Les beaux-arts et le
Brun. — Le Louvre ; Claude Perrault. — Constructions fastueuses ; Versailles
et Marly. — Mignard et Pierre Puget ; prééminence du goût français. —
Mouvement littéraire et scientifique. — Les érudits. — La presse périodique
et les gazettes à la main. — La cour de Louis XIV.
I Colbert
avait acheté, en 1664, la surintendance des bâtiments, qu'il avait
transformée en un véritable ministère sous le titre de Direction générale des
beaux-arts, et, là encore, nous allons le voir à l'œuvre avec ses qualités et
ses défauts. Non content de refaire de fond en comble l'édifice commercial et
industriel, il entreprit en même temps, dans le domaine du goût et du beau,
des créations monumentales vers lesquelles l'amour de la gloire et de la
magnificence portait naturellement Louis XIV. Colbert,
protecteur des arts, est toujours l'homme des fortes idées et des heureuses
inspirations ; mais il est aussi le génie systématique qui veut en tout
l'unité et la discipline : les beaux-arts, pour lui, c'est encore un service
public, où l'esprit administratif doit avoir la haute main, et où il importe
de reproduire cette majestueuse symétrie, emblème d'une majestueuse royauté.
Pour la peinture, par exemple, il veut un chef d'école, dont la touche, ample
et théâtrale, conforme aux sévères convenances de l'étiquette monarchique,
réponde aux préférences du roi ; il faut, en un mot, un peintre qui exerce
une sorte de d'hégémonie officielle sur les artistes et leurs œuvres. Ce chef
d'école, tout préparé d'ailleurs à ce rôle par la nature de son talent, il ne
tardera pas à le trouver ; ce sera le Brun, qui sera nommé tout d'abord
premier peintre du roi, puis directeur, non-seulement de l'Académie de
peinture et de sculpture, mais aussi, nous l'avons déjà vu, de la
manufacture des Gobelins. Les
beaux-arts vont donc être organisés comme le reste de l'administration, et le
Brun va devenir, par le fait, une sorte de ministre du goût artistique, qu'il
réglementera sévèrement, comme Colbert réglementait toutes choses ; qu'on
imagine Colbert artiste, il eût été le Brun. Louis XIV approuvait ; c'était
bien là, en effet, l'art qu'il voulait, imposant et solennel ; à ses yeux,
celui du temps de Louis XIII et de Henri IV était trop vif ou trop léger ; ce
n'était pas la peinture, la statuaire et l'architecture qui convinssent à la
royauté grandiose, telle qu'il l'entendait ; le moment était venu de
soumettre les arts, comme tout le reste, à une harmonieuse uniformité. Un
grand peintre qui, n'ayant eu à subir aucune obligation officielle, avait pu
suivre les inspirations de son propre génie, Eustache Lesueur, venait d'être
enlevé prématurément en 1655, n'étant encore âgé que de trente-huit ans. Son
ami et son digne rival, le Poussin, appelé le
philosophe de la peinture,
s'était retiré à Rome ; le Bourguignon, Valentin et Claude Lorrain, le grand
paysagiste, vivaient également en Italie ; mais, bien qu'absents, ils
régnaient encore sur l'école française, qui tenait d'eux la science de la
composition et le goût des sévères études. En 1648, l'Académie de peinture
et de sculpture avait été fondée, et les artistes, qui jusqu'alors
avaient été confondus pêle-mêle avec les artisans et les badigeonneurs dans
une même corporation, celle de Saint-Luc, secouèrent enfin le joug gênant
d'un corps de métier dont l'existence remontait d'ailleurs au XIVe siècle.
Louis XIV, trouvant donc autour de lui tous les éléments d'un beau
développement artistique, entreprit de diriger le goût de la cour et de la
nation, et Colbert fut dans cet ordre d'idées le naturel dispensateur des
grâces royales. L'Académie de peinture, nouvellement établie, fut constituée
d'une façon régulière, avec un directeur, quatre recteurs et un chancelier ;
puis, bientôt, la création d'une autre académie, celle d'architecture, acheva
de centraliser la direction des beaux-arts, tandis qu'une école française,
fondée à Rome, permettait aux artistes de compléter leur éducation en allant
étudier sur place les modèles les plus parfaits de l'antiquité et des grands
maîtres modernes. II En ce
qui concerne l'architecture, Colbert voulait achever le Louvre et le réunir
aux Tuileries, dessein qui, on le sait, n'a été réalisé que de nos jours. Il
appela d'abord de l'Italie, où lui-même avait voyagé, l'architecte et le
sculpteur du pape, le Bernin (Bernini) ; mais le plan de ce dernier ne fut
pas agréé, et la construction de la grande façade du Louvre, mise au concours
par Colbert, échut définitivement au médecin-architecte Claude Perrault. De
1666 à 1670, on vit successivement s'élever la grande façade orientale connue
sous le nom de Colonnade et les deux façades du sud et du nord ; puis le
travail s'arrêta, non pas que Colbert eût renoncé à son projet, mais l'argent
fit défaut, ou, du moins, les fonds assignés pour la jonction des deux palais
furent dévorés par les dépenses de Versailles. Cette gigantesque construction
de Versailles, où semble avoir voulu se représenter en bloc la majestueuse
royauté du XVIIe siècle, affligeait par son inutilité le ministre de Louis
XIV. Dès 1666, il essayait de ramener le roi à d'autres vues : Voici,
lui écrivait-il, un métier fort difficile que
je vais entreprendre : il y a près de six mois que je balance à dire à Votre
Majesté les choses fortes que je lui dis hier et celles que je vais lui dire
encore... Votre Majesté sait qu'au défaut des actions éclatantes de
la guerre rien ne marque davantage la grandeur et l'esprit des princes que
les bâtiments, et toujours la postérité les mesure à l'aune de ces superbes
machines qu'ils ont élevées pendant leur vie. Ah ! quelle pitié que le plus
