COLBERT

MINISTRE DE LOUIS XIV (1661-1683)

 

CHAPITRE VII. — COLBERT ET LA POLITIQUE DE CONQUÊTE

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Rôle de Louvois. — État de l'Europe en 1672. — Progrès du Brandebourg. — Situation de l'Angleterre. — Prospérité de la Hollande. — Politique offensive de Louis XIV, guerre des droits de la Reine. — Préliminaires de la guerre contre la Hollande. — Campagnes de 1672 à 1678. — Paix de Nimègue.

 

I

Nous avons voulu exposer sans interruption l'œuvre immense de Colbert ; nous l'avons montré non-seulement créant l'administration, presque de toutes pièces, mais favorisant le mouvement des idées, le progrès des lettres, des sciences et des arts. Si la paix n'est pas troublée, ou du moins, si une sage politique extérieure s'abstient de toute entreprise dictée par l'esprit d'orgueil ou de témérité, quelle riche moisson ne va pas sortir des germes féconds déposés sur le sol français par le grand ministre de Louis XIV ! A toute aventure d'ailleurs, la France, fortement réorganisée et constituée, n'a pas à craindre de se trouver prise au dépourvu. Le département de la guerre est, depuis l'année 1666, aux mains d'un travailleur non moins infatigable que Colbert ; c'est le jeune marquis de Louvois, fils du secrétaire d'État le Tellier. Tandis que Colbert refait la prospérité matérielle et intellectuelle du pays, l'autre prépare de son côté, mais sans bruit, les ressources spéciales de la guerre ; en dehors du champ circonscrit où s'exerce son activité, il est en quelque sorte subalternisé par le contrôleur général. Celui-ci, qui gouverne le commerce et la marine, ne peut-il pas, à l'occasion, intervenir très-efficacement dans la conduite des affaires diplomatiques ? Le ministre qui tient les finances, le nerf de la guerre par excellence, n'est-il pas en mesure de peser sur l'administration militaire ? Ne dispose-t-il pas des fonds des approvisionnements et fortifications ? N'est-ce pas lui qui règle les mesures d'ordre et de discipline, les rapports entre le soldat et l'habitant ? Plus d'une fois même il se mêle de questions de pure constitution militaire ; il critique, par exemple, au nom de l'unité de l'armée, le principe des gardes royales créées par Louvois comme une pépinière d'officiers ; il craint que l'institution de corps privilégiés n'engendre au sein de l'armée des jalousies, des découragements, des antagonismes, et il écrit au roi pour l'avertir du danger. Mais celui-ci ne tient pas compte de l'avertissement ; l'œuvre de Louvois, à un autre titre que celle de Colbert, lui est également agréable. L'un lui assure la puissance qui vient d'une bonne économie intérieure, l'autre celle qui vient d'une forte organisation de l'armée, d'une discipline rigoureuse, d'une entière centralisation militaire : aux yeux de Louis XIV, ses deux ministres se complètent ainsi l'un par l'autre. Cependant, en 1666, le génie de la paix l'emporte encore auprès de lui sur le génie de la guerre ; plus tard, quand viennent l'enivrement de la puissance et la folle ambition des conquêtes, le rôle de Louvois prend une importance prépondérante.

 

II

Au moment où Louis XIV songe à employer, dans des vues d'agrandissement territorial et de prédominance politique, les forces d'une monarchie désormais absolue, quel est l'état de l'Europe ?

Les traités de Westphalie (1648) avaient produit de grands changements dans le monde occidental. Victorieux de l'Autriche, nous lui avions pris les Trois-Évêchés, Vieux-Brisach, l'Alsace, sauf Strasbourg, et, par nos soins, le Rhin avait été déclaré fleuve libre. La France menaçait la Lorraine, proie assurée pour l'avenir, et déjà, campée au-delà du Rhin, elle avait un pied en Allemagne. C'est la période la plus brillante de la maison de Bourbon, héritière de la gloire et de la puissance de Charles-Quint. La France, en faisant reconnaître aux États allemands son droit de s'unir aux puissances étrangères et en formant la ligue du Rhin, s'était ménagé des alliances précieuses, et, au sein même de l'Empire, un appui certain contre l'Empereur. La France d'ailleurs, par elle-même, était le royaume le plus uni, le plus compacte, le mieux gouverné de l'Europe, et ce qui augmentait encore sa force, c'était la faiblesse de la plupart de ses voisins.

En effet, voyez l'Allemagne, cet empire naguère si redoutable : elle en est à la diversité et à la discordance d'intérêts entre les peuples qui la composent. Un moment la Réforme, en séparant ce pays en deux camps, avait accru la puissance impériale, car elle avait mis naturellement l'Empereur à la tête du parti catholique, et lui avait ainsi donné, au lieu de vassaux indociles ou jaloux, des partisans qu'une cause commune à soutenir rendait fidèles et dévoués ; cet accroissement fut arrêté par ce traité de Westphalie, doublement fatal et à l'autorité impériale et à l'autorité catholique en Allemagne. En effet, douze archevêchés ou évêchés avaient été sécularisés à la fois et donnés à la Suède, à la Prusse et au Mecklembourg, en sorte que l'Église catholique payait, en grande partie, les frais de la guerre de Trente ans. Le Recès de Ratisbonne, en 1803, achèvera l'œuvre commencée en 1648. Déjà, à partir de cette dernière date, l'Empire n'est plus qu'une confuse et disparate agglomération de trois cent soixante États, luthériens et catholiques, monarchiques et républicains, laïques et ecclésiastiques.

Cependant il y avait une maison allemande qui, peu à peu et dans l'ombre, grandissait d'une façon redoutable : c'était celle de Brandebourg[1]. Rapprochant, par tous les moyens, bons ou mauvais, ses domaines épars, s'enrichissant de Magdebourg, d'Halberstadt, de Camin et de Minden, cette maison donnait un remarquable exemple de ce que peut l'esprit de suite et d'opiniâtreté. Il ne semblait pas qu'il dût jamais se former un État important dans cette partie de l'Allemagne du Nord, plus divisée encore que les autres ; c'était un pêle-mêle de peuples slaves et allemands, un sol aride, surtout au cœur du duché même, un pays enveloppé par des voisins relativement puissants : à l'est, la Pologne ; au sud, la Saxe, alors presque l'égale de l'Autriche ; au nord, la Suède et le Danemark, qui intervenaient sans cesse dans les affaires de l'Allemagne. Et pourtant, malgré tant d'obstacles, le grand-électeur avait su élever le Brandebourg presque à la hauteur d'un royaume : dès 1618, il était devenu duc de Prusse ; en 1657, le traité de Weslau l'avait débarrassé de la suzeraineté de la Pologne, et lui avait donné, de fait, force de souverain indépendant.

