COLBERT

MINISTRE DE LOUIS XIV (1661-1683)

 

CHAPITRE VI. — COLBERT ET LES ARTS, LES LETTRES ET LES SCIENCES

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Les beaux-arts et le Brun. — Le Louvre ; Claude Perrault. — Constructions fastueuses ; Versailles et Marly. — Mignard et Pierre Puget ; prééminence du goût français. — Mouvement littéraire et scientifique. — Les érudits. — La presse périodique et les gazettes à la main. — La cour de Louis XIV.

 

I

Colbert avait acheté, en 1664, la surintendance des bâtiments, qu'il avait transformée en un véritable ministère sous le titre de Direction générale des beaux-arts, et, là encore, nous allons le voir à l'œuvre avec ses qualités et ses défauts. Non content de refaire de fond en comble l'édifice commercial et industriel, il entreprit en même temps, dans le domaine du goût et du beau, des créations monumentales vers lesquelles l'amour de la gloire et de la magnificence portait naturellement Louis XIV.

Colbert, protecteur des arts, est toujours l'homme des fortes idées et des heureuses inspirations ; mais il est aussi le génie systématique qui veut en tout l'unité et la discipline : les beaux-arts, pour lui, c'est encore un service public, où l'esprit administratif doit avoir la haute main, et où il importe de reproduire cette majestueuse symétrie, emblème d'une majestueuse royauté. Pour la peinture, par exemple, il veut un chef d'école, dont la touche, ample et théâtrale, conforme aux sévères convenances de l'étiquette monarchique, réponde aux préférences du roi ; il faut, en un mot, un peintre qui exerce une sorte de d'hégémonie officielle sur les artistes et leurs œuvres. Ce chef d'école, tout préparé d'ailleurs à ce rôle par la nature de son talent, il ne tardera pas à le trouver ; ce sera le Brun, qui sera nommé tout d'abord premier peintre du roi, puis directeur, non-seulement de l'Académie de peinture et de sculpture, mais aussi, nous l'avons déjà vu, de la manufacture des Gobelins.

Les beaux-arts vont donc être organisés comme le reste de l'administration, et le Brun va devenir, par le fait, une sorte de ministre du goût artistique, qu'il réglementera sévèrement, comme Colbert réglementait toutes choses ; qu'on imagine Colbert artiste, il eût été le Brun. Louis XIV approuvait ; c'était bien là, en effet, l'art qu'il voulait, imposant et solennel ; à ses yeux, celui du temps de Louis XIII et de Henri IV était trop vif ou trop léger ; ce n'était pas la peinture, la statuaire et l'architecture qui convinssent à la royauté grandiose, telle qu'il l'entendait ; le moment était venu de soumettre les arts, comme tout le reste, à une harmonieuse uniformité.

Un grand peintre qui, n'ayant eu à subir aucune obligation officielle, avait pu suivre les inspirations de son propre génie, Eustache Lesueur, venait d'être enlevé prématurément en 1655, n'étant encore âgé que de trente-huit ans. Son ami et son digne rival, le Poussin, appelé le philosophe de la peinture, s'était retiré à Rome ; le Bourguignon, Valentin et Claude Lorrain, le grand paysagiste, vivaient également en Italie ; mais, bien qu'absents, ils régnaient encore sur l'école française, qui tenait d'eux la science de la composition et le goût des sévères études. En 1648, l'Académie de peinture et de sculpture avait été fondée, et les artistes, qui jusqu'alors avaient été confondus pêle-mêle avec les artisans et les badigeonneurs dans une même corporation, celle de Saint-Luc, secouèrent enfin le joug gênant d'un corps de métier dont l'existence remontait d'ailleurs au XIVe siècle. Louis XIV, trouvant donc autour de lui tous les éléments d'un beau développement artistique, entreprit de diriger le goût de la cour et de la nation, et Colbert fut dans cet ordre d'idées le naturel dispensateur des grâces royales. L'Académie de peinture, nouvellement établie, fut constituée d'une façon régulière, avec un directeur, quatre recteurs et un chancelier ; puis, bientôt, la création d'une autre académie, celle d'architecture, acheva de centraliser la direction des beaux-arts, tandis qu'une école française, fondée à Rome, permettait aux artistes de compléter leur éducation en allant étudier sur place les modèles les plus parfaits de l'antiquité et des grands maîtres modernes.

 

II

En ce qui concerne l'architecture, Colbert voulait achever le Louvre et le réunir aux Tuileries, dessein qui, on le sait, n'a été réalisé que de nos jours. Il appela d'abord de l'Italie, où lui-même avait voyagé, l'architecte et le sculpteur du pape, le Bernin (Bernini) ; mais le plan de ce dernier ne fut pas agréé, et la construction de la grande façade du Louvre, mise au concours par Colbert, échut définitivement au médecin-architecte Claude Perrault. De 1666 à 1670, on vit successivement s'élever la grande façade orientale connue sous le nom de Colonnade et les deux façades du sud et du nord ; puis le travail s'arrêta, non pas que Colbert eût renoncé à son projet, mais l'argent fit défaut, ou, du moins, les fonds assignés pour la jonction des deux palais furent dévorés par les dépenses de Versailles. Cette gigantesque construction de Versailles, où semble avoir voulu se représenter en bloc la majestueuse royauté du XVIIe siècle, affligeait par son inutilité le ministre de Louis XIV. Dès 1666, il essayait de ramener le roi à d'autres vues : Voici, lui écrivait-il, un métier fort difficile que je vais entreprendre : il y a près de six mois que je balance à dire à Votre Majesté les choses fortes que je lui dis hier et celles que je vais lui dire encore... Votre Majesté sait qu'au défaut des actions éclatantes de la guerre rien ne marque davantage la grandeur et l'esprit des princes que les bâtiments, et toujours la postérité les mesure à l'aune de ces superbes machines qu'ils ont élevées pendant leur vie. Ah ! quelle pitié que le plus grand des rois et le plus vertueux... fût mesuré à l'aune de Versailles ! Et, toutefois, il y a à craindre ce malheur. Pendant que Votre Majesté a dépensé de très-grandes sommes en cette maison, elle a négligé le Louvre, qui est assurément le plus superbe palais qu'il y ait au monde, et le plus digne de la grandeur de Votre Majesté ; et Dieu veuille que tant d'occasions qui la peuvent nécessiter d'entrer dans quelques grandes guerres ne lui ôtent les moyens d'achever ce superbe bâtiment !

