COLBERT

MINISTRE DE LOUIS XIV (1661-1683)

 

CHAPITRE V. — MARINE MARCHANDE ET COLONIES

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Essor des nations européennes vers les deux Indes, — Insuccès des premières compagnies du commerce maritime créées en France ; principes de Colbert au point de vue colonial et maritime. — La compagnie des Indes occidentales et la Martinique ; la traite des nègres et le Code noir. — La compagnie des Indes orientales et Madagascar. — La compagnie du Nord. — Réorganisation des consulats et du commerce français dans le Levant ; nouvelles capitulations avec la Porte. — L'Ordonnance de la marine. — Marine militaire : inscription maritime, écoles spéciales, grandes constructions, approvisionnements.

 

I

Nous allons voir l'infatigable Colbert ouvrir de nouveaux débouchés à l'industrie française par la fondation ou l'organisation plus régulière de plusieurs compagnies de commerce. Déjà, nous l'avons dit, une ordonnance royale avait permis le grand trafic maritime aux gentilshommes ; le ministre comprenait en outre que l'on n'était plus au régime du moyen âge, c'est-à-dire au temps où le transit intérieur par terre, les foires, les marchés, composaient à peu près tout le commerce. Depuis les découvertes de Christophe Colomb et de Vasco de Gama, la mer était devenue le grand chemin des marchandises, et déjà le Portugal, l'Espagne, la Hollande, l'Angleterre, avaient pris possession de l'Océan. Les Espagnols, souverains au Mexique et au Pérou, maîtres d'une grande partie du continent américain, au nord et au sud de l'équateur, possèdent en outre les îles Philippines en Océanie ; les Portugais règnent au Brésil et dans les beaux royaumes de Goa, en Asie, de Mozambique et de Mélinde, en Afrique ; les îles de Sumatra et de Java, dans l'Archipel Malais, sont également au pouvoir du Portugal, qui de plus a des comptoirs commerciaux dans la ville de Malacca (Asie) et au Cap (Afrique).

En Amérique, la Nouvelle-Amsterdam, qui doit un jour s'appeler New-York, est, à l'époque de Louis XIV, une florissante colonie hollandaise.

Les Anglais, venus un peu plus tard dans le nouveau monde, y occupent cependant une place déjà considérable ; car la Virginie, la Nouvelle-Angleterre, la Jamaïque, la Guyane ont reçu d'eux des essaims nombreux de colons. Ils disputent à la France Terre-Neuve, la baie d'Hudson, et sur la côte occidentale d'Afrique on trouve leurs factoreries à côté de celles des Hollandais ; enfin, ils possèdent en Asie Bombay, Surate et Calcutta.

Il n'y a pas jusqu'à la Suède et au Danemark qui n'aient pris pied au-delà des mers : c'est l'invasion, heureuse et bienfaisante d'ailleurs, de la vieille Europe sur ces terres neuves et lointaines ; sauf proportions plus grandes, c'est une expansion coloniale semblable à celle des métropoles de l'ancienne Grèce. Le monde Européen, avide de mouvement, d'espace et de richesse, armé de puissants moyens de navigation et de conquête, s'élance ainsi, de toutes parts, à la possession entière du globe terrestre.

 

II

Au lendemain de ce fameux traité de Westphalie, qui avait fixé les bases de l'équilibre européen, deux peuples surtout excitaient, par leurs colonies des Indes, l'admiration et l'envie des autres nations : c'étaient l'Angleterre et la Hollande. On sait ce qu'est devenue la puissance maritime de la première ; on sait aussi quel rang glorieux le petit peuple hollandais tient encore aujourd'hui au point de vue colonial. La France ne pouvait rester en arrière de ce mouvement général : Henri IV, et après lui Richelieu, avaient reconnu la nécessité de suivre l'exemple des autres peuples, et de doter le royaume de compagnies de commerce nationales. En Afrique, nous étions, allés en Sénégal et en Guinée ; en Amérique, dans l'Acadie et le Canada, aux Antilles et à la Guyane ; dans l'océan Indien, à Madagascar et aux Mascareignes ; on avait même vu des navires français i s'aventurer dans les parages de l'Inde, de la Chine, 1 et vers l'archipel de la Sonde.

Malheureusement ce mouvement ne fut que momentané : Mazarin, absorbé par les complications intérieures et par les affaires de l'Europe, ne continua pas sur ce point l'œuvre de ses devanciers, et l'on ne peut constater sans regret qu'au commencement du règne de Louis XIV on pouvait parcourir toute la mer des Indes orientales sans presque rencontrer le pavillon français.