Quant à la Hongrie, elle avait gagné, elle aussi, à intervenir dans la guerre de Trente ans : en 1648, Ragotski était mort ; mais son fils avait pris sa place, et la lutte des Hongrois contre la maison d'Autriche devait se continuer à la fois et pour la Hongrie et pour la Transylvanie.

L'Espagne, cette autre branche déchue de la maison d'Autriche, s'épuisait chaque jour davantage : sans finances, sans marine, sans armée, elle était devenue un désert, un désert si vaste et si désolé, que l'on répétait ce dicton : L'alouette ne traverse les Castilles qu'en portant son grain avec elle. Malgré cela, l'Espagne, n'ayant pas été comprise dans les traités de Westphalie, avait continué la guerre contre la France jusqu'à la paix des Pyrénées (1659). Elle possédait encore, il est vrai, la Franche-Comté, la Belgique, le Milanais, les Deux-Siciles et la Sardaigne ; mais tant de domaines, d'ailleurs si épars, l'appauvrissaient au lieu de l'enrichir. La paix des Pyrénées, dont nous venons de parler, lui avait enlevé, à notre profit, l'Artois, la Cerdagne, le Roussillon ; de plus, le Portugal, aussi bien que la Hollande, venaient de lui échapper.

Le Portugal était bien déchu, lui aussi, de son ancienne prospérité ; cette même liberté qui fit la fortune de la Hollande fit la ruine des Portugais, parce que cette liberté leur vint trop tard ; puis les ennemis de Philippe II avaient habilement confondu dans leur haine le Portugal avec l'Espagne, et avaient dépouillé ces deux États en même temps. Le jour approchait où, comme nous l'avons indiqué déjà, le Portugal deviendrait la proie de l'Angleterre, où ses habitants ne seraient plus que ce qu'ils sont encore aujourd'hui, les courtiers et les commissionnaires des Anglais.

En Italie, Gênes était toujours menacée par l'ambition et les complots d'une voisine redoutable et perfide, la Savoie ; Venise, à l'écart, ne se signalait plus, de temps à autre, que contre les Turcs, ses vieux ennemis ; Florence revendiquait avec Torricelli et Viviani la gloire scientifique, comme elle avait conquis celle des lettres et des arts. Sollicité à la fois et contradictoirement par la France et l'Espagne, le pape avait bien de la peine à maintenir son indépendance entre ces deux rivalités gênantes ; enfin, au milieu de la mer, Malte, toujours au pouvoir de ses chevaliers, relevait encore du royaume de Naples et, partant, de l'Espagne.

Ainsi, dans l'Italie, ce vieux champ clos des nations, une seule fortune grandissait, une seule puissance mettait à profit, par tous les moyens, le temps présent, et s'assurait de l'avenir : c'était la Savoie, cette maison de Brandebourg du Midi. Ancienne province du royaume d'Arles, ce petit comté du moyen âge s'était singulièrement accru en peu d'années. On sait le rôle qu'il joua sous Louis XIII ; déjà il jetait des regards de convoitise sur ce Milanais qu'Henri IV lui destinait dans son grand projet de remaniement de la carte d'Europe ; en attendant, ses princes travaillaient à donner une forte organisation militaire à la Savoie, et à établir ses communications avec la France en jetant un chemin sur les Alpes : bientôt ce petit État pèsera beaucoup pour sa part dans la balance de l'équilibre général.

Dans le nord de l'Europe, la Suède, maîtresse, depuis la paix de Stolbowa (1617), de l'Ingrie et de la Carélie, avait obtenu, en 1645, au traité de Bronsebro, l'affranchissement de trois de ses provinces méridionales, occupées jusque-là par le Danemark, et l'exemption des péages du Sund. Puis elle avait partagé avec la France les profits de la paix de Westphalie ; enfin le traité de Copenhague, confirmant ceux de Roskild, d'Oliva et de Kardis, lui avait donné la Scanie, la Blekingie, le Haland, l'Estonie, la Livonie, et, dès lors, elle prit place au nombre des États riverains de la Baltique ; mais la Suède manquait d'hommes et d'argent ; elle s'était épuisée, depuis Gustave-Adolphe, dans de glorieuses guerres.

La Pologne, si puissante jadis, était en pleine décadence depuis l'extinction des Jagellons. Jean Casimir, le dernier des Wasa, avait abdiqué en prédisant aux Polonais le futur partage de leur pays : Il y a longtemps, leur avait-il dit, que vous mettez à l'enchère votre vénale couronne ; mais il viendra un jour où vos voisins aimeront mieux se partager vos terres que de porter votre diadème. Un autre danger, aussi terrible que l'anarchie, menaçait la Pologne, c'était la puissance de la Russie, qui, relevée par Michel Romanow, et victorieuse des Tartares d'Astrakan, touchait aux rives de la Caspienne. On sait qu'en 1629 Michel avait signé un traité de commerce avec Louis Deshayes, envoyé de Richelieu.

Touchant presque à la Russie, les Turcs, à l'orient de l'Europe, étaient encore redoutables : leur empire, accru de Bagdad, la conquête d'Amurath IV, s'étendait jusqu'au Dniestr, jusqu'à la Transylvanie, et s'agrandissait tous les jours. Ibrahim, avant de mourir (1648), avait enlevé Azof aux Cosaques du Borysthène, et Candie aux Vénitiens. Unis aux Hongrois contre l'Autriche, les Turcs avaient pris une part active à la guerre de Trente ans, et la sécurité de Vienne devait être encore plus d'une fois menacée jusqu'à la victoire de Saint-Gothard (1664).

