ?
Pourquoi ne ferait-il pas comme l'Angleterre ? Celle-ci avait assuré à sa
marine le monopole du commerce britannique par une mesure bien simple, au
moyen du fameux acte de navigation ; cet acte faisait défense à tous
bâtiments dont les propriétaires et les trois quarts de l'équipage ne
seraient pas sujets de la Grande-Bretagne de commercer dans les
établissements et colonies de cette nation, ou de faire le cabotage sur ses
côtes, sous peine de confiscation du bâtiment et de la cargaison. De plus, le
poisson salé, l'huile et la graisse de baleine, quand la pêche et la
préparation n'étaient pas le fait de navires anglais, devaient payer à
l'importation un double droit de douane. Les
règlements français étaient loin d'être aussi rigoureux. En 1659, Foucquet,
alarmé des envahissements de la marine hollandaise, avait établi un droit de
50 sous par tonneau à payer par tout navire étranger qui voudrait faire le
commerce international et le cabotage dans les ports français. En 1663, les
Hollandais avaient réclamé de Louis XIV la suppression de ce droit ; après
quatre ans de négociations, Colbert n'avait consenti qu'à le réduire de
moitié, concession dont les Provinces-Unies s'étaient montrées peu
satisfaites. En 1667, le ministre, voulant se débarrasser des objets
manufacturés de la Hollande et de l'Angleterre, comme de leur courtage
maritime, avait frappé d'un nouveau tarif l'importation d'un certain nombre
de produits : de là de nouvelles plaintes des Provinces-Unies, qui
répondirent, ainsi que les Anglais, en prohibant nos vins, eaux - de - vie et
vinaigres ; de plus, la Hollande mit de gros droits sur notre sel et sur nos
soieries. Colbert riposta en augmentant la taxe d'entrée sur les harengs et
sur les épiceries provenant de Hollande ; dès lors, on put voir s'amonceler à
l'horizon l'orage qui devait bientôt éclater. A la
question commerciale se mêlaient d'ailleurs d'autres causes d'aigreur et de
rancune : ces républicains d'Amsterdam et de Rotterdam, hommes d'affaires et
positifs avant tout, étaient peu sensibles à la splendeur fastueuse de la
royauté française, et ils riaient volontiers du solennel Louis XIV et de son
naïf orgueil. Leur audace ne doutait de rien. Dans la guerre des Droits de la
Reine, n'était-ce pas ce petit peuple qui avait protégé l'Espagne, ce
prodigieux vaisseau démâté, dont la proue
était encore dans la mer des Indes et la poupe dans l'océan Atlantique ? N'était-ce pas ce petit
peuple qui, le premier, avait jeté contre Louis XIV le cri d'alarme à
l'Europe ? N'était-ce pas un bourgeois, un simple échevin d'Amsterdam, qui
était venu fièrement signifier au potentat de Versailles d'avoir à s'arrêter
dans sa victoire ? Louis XIV ne pouvait plus faire un pas sans rencontrer ces
pêcheurs de harengs en travers de sa route. L'ambassadeur extraordinaire de
Hollande à Paris, Van Beuningen, ne laissait échapper aucune occasion de
relever le ton ou hautain ou dédaigneux des ministres français ; il leur
tenait tête, et deux d'entre eux, Louvois et le Tellier, décidèrent le roi,
qui n'y était que trop disposé d'ailleurs, à châtier une bonne fois cette
insolence roturière. Colbert, lui, n'avait en vue que la guerre commerciale,
la lutte de droits et de tarifs, les représailles douanières ; quant à Louis
XIV, après la Hollande abattue, il voyait déjà la Belgique entièrement et
définitivement francisée, en attendant mieux. Malheureusement
l'ascendant de Colbert dans les conseils du roi commençait à baisser au
profit de Louvois ; il n'était plus consulté ou écouté comme auparavant. Tout
en blâmant cette guerre impolitique, le ministre qui avait réorganisé les
finances et le commerce de son pays, se vit contraint de compromettre cette