grand des rois et le plus vertueux... fût mesuré à l'aune de
Versailles ! Et, toutefois, il y a à craindre ce malheur. Pendant que
Votre Majesté a dépensé de très-grandes sommes en cette maison, elle a
négligé le Louvre, qui est assurément le plus superbe palais qu'il y ait au
monde, et le plus digne de la grandeur de Votre Majesté ; et Dieu veuille que
tant d'occasions qui la peuvent nécessiter d'entrer dans quelques grandes
guerres ne lui ôtent les moyens d'achever ce superbe bâtiment ! III Le
monarque, sur ce point, refuse d'écouter son serviteur : de bonne heure il
avait pris l'habitude de délaisser le séjour de Paris, et de transporter la
cour à la campagne. Les troubles de la Fronde lui avaient inspiré pour cette
grande cité tumultueuse une persistante aversion ; il s'y croyait volontiers
mal en sûreté, en tout cas gêné. Il s'y
trouvait importuné,
dit Saint-Simon dans ses Mémoires, de
la foule du peuple à chaque fois qu'il sortait, qu'il rentrait, qu'il
paraissait dans les rues ; il ne l'était pas moins d'une autre sorte de foule
de gens de la ville, et qui n'était pas pour l'aller chercher assidûment plus
loin. Des inquiétudes aussi, qui ne furent pas plutôt aperçues, que les plus
familiers de ceux qui étaient commis à sa garde... firent
leur cour de leur vigilance, et furent accusés de multiplier exprès de faux
avis qu'ils se faisaient donner, pour avoir occasion de se faire valoir et
d'avoir plus souvent des particuliers[1] avec
le roi ; le goût de la promenade et de la chasse, bien plus commodes à la
campagne qu'à Paris, éloigné des forêts et stérile en lieux de promenades,
celui des bâtiments qui vint après, et qui, peu à peu toujours croissant, ne
lui en permettait pas l'amusement dans une ville où il n'aurait pu éviter d'y
être continuellement en spectacle, enfin l'idée de se rendre plus vénérable
en se dérobant aux yeux de la multitude et à l'habitude d'en être vu tous les
jours ; toutes ces considérations fixèrent le roi à Saint-Germain bientôt
après la mort de la reine sa mère. Mais de
Saint-Germain la vue porte sur l'église de Saint-Denis, qui renferme les
tombeaux de nos rois, et rappelle trop souvent à Louis XIV l'idée importune
de la mort ; il lui faut une autre résidence ; ce ne sera ni Fontainebleau ni
Chambord ; quelque chose y ferait ombrage à sa jalouse personnalité ;
d'illustres revenants semblent hanter ces châteaux et leurs jardins, car les
François Ier et les Henri IV ont habité ces appartements, ont chevauché dans
ces bois. Pour le grand roi, il sera créé un palais nouveau, de toutes
pièces, sur une terre vierge et solitaire, un palais qui ne procédera que de
lui, ce sera Versailles, le plus triste et le
plus ingrat de tous les lieux, sans vue, sans bois, sans eau, sans terre,
parce que tout y est sable mouvant et marécage... Il se plut à
tyranniser la nature, à la dompter à force d'art et de trésors. Il y bâtit
tout l'un après l'autre, sans dessein général ; le beau et le vilain furent
cousus ensemble, le vaste et l'étranglé[2]. A côté de jardins dont la
magnificence étonne, une vaste zone tour à tour, selon la saison, glaciale on
torride ; un entassement irrégulier d'édifices qui forme la façade du levant,
et qui enveloppe le modeste château de briques, ce petit château de cartes que Louis XIII y avait fait
pour n'y plus coucher sur la paille[3] ; puis, côte à côte, vers
le couchant, une façade immense, trop régulièrement splendide, d'où le regard
plonge sur un horizon sec et dur, au-delà de ces avenues trop droites, de ces
groupes de verdure trop corrects ; puis cette
hiérarchie de bronzes, de marbres, de jets et de cascades échelonnés sur la
montagne royale, depuis les monstres et les tritons qui rugissent au bas le
triomphe du grand roi, jusqu'aux belles statues antiques qui couronnent la
plate-forme de la paisible image des dieux...[4] Bientôt Trianon, d'abord simple
petite maison de porcelaine à aller faire
des collations[5], se change en un palais de
marbre, de jaspe et de porphyre avec des jardins délicieux. L'eau manquant,
on détourne la rivière d'Eure, entre Chartres et Maintenon, et on
l'emprisonne à Versailles. Ce triste coin de terre, tout à l'heure sans
habitants, se peuple tout à coup d'une foule brillante et empressée, retentit
du bruit des fêtes, des festins et des bals. Magnificence,
illuminations, toute la France, habits rebattus et rebrochés d'or,
pierreries, brasiers de feu et de fleurs, embarrasse carrosses, cris dans la
rue, flambeaux allumés, reculements et gens roués ; enfin le tourbillon, la
dissipation, les demandes sans réponses, les compliments sans savoir ce qu'on
dit, les civilités sans savoir à qui l'on parle, les pieds entortillés dans
les queues[6], voilà Versailles, les jours de
gala royal. Jules-Hardouin Mansart fut le principal architecte de ce palais féerique
; l'intérieur des appartements fut décoré par le pinceau de le Brun, et un
troisième artiste, le Nostre, se chargea, pour ainsi parler, de
l'architecture végétale, du mouvement des pelouses et des bosquets, des
terres et des eaux. En évaluant au taux de la monnaie actuelle, la dépense
totale s'éleva au moins à moitié de la somme qu'aura pu coûter de nos jours
le percement de l'isthme de Suez. Mais
bientôt, lassé de Versailles même, Louis XIV veut un endroit où il puisse
trouver la solitude ; il cherche longtemps sur les collines qui bordent le
cours de la Seine, et arrête en un son choix sur un méchant village du nom de
Marly, une clôture étroite et sans vue, dit Saint-Simon,
un repaire de serpents, de charognes, de
crapauds et de grenouilles. Le mémorialiste ajoute : Ce fut
un grand travail que de dessécher ce cloaque de tous les environs qui y