Un État d'Europe, l'Angleterre, avait un moment séparé son histoire de celle des autres nations : étrangère au continent, elle avait accompli à l'écart sa sanglante révolution ; puis, guidée par Cromwell, elle avait reparu sur la scène politique, avide de s'emparer du sceptre des mers. Mais elle-même, en 1660, avait été ressaisie par les Stuarts, et Charles II avait trouvé la nation anglaise en apparence si résignée, qu'il se reprochait de n'être pas revenu plus tôt. On put croire, en effet, que la royauté en Angleterre sortait plus forte et plus enracinée de l'épreuve qu'elle avait subie. C'est que le pays, en 1661, était à peu près dans la même situation qu'après la guerre des Deux Roses ; la satiété, le découragement, le livrèrent de nouveau aux Stuarts. La révolution qui avait chassé les rois n'avait pu fonder de gouvernement : Cromwell, qui comprenait que le vœu le plus persistant du pays était d'avoir un gouvernement parlementaire, avait en vain voulu établir un pouvoir pris au sein de la nation : il s'était adressé successivement à tous les partis : tous apportaient avec eux leurs rivalités, avec des prétentions inconciliables. Aussi, quand Monk proposa le rappel des Stuarts, il ne fit qu'aller au-devant du véritable désir public ; la restauration était espérée, attendue de toute l'Angleterre. Il fallait que Charles II, pour entretenir sa popularité, conciliât les vieilles traditions avec la satisfaction des besoins nouveaux que la longue opposition parlementaire avait éveillés dans la nation ; il fallait qu'il renfermât dans les limites de la légalité les prérogatives de la monarchie, qu'il s'appliquât surtout à l'apaisement des esprits. Il parut d'abord entrer dans cette voie, sur les sages conseils de lord Clarendon : une déclaration solennelle confirma les concessions de Breda ; mais bientôt la confiance cessa d'une part, et de l'autre la modération. L'Angleterre s'était trompée elle-même quand elle avait voulu revenir de bonne foi à l'ancienne monarchie : il y a chez les peuples certaines idées que frappe irréparablement de mort une révolution comme celle de 1648. Un principe tout anglais était né au milieu du sang et des ruines : c'était, en matière de gouvernement, la prépondérance des chambres. De son côté, la couronne comptait bien voir se rétablir, avec le représentant des anciens rois, l'empire des lois primitives, et ressaisir ainsi tout pouvoir. Charles II était d'ailleurs un prince frivole, ami du plaisir, sans frein, une sorte de Louis XV anticipé. Ses prodigalités étaient excessives, et le manque d'argent l'avait placé tout d'abord sous la dépendance de Louis XIV, qui lui en avançait, et qui saura entretenir habilement les divisions entre le roi d'Angleterre et son parlement.

La nation jeune, vigoureuse et riche par excellence, c'était alors la république des Provinces-Unies. Bien des causes avaient contribué à faire de la Hollande, en 1661, une puissance du premier ordre : sans parler de cet esprit d'économie et de persévérance, qui est le trait le plus marqué du génie néerlandais, les événements eux-mêmes, durant une période de plus d'un siècle, favorisèrent les rapides progrès de la nouvelle république. La multiplicité des entreprises de Philippe H rendit vaines toutes ses tentatives pour reconquérir les Pays-Bas ; ayant trop embrassé à la fois, il n'étreignait plus. Puis, tandis que chaque peuple avait ses embarras, la Hollande marchait en avant sans entraves. Le despotisme ou l'impéritie de Jacques Ier ruinait pour un temps la prospérité intérieure et extérieure de l'Angleterre ; l'Empire, affaibli par de continuelles divisions politiques et religieuses, était livré aux horreurs de la guerre de Trente ans ; la France était agitée par les dernières convulsions de la Ligue : pendant ce temps, la Hollande assurait sa liberté au dedans, et préparait son mouvement d'expansion au dehors. Elle ne devait qu'à elle seule son iiiépendance, qu'elle avait conquise et maintenue par les armes contre l'Espagne ; ce n'est qu'en 1635 qu'elle avait accepté les secours directs de la France, et cette alliance avait achevé d'ôter à l'Espagne tout espoir de revendication sur les Pays-Bas. Mais l'union avec Richelieu, utile dans le principe, pouvait devenir prochainememt un danger : les Hollandais le comprirent, et la prévoyance avec laquelle ils surent conjurer les conséquences fâcheuses de l'assistance étrangère, la prudente politique qui leur indiqua que les PaysBas espagnols pouvaient isoler leur république de la France, sans la livrer à l'Espagne, fut la preuve la plus éclatante du sage caractère de cette nation, et une des causes de sa grandeur. La guerre avec Cromwell, en révélant à toute l'Europe les ressources maritimes de la Hollande, lui valut une influence égale à sa force réelle. Elle se consolidait, s'enrichissait des désastres de ses anciens maîtres, et grandissait de jour en jour par la marine et le commerce. Un événement heureux pour elle avait été la réunion du Portugal à l'Espagne en 1580 : dans le cours du XVIe siècle, les Portugais avaient fondé dans les Indes un vaste empire ; mais leurs colonies, mal administrées, étaient déjà en décadence, quand la conquête espagnole, en leur donnant pour ennemis tous les ennemis de Philippe II, acheva de les ruiner. Au moment où l'Espagne, maîtresse de Luçon et des Philippines, semblait pouvoir prétendre à l'hégémonie dans les deux Indes, la Hollande était déjà en état de lui faire, dans ces parages, une concurrence redoutable. Dès 1590, elle s'était emparée du commerce de commission, achetant à Lisbonne les productions des Indes, pour les revendre dans toute l'Europe. Philippe II, après avoir mis la main sur le Portugal, défendit à ses nouveaux sujets toute relation avec ses ennemis ; mais cet interdit, loin de ruiner les Hollandais, favorisa l'accroissement de leur puissance en les obligeant d'aller chercher à leur source les richesses de l'Orient. En 1695, ils établirent, à l'exemple de l'Angleterre, une compagnie des pays lointains. Ils s'emparèrent d'une grande partie des colonies portugaises, descendirent, en 1607, à Amboine et à Tidor ; en 1609, à Java, où ils fondèrent la ville de Batavia, et, la même année, ils étaient reçus au Japon ; enfin, en 1640, ils se rendirent maîtres de Ceylan et de Malacca.