prospérité renaissante pour servir docilement les idées d'un prince qui, à ce
moment, ne songeait à rien moins qu'à revendiquer du même coup et le trône
d'Espagne et la couronne impériale d'Allemagne. C'en était fait : les
traditions des Richelieu et des Henri IV étaient reniées, comme vieilleries
mesquines ; le rêve de leur successeur était bien autre : il s'agissait de la
monarchie universelle, la chimère fatale de Charles-Quint et plus tard de
Napoléon. Ce ne furent pourtant pas les avertissements qui manquèrent au
grand roi : outre les représentations de Colbert, une voix célèbre se fit
entendre en Europe pour conseiller une politique plus haute, plus féconde et
plus digne de la chrétienté ; cette voix, c'était celle de Guillaume Leibniz,
le grand philosophe allemand. Au commencement de 1672, Leibniz vient en
France, et présente à Louis XIV un mémoire où il lui propose la conquête de
l'Egypte, de toutes les contrées, la mieux
située pour acquérir l'empire des mers, lien de l'Asie et de l'Afrique,
grenier de l'Orient, entrepôt des trésors de l'Europe et de l'Inde. C'est là, dit-il au roi, qu'il
faut aller frapper vos ennemis ; laissez en paix l'Occident ; ne ruinez pas
vos colonies, et ne préparez pas une rechute au commerce à peine convalescent
de votre royaume. Portez la guerre au loin : l'extrême
faiblesse des Orientaux n'est plus un secret. Qui aura l'Egypte aura toutes
les côtes et toutes les îles de la mer des Indes ; c'est en Égypte qu'on
vaincra la Hollande ; c'est là qu'on lui enlèvera ce qui seul la rend
florissante : les trésors de l'Orient. Elle sera frappée sans pouvoir
prévenir le coup. Si
elle voulait s'opposer aux desseins delà France sur l'Égypte, elle serait
accablée sous la haine générale des chrétiens ; attaquée chez elle, au
contraire, non-seulement elle saura parer l'agression, mais elle pourra s'en
venger, soutenue par l'opinion universelle, qui prête à la France les visées
les plus ambitieuses. Il n'y a donc pas à hésiter : si le roi veut devenir
l'arbitre du monde et conquérir l'admiration universelle, il faut feindre de
menacer la Morée ou Constantinople, et tomber comme la foudre sur l'Egypte. C'est
ainsi que, plus tard, Bonaparte, reprenant l'idée de Leibniz, essaiera
d'atteindre et d'écraser l'Angleterre sur les bords du Nil : faute d'une
marine, il échouera dans son entreprise. Quant à
Louis XIV, on le pense bien, il n'écouta guère le conseil de Leibniz, un
rêveur ; le ressentiment et l'orgueil le rendaient impatient d'une attaque
immédiate et d'une prompte vengeance. Cette
agression contre la Hollande était une faute grave, et si la colère
l'explique, elle ne l'excuse pas : au lieu de viser aux Pays-Bas wallons[7], français de langue et de
religion, par conséquent plus assimilables, le roi se prenait à une
république dont les intérêts, l'esprit politique, le culte, lui étaient
hostiles. Il ne pouvait dans cette guerre compter sur l'appui de l'Espagne,
qui sentait bien qu'après la conquête des Provinces-Unies, les Pays-Bas
espagnols, isolés dans un cercle français, tomberaient infailliblement aux
mains de la France ; cependant il parvint à obtenir la neutralité du roi
très-catholique. Mais, contre la Hollande réformée, il fallait des alliances
protestantes. Louis XIV obtint celle de l'Angleterre, par son procédé
ordinaire, c'est-à-dire moyennant argent donné au roi Charles II[8]. La Suède, cette vieille amie
de la France, accueillit également ses propositions, et promit d'envahir le
Brandebourg allemand, dans le cas où le grand-électeur prendrait les armes. A
toutes ces alliances la France joignit celle de l'électeur palatin, de