jetaient toutes leurs voiries, et d'y apporter des terres. On y parvint cependant ; on
tailla audacieusement dans les collines ; on fit venir de Compiègne une forêt
entière de grands arbres ; on créa en un clin d'œil de vastes pièces d'eau ;
on établit enfin cette prodigieuse machine, dite de Marly, avec ses aqueducs et ses réservoirs t immenses. Il y
avait un homme qui gémissait de ces folles prodigalités, et qui, malgré sa
docilité ordinaire, ne craignait pas de protester contre ce mot du maître
tout - puissant : Le roi fait l'aumône en dépensant
beaucoup[7]. Cet homme, c'était Colbert,
qui, en 1675, au plus fort de la guerre, écrivait au roi : Sire, je supplie Votre Majesté de me permettre de lui dire
qu'en guerre et en paix elle n'a jamais consulté ses finances pour résoudre
ses dépenses, ce qui est si extraordinaire qu'assurément il n'y en a pas
d'exemple ; et, si elle voulait bien se faire représenter et comparer les
temps et les années passées depuis vingt-cinq ans que j'ai l'honneur de la
servir, elle trouverait que, quoique les recettes aient beaucoup augmenté,
les dépenses ont de beaucoup excédé les recettes ; et peut-être que cela
convaincrait Votre Majesté à modérer et retrancher les excessives, et mettre
par ce moyen un peu plus de proportion entre les recettes et les dépenses. Si
Colbert, en dépit- de ce ferme et courageux langage, ne put dissuader le roi
d'engloutir à Versailles et à Marly des sommes énormes qui auraient dû être
plus utilement employées, s'il ne put achever la jonction du Louvre et des
Tuileries, il réussit néanmoins à terminer isolément ces deux derniers
palais. Il fit décorer la grande galerie du Louvre et les pavillons de Flore
et de Marsan ; il fit réunir au château le jardin des Tuileries, qui en était
auparavant séparé par une rue ; ce même jardin fut complètement métamorphosé
par le Nostre, en 1665, et l'on commença, cinq ans après, de planter le grand
cours, qui prit dès lors le nom de Champs-Élys6es. On doit aussi à Colbert,
nous l'avons déjà vu, les plantations de ces boulevards du Nord, comme on les
appelait alors, qui sont aujourd'hui les boulevards du Centre, la
construction des quais, de la place Vendôme, de l'Observatoire,
l'élargissement d'un grand nombre de rues, l'érection d'arcs de triomphe
maintenant détruits aux portes Saint-Honoré et Saint-Antoine, à la place du
Trône, à la porte Saint-Bernard, enfin ceux des portes Saint-Denis et Saint-Martin,
qui subsistent encore. C'est aussi à ce moment que remontent la construction
de l'hôtel des Invalides, œuvre de Bruant et de Mansart, et celle du
Val-de-Grâce, œuvre de Pierre Mignard et des frères Anguier. IV Mignard,
le décorateur de Saint-Cloud, remarquable surtout par la grâce, même
maniérée, du dessin[8], et par la fraîcheur du
coloris, fut, avec Pierre Puget, le seul artiste qui s'affranchit de la
dictature de le Brun, et qui représenta en quelque sorte, comme on l'a dit[9], l'opposition dans les arts.
Puget, à la fois peintre, architecte et sculpteur, avait été rappelé de Gênes
par Colbert, qui le nomma directeur de la décoration des vaisseaux à Toulon :
ce travail consistait à faire à la poupe des navires des galeries ornées de
riches balustrades, de sculptures fastueuses, de figures en bas-relief et en
ronde-bosse. Ce fut à Toulon qu'il exécuta les fameux groupes de Milon de
Crotone, d'Andromède et Persée, et les grands bas-reliefs d'Alexandre
et Diogène et de la Peste de Milan. Girardon, l'auteur du Mausolée
de Richelieu (église de la Sorbonne), et Coysevox, à qui nous devons la Diane
chasseresse, viennent compléter la pléiade des grands sculpteurs
constamment encouragés par Colbert. Dans la
gravure, les Audran, les Claude Mellan, les Edelinck, les Dorigny, les
Masson, et surtout Robert Nanteuil, tenaient glorieusement leur place à côté
des le Brun, des Mignard et des Pierre Puget. Puis venait l'alliance de l'art
et de l'industrie, en la personne des ébénistes Laurent Stabre, Jean Macé, et
principalement Boule, savants menuisiers, qui font
en bois, comme
disent des quatrains composés à cette époque en manière de nomenclature
artistique. Ainsi,
grâce aux soins éclairés de Colbert, digne ministre d'un roi naturellement
magnifique, la France devenait, en fait d'art, l'éducatrice de toute
l'Europe. C'étaient les ateliers de Paris qui formaient le goût dans les
provinces et à l'étranger. L'Europe, écrira plus tard le grand
Frédéric, l'Europe, enthousiasmée du
caractère de grandeur que Louis XIV imprimait à toutes à ses actions, de la
politesse qui régnait à sa cour, et des grands hommes qui illustraient son
règne, voulait imiter la France qu'elle admirait ; toute l'Allemagne y
voyageait ; un jeune homme passait pour un imbécile, s'il n'avait séjourné
quelque temps à la cour de Versailles ; le goût des Français régla nos
cuisines, nos meubles, nos habillements, et toutes ces bagatelles sur lesquelles
la tyrannie de la mode exerce son empire ; cette passion, portée à l'excès,
dégénéra en fureur[10]. V C'est
encore le nom de Colbert qui vient sous la plume de l'historien, dès qu'il
s'agit du glorieux patronage accordé aux lettres sous Louis XIV. Le roi
et son ministre, bien qu'ayant peu d'instruction, dans le sens rigoureux du
mot, ont l'un et l'autre un goût naturel et une rectitude d'esprit qui les
font excellents juges du beau et du grand. Colbert, d'ailleurs, outre son
penchant à favoriser l'éclosion d'une brillante littérature nationale, ne
sépare pas dans sa pensée les divers modes de l'intelligence, et comprend que
tous les progrès particuliers amènent un progrès général, auquel se mesure
non-seulement la valeur morale d'un peuple, mais même son activité matérielle.