En somme, la Hollande possédait le Brésil, presque tout l'empire portugais des Indes, et, en Europe, tenait les bouches de la Meuse, du Rhin et de l'Ems. En 1648, son indépendance avait été formellement reconnue par l'Espagne, et la fermeture de l'Escaut avait amoindri Anvers au profit d'Amsterdam et de Rotterdam, et ruiné le commerce des Pays-Bas espagnols. C'est ainsi que la Hollande, sous Louis XIV, était réellement un des États dominants de l'Europe. Quoique attaquée déjà dans son commerce par l'acte de navigation[2], la nouvelle Carthage, comme on la nommait, couvrait les mers de ses vaisseaux, et développait de plus en plus sa prospérité intérieure ; les tonnes de harengs se changeaient en tonnes d'or, et la banque multipliait cet or, fécondé encore par une vente immense de fromages. Amsterdam était alors, sans comparaison, la ville la plus florissante de l'Europe. Ces Néerlandais, hommes simples, ne désirant qu'un gouvernement économe, hardis marins et véritables amphibies, rêvant sans cesse de créations de comptoirs et de magasins, couraient sans relâche de la Chine à Java, de Java au Brésil, puis revenaient s'installer dans leur intérieur pour y jouir, corps et âme, d'un repos flegmatique et doux après ce labeur. Un historien[3] a fait, du reste, en peu de mots, une pittoresque peinture de la vie et de la maison hollandaises : Quelle maison ? Très-pauvre souvent, toujours très-bonne : une chaumière avec sa cigogne et ses nids d'hirondelles, la simple barque, la grosse barque ventrue de Hollanda dont rient les sots. Elle n'en va pas moins, cette barque au complet (mari, femme, enfants, chiens, chats, oiseaux), elle va, lente et paisible, par les mers les plus dangereuses : petit monde harmonique, si content de lui-même, qu'il se soucie peu d'arriver.

Ajoutons que les courses lointaines des navigateurs hollandais profitaient au monde en même temps qu'à eux-mêmes, grâce à leurs découvertes : le Maire avait reconnu le détroit qui porte son nom, et trouvé, en doublant le cap Horn, une route plus sûre que le détroit de Magellan pour passer de l'Atlantique dans le Pacifique. C'étaient des Hollandais encore, Hertoge et Tasman, qui avaient découvert la Nouvelle-Zélande, la terre de Van-Diemen, la Nouvelle-Hollande, les îles Viti et des Amis.

Telle était cette république qui allait devenir le pivot de toutes les résistances au grand roi.

 

III

Le début du règne personnel de Louis XIV avait été une menace jetée aux puissances étrangères : en 1662, il humilie l'Espagne, obligée d'accorder, à la suite d'un conflit de préséance à Londres, que les ambassadeurs du roi catholique cèderont le pas en toute occasion à ceux du roi très-chrétien. L'année suivante, Louis XIV ferme la trouée que le royaume gardait au flanc droit, en préparant, par un traité, la réunion des duchés de Lorraine et de Bar ; par un autre traité, signé le 27 octobre 1662 avec le Stuart Charles II, il avait retiré des mains des Anglais Dunkerque, cet autre Calais, dont il est d'ailleurs si rapproché. Le pape lui-même eut à subir les impérieuses prétentions du grand roi : à la suite d'une rixe entre la garde corse du saint-père et les gens du duc de Créqui, ambassadeur extraordinaire de Louis XIV, rixe où les torts primitifs semblent avoir été du côté des Français, Alexandre VII, abandonné par l'Autriche et l'Espagne, qui craignaient de se compromettre, se vit contraint à des excuses et réparations.

En 1665, nouveaux coups de force, mais cette fois contre les pirates barbaresques : deux flottilles algériennes, écrasées en moins d'un an, attestent au monde que la chrétienté a désormais un défenseur vigilant. La bataille de Saint-Gothard, gagnée en 1664 par la jeune noblesse française, refoule les Ottomans, sauve l'empereur d'Allemagne, Léopold, et rend son indépendance à la Transylvanie. En 1666, le roi, qui eût voulu empêcher la ruine complète de la Pologne, entamée chaque jour par l'ambition moscovite, pense à y envoyer un corps d'armée : on pressentait déjà, à cette époque, de quelle importance il était pour l'Europe de conjurer la chute de cette république, le seul boulevard de l'Occident contre la barbarie asiatique. Colbert, qui avait en toutes choses le sens des véritables intérêts français, exhortait vivement le roi à s'engager dans cette voie. Il faut, lui disait-il, épargner cinq sous aux choses non nécessaires, et jeter les millions quand il est question de votre gloire. Je déclare à Votre Majesté, en mon particulier, qu'un repas inutile de 3.000 livres me fait une peine effroyable, et lorsqu'il est question de millions d'or pour la Pologne, je vendrais tout mon bien, j'engagerais ma femme et mes enfants, et j'irais à pied toute ma vie, pour y fournir, s'il était nécessaire. Malheureusement les événements qui se pressent en Occident empêchent Louis XIV et son ministre de donner suite à ce grand dessein.

Le but immédiat du roi, c'est de compléter le territoire de la France, aux dépens de la monarchie espagnole, par l'acquisition de la Belgique et de la Franche-Comté. D'où pouvaient venir les obstacles à l'accomplissement de cette entreprise ? Le principal, c'est que la Hollande n'y pouvait aisément consentir ; mais entre les menaces de la France et celles de l'Angleterre, elle était bien embarrassée : Jean de Witt, le grand pensionnaire[4], qui gouvernait les Provinces-Unies depuis 1653, s'efforçait de dissiper les ombrages sans cesse renaissants entre les états généraux et la France. Puis, pour empêcher la réunion des Pays-Bas catholiques à ce royaume, de Witt, reprenant une idée de Richelieu, proposait à Louis XIV d'ériger la Belgique en république, et de détacher de cette province quelques places qui seraient adjointes, les unes à la Hollande, les autres à la France. Colbert appuya, paraît-il, ce projet auprès du roi ; mais on ne put convenir ni du moment ni du mode d'exécution.

Sur ces entrefaites, des hostilités ayant éclaté entre les Anglais et les Hollandais, ceux-ci se voient forcés de se rapprocher de Louis XIV, et se réclament auprès de lui d'un traité conclu en 1662, aux termes duquel la France s'était obligée à les secourir en cas de guerre contre l'Angleterre. Louis XIV, qui tenait fort à l'alliance de Charles II, ne put néanmoins se dispenser de répondre affirmativement ; puis il louvoya, gagna du temps, et, peu soucieux d'engager dans cette lutte notre marine renaissante, il laissa, en somme, les deux puissances se heurter, et user leurs forces dans les batailles navales les plus acharnées que le monde eût vues jusqu'alors.

Pendant ce temps, toujours à l'affût de la Belgique et de la Franche-Comté, le roi, par d'habiles négociations, s'assurait de la neutralité ou de l'alliance des princes et des États qui eussent pu contrarier ses plans ; enfin, le 8 mai, il se déclare, et la guerre des droits de la Reine éclate comme un coup de foudre. Du chef de sa femme, Marie-Thérèse, le roi de France établissait ses prétentions, en cas d'extinction des mâles, à la succession totale de la monarchie espagnole, et réclamait tout d'abord les provinces suivantes : le Brabant, Anvers, Malines, le Limbourg, la haute Gueldre, Namur, Aire et Saint-Omer, le Cambrésis, le Hainaut, le tiers de la Franche-Comté et le quart du Luxembourg.