D'où venait cet échec, qui préoccupait sérieusement Colbert ? On en trouve peut-être la cause principale dans cette lettre d'un de ses agents, qui lui écrivait de Marseille : Vous ne ferez jamais, par ceux de la ville, ce grand et beau commerce qui se devrait, qui se pourrait, et pour qui la nature semble avoir fait cette ville. Tant que l'on s'amusera aux Marseillais, jamais de compagnie, ils se sont tellement abâtardis à leurs bastides, méchants trous de maisons qu'ils ont dans le terroir, qu'ils abandonnent la meilleure affaire du monde plutôt que de perdre un divertissement de la bastide. Vous m'alléguez les Anglais et les Hollandais, qui font dans le Levant pour dix ou douze millions de commerce ; ils le font avec de grands vaisseaux ; messieurs de Marseille ne veulent que des barques, afin que chacun ait la sienne, et ainsi l'un réussit, l'autre non[1].

Ce qu'il y a de certain, c'est que la France n'a jamais réussi à coloniser, et aujourd'hui encore elle est, à cet égard, inférieure à plus d'une nation qui ne la vaut pas en puissance et en richesse.

Colbert toutefois ne se découragea pas : il commença par racheter les Antilles, que la compagnie créée antérieurement pour faire le commerce dans ces îles avait aliénées, moyennant finance, à des particuliers qui s'y étaient installés comme dans des espèces de principautés féodales ; il racheta également, des mains de la compagnie de la Nouvelle-France, le Canada, Terre-Neuve et l'Acadie. Il n'y avait plus d'ailleurs que ce parti à prendre ; car depuis vingt ans déjà la compagnie, impuissante à exploiter son privilège, en avait aliéné tous les droits, moyennant une faible rétribution et une suzeraineté purement nominale.

Aujourd'hui, dit un écrivain[2], que la mer est sûre et purgée de pirates ; aujourd'hui que chaque marine craint pour son pavillon la tache d'une violence, que nous accomplissons les plus grands voyages avec plus de sécurité qu'on n'entreprenait alors les plus petits, nous nous demandons quelle raison motivait cette ardeur à former des compagnies. Mais, dans ces temps d'hostilités et de jalousie, quelle marine se refusait le profit d'une perfidie ? Qui reculait devant une trahison, une calomnie, même un massacre, pour s'assurer les bénéfices d'un monopole ou la conservation d'un marché ? Si j'exposais les moyens employés par les Hollandais contre les essais de notre concurrence, le mensonge appelé en aide par nos rivaux à leur déloyauté pour déprécier la France, comme puissance européenne, auprès des princes de Sumatra, d'Achem, de Java et de Bantam, l'attaque de Madagascar au milieu d'une paix et d'une sécurité profondes, repoussée avec encore plus de gloire qu'il n'y eut de honte à la commencer ; enfin les attentats contre l'équipage de la Madeleine[3], coupable d'avoir mené à fin une entreprise commerciale dans l'Inde ; si je racontais ces perfidies, ces crimes infâmes, qu'aucune marine ne se permettrait impunément aujourd'hui et sans appeler sur son pavillon le mépris et l'exécration de toutes les autres, ce ne serait que pour justifier l'établissement des compagnies, sans lesquelles il eût été impossible d'avoir raison du monopole hollandais. Les excès de ce peuple, consacrés par sa pratique de la mer, dans le monde entier et surtout dans l'Inde, étaient devenus à la fin une sorte de droit de conquête, qui, après avoir été exercé avec aussi peu de scrupule par Venise, l'Espagne et Lisbonne, ne connaissait plus de limite. La force seule pouvait en réprimer l'exercice, et faire reculer ce monstrueux despotisme qui, au nom du monopole commercial, aspirait à la domination exclusive des mers.

 

III

Malheureusement, pour en revenir aux compagnies de commerce françaises, Colbert commettait, disons-le tout de suite, dans la conception même de l'entreprise une grave erreur de principe et d'organisation : il ne comprenait pas assez, comme tous les hommes de son temps d'ailleurs, que les compagnies des Pays-Bas, ainsi que celles de l'Angleterre, étaient un produit naturel et spontané des mœurs et du génie de ces deux nations : chez elles, ce n'était pas l'État qui avait été le créateur, mais le peuple lui-même ; l'État n'avait eu d'autre rôle que de reconnaître et de sanctionner l'œuvre collective de marchands, de marins et de financiers, agissant de leur chef, à leurs risques et périls, et se présentant à la fois comme fondateurs et administrateurs. En France, au contraire, l'entreprise est dès le début toute ministérielle et royale : le roi, l'État, ne sont pas seulement des patrons et des surveillants, tout vient de l'initiative monarchique ; la sève, au lieu de monter librement d'en bas, tombe d'en haut, artificiellement. Dans les conseils des compagnies, les hommes de cour, sans évincer absolument les hommes de commerce et de marine, tiennent cependant une place excessive ; là, comme ailleurs, la centralisation administrative est le dernier mot du système. Pour Colbert, les colonies ne doivent pas être des rejetons lointains de la mère patrie, appelés à se développer, sous une libérale tutelle, dans la plénitude de leur puissance ; elles doivent demeurer en lisière et, pour ainsi dire, sous la férule paternelle, n'être autre chose que des succursales de commerce, des comptoirs soumis, avec lesquels les relations s'établissent de maître à serviteur, et non pas sur le pied d'une juste réciprocité. Il ne faut pas, écrivait Colbert, qu'il se constitue aux colonies une civilisation constante.