Il sait qu'une nation capable de produire en littérature des œuvres saines,
élégantes et fortes, portera forcément les mêmes qualités de vigueur et de
goût dans toutes les branches de travail où l'esprit conçoit et invente.
Avant lui le cardinal de Richelieu, qui rêvait aussi pour la France tous les
genres de gloire, s'était efforcé de provoquer un réveil éclatant des lettres
et de la langue. Mazarin avait accordé des pensions aux plus éminents
écrivains français, entre autres à l'historien Mézerai ; Foucquet lui-même
gratifiait largement sur sa cassette particulière le grand Corneille, la
Fontaine, Mlle de Scudéry, et d'autres encore ; il semble que tous les
puissants s'entendissent alors pour préparer la bienvenue à la nouvelle
littérature. Les gens sensés et délicats se souvenaient du temps où la France
espagnolisée, après avoir été italianisée, s'était vue en danger de perdre
ses vieilles qualités littéraires et son génie national, le bon sens, la
mesure, la verve à la fois rieuse et sérieuse ; heureusement l'esprit gaulois
persista. Lorsque Henri IV renvoyait, l'épée aux reins, de l'autre côté des
Pyrénées, tous ces soldats de Philippe II, qui avaient importé chez nous la
barbe pointue et le feutre à longs poils, il renvoyait du même coup cette littérature
castillane qui nous avait également envahis, et, on peut le dire, l'esprit
français fut sauvé en même temps que la France. Il
courut cependant un nouveau danger ; ce fut au moment des Beaux-Esprits
et des Précieuses ; il s'égara un moment dans ces ruelles et salons,
véritables sociétés d'admiration mutuelle, où la littérature était trop fade
ou trop menue, lorsqu'elle n'était pas de tout point ridicule. Corneille et
Pascal, après Descartes, protestaient seuls, par leurs grandes œuvres, contre
cette décadence ; il était temps que parût un second ban de grands écrivains
pour en finir avec les alcôvistes, et pour rendre notre littérature à
elle-même. Alors éclatent à la fois, on peut le dire, les Molière[11], les Bossuet, les Racine et les
Boileau, pour ne citer que les plus illustres. Ici encore la marque générale
du règne de Louis XIV se retrouve : le roi protège les lettres ; mais il les
domine, les discipline, comme le reste, et la littérature devient, comme on
l'a souvent fait observer, une partie du vaste ensemble monarchique ; elle
sera comme le miroir où se reflèteront la politesse un peu compassée, la
régularité un peu taillée ou émondée du grand règne. Symétrie et solennité,
tels seront ses caractères dominants ; fondée à la fois sur la tradition
gréco - romaine que le XVIe siècle a retrouvée, et sur nos qualités
nationales, elle sera française par la justesse et la mesure, antique par la
solidité monumentale des matériaux. Dès les
premiers temps de son pouvoir, Colbert avait pris souci de la condition des
gens de lettres, et il s'était fait remettre par deux d'entre eux, Chapelain
et Costar, une liste des écrivains qui méritaient d'être pensionnés par le
roi. Cette première liste, dressée en 1663, comprend trente-quatre noms :
celui de Chapelain s'y trouve naturellement en tête, pour trois mille livres,
comme le plus grand poète français qui ait
jamais été, et du plus solide jugement. Est-il besoin d'ajouter que la postérité n'a pas
ratifié cet éloge hyperbolique que se décernait ainsi à lui-même l'auteur du poème
de la Pucelle ? En revanche, Pierre Corneille est qualifié par Costar de premier poète dramatique du monde, et proposé pour une pension de
deux mille livres. Molière est appelé poète
français fort agréable
; sa pension est de quinze cents livres ; Molière, il est vrai, n'avait pas
encore fait toutes ses grandes pièces. Flécbier, poète latin et français, reçut huit cents francs. Racine, poète français, six cents ; le futur auteur de Britannicus et d'Athalie
n'avait alors que vingt-quatre ans, et n'était connu encore que par une ode, la
Nymphe de la Seine, qu'il avait composée à l'occasion du mariage du roi.