Nous n'avons pas à raconter cette guerre, que, dans l'intérêt du commerce et des manufactures, Colbert essaya de retarder le plus possible, et qui aboutit, on le sait, à la triple alliance[5], premier acte de défiance de l'Europe contre la France, et au traité d'Aix-la-Chapelle (1668), par lequel le roi gardait la Flandre et renonçait à la Franche-Comté[6].

En attaquant l'Espagne de ce côté, Louis XIV restait fidèle à la politique française des Henri IV, des Richelieu et des Mazarin. Cette conquête, du reste, avait été un facile tournoi, une guerre de parade, à laquelle les dames assistèrent ; vers la fin du règne, les campagnes devaient être plus rudes, même avant nos revers. En attendant, sur les talons de l'armée ou de front avec elle, marchaient les grands carrosses de la cour, parfaitement aménagés pour la commodité, le luxe même et le plaisir ; on eût dit des chambres de Versailles montées sur roues. Tout le long de la route, on riait, on mangeait, on jouait même la comédie. Il semblerait qu'une armée embarrassée d'un tel appareil ne dût pas être fort redoutable ; c'était cependant la première de l'Europe, et elle ne tarda pas à le prouver : la Flandre, triplement envahie par Turenne, d'Aumont et Créqui, fut prise en deux mois, la Franche-Comté en dix-sept jours par Condé ; si bien que la cour d'Espagne, indignée, écrivit au gouverneur de la Franche-Comté, que le roi de France aurait dû envoyer ses laquais prendre possession de la province, au lieu d'y venir lui-même.

 

IV

L'Espagne vaincue, restait la Hollande : entre celle-ci et la France, les jalousies et les revendications étaient continuelles depuis vingt ans. Colbert, pour sa part, ne pouvait se résigner à la prospérité des Hollandais, qui avaient accaparé jusqu'au cabotage de nos côtes et jusqu'aux transports entre nous et nos colonies ; 4.000 de leurs navires venaient annuellement chercher nos vins, nos eaux-de-vie, et, de là, les portaient dans tout le Nord, nous donnant en échange les draps, les toiles que les Pays-Bas fabriquaient. Grâce à ses possessions des Indes orientales, la Hollande était maîtresse exclusive du trafic des épiceries. A l'avènement de Colbert, sur les 25.000 navires au moyen desquels se faisait, à cette époque, le commerce de l'Europe, les Provinces-Unies en possédaient 15 à 16.000, tandis que la France n'en avait pas 2,500. Pourquoi ce dernier pays, avec son excellent climat et son vaste développement de côtes, n'arriverait-il pas à un pareil degré de prospérité ? Pourquoi ne ferait-il pas comme l'Angleterre ? Celle-ci avait assuré à sa marine le monopole du commerce britannique par une mesure bien simple, au moyen du fameux acte de navigation ; cet acte faisait défense à tous bâtiments dont les propriétaires et les trois quarts de l'équipage ne seraient pas sujets de la Grande-Bretagne de commercer dans les établissements et colonies de cette nation, ou de faire le cabotage sur ses côtes, sous peine de confiscation du bâtiment et de la cargaison. De plus, le poisson salé, l'huile et la graisse de baleine, quand la pêche et la préparation n'étaient pas le fait de navires anglais, devaient payer à l'importation un double droit de douane.

Les règlements français étaient loin d'être aussi rigoureux. En 1659, Foucquet, alarmé des envahissements de la marine hollandaise, avait établi un droit de 50 sous par tonneau à payer par tout navire étranger qui voudrait faire le commerce international et le cabotage dans les ports français. En 1663, les Hollandais avaient réclamé de Louis XIV la suppression de ce droit ; après quatre ans de négociations, Colbert n'avait consenti qu'à le réduire de moitié, concession dont les Provinces-Unies s'étaient montrées peu satisfaites. En 1667, le ministre, voulant se débarrasser des objets manufacturés de la Hollande et de l'Angleterre, comme de leur courtage maritime, avait frappé d'un nouveau tarif l'importation d'un certain nombre de produits : de là de nouvelles plaintes des Provinces-Unies, qui répondirent, ainsi que les Anglais, en prohibant nos vins, eaux - de - vie et vinaigres ; de plus, la Hollande mit de gros droits sur notre sel et sur nos soieries. Colbert riposta en augmentant la taxe d'entrée sur les harengs et sur les épiceries provenant de Hollande ; dès lors, on put voir s'amonceler à l'horizon l'orage qui devait bientôt éclater.

A la question commerciale se mêlaient d'ailleurs d'autres causes d'aigreur et de rancune : ces républicains d'Amsterdam et de Rotterdam, hommes d'affaires et positifs avant tout, étaient peu sensibles à la splendeur fastueuse de la royauté française, et ils riaient volontiers du solennel Louis XIV et de son naïf orgueil. Leur audace ne doutait de rien. Dans la guerre des Droits de la Reine, n'était-ce pas ce petit peuple qui avait protégé l'Espagne, ce prodigieux vaisseau démâté, dont la proue était encore dans la mer des Indes et la poupe dans l'océan Atlantique ? N'était-ce pas ce petit peuple qui, le premier, avait jeté contre Louis XIV le cri d'alarme à l'Europe ? N'était-ce pas un bourgeois, un simple échevin d'Amsterdam, qui était venu fièrement signifier au potentat de Versailles d'avoir à s'arrêter dans sa victoire ? Louis XIV ne pouvait plus faire un pas sans rencontrer ces pêcheurs de harengs en travers de sa route. L'ambassadeur extraordinaire de Hollande à Paris, Van Beuningen, ne laissait échapper aucune occasion de relever le ton ou hautain ou dédaigneux des ministres français ; il leur tenait tête, et deux d'entre eux, Louvois et le Tellier, décidèrent le roi, qui n'y était que trop disposé d'ailleurs, à châtier une bonne fois cette insolence roturière. Colbert, lui, n'avait en vue que la guerre commerciale, la lutte de droits et de tarifs, les représailles douanières ; quant à Louis XIV, après la Hollande abattue, il voyait déjà la Belgique entièrement et définitivement francisée, en attendant mieux.