Il ne faut pas que les colons perdent un seul jour de vue qu'ils sont Français, et qu'ils doivent un jour revenir en France. D On doit cependant le reconnaître : en appliquant un pareil système colonial, Colbert était conséquent avec lui-même ; il soumettait logiquement l'organisation du commerce transocéanien à l'idée mère de toutes ces réformes. Si aujourd'hui, éclairés par l'expérience et les leçons de l'histoire, nous voyons nettement les vices de ce système, nous comprenons néanmoins que le ministre de Louis XIV, préoccupé d'élever, pour ainsi dire, géométriquement le vaste édifice qui, après tout, a fait sa gloire, frappé d'ailleurs des échecs antérieurs sans en discerner les vraies causes, ait dirigé toutes ses tentatives dans le sens administratif et centralisateur. Il pouvait ne rien faire ; il fit, quoiqu'en se trompant ; nous lui devons par conséquent de la reconnaissance, ne fût-ce que pour l'intention.

Quel fut le pacte colonial, comme on dit dans le langage technique, par lequel Colbert lia les Frances nouvelles d'outre-mer ? 1° Leurs produits sont réservés au marché métropolitain ; — 2° le débouché colonial appartient exclusivement à la production de la métropole ; — 3° le pavillon national pourra seul naviguer entre la France et ses colonies ; — 4° il est défendu à celles-ci de faire concurrence à la métropole dans aucune branche d'industrie ou d'agriculture ; — 5° la métropole se récupèrera des frais que lui coûtent les colonies au moyen de droits de douane mis à la sortie et à l'entrée des produits coloniaux ; la seule concession, c'est que ces taxes resteront inférieures à celles que paient les marchandises étrangères ; — 6° quant aux produits français, ils entreront en franchise dans les colonies.

Certes, ce n'est pas là ce qu'on peut appeler un contrat synallagmatique, un pacte établissant une égale et juste balance ; mais ce vasselage économique répondait à une étroite dépendance politique, constituée par un gouverneur investi du commandement, un intendant chargé des intérêts civils, et un conseil supérieur qui assistait ces deux fonctionnaires. Ajoutons cependant, ce qui était une excellente garantie, que la coutume de Paris régissait en principe les colons.

 

IV

Il est a propos maintenant de parcourir les possessions françaises, d'abord dans le domaine d’Occident, puis dans le domaine d'Orient.

La compagnie des Indes occidentales, dont le conseil supérieur fut établi à la Martinique, eut le droit d'exploiter : 1° Cayenne (France équinoxiale) ; — 2° tout le continent américain depuis le fleuve Amazone jusqu'à l'Orénoque ; — 3° le Canada, l'Acadie, Terre-Neuve (France-Nouvelle) ; — 4° sur la côte d'Afrique, le Sénégal, que lui avait vendu la compagnie dieppoise et rouennaise fondée en 1626. Tous ces pays appartenaient à la compagnie en propriété absolue et souveraine. Dons de navires, primes pour exportation et importation, envoi de colons, de troupes, d'instruments de culture, tels furent les privilèges que lui octroyait en outre Louis XIV. Mais les compagnies n'étaient pas populaires dans les colonies ; celles-ci partageaient sur ce point l'opinion émise aux états généraux de 1614 par le tiers état, qui avait réclamé dans ses cahiers la suppression de tout système de monopole commercial, et, dès 1665, l'intendant du Canada écrivait à Colbert : Si Sa Majesté veut faire quelque chose au Canada, il me paraît qu'elle me réussira qu'en le retirant des mains de la compagnie des Indes occidentales, et qu'en donnant une grande liberté de commerce aux habitants, à l'exclusion des seuls étrangers.