l'évêque de Munster, de l'évêque et prince de Strasbourg, du duc de
Brunswick, et même la neutralité de l'empereur d'Allemagne. Après ces
préliminaires diplomatiques, le roi se mit en campagne avec une armée bien
organisée et bien commandée ; car elle comptait parmi ses chefs Turenne, qui
avait fait le plan de campagne, Condé, Luxembourg, Créqui et Vauban. V La
première difficulté de la campagne, c'était de respecter la neutralité de
l'Espagne, c'est-à-dire d'envahir les Provinces-Unies sans passer par les
Pays-Bas : heureusement l'alliance avec les trois électeurs de Trêves,
Cologne, Mayence, et avec l'archevêque de Liège, permit de tourner les
provinces wallonnes en traversant les terres allemandes. Condé avait le
commandement de l'avant-garde ; Turenne était à la tête du gros de l'armée ;
le premier se jeta sur la rive droite du Rhin, tandis que le reste des
troupes suivait la rive gauche. La
Hollande n'était point préparée à la résistance ; sa force militaire se
montait en tout à 25.000 hommes ; mais elle avait pour elle un jeune homme de
courage, qui allait se montrer homme de génie, Guillaume d'Orange. Déjà les
Français ont passé le Rhin, et la terreur plutôt que la force leur a livré
les villes ; enorgueilli de succès si rapides, Louis XIV repousse avec
hauteur les propositions de Jean de Witt[9], malgré les conseils de
Turenne, qui prêchait la guerre contre l'Espagne, et bientôt il est maître
des provinces de Gueldre, d'Utrecht et d'Over-Yssel. Alors des troubles
terribles éclatent en Hollande : Jean de Witt, accusé d'avoir désarmé la
république, est massacré avec son frère ; l'amiral Ruyter pense avoir le même
sort, et Guillaume d'Orange est élu généralissime des troupes. Mais ce furent
les vainqueurs eux-mêmes qui se chargèrent par leurs fautes de sauver les
Provinces - Unies : au lieu d'envoyer des postes aux écluses, comme le
voulait le duc de Gramont, et de démanteler toutes les places, le roi écoute
les avis de Louvois, qui fait mettre partout des garnisons, et par là
affaiblit l'armée en la dispersant. On croyait ainsi tenir et réduire la
Hollande ; mais le destin de cette république maritime ne s'abritait point
derrière des murailles : le duc de Nassau fit lâcher les écluses, et
l'inondation, l'éternelle terreur du pays, assura cette fois son salut. Les
Français virent avec surprise et non sans effroi les vaisseaux ennemis venir
se ranger autour d'Amsterdam, force était de reculer, d'évacuer les places
conquises, et de se retirer vers le Rhin. Sur mer, Ruyter tenait tête, dans
trois rencontres, à la flotte anglo-française, commandée par le duc d’York[10] (combat indécis de Sohvay), et le roi d'Angleterre fut
bientôt contraint par son parlement et par l'opinion publique à garder la
neutralité. Libre de ce côté, Guillaume d'Orange cherche des alliés à la
république, et dénonce à l'Europe entière l'ambition du grand roi. En
Allemagne, Frédéric-Guillaume s'était annoncé depuis longtemps comme le
protecteur des patriotes allemands[11] : le premier, il part des bords
du Weser pour passer le Rhin, et couper le retour à l'armée française ; mais
Turenne le force bientôt à poser les armes. La Hollande entraîne aussi dans
son parti l'Espagne, l'Empereur, et les petits princes allemands des rives du
Rhin ; la Suède seule reste quelque temps encore à Louis XIV. Alors la guerre
change de caractère, et, de conquérante, elle devient défensive. Turenne
sauve l'armée par ces fameuses campagnes tant admirées de Napoléon : il
détache le prince de Condé pour défendre les frontières du Rhin, c'est-à-dire
l'Alsace et la Lorraine, menacées par Montecucculi et les Impériaux, et
lui-même se charge de couvrir le Bas-Rhin contre l'électeur de Brandebourg.