 

III

Le monarque, sur ce point, refuse d'écouter son serviteur : de bonne heure il avait pris l'habitude de délaisser le séjour de Paris, et de transporter la cour à la campagne. Les troubles de la Fronde lui avaient inspiré pour cette grande cité tumultueuse une persistante aversion ; il s'y croyait volontiers mal en sûreté, en tout cas gêné. Il s'y trouvait importuné, dit Saint-Simon dans ses Mémoires, de la foule du peuple à chaque fois qu'il sortait, qu'il rentrait, qu'il paraissait dans les rues ; il ne l'était pas moins d'une autre sorte de foule de gens de la ville, et qui n'était pas pour l'aller chercher assidûment plus loin. Des inquiétudes aussi, qui ne furent pas plutôt aperçues, que les plus familiers de ceux qui étaient commis à sa garde... firent leur cour de leur vigilance, et furent accusés de multiplier exprès de faux avis qu'ils se faisaient donner, pour avoir occasion de se faire valoir et d'avoir plus souvent des particuliers[1] avec le roi ; le goût de la promenade et de la chasse, bien plus commodes à la campagne qu'à Paris, éloigné des forêts et stérile en lieux de promenades, celui des bâtiments qui vint après, et qui, peu à peu toujours croissant, ne lui en permettait pas l'amusement dans une ville où il n'aurait pu éviter d'y être continuellement en spectacle, enfin l'idée de se rendre plus vénérable en se dérobant aux yeux de la multitude et à l'habitude d'en être vu tous les jours ; toutes ces considérations fixèrent le roi à Saint-Germain bientôt après la mort de la reine sa mère.

Mais de Saint-Germain la vue porte sur l'église de Saint-Denis, qui renferme les tombeaux de nos rois, et rappelle trop souvent à Louis XIV l'idée importune de la mort ; il lui faut une autre résidence ; ce ne sera ni Fontainebleau ni Chambord ; quelque chose y ferait ombrage à sa jalouse personnalité ; d'illustres revenants semblent hanter ces châteaux et leurs jardins, car les François Ier et les Henri IV ont habité ces appartements, ont chevauché dans ces bois. Pour le grand roi, il sera créé un palais nouveau, de toutes pièces, sur une terre vierge et solitaire, un palais qui ne procédera que de lui, ce sera Versailles, le plus triste et le plus ingrat de tous les lieux, sans vue, sans bois, sans eau, sans terre, parce que tout y est sable mouvant et marécage... Il se plut à tyranniser la nature, à la dompter à force d'art et de trésors. Il y bâtit tout l'un après l'autre, sans dessein général ; le beau et le vilain furent cousus ensemble, le vaste et l'étranglé[2]. A côté de jardins dont la magnificence étonne, une vaste zone tour à tour, selon la saison, glaciale on torride ; un entassement irrégulier d'édifices qui forme la façade du levant, et qui enveloppe le modeste château de briques, ce petit château de cartes que Louis XIII y avait fait pour n'y plus coucher sur la paille[3] ; puis, côte à côte, vers le couchant, une façade immense, trop régulièrement splendide, d'où le regard plonge sur un horizon sec et dur, au-delà de ces avenues trop droites, de ces groupes de verdure trop corrects ; puis cette hiérarchie de bronzes, de marbres, de jets et de cascades échelonnés sur la montagne royale, depuis les monstres et les tritons qui rugissent au bas le triomphe du grand roi, jusqu'aux belles statues antiques qui couronnent la plate-forme de la paisible image des dieux...[4] Bientôt Trianon, d'abord simple petite maison de porcelaine à aller faire des collations[5], se change en un palais de marbre, de jaspe et de porphyre avec des jardins délicieux. L'eau manquant, on détourne la rivière d'Eure, entre Chartres et Maintenon, et on l'emprisonne à Versailles. Ce triste coin de terre, tout à l'heure sans habitants, se peuple tout à coup d'une foule brillante et empressée, retentit du bruit des fêtes, des festins et des bals. Magnificence, illuminations, toute la France, habits rebattus et rebrochés d'or, pierreries, brasiers de feu et de fleurs, embarrasse carrosses, cris dans la rue, flambeaux allumés, reculements et gens roués ; enfin le tourbillon, la dissipation, les demandes sans réponses, les compliments sans savoir ce qu'on dit, les civilités sans savoir à qui l'on parle, les pieds entortillés dans les queues[6], voilà Versailles, les jours de gala royal. Jules-Hardouin Mansart fut le principal architecte de ce palais féerique ; l'intérieur des appartements fut décoré par le pinceau de le Brun, et un troisième artiste, le Nostre, se chargea, pour ainsi parler, de l'architecture végétale, du mouvement des pelouses et des bosquets, des terres et des eaux. En évaluant au taux de la monnaie actuelle, la dépense totale s'éleva au moins à moitié de la somme qu'aura pu coûter de nos jours le percement de l'isthme de Suez.