L'abbé Cotin, poète et orateur français, recevait douze cents livres ;
Ménage, excellent pour la critique des pièces, deux mille ; Cureau de la
Chambre, médecin ordinaire du roi, excellent
homme pour la physique et la connaissance des passions et des sens, dont il a
fait divers ouvrages fort estimés, deux mille livres[12]. A ces
noms de gens de lettres ou de savants français s'ajoutaient, sur la liste de
1663, quelques noms étrangers, entre autres ceux de deux Hollandais : Isaac
Vossius[13], le géographe ; Huyghens, le
mathématicien-astronome ; enfin un gentilhomme allemand, Wagenseil. Un autre
Allemand, écrivain et homme d'État, Hermann Conring, reçut dix-sept cents
livres ; il était chargé d'ailleurs de gagner des voix à Louis XIV, qui
aspirait alors à la couronne impériale d'Allemagne. On le voit, ces pensions
n'avaient pas seulement pour but de rehausser au dehors la grandeur et la
libéralité de la cour de France ; elles visaient parfois à un résultat
politique. Cette
munificence pécuniaire n'est pas le seul encouragement accordé aux savants et
aux écrivains : Y Académie française, que Richelieu avait fondée, dans une
vue de discipline exclusivement littéraire, est placée sous la protection
officielle du roi et mise au rang des grands corps de l'État, tels que le
parlement et les autres cours souveraines. Ce n'est pas tout : au mois de
décembre 1663, Colbert décide qu'un certain nombre d'académiciens[14] se réuniront en un petit
conseil dans sa bibliothèque. Cette petite académie avait pour tâche de
fournir les inscriptions, légendes et devises pour les monuments, les
médailles, les écussons, et de préparer et mettre en œuvre les matériaux de
l'histoire du roi, à mesure que se succéderaient ses hauts faits. Telle fut
la modeste origine de notre Académie des inscriptions et belles-lettres.
Enfin, trois ans plus tard (1666), Colbert fonde, sur le modèle de la Société royale de Londres, un autre corps savant, l’Académie
des sciences, dont l'emblème fut une médaille représentant Minerve
entourée d'une sphère, d'un squelette et d'un alambic. En
échange de ce patronage éclairé que le ministre de Louis XIV accordait aux
lettres, aux sciences et aux arts, l'Académie française, au mois d'avril
1667, reçut Colbert au nombre de ses membres, Le
21 du courant, dit
la Gazette de France de cette année, le
duc de Saint-Aignan, ayant été prendre le sieur Colbert en son logis, le
conduisit en l'Académie française, établie chez le chancelier de France,
laquelle l'avait depuis longtemps invité à lui faire l'honneur d'être un de
ses membres ; et, après y avoir été reçu avec les cérémonies ordinaires, il
fit un discours à la louange du roi avec tant de grâce et de succès, qu'il en
fut admiré de toute cette savante compagnie. En
1667, il y avait déjà quarante ans que la compagnie travaillait à la
confection du fameux Dictionnaire de la langue française ; Colbert voulut
activer le zèle des académiciens : il établit, dans cette vue, les jetons de
présence. Un grand seigneur, membre de la compagnie, s'étant fait un jour
apporter un fauteuil pour la séance, Colbert en fit aussitôt envoyer
trente-neuf autres : c'est depuis cette époque qu'on dit les quarante fauteuils, bien que ces fauteuils, comme on le sait, soient
aujourd'hui des banquettes. Avec
Louis XIV et Colbert, nous voici loin de l'hôtel de Mme de Rambouillet, ce
premier centre de ralliement des lettrés et des délicats : désormais le grand
cercle de littérature, c'est la cour ; le juge et le patron suprême, c'est le
roi, et le mouvement se communique d'en haut à tous les esprits. A Paris et
dans les provinces il se forme, à l'imitation des académies créées ou
développées par Colbert, de nombreuses sociétés savantes dont les travaux et
les discussions ouvrent aux intelligences des horizons autrement étendus que
ceux des bureaux d'esprit. La littérature et la science
marchent du même pas : Colbert, en homme pratique, comprend que le véritable
esprit scientifique doit procéder avec méthode et rejeter les vieilles
utopies ; la nouvelle Académie des sciences, qui compte parmi ses premiers membres
l'anatomiste Pecquet, le physicien Mariotte, les géomètres Roberval et
Carcavi, le médecin-physionomiste Cureau de la Chambre, l'astronome Huyghens,
le savant et artiste Claude Perrault, partage ses travaux entre cinq sections
: les mathématiques pures et appliquées, l'astronomie, la botanique,
l'anatomie, la chimie. L'astrologie, l'alchimie, sont formellement renvoyées
au pays des creuses visions, et, au lieu de se consumer dans la vaine
recherche de la pierre philosophale, les savants appliquent dorénavant leur
activité aux études sérieuses. Dans la chirurgie, la France conquiert, dès le
XVIIe siècle, le premier rang ; le premier cours de chimie vraiment scientifique
est publié en 1675 par Lemeri ; la mécanique, vivement encouragée par
Colbert, qui en a besoin pour la marine et l'industrie, invente les machines
à draguer, les scieries, les métiers à bas et à rubans, etc. Les astronomes,
pour lesquels, nous l'avons vu, on a construit l'Observatoire, sur les
dessins de Claude Perrault, ne demeurent pas en arrière du mouvement générai
: Picard invente des instruments précieux, entre autres le micromètre, la
lunette d'épreuve. Colbert appelle en France le fameux astronome italien
Cassini, et l'établit à l'Observatoire ; enfin un autre savant étranger, le
Danois Roëmer, vient également à Paris, en 1711 ; il y calculera, six ans
plus tard, la vitesse du rayon solaire. VI L'érudition
pure attire aussi l'attention du ministre, qui avait lui-même une riche
bibliothèque, confiée aux soins d'Étienne Baluze, le commentateur[15]. A la demande de Colbert, le
fameux historien et glossateur Ducange rédige le projet d'un recueil complet
des historiens de France, qui servira de base à la grande collection des
bénédictins, et, à l'exemple de Ducange, Mabillon, Denis Godefroi, le Laboureur,
Moreri, Tillemont, ouvrent à l'envi les sources de l'histoire. En même temps,
et toujours sur l'initiative -du ministre, se constitue ou s'étend la science
de la numismatique, et l'on s'occupe de réunir en grand nombre médailles et
monnaies antiques. Un ancien médecin, nommé Vaillant, chez qui le désir
d'expliquer quelques vieilles monnaies trouvées par un fermier de son pays
avait fait naître le goût de cette étude, est chargé d'aller en Italie, en
Sicile, en Grèce, pour y recueillir les éléments du cabinet royal des
médailles, dont les richesses sont maintenant à la bibliothèque de la rue
Richelieu. Dans des voyages ultérieurs, Vaillant explore l'Égypte, la Perse,
l'Angleterre et la Hollande[16]. Les
études orientales ne progressent pas moins rapidement, grâce aux immenses
recherches d'Herbelot, le savant auteur de la Bibliothèque orientale.