La première campagne (1672) fut heureuse : Luxembourg, resté en Hollande,
faillit, un jour de forte gelée, emporter Amsterdam, qui était perdue sans un
dégel subit ; Turenne passa le Rhin, poursuivit Frédéric-Guillaume jusqu'aux
bords du Weser, et lui imposa une neutralité qu'il ne devait pas, il est
vrai, garder longtemps. Dans la
campagne suivante (1673-1674), la plus intéressante et la plus glorieuse, Condé
livre à Guillaume d'Orange l'indécise bataille de Senef. Le point le plus
difficile était pour Turenne de garantir l'Alsace et la Lorraine ; car, une
fois les vallées de l'Aisne et de la Marne au pouvoir des ennemis, Paris se
fût trouvé menacé. Il fallait, pour sauver ces provinces, empêcher la
jonction de Montecucculi et de l'électeur de Brandebourg : à cet effet,
Turenne s'empara de la ligne du Mein, qui traverse l'Allemagne dans toute sa
largeur. Würzbourg lui manquait ; mais il comptait sur la parole de l'évêque
de cette ville, qui s'était engagé à demeurer neutre. Il n'en fut rien : un
matin, l'armée française apprit que le passage avait été vendu, et que les
Impériaux étaient réunis aux soldats du Brandebourg. A cette nouvelle,
Turenne abandonne le Mein, traverse le Rhin, et se poste sur la Lauter ; mais
Strasbourg[12], qui avait aussi promis la
neutralité, suit l'exemple de Würzbourg, et les coalisés, franchissant le
fleuve, entrent en Alsace. Malgré une lettre de Louis XIV, qui lui ordonne de
reculer pour couvrir la Franche-Comté et la Champagne, Turenne, sûr de ses
soldats et ayant d'avance tracé son plan de campagne jour par jour, s'obstine
à rester en Alsace avec sa petite armée de 20.000 hommes, et refuse même des
secours. C'est alors qu'on vit que le génie de ce général croissait d'audace en vieillissant. A l'endroit où le Rhin entre
en Alsace, il s'engage entre deux belles chaînes parallèles, les Vosges et
les monts de la Forêt-Noire, distantes l'une et l'autre de quatre à cinq
lieues du fleuve. Les Impériaux s'étaient établis entre l'Ill et le Rhin,
depuis Strasbourg jusqu'à Bâle, en trois stations différentes. Pendant
l'hiver, Turenne[13], qui s'était posté près de
Saverne, feint de garder sa position ; puis à travers les triples chaînons
des Vosges, trompant la vigilance de Montecucculi, ses soldats traversent les
montagnes durant un mois, et, en février, se trouvent réunis sur le plateau
de Langres, non loin de la source de l'Ill. L'armée impériale, attaquée à
l'improviste, est culbutée dans plusieurs combats, entre autres à Turckheim,
près de Colmar, le jour même de la fête des Rois, que le grand-électeur se
préparait à célébrer dans cette ville. L'ennemi se retira en désordre sur
Schelestadt, et ne s'arrêta qu'après avoir repassé le pont du Rhin à
Strasbourg. De 60.000 Allemands qui étaient entrés en Alsace, peu de semaines
auparavant, il n'y en eut guère plus de 20.000 qui parvinrent à se réunir
dans le Palatinat : Turenne franchit le fleuve derrière eux (ravage affreux
du Palatinat), afin
de poursuivre Montecuculi. Pendant six semaines, sur un espace de trois à
quatre lieues carrées, ces deux illustres adversaires cherchent tour à tour à
se surprendre par des marches et des contre-marches aussi savantes que
multipliées, et à se couper réciproquement leurs convois. Enfin Turenne,
maître de différentes gorges du Schwarzberg tournées vers la France, allait
attaquer les Impériaux acculés au Rhin près de Salzbach, à deux lieues de
Bade, quand il fut atteint par un boulet tiré au hasard, et l'armée,
déconcertée par la perte d'un tel chef, repassa le Rhin en désordre,