Mais bientôt, lassé de Versailles même, Louis XIV veut un endroit où il puisse trouver la solitude ; il cherche longtemps sur les collines qui bordent le cours de la Seine, et arrête en un son choix sur un méchant village du nom de Marly, une clôture étroite et sans vue, dit Saint-Simon, un repaire de serpents, de charognes, de crapauds et de grenouilles. Le mémorialiste ajoute : Ce fut un grand travail que de dessécher ce cloaque de tous les environs qui y jetaient toutes leurs voiries, et d'y apporter des terres. On y parvint cependant ; on tailla audacieusement dans les collines ; on fit venir de Compiègne une forêt entière de grands arbres ; on créa en un clin d'œil de vastes pièces d'eau ; on établit enfin cette prodigieuse machine, dite de Marly, avec ses aqueducs et ses réservoirs t immenses.

Il y avait un homme qui gémissait de ces folles prodigalités, et qui, malgré sa docilité ordinaire, ne craignait pas de protester contre ce mot du maître tout - puissant : Le roi fait l'aumône en dépensant beaucoup[7]. Cet homme, c'était Colbert, qui, en 1675, au plus fort de la guerre, écrivait au roi : Sire, je supplie Votre Majesté de me permettre de lui dire qu'en guerre et en paix elle n'a jamais consulté ses finances pour résoudre ses dépenses, ce qui est si extraordinaire qu'assurément il n'y en a pas d'exemple ; et, si elle voulait bien se faire représenter et comparer les temps et les années passées depuis vingt-cinq ans que j'ai l'honneur de la servir, elle trouverait que, quoique les recettes aient beaucoup augmenté, les dépenses ont de beaucoup excédé les recettes ; et peut-être que cela convaincrait Votre Majesté à modérer et retrancher les excessives, et mettre par ce moyen un peu plus de proportion entre les recettes et les dépenses.

Si Colbert, en dépit- de ce ferme et courageux langage, ne put dissuader le roi d'engloutir à Versailles et à Marly des sommes énormes qui auraient dû être plus utilement employées, s'il ne put achever la jonction du Louvre et des Tuileries, il réussit néanmoins à terminer isolément ces deux derniers palais. Il fit décorer la grande galerie du Louvre et les pavillons de Flore et de Marsan ; il fit réunir au château le jardin des Tuileries, qui en était auparavant séparé par une rue ; ce même jardin fut complètement métamorphosé par le Nostre, en 1665, et l'on commença, cinq ans après, de planter le grand cours, qui prit dès lors le nom de Champs-Élys6es. On doit aussi à Colbert, nous l'avons déjà vu, les plantations de ces boulevards du Nord, comme on les appelait alors, qui sont aujourd'hui les boulevards du Centre, la construction des quais, de la place Vendôme, de l'Observatoire, l'élargissement d'un grand nombre de rues, l'érection d'arcs de triomphe maintenant détruits aux portes Saint-Honoré et Saint-Antoine, à la place du Trône, à la porte Saint-Bernard, enfin ceux des portes Saint-Denis et Saint-Martin, qui subsistent encore. C'est aussi à ce moment que remontent la construction de l'hôtel des Invalides, œuvre de Bruant et de Mansart, et celle du Val-de-Grâce, œuvre de Pierre Mignard et des frères Anguier.

 

IV

Mignard, le décorateur de Saint-Cloud, remarquable surtout par la grâce, même maniérée, du dessin[8], et par la fraîcheur du coloris, fut, avec Pierre Puget, le seul artiste qui s'affranchit de la dictature de le Brun, et qui représenta en quelque sorte, comme on l'a dit[9], l'opposition dans les arts. Puget, à la fois peintre, architecte et sculpteur, avait été rappelé de Gênes par Colbert, qui le nomma directeur de la décoration des vaisseaux à Toulon : ce travail consistait à faire à la poupe des navires des galeries ornées de riches balustrades, de sculptures fastueuses, de figures en bas-relief et en ronde-bosse. Ce fut à Toulon qu'il exécuta les fameux groupes de Milon de Crotone, d'Andromède et Persée, et les grands bas-reliefs d'Alexandre et Diogène et de la Peste de Milan. Girardon, l'auteur du Mausolée de Richelieu (église de la Sorbonne), et Coysevox, à qui nous devons la Diane chasseresse, viennent compléter la pléiade des grands sculpteurs constamment encouragés par Colbert.

Dans la gravure, les Audran, les Claude Mellan, les Edelinck, les Dorigny, les Masson, et surtout Robert Nanteuil, tenaient glorieusement leur place à côté des le Brun, des Mignard et des Pierre Puget. Puis venait l'alliance de l'art et de l'industrie, en la personne des ébénistes Laurent Stabre, Jean Macé, et principalement Boule, savants menuisiers, qui font en bois, comme disent des quatrains composés à cette époque en manière de nomenclature artistique.