Enfin l'enseignement du droit civil ou romain est définitivement établi à
Paris, et le droit français, c'est-à-dire celui des coutumes et des
ordonnances, devient une science officielle des universités. VII Nous
n'aurions pas rendu à Colbert toute la part qui lui revient dans le grand
mouvement intellectuel du XVIIe siècle, si nous ne rappelions pas la
fondation du Journal des savants, qui fut, comme dit Voltaire dans le
Siècle de Louis XIV, le père de tous les
ouvrages de ce genre dont l'Europe est aujourd'hui remplie, et dans lesquels
trop d'abus se sont glissés comme dans les choses les plus utiles. Cette feuille, à la fois
littéraire et scientifique, parut dès 1665 sous la direction d'un conseiller
au parlement de Paris, Denis de Sallo, non-seulement magistrat érudit, mais
homme très-versé dans la connaissance des langues anciennes et étrangères ;
il avait en outre des notions fort étendues sur les questions de marine, sur
les droits de la couronne, etc. ; c'était un autre Bayle en quelque sorte. Il
siégeait parmi ce conseil de savants dont Colbert s'entourait souvent, et
qu'il aimait à consulter sur tous les intérêts de la république des lettres.
Dès son arrivée au ministère, Colbert avait eu l'idée d'un ouvrage périodique
qui parût régulièrement à la date marquée, annonçant les livres nouveaux, en
donnant l'analyse, et signalant toutes les découvertes ou nouveautés
survenues dans le domaine de la littérature ou de la science. En 1663,
Mézerai, l'historiographe du roi, avait reçu, dans cette vue, une
autorisation en forme de privilège pour faire paraître un recueil
hebdomadaire, sous le titre de Journal littéraire général, destiné à recueillir et amasser de toutes parts et endroits qu'il
avisera bon être, les nouvelles lumières, connaissances, et inventions qui
paraîtront dans la physique, les mathématiques, l'astronomie, la médecine,
anatomie et chirurgie, pharmacie et chimie ; dans la peinture,
l'architecture, la navigation, l'agriculture, la texture, la teinture, la
fabrique de toutes les choses nécessaires à la vie et à l'usage des hommes,
et généralement dans toutes les sciences et dans tous les arts, tant libéraux
que mécaniques ; comme aussi de rechercher, indiquer et donner toutes les
nouvelles pièces, monuments, titres, actes, sceaux, médailles, qu'il pourra
découvrir servant à l'illustration de l'histoire, à l'avancement des sciences
et à la connaissance de la vérité. Mézerai
n'ayant point profité du privilège, l'idée et le programme furent repris et
mis à exécution par Sallo, sous le pseudonyme de Hédouville, dans le Journal des savants. Cette publication, où Sallo n'avait d'autre
mobile et d'autre objet que l'amour des lettres et l'intérêt de la vérité,
eut tout d'abord un excellent effet : celui de substituer une suprématie, une
censure plus haute, et, en fin de compte, le jugement du public à celui des
petites coteries dans le sein desquelles se réfugiaient auparavant les
auteurs médiocres ou sifflés. Sans doute, il devait en résulter aussi des
animosités et des tempêtes ; mais le bien, en définitive, l'emporta sur le
mal. Colbert, d'ailleurs, conserva sa protection au journal dont il avait été
l'inspirateur et le parrain ; il y voyait la source d'une émulation favorable
au progrès des lettres, et lorsqu'en 1688 Sallo quitta la direction du
recueil, il lui choisit avec soin un successeur : ce fut l'abbé Gallois, tout
ensemble littérateur, érudit, mathématicien, astronome, jurisconsulte et
théologien. Ajoutons que le Journal des savants, à peine né, fut
traduit ou imité dans les principaux pays de l'Europe : en Angleterre, il
donna le jour aux Transactions philosophiques, journal de la société
royale de Londres ; à Leipzig, aux Acta Eruditorum d'Othon Mencke, et,
en France même, il suscita divers recueils spéciaux dont les plus
remarquables furent, en 1672, le Journal du palais ou Recueil des
principales décisions de tous les parlements et cours souveraines de France
; en 1679, le journal mensuel intitulé : Nouvelles Découvertes dans toutes
les parties de la médecine, fondé par le médecin Nicolas de Blégny[17]. Un
genre de recueils que n'aime pas Colbert, et qu'il traite avec sévérité, ce
sont les Gazettes à la main, c'est-à-dire la presse clandestine, les petits
écrits médisants, les libelles injurieux, qu'on se passait sous le manteau.