poursuivie par Montecuculi. D'un autre côté, le maréchal de Créqui se fit
battre par le duc de Lorraine, Charles IV, près de Consarbrück, au confluent
de la Sarre et de la Moselle, et fut fait prisonnier bientôt après dans la
ville de Trêves. C'est
alors qu'on envoie Condé converser, comme il le disait, avec l'ombre de
Turenne sur le Rhin : de ce côté, où le prince tient plutôt la défensive, pas
de batailles, mais de brillants épisodes ; sur un autre point, le
grand-électeur, forcé de courir à la défense du Brandebourg, que les Suédois
ont envahi à l'instigation de la France, remporte sur eux la glorieuse
victoire de Fehrbelin, le Rocroi des soldats prussiens, et le Danemark se
joint au Brandebourg contre la Suède. Tandis
que la guerre de sièges se continue aux Pays-Bas, sous la conduite de Vauban,
et que Condé couvre le Rhin, la révolte de Messine contre l'Espagne ouvre à
la France une nouvelle arène, où elle soutient glorieusement l'honneur de ses
armes. D'habiles et courageux marins, Vivonne et Duquesne, battent la flotte
hispano-hollandaise à Stromboli, à Agosta, où périt Ruyter, et à Palerme, où
débute Tourville. Ce furent là des batailles navales comme le monde n'en a
pas revu ; mais nous ne tardons pas à perdre la Sicile, et Louis XIV rappelle
sa flotte (1676). Dans
les campagnes de 1676, 1677, 1678, la guerre se poursuit à la fois sur nos
diverses frontières. Luxembourg, sous les yeux du roi, prend Condé,
Valenciennes, Gand, Ypres, et, en Alsace, le maréchal de Créqui répare sa
défaite de Consarbrück par une suite de succès sur l'armée du nouveau duc de
Lorraine, Charles V, à Cochersberg, à Fribourg et à Rheinfeld. Le prince
d'Orange, en Flandre, n'est pas plus heureux que le duc de Lorraine en
Allemagne. Forcé de lever le siège de Maëstricht, il perd contre Monsieur,
frère du roi, la bataille de Montcassel (1677), en voulant secourir Saint - Omer. Dans le même
temps, les maréchaux de Schomberg et de Navailles avaient l'avantage du côté
des Pyrénées. VI Ces
succès décident plus aisément la paix, qui est signée à Nimègue. Les plus
empressés à la conclure, c'étaient les Hollandais : ils s'alarmaient, pour
leur liberté, du mariage de Guillaume d'Orange avec la fille du duc d'York,
le futur Jacques II ; ce traité leur valait d'ailleurs la restitution de
Maëstricht, seul reste de nos conquêtes sur la république. Ce fut l'Espagne
qui paya les frais d'une guerre entreprise contre la Hollande : elle
recouvra, il est vrai, Charleroi, Ath, Binch, Oudenarde et Courtrai, qu'elle
avait cédés par la paix d'Aix-la-Chapelle, ainsi que les villes de Limbourg
et de Gand, conquises par les Français durant la guerre ; mais elle dut
abandonner à Louis XIV toute la Franche-Comté, plusieurs places des Pays-Bas
espagnols, entre autres Valenciennes, Cambrai, Maubeuge, Condé, Ypres, enfin
Aire et Saint-Omer, les deux seules places que la paix des Pyrénées lui eût
laissées dans l'Artois. Ainsi, l'Artois et la Franche-Comté, promises à la
France depuis la mort de Charles le Téméraire, tombaient enfin entre nos
mains, et, du côté du Rhin, nous nous acheminions peu à peu vers la rive de
ce grand fleuve qui forme notre limite naturelle. Avec
l'Empereur et l'Empire, la paix ne fut signée que l'année suivante, 1679 :
Louis XIV échangeait Philisbourg contre Fribourg, et s'ouvrait ainsi un accès
sur l'Allemagne ; de plus, par le traité de Saint-Germain-en-Laye, l'électeur
de Brandebourg dut rendre aux Suédois ce qui avait été tour à tour pris et