Ainsi, grâce aux soins éclairés de Colbert, digne ministre d'un roi naturellement magnifique, la France devenait, en fait d'art, l'éducatrice de toute l'Europe. C'étaient les ateliers de Paris qui formaient le goût dans les provinces et à l'étranger. L'Europe, écrira plus tard le grand Frédéric, l'Europe, enthousiasmée du caractère de grandeur que Louis XIV imprimait à toutes à ses actions, de la politesse qui régnait à sa cour, et des grands hommes qui illustraient son règne, voulait imiter la France qu'elle admirait ; toute l'Allemagne y voyageait ; un jeune homme passait pour un imbécile, s'il n'avait séjourné quelque temps à la cour de Versailles ; le goût des Français régla nos cuisines, nos meubles, nos habillements, et toutes ces bagatelles sur lesquelles la tyrannie de la mode exerce son empire ; cette passion, portée à l'excès, dégénéra en fureur[10].

 

V

C'est encore le nom de Colbert qui vient sous la plume de l'historien, dès qu'il s'agit du glorieux patronage accordé aux lettres sous Louis XIV.

Le roi et son ministre, bien qu'ayant peu d'instruction, dans le sens rigoureux du mot, ont l'un et l'autre un goût naturel et une rectitude d'esprit qui les font excellents juges du beau et du grand. Colbert, d'ailleurs, outre son penchant à favoriser l'éclosion d'une brillante littérature nationale, ne sépare pas dans sa pensée les divers modes de l'intelligence, et comprend que tous les progrès particuliers amènent un progrès général, auquel se mesure non-seulement la valeur morale d'un peuple, mais même son activité matérielle. Il sait qu'une nation capable de produire en littérature des œuvres saines, élégantes et fortes, portera forcément les mêmes qualités de vigueur et de goût dans toutes les branches de travail où l'esprit conçoit et invente. Avant lui le cardinal de Richelieu, qui rêvait aussi pour la France tous les genres de gloire, s'était efforcé de provoquer un réveil éclatant des lettres et de la langue. Mazarin avait accordé des pensions aux plus éminents écrivains français, entre autres à l'historien Mézerai ; Foucquet lui-même gratifiait largement sur sa cassette particulière le grand Corneille, la Fontaine, Mlle de Scudéry, et d'autres encore ; il semble que tous les puissants s'entendissent alors pour préparer la bienvenue à la nouvelle littérature. Les gens sensés et délicats se souvenaient du temps où la France espagnolisée, après avoir été italianisée, s'était vue en danger de perdre ses vieilles qualités littéraires et son génie national, le bon sens, la mesure, la verve à la fois rieuse et sérieuse ; heureusement l'esprit gaulois persista. Lorsque Henri IV renvoyait, l'épée aux reins, de l'autre côté des Pyrénées, tous ces soldats de Philippe II, qui avaient importé chez nous la barbe pointue et le feutre à longs poils, il renvoyait du même coup cette littérature castillane qui nous avait également envahis, et, on peut le dire, l'esprit français fut sauvé en même temps que la France.

Il courut cependant un nouveau danger ; ce fut au moment des Beaux-Esprits et des Précieuses ; il s'égara un moment dans ces ruelles et salons, véritables sociétés d'admiration mutuelle, où la littérature était trop fade ou trop menue, lorsqu'elle n'était pas de tout point ridicule. Corneille et Pascal, après Descartes, protestaient seuls, par leurs grandes œuvres, contre cette décadence ; il était temps que parût un second ban de grands écrivains pour en finir avec les alcôvistes, et pour rendre notre littérature à elle-même. Alors éclatent à la fois, on peut le dire, les Molière[11], les Bossuet, les Racine et les Boileau, pour ne citer que les plus illustres. Ici encore la marque générale du règne de Louis XIV se retrouve : le roi protège les lettres ; mais il les domine, les discipline, comme le reste, et la littérature devient, comme on l'a souvent fait observer, une partie du vaste ensemble monarchique ; elle sera comme le miroir où se reflèteront la politesse un peu compassée, la régularité un peu taillée ou émondée du grand règne. Symétrie et solennité, tels seront ses caractères dominants ; fondée à la fois sur la tradition gréco - romaine que le XVIe siècle a retrouvée, et sur nos qualités nationales, elle sera française par la justesse et la mesure, antique par la solidité monumentale des matériaux.

Dès les premiers temps de son pouvoir, Colbert avait pris souci de la condition des gens de lettres, et il s'était fait remettre par deux d'entre eux, Chapelain et Costar, une liste des écrivains qui méritaient d'être pensionnés par le roi. Cette première liste, dressée en 1663, comprend trente-quatre noms : celui de Chapelain s'y trouve naturellement en tête, pour trois mille livres, comme le plus grand poète français qui ait jamais été, et du plus solide jugement. Est-il besoin d'ajouter que la postérité n'a pas ratifié cet éloge hyperbolique que se décernait ainsi à lui-même l'auteur du poème de la Pucelle ? En revanche, Pierre Corneille est qualifié par Costar de premier poète dramatique du monde, et proposé pour une pension de deux mille livres. Molière est appelé poète français fort agréable ; sa pension est de quinze cents livres ; Molière, il est vrai, n'avait pas encore fait toutes ses grandes pièces. Flécbier, poète latin et français, reçut huit cents francs. Racine, poète français, six cents ; le futur auteur de Britannicus et d'Athalie n'avait alors que vingt-quatre ans, et n'était connu encore que par une ode, la Nymphe de la Seine, qu'il avait composée à l'occasion du mariage du roi. L'abbé Cotin, poète et orateur français, recevait douze cents livres ; Ménage, excellent pour la critique des pièces, deux mille ; Cureau de la Chambre, médecin ordinaire du roi, excellent homme pour la physique et la connaissance des passions et des sens, dont il a fait divers ouvrages fort estimés, deux mille livres[12].