Cette circulation de pamphlets et de pièces anecdotiques datait surtout du
mouvement de la Réforme, et l'on peut dire qu'à cette époque toute selle de
cheval et toute doublure de vêtement recélait un manifeste ou une satire. Dès
la première moitié du XVIIe siècle, il y avait, en outre, en France ce qu'on
pourrait appeler aujourd'hui une feuille officielle : c'était la Gazette
de France, recueil régulier et périodique fondé en 1631, avec l'appui de
Richelieu et de Louis XIII, par le médecin Théophraste Renaudot, et comptant
parmi ses rédacteurs Mézerai, Bautru, Voiture et la Calprenède. Cette gazette
n'était pas, du reste, le premier journal qui eût paru en Europe ; elle avait
des aînées : les Ordinarre Zeitunger d'Augsbourg, feuille commerciale
créée sous les auspices de la fameuse maison Fugger ; les Nouvelles
hebdomadaires d’Italie, d'Allemagne, de Hongrie et de Bohême,
autre écrit périodique publié à Londres, en 1622, par une association
d'éditeurs. Mais, au XVIIe siècle, ce qu'on a commencé d'appeler alors le
nouvellisme avait une belle place à prendre à côté de la Gazette de
Renaudot, qui était loin de satisfaire complétement la curiosité bonne ou
mauvaise des badauds et des oisifs tant de la cour que de la ville. Aussi les
nouvellistes pullulaient, non-seulement dans la capitale, mais dans les
petites villes du royaume. C'est une
plaisante chose, écrivait Racine à son fils, que les provinces ; tout le
monde y est nouvelliste dès le berceau, et vous n'y rencontrez que des gens qui
débitent gravement et affirmativement les plus sottes choses. C'est à Paris toutefois que
prospérait surtout le nouvellisme ; en certains endroits, tels que le cloître
des Célestins, le Pont-Neuf, les Grands-Augustins, le palais de justice, le
jardin des Tuileries, lecteurs de gazettes, débiteurs de bruits ou contes,
raisonneurs politiques tenaient en quelque sorte cour plénière, sans compter
les boutiques de barbiers et les cabarets, où toutes sortes de gens se
donnaient carrière. Quelquefois les nouvellistes disaient vrai, car plusieurs
avaient au loin, à l'étranger même, des correspondants qui les avisaient de
bien des choses inconnues du public. Cette circulation de pièces le plus
souvent manuscrites préoccupait Colbert, homme d'ordre par excellence ; en
avril 1670, il écrivait au lieutenant de police : J'ai rendu compte au roi de la lettre que vous m'avez
écrite sur le sujet des gazettes à la main. Sa Majesté désire que vous
continuiez à faire une recherche exacte de ces sortes de gens et que vous
fassiez punir très-sévèrement ceux que vous avez fait arrêter, étant
très-important pour le bien de l'État d'empêcher à l'avenir la continuation
de pareils libelles.
Dans les provinces, c'étaient les intendants qui étaient chargés -de cette
poursuite. Ajoutons que la gazette à la main se dérobait le
plus souvent à toute atteinte comme un protée insaisissable : une immense et
vague complicité, la connivence même des plus hauts personnages, en faisaient
la force et le salut, et dépit des foudres ministérielles. VIII Sans
insister sur les sérieuses manifestations de l'esprit humain, — car nous
n'avons pas à faire ici l'histoire complète du XVIIe siècle, — on ne saurait
néanmoins étudier Colbert, c'est-à-dire l'homme qui a le mieux représenté, à
cette époque, le génie fécond de la paix, du travail et de la civilisation,
sans évoquer le souvenir de cette radieuse pléiade d'écrivains qui entourent
le grand roi : nous avons déjà nommé, outre le vieux Corneille, les Molière,
les Racine, les la Fontaine, les Boileau ; voilà pour la poésie ; quant à la
prose, quel éclat aussi, avec Pascal, Bossuet, Bourdaloue, Mme de Sévigné, la
Rochefoucauld, d'autres encore ! Le rendez-vous de la plupart de ces grands
esprits, c'est la cour, dont il convient de dire quelques mots. Ce
qu'on a nommé la Cour, sous l'ancienne monarchie, ne date réellement que de
François Ier. A cette époque autour d'un roi, ami tout à la fois des arts et
des grandes aventures guerrières, se forme un noyau de princes, de nobles et
de gouverneurs de province ; mais cette union n'est que passagère :
l'aristocratie, toujours indépendante par le fait, n'a pas élu domicile
auprès du monarque suzerain ; le trône n'a pas encore cette force
d'attraction qui doit plus tard en faire un centre unique, autour duquel les
plus grands personnages du royaume tiendront à honneur de graviter. Avec
Louis XIV, au contraire, le cortège royal devient permanent. Les sévérités de
Richelieu ont anéanti les influences seigneuriales dans les provinces, comme
l'avortement de la Fronde a mis fin aux résistances parlementaires et
bourgeoises ; la puissance de ce qu'on appelait le château est détruite, et
l'on ne verra plus désormais de grands seigneurs, comme les ducs de la
Rochefoucauld et de Bouillon, appeler, prendre à gages et armer en guerre la
petite noblesse environnante. La domesticité unique de la cour remplace ces
mille domesticités auparavant éparses dans le pays ; et, par ce mot
domesticité, pris dans le sens de l'époque et selon l'étymologie, il faut
entendre, dans une certaine mesure, cette condition du commensal et cette
existence presque commune que menait le vassal auprès de son suzerain. La
noblesse n'a plus son ancienne opulence, dorénavant les vraies sources de la