repris en Poméranie ; le roi de Danemark, aux termes du traité de
Fontainebleau, dut restituer également Wismar, l'île de Rügen, et toutes ses
autres conquêtes sur la Suède. En
somme, la France, malgré quelques revers partiels, retirait de cette lutte
non moins de profit que de gloire : elle trouvait moyen de faire tourner à
l'avantage de sa vieille politique une guerre condamnable dans son principe ;
mais la Hollande, répétons-le, ne perdait rien, et quant à elle, le but de
Louis XIV n'était pas atteint : la France, à Nimègue, abandonnait le tarif de
1667, une des principales causes du conflit ; bien plus, l'article 7 du
traité stipulait qu'à l'avenir la liberté
réciproque du commerce entre la France et les Provinces-Unies ne pourrait
être défendue, limitée ou restreinte par aucun privilège, octroi, ou aucune
concession particulière, et sans qu'il fût permis à l'une et à l'autre de
concéder ou de faire à leurs sujets des immunités, bénéfices, dons gratuits
ou autres avantages[14]. Ainsi, le véritable vaincu de la guerre de 1672, c'était Colbert. |
[1]
On le sait, le Brandebourg est le berceau du puissant royaume de Prusse.
[2]
C'était une loi que Cromwell, en 1651, avait fait voter par le parlement
anglais, et qui réservait le monopole du commerce de la Grande-Bretagne à la
marine anglaise. L'acte de navigation n'a été aboli qu'en 1849.
[3]
Michelet, Histoire de France, t. XIII.
[4]
Après l'abolition du stathoudérat, le député de la province de la Hollande (de
beaucoup la plus importante de toutes) aux états généraux était devenu le
premier personnage du pays. Élu pour cinq ans, sous le titre de grand
pensionnaire, mais indéfiniment rééligible, c'était lui qui proposait à
l'assemblée-des états la matière de leurs délibérations et rédigeait leurs
résolutions.
[5]
Entre l'Angleterre, la Hollande et la Suède.
[6]
L'Espagne nous cédait Charleroi, Ath, Binch, Douai, Tournay, Oudenarde, Lille,
Armentières, Courtrai, Bergues et Furnes. Dès lors, la France, établie au cœur
de la Belgique, serrait comme dans un étau les places de Cambrai, Valenciennes,
Mons, Saint-Omer, Aire et Ypres ; elle tenait en outre la route de Bruges, Gand
et Bruxelles. L'Espagne semblait hors d'état désormais de défendre les débris
de la Belgique.
[7]
La Belgique actuelle.
[8]
Traité de Douvres, négocié par Madame.
[9]
De Witt offrait de céder Maëstricht, et tout ce que les Hollandais possédaient
en dehors des sept provinces, sauf leurs colonies, bien entendu. Louis XIV,
poussé par Louvois, demande la cession du Brabant septentrional et de tous les
pays en deçà de la Meuse et du Wahal, le rétablissement du catholicisme, une
ambassade annuelle de remercîment qui témoigne que la république doit son
existence à la France, et qui apporte au roi une médaille en gage de vassalité.
De son côté, Charles II voulait que la constitution de la Hollande devint
monarchique, et que la Zélande fût donnée à l'Angleterre. Les Hollandais, un
moment désespérés, délibérèrent s'ils ne devaient pas se jeter en masse à la
mer et émigrer dans les Indes.
[10]
Plus tard Jacques II.
[11]
On voit que cette prétention de la Prusse date de loin.
[12]
Strasbourg était encore une ville libre, s'administrant elle-même sous la
suzeraineté de l'empereur d'Allemagne.
[13]
Il venait de battre récemment le duc de Lorraine à Sintzheim.
[14]
Toutefois le droit de cinquante sous par tonneau, particulièrement désagréable
à la Hollande, ne fut pas aboli ; il ne le sera qu'en 1697, à la paix de
Ryswick, quatorze ans après la mort de Colbert.