A ces noms de gens de lettres ou de savants français s'ajoutaient, sur la liste de 1663, quelques noms étrangers, entre autres ceux de deux Hollandais : Isaac Vossius[13], le géographe ; Huyghens, le mathématicien-astronome ; enfin un gentilhomme allemand, Wagenseil. Un autre Allemand, écrivain et homme d'État, Hermann Conring, reçut dix-sept cents livres ; il était chargé d'ailleurs de gagner des voix à Louis XIV, qui aspirait alors à la couronne impériale d'Allemagne. On le voit, ces pensions n'avaient pas seulement pour but de rehausser au dehors la grandeur et la libéralité de la cour de France ; elles visaient parfois à un résultat politique.

Cette munificence pécuniaire n'est pas le seul encouragement accordé aux savants et aux écrivains : Y Académie française, que Richelieu avait fondée, dans une vue de discipline exclusivement littéraire, est placée sous la protection officielle du roi et mise au rang des grands corps de l'État, tels que le parlement et les autres cours souveraines. Ce n'est pas tout : au mois de décembre 1663, Colbert décide qu'un certain nombre d'académiciens[14] se réuniront en un petit conseil dans sa bibliothèque. Cette petite académie avait pour tâche de fournir les inscriptions, légendes et devises pour les monuments, les médailles, les écussons, et de préparer et mettre en œuvre les matériaux de l'histoire du roi, à mesure que se succéderaient ses hauts faits. Telle fut la modeste origine de notre Académie des inscriptions et belles-lettres. Enfin, trois ans plus tard (1666), Colbert fonde, sur le modèle de la Société royale de Londres, un autre corps savant, l’Académie des sciences, dont l'emblème fut une médaille représentant Minerve entourée d'une sphère, d'un squelette et d'un alambic.

En échange de ce patronage éclairé que le ministre de Louis XIV accordait aux lettres, aux sciences et aux arts, l'Académie française, au mois d'avril 1667, reçut Colbert au nombre de ses membres, Le 21 du courant, dit la Gazette de France de cette année, le duc de Saint-Aignan, ayant été prendre le sieur Colbert en son logis, le conduisit en l'Académie française, établie chez le chancelier de France, laquelle l'avait depuis longtemps invité à lui faire l'honneur d'être un de ses membres ; et, après y avoir été reçu avec les cérémonies ordinaires, il fit un discours à la louange du roi avec tant de grâce et de succès, qu'il en fut admiré de toute cette savante compagnie.

En 1667, il y avait déjà quarante ans que la compagnie travaillait à la confection du fameux Dictionnaire de la langue française ; Colbert voulut activer le zèle des académiciens : il établit, dans cette vue, les jetons de présence. Un grand seigneur, membre de la compagnie, s'étant fait un jour apporter un fauteuil pour la séance, Colbert en fit aussitôt envoyer trente-neuf autres : c'est depuis cette époque qu'on dit les quarante fauteuils, bien que ces fauteuils, comme on le sait, soient aujourd'hui des banquettes.

Avec Louis XIV et Colbert, nous voici loin de l'hôtel de Mme de Rambouillet, ce premier centre de ralliement des lettrés et des délicats : désormais le grand cercle de littérature, c'est la cour ; le juge et le patron suprême, c'est le roi, et le mouvement se communique d'en haut à tous les esprits. A Paris et dans les provinces il se forme, à l'imitation des académies créées ou développées par Colbert, de nombreuses sociétés savantes dont les travaux et les discussions ouvrent aux intelligences des horizons autrement étendus que ceux des bureaux d'esprit. La littérature et la science marchent du même pas : Colbert, en homme pratique, comprend que le véritable esprit scientifique doit procéder avec méthode et rejeter les vieilles utopies ; la nouvelle Académie des sciences, qui compte parmi ses premiers membres l'anatomiste Pecquet, le physicien Mariotte, les géomètres Roberval et Carcavi, le médecin-physionomiste Cureau de la Chambre, l'astronome Huyghens, le savant et artiste Claude Perrault, partage ses travaux entre cinq sections : les mathématiques pures et appliquées, l'astronomie, la botanique, l'anatomie, la chimie. L'astrologie, l'alchimie, sont formellement renvoyées au pays des creuses visions, et, au lieu de se consumer dans la vaine recherche de la pierre philosophale, les savants appliquent dorénavant leur activité aux études sérieuses. Dans la chirurgie, la France conquiert, dès le XVIIe siècle, le premier rang ; le premier cours de chimie vraiment scientifique est publié en 1675 par Lemeri ; la mécanique, vivement encouragée par Colbert, qui en a besoin pour la marine et l'industrie, invente les machines à draguer, les scieries, les métiers à bas et à rubans, etc. Les astronomes, pour lesquels, nous l'avons vu, on a construit l'Observatoire, sur les dessins de Claude Perrault, ne demeurent pas en arrière du mouvement générai : Picard invente des instruments précieux, entre autres le micromètre, la lunette d'épreuve. Colbert appelle en France le fameux astronome italien Cassini, et l'établit à l'Observatoire ; enfin un autre savant étranger, le Danois Roëmer, vient également à Paris, en 1711 ; il y calculera, six ans plus tard, la vitesse du rayon solaire.