Malheureusement l'ascendant de Colbert dans les conseils du roi commençait à baisser au profit de Louvois ; il n'était plus consulté ou écouté comme auparavant. Tout en blâmant cette guerre impolitique, le ministre qui avait réorganisé les finances et le commerce de son pays, se vit contraint de compromettre cette prospérité renaissante pour servir docilement les idées d'un prince qui, à ce moment, ne songeait à rien moins qu'à revendiquer du même coup et le trône d'Espagne et la couronne impériale d'Allemagne. C'en était fait : les traditions des Richelieu et des Henri IV étaient reniées, comme vieilleries mesquines ; le rêve de leur successeur était bien autre : il s'agissait de la monarchie universelle, la chimère fatale de Charles-Quint et plus tard de Napoléon. Ce ne furent pourtant pas les avertissements qui manquèrent au grand roi : outre les représentations de Colbert, une voix célèbre se fit entendre en Europe pour conseiller une politique plus haute, plus féconde et plus digne de la chrétienté ; cette voix, c'était celle de Guillaume Leibniz, le grand philosophe allemand. Au commencement de 1672, Leibniz vient en France, et présente à Louis XIV un mémoire où il lui propose la conquête de l'Egypte, de toutes les contrées, la mieux située pour acquérir l'empire des mers, lien de l'Asie et de l'Afrique, grenier de l'Orient, entrepôt des trésors de l'Europe et de l'Inde. C'est là, dit-il au roi, qu'il faut aller frapper vos ennemis ; laissez en paix l'Occident ; ne ruinez pas vos colonies, et ne préparez pas une rechute au commerce à peine convalescent de votre royaume. Portez la guerre au loin : l'extrême faiblesse des Orientaux n'est plus un secret. Qui aura l'Egypte aura toutes les côtes et toutes les îles de la mer des Indes ; c'est en Égypte qu'on vaincra la Hollande ; c'est là qu'on lui enlèvera ce qui seul la rend florissante : les trésors de l'Orient. Elle sera frappée sans pouvoir prévenir le coup. Si elle voulait s'opposer aux desseins delà France sur l'Égypte, elle serait accablée sous la haine générale des chrétiens ; attaquée chez elle, au contraire, non-seulement elle saura parer l'agression, mais elle pourra s'en venger, soutenue par l'opinion universelle, qui prête à la France les visées les plus ambitieuses. Il n'y a donc pas à hésiter : si le roi veut devenir l'arbitre du monde et conquérir l'admiration universelle, il faut feindre de menacer la Morée ou Constantinople, et tomber comme la foudre sur l'Egypte.

C'est ainsi que, plus tard, Bonaparte, reprenant l'idée de Leibniz, essaiera d'atteindre et d'écraser l'Angleterre sur les bords du Nil : faute d'une marine, il échouera dans son entreprise.

Quant à Louis XIV, on le pense bien, il n'écouta guère le conseil de Leibniz, un rêveur ; le ressentiment et l'orgueil le rendaient impatient d'une attaque immédiate et d'une prompte vengeance.

Cette agression contre la Hollande était une faute grave, et si la colère l'explique, elle ne l'excuse pas : au lieu de viser aux Pays-Bas wallons[7], français de langue et de religion, par conséquent plus assimilables, le roi se prenait à une république dont les intérêts, l'esprit politique, le culte, lui étaient hostiles. Il ne pouvait dans cette guerre compter sur l'appui de l'Espagne, qui sentait bien qu'après la conquête des Provinces-Unies, les Pays-Bas espagnols, isolés dans un cercle français, tomberaient infailliblement aux mains de la France ; cependant il parvint à obtenir la neutralité du roi très-catholique. Mais, contre la Hollande réformée, il fallait des alliances protestantes. Louis XIV obtint celle de l'Angleterre, par son procédé ordinaire, c'est-à-dire moyennant argent donné au roi Charles II[8]. La Suède, cette vieille amie de la France, accueillit également ses propositions, et promit d'envahir le Brandebourg allemand, dans le cas où le grand-électeur prendrait les armes. A toutes ces alliances la France joignit celle de l'électeur palatin, de l'évêque de Munster, de l'évêque et prince de Strasbourg, du duc de Brunswick, et même la neutralité de l'empereur d'Allemagne. Après ces préliminaires diplomatiques, le roi se mit en campagne avec une armée bien organisée et bien commandée ; car elle comptait parmi ses chefs Turenne, qui avait fait le plan de campagne, Condé, Luxembourg, Créqui et Vauban.

 

V

La première difficulté de la campagne, c'était de respecter la neutralité de l'Espagne, c'est-à-dire d'envahir les Provinces-Unies sans passer par les Pays-Bas : heureusement l'alliance avec les trois électeurs de Trêves, Cologne, Mayence, et avec l'archevêque de Liège, permit de tourner les provinces wallonnes en traversant les terres allemandes. Condé avait le commandement de l'avant-garde ; Turenne était à la tête du gros de l'armée ; le premier se jeta sur la rive droite du Rhin, tandis que le reste des troupes suivait la rive gauche.

La Hollande n'était point préparée à la résistance ; sa force militaire se montait en tout à 25.000 hommes ; mais elle avait pour elle un jeune homme de courage, qui allait se montrer homme de génie, Guillaume d'Orange. Déjà les Français ont passé le Rhin, et la terreur plutôt que la force leur a livré les villes ; enorgueilli de succès si rapides, Louis XIV repousse avec hauteur les propositions de Jean de Witt[9], malgré les conseils de Turenne, qui prêchait la guerre contre l'Espagne, et bientôt il est maître des provinces de Gueldre, d'Utrecht et d'Over-Yssel. Alors des troubles terribles éclatent en Hollande : Jean de Witt, accusé d'avoir désarmé la république, est massacré avec son frère ; l'amiral Ruyter pense avoir le même sort, et Guillaume d'Orange est élu généralissime des troupes. Mais ce furent les vainqueurs eux-mêmes qui se chargèrent par leurs fautes de sauver les Provinces - Unies : au lieu d'envoyer des postes aux écluses, comme le voulait le duc de Gramont, et de démanteler toutes les places, le roi écoute les avis de Louvois, qui fait mettre partout des garnisons, et par là affaiblit l'armée en la dispersant. On croyait ainsi tenir et réduire la Hollande ; mais le destin de cette république maritime ne s'abritait point derrière des murailles : le duc de Nassau fit lâcher les écluses, et l'inondation, l'éternelle terreur du pays, assura cette fois son salut. Les Français virent avec surprise et non sans effroi les vaisseaux ennemis venir se ranger autour d'Amsterdam, force était de reculer, d'évacuer les places conquises, et de se retirer vers le Rhin. Sur mer, Ruyter tenait tête, dans trois rencontres, à la flotte anglo-française, commandée par le duc d’York[10] (combat indécis de Sohvay), et le roi d'Angleterre fut bientôt contraint par son parlement et par l'opinion publique à garder la neutralité. Libre de ce côté, Guillaume d'Orange cherche des alliés à la république, et dénonce à l'Europe entière l'ambition du grand roi. En Allemagne, Frédéric-Guillaume s'était annoncé depuis longtemps comme le protecteur des patriotes allemands[11] : le premier, il part des bords du Weser pour passer le Rhin, et couper le retour à l'armée française ; mais Turenne le force bientôt à poser les armes. La Hollande entraîne aussi dans son parti l'Espagne, l'Empereur, et les petits princes allemands des rives du Rhin ; la Suède seule reste quelque temps encore à Louis XIV. Alors la guerre change de caractère, et, de conquérante, elle devient défensive.