En effet, la nouvelle compagnie avait repris les traditions arbitraires et tyranniques de sa devancière, celle que Richelieu avait fondée ; elle se rendit de plus en plus odieuse, en prétendant exploiter les planteurs, prendre leurs denrées à vil prix pour les revendre cher en France, et défendre aux îles françaises de commercer avec les Hollandais. Les flibustiers et les boucaniers de Saint-Domingue s'insurgèrent ; en même temps la compagnie s'endettait si bien qu'au bout de sept ou huit ans à peine elle menaçait ruine. En présence de ces résultats, Colbert, loin de s'obstiner dans son système, s'occupa de remédier aux vices manifestes d'un monopole trop abusif : dès 1668, il fit un prudent retour vers la liberté commerciale en autorisant, par exemple, tout navire français à entreprendre le commerce aux Antilles, sauf permission de la compagnie et un léger droit à lui payer ; l'octroi de la permission était d'ailleurs implicitement imposé à la compagnie. De plus, Colbert obtint du roi qu'on laissât subsister à la Martinique les Juifs qui s'y étaient établis en grand nombre, et avaient fait des dépenses considérables pour la culture des terres ; enfin, plusieurs ordonnances, rendues presque coup sur coup, assurèrent les effets de ces salutaires mesures, et rendirent la sécurité aux colons et aux armateurs français. Aussi, en dehors de la compagnie des Indes occidentales, qui n'eut d'ailleurs qu'une existence éphémère, puisqu'elle disparut en 1674, c'est-à-dire neuf ans avant la mort de Colbert, nos colonies d'Amérique prirent-elles peu à peu un nouvel essor. On vit les établissements de nos marins et de nos marchands se multiplier à Terre-Neuve, où se développa la station de pêche de Plaisance ; on vit, dans l'Acadie., cet avant-poste du littoral américain, l'installation sédentaire remplacer enfin les campements nomades, et créer un centre d'administration dans la ville de Port-Royal ; on vit enfin le Canada, cette colonie particulièrement chère à Colbert, car il ne cessa de s'en occuper durant dix années, devenir le but d'immigrations importantes ; le ministre y aidait- au moyen des encouragements et des immunités compatibles avec son principe administratif. Son ambition, qui ne fut pas réalisée, était de relier par un chemin sûr Québec, capitale du Canada, avec Port-Royal, capitale de l'Acadie ; du moins, avant de mourir, aura-t-il la satisfaction de voir Cavalier de la Salle, à la tête de hardis aventuriers, planter le pavillon français aux bouches du Meschacébé, le père des eaux, et faire ainsi, par l'occupation de la Louisiane, entrer dans le domaine colonial de la France l'immense vallée du Mississipi.

Dans la mer des Antilles, la colonisation française ne fut pas moins active : la guerre de lfc72 contre la Hollande avait révélé au roi et à son vigilant ministre tout le parti qu'on pouvait tirer, non-seulement au point de vue commercial, mais au point de vue militaire, de postes tels que Saint-Domingue, la Martinique, la Guadeloupe, Saint-Christophe, Sainte-Lucie, la Grenade, Saint-Martin, etc. Cette chaîne d'îles, que la Grande-Bretagne a réussi plus tard à rompre, et dont la France, malheureusement, n'a pu rattacher les anneaux, se complétait cependant peu à peu, et déjà le chef-lieu de la Martinique, Port-Royal, à peine fondé, était assez fort pour repousser avec succès une attaque du redoutable amiral hollandais Ruyter. A l'occasion de cette victoire, on frappa une médaille avec cet exergue : La colonie française victorieuse en Amérique ; les Bataves défaits et mis en fuite (1674). Les vues politiques de Colbert s'étendirent également à la Guyane ; la colonisation dut s'y arrêter devant la zone des forêts profondes et des lacs mystérieux de l'intérieur ; mais elle put du moins établir de forts cantonnements à Cayenne, sur le littoral, et, comme à la Martinique, se défendre victorieusement contre la Hollande.

 

V

On a vu que la côte d'Afrique avait été mise dans le ressort de la compagnie des Indes occidentales : quel commerce pouvait rattacher entre elles des colonies séparées par toute la largeur de l'océan Atlantique ? C'était, il faut l'avouer, cette triste exploitation qui prend des créatures humaines pour denrée, la traite des noirs : les navires de la compagnie venaient recruter les nègres au Sénégal, ou sur la côte de Guinée, pour les transporter dans les îles, notamment à Saint-Domingue. Grâce à ce trafic, cette dernière île prospéra ; mais les colonies africaines étaient dépeuplées, et c'est à peine si quelques maigres comptoirs — Galam, Saint-Joseph, Saint-Pierre, Assinie — y attestaient la présence du commerce européen. Certes, la France ne s'était pas engagée la première dans cette traite odieuse ; les Espagnols, les Portugais, les Anglais, avaient, avant elle, bénéficié sur la marchandise humaine ; mais elle fut coupable d'imitation, et, dans son désir de développer les cultures tropicales, elle oublia, comme les autres peuples, les droits de l'humanité. Colbert, du moins, essaya de mettre ordre aux abus trop criants qu'il avait trouvés tout établis aux colonies ; car, dans les statuts dressés pour Madagascar, il défend, sous peine de mort, d'introduire dans l'île la traite des esclaves, et menace de châtiments sévères tout colon qui manquerait à la charité envers les nègres soumis à ses ordres. Ce fut encore sous son inspiration que furent rédigées les dispositions les plus douces du Code noir[4], dont le préambule exprimé ainsi la sollicitude du roi pour tous ses sujets : Encore qu'ils habitent des climats infiniment éloignés, nous leur sommes toujours présent, non-seulement par l'étendue de notre puissance, mais encore par la promptitude de notre application à les secourir dans leurs besoins.