 

VI

L'érudition pure attire aussi l'attention du ministre, qui avait lui-même une riche bibliothèque, confiée aux soins d'Étienne Baluze, le commentateur[15]. A la demande de Colbert, le fameux historien et glossateur Ducange rédige le projet d'un recueil complet des historiens de France, qui servira de base à la grande collection des bénédictins, et, à l'exemple de Ducange, Mabillon, Denis Godefroi, le Laboureur, Moreri, Tillemont, ouvrent à l'envi les sources de l'histoire. En même temps, et toujours sur l'initiative -du ministre, se constitue ou s'étend la science de la numismatique, et l'on s'occupe de réunir en grand nombre médailles et monnaies antiques. Un ancien médecin, nommé Vaillant, chez qui le désir d'expliquer quelques vieilles monnaies trouvées par un fermier de son pays avait fait naître le goût de cette étude, est chargé d'aller en Italie, en Sicile, en Grèce, pour y recueillir les éléments du cabinet royal des médailles, dont les richesses sont maintenant à la bibliothèque de la rue Richelieu. Dans des voyages ultérieurs, Vaillant explore l'Égypte, la Perse, l'Angleterre et la Hollande[16].

Les études orientales ne progressent pas moins rapidement, grâce aux immenses recherches d'Herbelot, le savant auteur de la Bibliothèque orientale. Enfin l'enseignement du droit civil ou romain est définitivement établi à Paris, et le droit français, c'est-à-dire celui des coutumes et des ordonnances, devient une science officielle des universités.

 

VII

Nous n'aurions pas rendu à Colbert toute la part qui lui revient dans le grand mouvement intellectuel du XVIIe siècle, si nous ne rappelions pas la fondation du Journal des savants, qui fut, comme dit Voltaire dans le Siècle de Louis XIV, le père de tous les ouvrages de ce genre dont l'Europe est aujourd'hui remplie, et dans lesquels trop d'abus se sont glissés comme dans les choses les plus utiles. Cette feuille, à la fois littéraire et scientifique, parut dès 1665 sous la direction d'un conseiller au parlement de Paris, Denis de Sallo, non-seulement magistrat érudit, mais homme très-versé dans la connaissance des langues anciennes et étrangères ; il avait en outre des notions fort étendues sur les questions de marine, sur les droits de la couronne, etc. ; c'était un autre Bayle en quelque sorte. Il siégeait parmi ce conseil de savants dont Colbert s'entourait souvent, et qu'il aimait à consulter sur tous les intérêts de la république des lettres. Dès son arrivée au ministère, Colbert avait eu l'idée d'un ouvrage périodique qui parût régulièrement à la date marquée, annonçant les livres nouveaux, en donnant l'analyse, et signalant toutes les découvertes ou nouveautés survenues dans le domaine de la littérature ou de la science. En 1663, Mézerai, l'historiographe du roi, avait reçu, dans cette vue, une autorisation en forme de privilège pour faire paraître un recueil hebdomadaire, sous le titre de Journal littéraire général, destiné à recueillir et amasser de toutes parts et endroits qu'il avisera bon être, les nouvelles lumières, connaissances, et inventions qui paraîtront dans la physique, les mathématiques, l'astronomie, la médecine, anatomie et chirurgie, pharmacie et chimie ; dans la peinture, l'architecture, la navigation, l'agriculture, la texture, la teinture, la fabrique de toutes les choses nécessaires à la vie et à l'usage des hommes, et généralement dans toutes les sciences et dans tous les arts, tant libéraux que mécaniques ; comme aussi de rechercher, indiquer et donner toutes les nouvelles pièces, monuments, titres, actes, sceaux, médailles, qu'il pourra découvrir servant à l'illustration de l'histoire, à l'avancement des sciences et à la connaissance de la vérité.

Mézerai n'ayant point profité du privilège, l'idée et le programme furent repris et mis à exécution par Sallo, sous le pseudonyme de Hédouville, dans le Journal des savants. Cette publication, où Sallo n'avait d'autre mobile et d'autre objet que l'amour des lettres et l'intérêt de la vérité, eut tout d'abord un excellent effet : celui de substituer une suprématie, une censure plus haute, et, en fin de compte, le jugement du public à celui des petites coteries dans le sein desquelles se réfugiaient auparavant les auteurs médiocres ou sifflés. Sans doute, il devait en résulter aussi des animosités et des tempêtes ; mais le bien, en définitive, l'emporta sur le mal. Colbert, d'ailleurs, conserva sa protection au journal dont il avait été l'inspirateur et le parrain ; il y voyait la source d'une émulation favorable au progrès des lettres, et lorsqu'en 1688 Sallo quitta la direction du recueil, il lui choisit avec soin un successeur : ce fut l'abbé Gallois, tout ensemble littérateur, érudit, mathématicien, astronome, jurisconsulte et théologien. Ajoutons que le Journal des savants, à peine né, fut traduit ou imité dans les principaux pays de l'Europe : en Angleterre, il donna le jour aux Transactions philosophiques, journal de la société royale de Londres ; à Leipzig, aux Acta Eruditorum d'Othon Mencke, et, en France même, il suscita divers recueils spéciaux dont les plus remarquables furent, en 1672, le Journal du palais ou Recueil des principales décisions de tous les parlements et cours souveraines de France ; en 1679, le journal mensuel intitulé : Nouvelles Découvertes dans toutes les parties de la médecine, fondé par le médecin Nicolas de Blégny[17].