richesse, c'est le commerce, ce sont les charges de judicature et de finance,
apanage de la bourgeoisie. Que deviendra la petite noblesse ? Où iront tous
ces cadets de famille au blason dédoré ? Qui nourrira ces déclassés de la
vieille aristocratie d'épée ? Le roi. Ils auront des charges, des sinécures à
la cour ; ils auront des dons, des pensions, et, en échange de ces marques de
munificence, ils se livreront tout entiers au prince ; ils demeureront ses
humbles satellites ; ils composeront la foule obséquieuse des courtisans. Une
fois entrés à la cour, ils ne songent plus à en sortir. Quelle différence
entre le sombre manoir natal et cet éden radieux où tout est honneurs,
plaisirs, fêtes et splendeurs ! N'est-ce pas l'olympe terrestre que ce palais
où se pressent autour du maître, quêtant un regard de lui, tous les princes
de la naissance et de l'esprit ? Car ce ne sont pas seulement les grands qui
composent cette cour féerique ; nous l'avons dit, les écrivains et les
artistes y marchent presque de pair avec les nobles de vieille roche ; ils
comptent parmi les rayons de l'astre dont émane et auquel retourne tout
éclat. La grande loi de cet empyrée, c'est l'étiquette ; la grande faveur,
c'est de suivre le monarque partout, c'est d'être admis à sa table ou dans
ses carrosses. Le maître voyait et remarquait
tout le monde, dit
Saint-Simon ; aucun ne lui échappait, jusqu'à
ceux qui n'espéraient pas même être vus. Il distinguait très-bien en lui-même
les absences de ceux qui étaient toujours à la cour, celles des passagers qui
y venaient plus ou moins souvent, les causes générales ou particulières de
ces absences ; il les combinait, et ne perdait pas la plus légère occasion
d'agir à leur égard en conséquence. C'était un démérite aux uns, et à tout ce
qu'il y avait de distingué, de ne faire pas de la cour son séjour ordinaire,
aux autres d'y venir rarement, et une disgrâce sûre pour qui n'y venait
jamais, ou comme jamais. Quand il s'agissait de quelque chose pour eux : Je
ne le connais point, répondait-il fièrement. Sur ceux qui se présentaient
rarement : C'est un homme que je ne vois jamais. Et ces arrêts-là
étaient irrévocables. C'était un autre crime de n'aller point à
Fontainebleau, qu'il regardait comme Versailles, et pour certaines gens de ne
demander pas pour Marly, les uns toujours, les autres souvent, quoique sans
dessein de les y mener ; mais si on était sur le pied d'y aller toujours, il
fallait une excuse valable pour s'en dispenser, hommes et femmes de même.
Surtout il ne pouvait souffrir les gens qui se plaisaient à Paris. Ainsi, la faveur du maître était devenue l'unique mesure de toute gloire et de tout crédit. |
[1]
C'est-à-dire des entretiens particuliers, des tête-à-tête.
[2]
Saint-Simon, Mémoires.
[3]
Saint-Simon, Mémoires.
[4]
Michelet.
[5]
Saint-Simon.
[6]
Mme de Sévigné.
[7]
Ce mot est rapporté par l'historien Lemontey.
[8]
D'où le mot mignardise.
[9]
M. E. Levasseur, Histoire des classes ouvrières.
[10]
Mémoires pour servir à l'histoire de la maison de Brandebourg.
[11]
On n'oublie pas que Molière a été littérairement contemporain de Corneille et
de Pascal ; mais ses grands chefs-d'œuvre appartiennent à la période du règne
de Louis XIV dont nous traitons plus particulièrement ici. Quant à la Fontaine,
toujours tenu à l'écart par le roi, qui ne l'aimait pas, il n'est pas entraîné
dans l'orbite royal ; il suit sa route à part.
[12]
Sur cette première liste figuraient encore Conrart, Leclerc, Desmarest, l'abbé
de Pure, Boyer, Thomas Corneille, Benserade, Daniel Huet, le Vayer, etc. Il est
triste de le faire remarquer, la Fontaine ne fut inscrit sur aucune des listes
de pensions dressées du vivant de Colbert. Ni le roi ni le ministre ne lui
pardonnaient d'être resté fidèle à Foucquet dans son malheur.
[13]
Quoique le roi ne soit pas votre souverain, écrivait
Colbert à Vossius, il veut néanmoins être votre bienfaiteur, et m'a commandé de
vous envoyer la lettre de change ci-jointe, comme une marque de son estime et
un gage de sa protection. Chacun sait que vous suivez dignement l'exemple du
fameux Vossius, votre père, et qu'ayant reçu de lui un nom qu'il a rendu
illustre par ses écrits, vous en conserverez la gloire par les vôtres. Ces
choses étant connues de Sa Majesté, elle se porte avec plaisir à gratifier votre
mérite, et j'ai d'autant plus de joie qu'elle m'ait donné ordre de vous le
faire savoir que je puis me servir de cette occasion pour vous assurer que je
suis, Monsieur, votre très-humble et très-affectionné serviteur,
COLBERT.
Paris, 21 juin 1663.
[14]
Ils n'étaient que quatre dans l'origine, Chapelain, Charpentier, les abbés
Cassagne et Bouzeys ; mais le conseil s'augmenta peu à peu : Racine et Boileau
en firent aussi partie, à titre d'historiographes du roi.
[15]
Le fonds de Colbert, dit fonds-Baluze, est aujourd'hui à la
Bibliothèque impériale.
[16]
A son second voyage, pris en mer par un pirate algérien, Vaillant demeura
esclave près de cinq mois ; à peine eut-il recouvré la liberté, se voyant sur
le point de tomber entre les mains d'un autre corsaire, il avala une vingtaine
de pièces curieuses qu'il avait pu sauver.
[17]
Nous citons seulement ici pour mémoire le Mercure galant, dont Donneau
de Visé commença la publication vers 1672, et qui fut le premier recueil
alliant la politique à la littérature.