Turenne sauve l'armée par ces fameuses campagnes tant admirées de Napoléon : il détache le prince de Condé pour défendre les frontières du Rhin, c'est-à-dire l'Alsace et la Lorraine, menacées par Montecucculi et les Impériaux, et lui-même se charge de couvrir le Bas-Rhin contre l'électeur de Brandebourg. La première campagne (1672) fut heureuse : Luxembourg, resté en Hollande, faillit, un jour de forte gelée, emporter Amsterdam, qui était perdue sans un dégel subit ; Turenne passa le Rhin, poursuivit Frédéric-Guillaume jusqu'aux bords du Weser, et lui imposa une neutralité qu'il ne devait pas, il est vrai, garder longtemps.

Dans la campagne suivante (1673-1674), la plus intéressante et la plus glorieuse, Condé livre à Guillaume d'Orange l'indécise bataille de Senef. Le point le plus difficile était pour Turenne de garantir l'Alsace et la Lorraine ; car, une fois les vallées de l'Aisne et de la Marne au pouvoir des ennemis, Paris se fût trouvé menacé. Il fallait, pour sauver ces provinces, empêcher la jonction de Montecucculi et de l'électeur de Brandebourg : à cet effet, Turenne s'empara de la ligne du Mein, qui traverse l'Allemagne dans toute sa largeur. Würzbourg lui manquait ; mais il comptait sur la parole de l'évêque de cette ville, qui s'était engagé à demeurer neutre. Il n'en fut rien : un matin, l'armée française apprit que le passage avait été vendu, et que les Impériaux étaient réunis aux soldats du Brandebourg. A cette nouvelle, Turenne abandonne le Mein, traverse le Rhin, et se poste sur la Lauter ; mais Strasbourg[12], qui avait aussi promis la neutralité, suit l'exemple de Würzbourg, et les coalisés, franchissant le fleuve, entrent en Alsace. Malgré une lettre de Louis XIV, qui lui ordonne de reculer pour couvrir la Franche-Comté et la Champagne, Turenne, sûr de ses soldats et ayant d'avance tracé son plan de campagne jour par jour, s'obstine à rester en Alsace avec sa petite armée de 20.000 hommes, et refuse même des secours. C'est alors qu'on vit que le génie de ce général croissait d'audace en vieillissant. A l'endroit où le Rhin entre en Alsace, il s'engage entre deux belles chaînes parallèles, les Vosges et les monts de la Forêt-Noire, distantes l'une et l'autre de quatre à cinq lieues du fleuve. Les Impériaux s'étaient établis entre l'Ill et le Rhin, depuis Strasbourg jusqu'à Bâle, en trois stations différentes. Pendant l'hiver, Turenne[13], qui s'était posté près de Saverne, feint de garder sa position ; puis à travers les triples chaînons des Vosges, trompant la vigilance de Montecucculi, ses soldats traversent les montagnes durant un mois, et, en février, se trouvent réunis sur le plateau de Langres, non loin de la source de l'Ill. L'armée impériale, attaquée à l'improviste, est culbutée dans plusieurs combats, entre autres à Turckheim, près de Colmar, le jour même de la fête des Rois, que le grand-électeur se préparait à célébrer dans cette ville. L'ennemi se retira en désordre sur Schelestadt, et ne s'arrêta qu'après avoir repassé le pont du Rhin à Strasbourg. De 60.000 Allemands qui étaient entrés en Alsace, peu de semaines auparavant, il n'y en eut guère plus de 20.000 qui parvinrent à se réunir dans le Palatinat : Turenne franchit le fleuve derrière eux (ravage affreux du Palatinat), afin de poursuivre Montecuculi. Pendant six semaines, sur un espace de trois à quatre lieues carrées, ces deux illustres adversaires cherchent tour à tour à se surprendre par des marches et des contre-marches aussi savantes que multipliées, et à se couper réciproquement leurs convois. Enfin Turenne, maître de différentes gorges du Schwarzberg tournées vers la France, allait attaquer les Impériaux acculés au Rhin près de Salzbach, à deux lieues de Bade, quand il fut atteint par un boulet tiré au hasard, et l'armée, déconcertée par la perte d'un tel chef, repassa le Rhin en désordre, poursuivie par Montecuculi. D'un autre côté, le maréchal de Créqui se fit battre par le duc de Lorraine, Charles IV, près de Consarbrück, au confluent de la Sarre et de la Moselle, et fut fait prisonnier bientôt après dans la ville de Trêves.

C'est alors qu'on envoie Condé converser, comme il le disait, avec l'ombre de Turenne sur le Rhin : de ce côté, où le prince tient plutôt la défensive, pas de batailles, mais de brillants épisodes ; sur un autre point, le grand-électeur, forcé de courir à la défense du Brandebourg, que les Suédois ont envahi à l'instigation de la France, remporte sur eux la glorieuse victoire de Fehrbelin, le Rocroi des soldats prussiens, et le Danemark se joint au Brandebourg contre la Suède.

Tandis que la guerre de sièges se continue aux Pays-Bas, sous la conduite de Vauban, et que Condé couvre le Rhin, la révolte de Messine contre l'Espagne ouvre à la France une nouvelle arène, où elle soutient glorieusement l'honneur de ses armes. D'habiles et courageux marins, Vivonne et Duquesne, battent la flotte hispano-hollandaise à Stromboli, à Agosta, où périt Ruyter, et à Palerme, où débute Tourville. Ce furent là des batailles navales comme le monde n'en a pas revu ; mais nous ne tardons pas à perdre la Sicile, et Louis XIV rappelle sa flotte (1676).