Le Code noir, tout en maintenant cette dure loi de l'esclavage, qui devait subsister dans nos colonies jusqu'en 1848, tout en déclarant le nègre meuble, tout en prononçant, par exemple, la peine de mort contre celui qui aura frappé ses maîtres au visage, avec effusion de sang, la flétrissure à l'épaule contre le fugitif, la rupture du jarret, en cas de récidive, puis la mort, à la troisième fois, etc., ce code, disons-nous, n'en était pas moins un progrès sur le passé ; témoin ces articles : Le maître qui aura des enfants d'une esclave sera privé et de l'esclave et des enfants, à moins qu'il n'épouse la mère, ce qui rendra les enfants libres et légitimes. — Les mariages des esclaves seront célébrés comme ceux des personnes libres ; le consentement du maître est nécessaire au mariage de l'esclave ; mais il n'a pas le droit de marier l'esclave contre son gré. — Défense au maître de torturer ou de mutiler ses esclaves à sa fantaisie ; — obligation pour lui de les nourrir quand ils sont infirmes, sinon ils seront recueillis et entretenus dans l'hôpital à ses dépens ; — interdiction de saisir ou de vendre séparément le mari, la femme et leurs enfants impubères. —

Tout esclave affranchi jouira des avantages des sujets libres, etc. etc. On le voit, le caractère, naturellement assez dur, de Colbert se laissait parfois fléchir.

 

VI

La compagnie des Indes orientales, mieux conçue et plus fortement constituée, eut des destinées plus durables, puisqu'elle vécut un siècle entier. Dès 1655, n'étant encore que dans les bureaux de Mazarin, Colbert avait appelé l'attention du roi sur la nécessité de disputer à l'Angleterre et aux Hollandais, ces rouliers des mers, la possession du commerce asiatique, et d'envoyer les navires français chercher dans l'océan Indien les soies, cotons, épices, aromates, que ces régions produisaient. En 1664, suite fut donnée à cette idée par la création d'une compagnie qui avait pour cinquante ans le privilége du négoce et de la navigation depuis le cap de Bonne-Espérance jusqu'aux détroits de Magellan et de le Maire. En outre, tout ce qu'elle pouvait conquérir sur les indigènes ou sur les ennemis de la couronne, y compris Madagascar, siège de la compagnie, lui appartiendrait à titre perpétuel, en toute propriété, justice et seigneurie. Elle pourrait même faire la paix ou la guerre avec le roi des Indes, et ses navires auraient le droit, comme les vaisseaux de guerre, d'arborer le pavillon blanc[5] ; l'État se chargeait d'ailleurs de défendre, au besoin par les armes, les établissements de la compagnie, et de fournir des escortes à ses convois. Le fonds total de l'entreprise était fixé à quinze millions de livres, sur lesquelles le roi souscrivait pour un cinquième ; une prime de 50 francs par tonneau à l'exportation, de 75 francs à l'importation, était accordée à tout navire équipé et chargé en France.

Comme pour la compagnie des Indes occidentales, un appel de fonds fut adressé à tous les sujets : le minimum des souscriptions était fixé à mille francs, et les étrangers eux-mêmes pouvaient participer à l'entreprise. Un premier envoi de quatre vaisseaux, jaugeant chacun de 800 à 1.400 tonneaux, comme les galions d'Espagne, partit le 7 mars pour Madagascar. La compagnie arborait cette fière devise : Florebo quœumque ferar, Je serai florissante partout où j'irai. On avait dit aux artisans, aux gens de métier : Partez, allez aux Indes ; au bout de quelques années de séjour, vous serez déclarés maîtres sans avoir besoin de compagnonnage ni de chef-d'œuvre ; vous pourrez, au retour, vous établir en France partout où il vous plaira. On avait dit aux dignitaires, aux gens riches, aux divers corps de magistrature : Souscrivez, c'est votre fortune, en même temps que la gloire du pays ; puis (grand mot alors) c'est le moyen de plaire au roi. De plus, on avait écrit dans le même sens à tous les maires et échevins des bonnes villes.