Un genre de recueils que n'aime pas Colbert, et qu'il traite avec sévérité, ce sont les Gazettes à la main, c'est-à-dire la presse clandestine, les petits écrits médisants, les libelles injurieux, qu'on se passait sous le manteau. Cette circulation de pamphlets et de pièces anecdotiques datait surtout du mouvement de la Réforme, et l'on peut dire qu'à cette époque toute selle de cheval et toute doublure de vêtement recélait un manifeste ou une satire. Dès la première moitié du XVIIe siècle, il y avait, en outre, en France ce qu'on pourrait appeler aujourd'hui une feuille officielle : c'était la Gazette de France, recueil régulier et périodique fondé en 1631, avec l'appui de Richelieu et de Louis XIII, par le médecin Théophraste Renaudot, et comptant parmi ses rédacteurs Mézerai, Bautru, Voiture et la Calprenède. Cette gazette n'était pas, du reste, le premier journal qui eût paru en Europe ; elle avait des aînées : les Ordinarre Zeitunger d'Augsbourg, feuille commerciale créée sous les auspices de la fameuse maison Fugger ; les Nouvelles hebdomadaires d’Italie, d'Allemagne, de Hongrie et de Bohême, autre écrit périodique publié à Londres, en 1622, par une association d'éditeurs. Mais, au XVIIe siècle, ce qu'on a commencé d'appeler alors le nouvellisme avait une belle place à prendre à côté de la Gazette de Renaudot, qui était loin de satisfaire complétement la curiosité bonne ou mauvaise des badauds et des oisifs tant de la cour que de la ville. Aussi les nouvellistes pullulaient, non-seulement dans la capitale, mais dans les petites villes du royaume. C'est une plaisante chose, écrivait Racine à son fils, que les provinces ; tout le monde y est nouvelliste dès le berceau, et vous n'y rencontrez que des gens qui débitent gravement et affirmativement les plus sottes choses. C'est à Paris toutefois que prospérait surtout le nouvellisme ; en certains endroits, tels que le cloître des Célestins, le Pont-Neuf, les Grands-Augustins, le palais de justice, le jardin des Tuileries, lecteurs de gazettes, débiteurs de bruits ou contes, raisonneurs politiques tenaient en quelque sorte cour plénière, sans compter les boutiques de barbiers et les cabarets, où toutes sortes de gens se donnaient carrière. Quelquefois les nouvellistes disaient vrai, car plusieurs avaient au loin, à l'étranger même, des correspondants qui les avisaient de bien des choses inconnues du public. Cette circulation de pièces le plus souvent manuscrites préoccupait Colbert, homme d'ordre par excellence ; en avril 1670, il écrivait au lieutenant de police : J'ai rendu compte au roi de la lettre que vous m'avez écrite sur le sujet des gazettes à la main. Sa Majesté désire que vous continuiez à faire une recherche exacte de ces sortes de gens et que vous fassiez punir très-sévèrement ceux que vous avez fait arrêter, étant très-important pour le bien de l'État d'empêcher à l'avenir la continuation de pareils libelles. Dans les provinces, c'étaient les intendants qui étaient chargés -de cette poursuite. Ajoutons que la gazette à la main se dérobait le plus souvent à toute atteinte comme un protée insaisissable : une immense et vague complicité, la connivence même des plus hauts personnages, en faisaient la force et le salut, et dépit des foudres ministérielles.

 

VIII

Sans insister sur les sérieuses manifestations de l'esprit humain, — car nous n'avons pas à faire ici l'histoire complète du XVIIe siècle, — on ne saurait néanmoins étudier Colbert, c'est-à-dire l'homme qui a le mieux représenté, à cette époque, le génie fécond de la paix, du travail et de la civilisation, sans évoquer le souvenir de cette radieuse pléiade d'écrivains qui entourent le grand roi : nous avons déjà nommé, outre le vieux Corneille, les Molière, les Racine, les la Fontaine, les Boileau ; voilà pour la poésie ; quant à la prose, quel éclat aussi, avec Pascal, Bossuet, Bourdaloue, Mme de Sévigné, la Rochefoucauld, d'autres encore ! Le rendez-vous de la plupart de ces grands esprits, c'est la cour, dont il convient de dire quelques mots.

Ce qu'on a nommé la Cour, sous l'ancienne monarchie, ne date réellement que de François Ier. A cette époque autour d'un roi, ami tout à la fois des arts et des grandes aventures guerrières, se forme un noyau de princes, de nobles et de gouverneurs de province ; mais cette union n'est que passagère : l'aristocratie, toujours indépendante par le fait, n'a pas élu domicile auprès du monarque suzerain ; le trône n'a pas encore cette force d'attraction qui doit plus tard en faire un centre unique, autour duquel les plus grands personnages du royaume tiendront à honneur de graviter.

Avec Louis XIV, au contraire, le cortège royal devient permanent. Les sévérités de Richelieu ont anéanti les influences seigneuriales dans les provinces, comme l'avortement de la Fronde a mis fin aux résistances parlementaires et bourgeoises ; la puissance de ce qu'on appelait le château est détruite, et l'on ne verra plus désormais de grands seigneurs, comme les ducs de la Rochefoucauld et de Bouillon, appeler, prendre à gages et armer en guerre la petite noblesse environnante. La domesticité unique de la cour remplace ces mille domesticités auparavant éparses dans le pays ; et, par ce mot domesticité, pris dans le sens de l'époque et selon l'étymologie, il faut entendre, dans une certaine mesure, cette condition du commensal et cette existence presque commune que menait le vassal auprès de son suzerain. La noblesse n'a plus son ancienne opulence, dorénavant les vraies sources de la richesse, c'est le commerce, ce sont les charges de judicature et de finance, apanage de la bourgeoisie. Que deviendra la petite noblesse ? Où iront tous ces cadets de famille au blason dédoré ? Qui nourrira ces déclassés de la vieille aristocratie d'épée ? Le roi. Ils auront des charges, des sinécures à la cour ; ils auront des dons, des pensions, et, en échange de ces marques de munificence, ils se livreront tout entiers au prince ; ils demeureront ses humbles satellites ; ils composeront la foule obséquieuse des courtisans.