Dans les campagnes de 1676, 1677, 1678, la guerre se poursuit à la fois sur nos diverses frontières. Luxembourg, sous les yeux du roi, prend Condé, Valenciennes, Gand, Ypres, et, en Alsace, le maréchal de Créqui répare sa défaite de Consarbrück par une suite de succès sur l'armée du nouveau duc de Lorraine, Charles V, à Cochersberg, à Fribourg et à Rheinfeld. Le prince d'Orange, en Flandre, n'est pas plus heureux que le duc de Lorraine en Allemagne. Forcé de lever le siège de Maëstricht, il perd contre Monsieur, frère du roi, la bataille de Montcassel (1677), en voulant secourir Saint - Omer. Dans le même temps, les maréchaux de Schomberg et de Navailles avaient l'avantage du côté des Pyrénées.

 

VI

Ces succès décident plus aisément la paix, qui est signée à Nimègue. Les plus empressés à la conclure, c'étaient les Hollandais : ils s'alarmaient, pour leur liberté, du mariage de Guillaume d'Orange avec la fille du duc d'York, le futur Jacques II ; ce traité leur valait d'ailleurs la restitution de Maëstricht, seul reste de nos conquêtes sur la république. Ce fut l'Espagne qui paya les frais d'une guerre entreprise contre la Hollande : elle recouvra, il est vrai, Charleroi, Ath, Binch, Oudenarde et Courtrai, qu'elle avait cédés par la paix d'Aix-la-Chapelle, ainsi que les villes de Limbourg et de Gand, conquises par les Français durant la guerre ; mais elle dut abandonner à Louis XIV toute la Franche-Comté, plusieurs places des Pays-Bas espagnols, entre autres Valenciennes, Cambrai, Maubeuge, Condé, Ypres, enfin Aire et Saint-Omer, les deux seules places que la paix des Pyrénées lui eût laissées dans l'Artois. Ainsi, l'Artois et la Franche-Comté, promises à la France depuis la mort de Charles le Téméraire, tombaient enfin entre nos mains, et, du côté du Rhin, nous nous acheminions peu à peu vers la rive de ce grand fleuve qui forme notre limite naturelle.

Avec l'Empereur et l'Empire, la paix ne fut signée que l'année suivante, 1679 : Louis XIV échangeait Philisbourg contre Fribourg, et s'ouvrait ainsi un accès sur l'Allemagne ; de plus, par le traité de Saint-Germain-en-Laye, l'électeur de Brandebourg dut rendre aux Suédois ce qui avait été tour à tour pris et repris en Poméranie ; le roi de Danemark, aux termes du traité de Fontainebleau, dut restituer également Wismar, l'île de Rügen, et toutes ses autres conquêtes sur la Suède.

En somme, la France, malgré quelques revers partiels, retirait de cette lutte non moins de profit que de gloire : elle trouvait moyen de faire tourner à l'avantage de sa vieille politique une guerre condamnable dans son principe ; mais la Hollande, répétons-le, ne perdait rien, et quant à elle, le but de Louis XIV n'était pas atteint : la France, à Nimègue, abandonnait le tarif de 1667, une des principales causes du conflit ; bien plus, l'article 7 du traité stipulait qu'à l'avenir la liberté réciproque du commerce entre la France et les Provinces-Unies ne pourrait être défendue, limitée ou restreinte par aucun privilège, octroi, ou aucune concession particulière, et sans qu'il fût permis à l'une et à l'autre de concéder ou de faire à leurs sujets des immunités, bénéfices, dons gratuits ou autres avantages[14].

Ainsi, le véritable vaincu de la guerre de 1672, c'était Colbert.

 

 

 



[1] On le sait, le Brandebourg est le berceau du puissant royaume de Prusse.

[2] C'était une loi que Cromwell, en 1651, avait fait voter par le parlement anglais, et qui réservait le monopole du commerce de la Grande-Bretagne à la marine anglaise. L'acte de navigation n'a été aboli qu'en 1849.

[3] Michelet, Histoire de France, t. XIII.

[4] Après l'abolition du stathoudérat, le député de la province de la Hollande (de beaucoup la plus importante de toutes) aux états généraux était devenu le premier personnage du pays. Élu pour cinq ans, sous le titre de grand pensionnaire, mais indéfiniment rééligible, c'était lui qui proposait à l'assemblée-des états la matière de leurs délibérations et rédigeait leurs résolutions.

[5] Entre l'Angleterre, la Hollande et la Suède.

[6] L'Espagne nous cédait Charleroi, Ath, Binch, Douai, Tournay, Oudenarde, Lille, Armentières, Courtrai, Bergues et Furnes. Dès lors, la France, établie au cœur de la Belgique, serrait comme dans un étau les places de Cambrai, Valenciennes, Mons, Saint-Omer, Aire et Ypres ; elle tenait en outre la route de Bruges, Gand et Bruxelles. L'Espagne semblait hors d'état désormais de défendre les débris de la Belgique.

[7] La Belgique actuelle.

[8] Traité de Douvres, négocié par Madame.

[9] De Witt offrait de céder Maëstricht, et tout ce que les Hollandais possédaient en dehors des sept provinces, sauf leurs colonies, bien entendu. Louis XIV, poussé par Louvois, demande la cession du Brabant septentrional et de tous les pays en deçà de la Meuse et du Wahal, le rétablissement du catholicisme, une ambassade annuelle de remercîment qui témoigne que la république doit son existence à la France, et qui apporte au roi une médaille en gage de vassalité. De son côté, Charles II voulait que la constitution de la Hollande devint monarchique, et que la Zélande fût donnée à l'Angleterre. Les Hollandais, un moment désespérés, délibérèrent s'ils ne devaient pas se jeter en masse à la mer et émigrer dans les Indes.

[10] Plus tard Jacques II.

[11] On voit que cette prétention de la Prusse date de loin.

[12] Strasbourg était encore une ville libre, s'administrant elle-même sous la suzeraineté de l'empereur d'Allemagne.

[13] Il venait de battre récemment le duc de Lorraine à Sintzheim.

[14] Toutefois le droit de cinquante sous par tonneau, particulièrement désagréable à la Hollande, ne fut pas aboli ; il ne le sera qu'en 1697, à la paix de Ryswick, quatorze ans après la mort de Colbert.