On ne prédisait rien moins que l'inévitable et prochaine ruine du commerce hollandais ; on faisait le plus riant tableau de Madagascar ; on vantait, avec raison d'ailleurs, son climat tempéré, la longévité de ses habitants, la richesse de ses productions, la fécondité de ses mines : il ne manquait, ajoutait-on, à ce véritable Eldorado qu'une race d'hommes comme les Européens, adroite, active, entreprenante, et capable de faire travailler, ou tout simplement de conduire les indigènes de cette région, qui sont les créatures du monde les plus douces et les plus dociles. Il est certain qu'au fond, malgré ces exagérations de forme, le choix de cette terre Malgache, à proximité des rivages indiens, était des plus heureux. Tout d'abord la compagnie y établit ses chantiers et ses magasins, et y bâtit la ville de Lorient (l'Orient) ; en même temps elle s'installait à l'île Bourbon, sorte d'annexe de Madagascar. C'était, dans la pensée de Colbert, une nouvelle étape sur la route de l'Inde, vers ces bouches du Gange, si riches et si renommées, où le roi et son ministre visaient à fonder des comptoirs et des entrepôts pouvant rivaliser avec ceux de la compagnie hollandaise. En effet, les Français ne devaient pas tarder à s'établir à Surate, à Bender-Abassi, à Masulipatam, à Bantam (Java), enfin à Pondichéry (1683).

En France, le récit de ces expéditions avait pour effet de tenir les imaginations en émoi, et une sorte de fièvre se produisait, qui fait déjà comprendre le succès ultérieur de Law. Les côtes étaient animées par les départs ou par les arrivages ; elles retentissaient aux bruits des marteaux des constructeurs, qui pensaient ne pouvoir trop construire de navires, car leur zèle était excité au moyen de primes de 4 à 6 francs par tonneau. Enfin tout le monde voulait partir pour cette nouvelle terre promise, et l'on ne pouvait suffire aux enrôlements.

Mais Colbert ne songeait pas seulement à de si lointaines relations commerciales ; il en voulait de plus proches, de plus immédiates, et c'est ainsi qu'en juin 1669, l'année même où il est officiellement chargé de l'administration de la marine, il crée la compagnie du Nord, chargée de faire le négoce en Hollande, en Suède, en Norvège et en Moscovie. En même temps, pour la sûreté des mers, il fait rudement châtier les pirates barbaresques par Beaufort, Hocquincourt, Tourville, et met si bien à la raison les flibustiers et boucaniers de Saint-Domingue, qu'il les réduit à la condition de simples colons.

 

VII

En même temps qu'on étendait notre commerce extérieur, il fallait organiser les consulats destinés à le protéger, et cette réorganisation était urgente, surtout dans le Levant[6]. Institués officiellement depuis 1604, c'est-à-dire nommés dès lors par le roi, nos consuls avaient déjà des attributions fort importantes, puisque le consul de France à Alexandrie, par exemple, avait le protectorat formel, non-seulement des Français, mais encore de tous les étrangers dont le gouvernement n'entretenait pas de représentant en Égypte. On sait aussi que la France est la première nation européenne qui ait conclu des traités de commerce ou capitulations (1535, sous François Ier) avec le sultan, et que nos consuls auprès de la Porte ottomane ont été chargés les premiers de la protection du culte catholique dans le Levant. Malheureusement, cette prépondérance ne fut que momentanée : à la faveur des troubles intérieurs de notre pays, pendant la Fronde notamment, les étrangers suivirent bientôt nos traces en Orient ; les Vénitiens, les Anglais, les Hollandais obtinrent de la Porte des traités plus avantageux encore que les nôtres, et leurs représentants firent si bien la loi à Constantinople, que les moindres agents du Grand Seigneur ne se faisaient pas faute de violer ouvertement les anciennes capitulations conclues avec la France, et de précipiter ainsi la ruine de notre commerce dans le Levant.