Une fois entrés à la cour, ils ne songent plus à en sortir. Quelle différence entre le sombre manoir natal et cet éden radieux où tout est honneurs, plaisirs, fêtes et splendeurs ! N'est-ce pas l'olympe terrestre que ce palais où se pressent autour du maître, quêtant un regard de lui, tous les princes de la naissance et de l'esprit ? Car ce ne sont pas seulement les grands qui composent cette cour féerique ; nous l'avons dit, les écrivains et les artistes y marchent presque de pair avec les nobles de vieille roche ; ils comptent parmi les rayons de l'astre dont émane et auquel retourne tout éclat. La grande loi de cet empyrée, c'est l'étiquette ; la grande faveur, c'est de suivre le monarque partout, c'est d'être admis à sa table ou dans ses carrosses. Le maître voyait et remarquait tout le monde, dit Saint-Simon ; aucun ne lui échappait, jusqu'à ceux qui n'espéraient pas même être vus. Il distinguait très-bien en lui-même les absences de ceux qui étaient toujours à la cour, celles des passagers qui y venaient plus ou moins souvent, les causes générales ou particulières de ces absences ; il les combinait, et ne perdait pas la plus légère occasion d'agir à leur égard en conséquence. C'était un démérite aux uns, et à tout ce qu'il y avait de distingué, de ne faire pas de la cour son séjour ordinaire, aux autres d'y venir rarement, et une disgrâce sûre pour qui n'y venait jamais, ou comme jamais. Quand il s'agissait de quelque chose pour eux : Je ne le connais point, répondait-il fièrement. Sur ceux qui se présentaient rarement : C'est un homme que je ne vois jamais. Et ces arrêts-là étaient irrévocables. C'était un autre crime de n'aller point à Fontainebleau, qu'il regardait comme Versailles, et pour certaines gens de ne demander pas pour Marly, les uns toujours, les autres souvent, quoique sans dessein de les y mener ; mais si on était sur le pied d'y aller toujours, il fallait une excuse valable pour s'en dispenser, hommes et femmes de même. Surtout il ne pouvait souffrir les gens qui se plaisaient à Paris.

Ainsi, la faveur du maître était devenue l'unique mesure de toute gloire et de tout crédit.

 

 

 



[1] C'est-à-dire des entretiens particuliers, des tête-à-tête.

[2] Saint-Simon, Mémoires.

[3] Saint-Simon, Mémoires.

[4] Michelet.

[5] Saint-Simon.

[6] Mme de Sévigné.

[7] Ce mot est rapporté par l'historien Lemontey.

[8] D'où le mot mignardise.

[9] M. E. Levasseur, Histoire des classes ouvrières.

[10] Mémoires pour servir à l'histoire de la maison de Brandebourg.

[11] On n'oublie pas que Molière a été littérairement contemporain de Corneille et de Pascal ; mais ses grands chefs-d'œuvre appartiennent à la période du règne de Louis XIV dont nous traitons plus particulièrement ici. Quant à la Fontaine, toujours tenu à l'écart par le roi, qui ne l'aimait pas, il n'est pas entraîné dans l'orbite royal ; il suit sa route à part.

[12] Sur cette première liste figuraient encore Conrart, Leclerc, Desmarest, l'abbé de Pure, Boyer, Thomas Corneille, Benserade, Daniel Huet, le Vayer, etc. Il est triste de le faire remarquer, la Fontaine ne fut inscrit sur aucune des listes de pensions dressées du vivant de Colbert. Ni le roi ni le ministre ne lui pardonnaient d'être resté fidèle à Foucquet dans son malheur.

[13] Quoique le roi ne soit pas votre souverain, écrivait Colbert à Vossius, il veut néanmoins être votre bienfaiteur, et m'a commandé de vous envoyer la lettre de change ci-jointe, comme une marque de son estime et un gage de sa protection. Chacun sait que vous suivez dignement l'exemple du fameux Vossius, votre père, et qu'ayant reçu de lui un nom qu'il a rendu illustre par ses écrits, vous en conserverez la gloire par les vôtres. Ces choses étant connues de Sa Majesté, elle se porte avec plaisir à gratifier votre mérite, et j'ai d'autant plus de joie qu'elle m'ait donné ordre de vous le faire savoir que je puis me servir de cette occasion pour vous assurer que je suis, Monsieur, votre très-humble et très-affectionné serviteur,

COLBERT.

Paris, 21 juin 1663.

[14] Ils n'étaient que quatre dans l'origine, Chapelain, Charpentier, les abbés Cassagne et Bouzeys ; mais le conseil s'augmenta peu à peu : Racine et Boileau en firent aussi partie, à titre d'historiographes du roi.

[15] Le fonds de Colbert, dit fonds-Baluze, est aujourd'hui à la Bibliothèque impériale.

[16] A son second voyage, pris en mer par un pirate algérien, Vaillant demeura esclave près de cinq mois ; à peine eut-il recouvré la liberté, se voyant sur le point de tomber entre les mains d'un autre corsaire, il avala une vingtaine de pièces curieuses qu'il avait pu sauver.

[17] Nous citons seulement ici pour mémoire le Mercure galant, dont Donneau de Visé commença la publication vers 1672, et qui fut le premier recueil alliant la politique à la littérature.