Selon le plus récent historien de Colbert[7], cette triste situation tenait surtout au mauvais choix et à la cupidité de nos consuls. D'abord ils ne se donnaient pas la peine de résider à leur poste ; ils se faisaient remplacer par des gens auxquels ils affermaient leurs charges, au plus offrant, et qui le plus souvent ne fournissaient pas même de caution. Aussi les exactions de ces fermiers étaient-elles d'autant plus effrénées qu'ils n'avaient aucune responsabilité, ni morale ni matérielle ; contrairement aux ordonnances et règlements, ils exerçaient le commerce pour leur propre compte, et ce commerce était d'autant plus étendu qu'ils imposaient le marché, dont ils s'étaient rendus maîtres ; de plus, sous toutes sortes de prétextes, ils prélevaient des droits arbitraires sur les navires. Colbert dut mettre un terme à ces abus scandaleux, qui nous avaient attiré, non sans motif, la défiance et le mépris des Levantins : il enjoignit à tous les consuls en titre de résider dorénavant, à moins d'une dispense spéciale, et leur défendit de commercer, ou de lever aucun droit maritime qui n'eût été formellement autorisé ; puis il créa une compagnie du Levant, et conclut avec le sultan un nouveau traité qui nous rendit toutes nos anciennes immunités en Orient, ainsi que le droit de protectorat sur le Saint- Sépulcre et sur tous sujets Français établis en Orient. La Porte reconnaît en même temps la préséance de l'ambassadeur de France sur les envoyés des autres rois et princes chrétiens auprès du divan, et autorise notre commerce à exporter du Levant toutes sortes de marchandises, même celles dites prohibées, à naviguer de toutes façons, même sur des navires appartenant à des nations ennemies du Grand Seigneur ; nos commerçants, en aucun cas, ne pouvaient être faits esclaves, et ils demeuraient exclusivement justiciables de leurs ambassadeurs ou de leurs consuls. En outre, les droits que les Français auraient à payer dorénavant, pour toutes importations et exportations, étaient abaissés de 5 à 3 pour cent, et Marseille, qui était la ville la mieux placée pour profiter de ces avantages, fut déclarée port franc, comme elle l'était jadis, c'est-à-dire que les droits de douane ne s'y percevaient pas sur les marchandises importées directement du Levant.

Grâce à ces nouvelles dispositions, les relations commerciales de la France avec l'Orient se ranimèrent si bien, qu'à la fin du XVIIe siècle le Languedoc seul y expédiait 32.000 pièces de drap ; car c'était principalement avec les draperies que la France payait ses achats de denrées dans le Levant ; Châlons, Provins, Reims, Paris, Saint-Denis, rivalisèrent avec les villes du Languedoc, et profitèrent largement des débouchés qui leur étaient ouverts sur les pays transméditerranéens.

Colbert eût voulu, en outre, acheter la Jamaïque au roi d'Angleterre, qui n'y consentit pas, et déterminer le Portugal, alors en pleine décadence, à vendre à la France une partie de ses colonies des Indes orientales. Le 18 août 1670, il écrivait à notre ambassadeur à Lisbonne : A l'égard du commerce aux Indes orientales, il faut que les Portugais soient bien aveugles de ne vouloir pas traiter avec le roi, et lui donner quelqu'un de leurs établissements, vu qu'ils y périssent tous les jours, et qu'assurément ils en seront chassés dans peu, s'ils ne se fortifient par quelque alliance et par quelque traité défensif et offensif, en cas de besoin, avec le roi, qui est assurément le seul, de tous les princes de l'Europe qui envoient des flottes dans les Indes et qui y fassent quelque commerce, avec lequel le Portugal se puisse accommoder avec sécurité et bienséance 1[8]. On sait que le commerce du Portugal devait, en effet, passer tout entier aux mains des Anglais, qui, dès 1670, avaient en quelque sorte le pied sur la gorge de cette nation, jadis si prospère.

 

VIII

Pour compléter cette œuvre immense, il restait à publier un code maritime nouveau, qui fût en harmonie avec les intérêts et les coutumes du commerce restauré : l'ordonnance de la marine, élaborée durant dix années par une commission spéciale, parut en août 1681. Ce règlement concerne à la fois la marine militaire[9] et la marine de commerce. A ce dernier égard, de nombreux articles arrêtent la nouvelle organisation, citée plus haut, de nos consulats, et constituent les commerçants et navigateurs français dans les Échelles du Levant en corps appelé la nation. Une autre division, intitulée des gens et des bâtiments de mer, détermine les garanties de capacité à exiger les capitaines, maîtres, patrons de navires, et interdit de lever aucun droit de réception sur les apprentis matelots ; une troisième règle les contrats maritimes et les prises légales ; d'autres enfin traitent de la police des côtes, ports, rades, rivages de la mer, et de la pêche qui se fait en mer. Une disposition remarquable c'est celle qui tend à réprimer l'horrible industrie des naufrageurs, si commune alors, principalement parmi les bas Bretons. Défense est faite, sous peine de mort, d'attenter à la vie et aux biens des naufragés ; même peine contre quiconque, par feux trompeurs, aurait attiré à dessein les navires dans des parages dangereux ; même peine aussi contre ces hobereaux des côtes qui souvent forçaient les pilotes à faire échouer les bâtiments dans le voisinage de leurs châteaux, afin de prendre plus large part à ces féroces pillages ; défense aux mêmes seigneurs, sous peine d'être punis comme concussionnaires, d'usurper sur les habitants des bords de la mer les herbes marines appelées varechs ou goëmons, ou même de lever des droits sur la coupe de ces plantes. Quant à la pêche de mer, elle était déclarée libre et commune à tous les sujets du roi, pourvu que les pêcheurs ne se servissent que de filets et engins permis par les règlements.

Nous ne saurions mieux terminer ce chapitre sur notre marine marchande et nos colonies qu'en recueillant, dans les Oisivetés de Vauban, une considération que la France, malheureusement, n'a jamais su mettre à profit, et dont elle a laissé tout l’honneur à d'autres nations, particulièrement à l'Angleterre et à la Hollande : Y a-t-il, dit Vauban, quelque chose dans le monde de plus utile, de plus glorieux et de plus digne d'un grand roi que de donner commencement à de grandes monarchies, de les enfanter, pour ainsi dire, et de les mettre en état de s'accroître et de s'agrandir en fort peu de temps de leur propre vie, jusqu'au point d'égaler, voire de surpasser un jour le vieux royaume ? Qui peut entreprendre quelque chose de plus grand, de plus noble, de plus utile ? N'est-ce pas par ce moyen, plus que par tous autres, qu'on peut, avec toute la justice possible, s'agrandir et s'accroître ?

 

IX

Pour protéger nos colonies et le commerce lointain organisé par Colbert, il fallait une puissante marine de guerre. Ce royaume de France, situé entre deux mers, découpé par des ports profonds et sûrs, n'était-il pas admirablement en état de disputer l'empire de l'Océan à l'Angleterre, à la Hollande, à l'Espagne, à l'Italie elle-même, où il n'y avait pas, disait d'Ossat, un petit prince n'ayant qu'un pouce de mer, qui n'eût des galères en son arsenal naval ? Richelieu, se souvenant de l'affront subi par notre marine, lorsque la frégate qui, en 1603, transportait Sully en Angleterre, s'était vue forcée, sous la menace du canon, à baisser pavillon devant un vaisseau amiral anglais, Richelieu avait essayé de créer une flotte et d'améliorer les ports ; malheureusement, après lui, pendant les troubles de la Fronde et le ministère si agité de Mazarin, son idée n'avait pu avoir d'effet. Mazarin songeait pourtant à la reprendre ; car, à la suite d'un succès remporté sur la flotte d'Espagne, il avait fait frapper une médaille avec cette légende : Omen imperii maritimi (présage de l'empire des mers) ; mais c'est à Colbert qu'était réservé l'honneur de réaliser le présage et de réprimer l'arrogance des Anglais et des Hollandais sur l'Océan. Il était dur pour la France d'être hors d'état de tenir la mer en présence des pavillons britannique et batave. Pour changer cet état de choses, il fallait presque un miracle : il fallait créer de toutes pièces une force navale, et une pareille tâche ne s'improvise pas du jour au lendemain ; Colbert la poursuivit cependant avec une persévérance que le succès devait récompenser[10].

D'abord, comment recruter le personnel de la flotte ? Où trouver des hommes dressés à cette profession spéciale de marin, qui veut un apprentissage bien autrement difficile que celui du soldat de terre ? Jusqu'alors, en cas de guerre maritime, on fermait les ports, on suspendait, par ordre exprès du roi, toute expédition commerciale, et on ramassait, par une sorte de razzia, tous les matelots sur les côtes ; c'était là, et c'est encore aujourd'hui le procédé anglais. Colbert mit fin à ce brutal régime de la presse ; il y substitua le système qu'on appela l'inscription maritime, ou système des classes : toute la population des côtes, enregistrée et numérotée, toujours disponible, fut enrôlée dans une seule et grande armée servant à tour de rôle et selon le besoin, tantôt dans la guerre, tantôt dans le commerce, c'est-à-dire montant alternativement les vaisseaux de l'État et les navires du négoce. Il convient d'ajouter que l'idée de ces classes se retrouve dans une lettre adressée de Marseille à Colbert, en mars 1669, par le chevalier Jean-Baptiste de Valbelle[11]. Le chevalier propose au ministre l'établissement d'une confrérie ou communauté de tous les matelots[12].

Déjà une première ordonnance, de 1665, avait prévenu partiellement ce désir ; elle divisait en trois classes les matelots des gouvernements de la Rochelle, de Brouage, des îles de Ré et d'Oléron ; chacune de ces classes devait servir un an sur les vaisseaux de Sa Majesté, et deux années ensuite sur les navires marchands. Une seconde ordonnance, en date de 1668, étendit ce règlement, à toute la France : étaient exempts les pêcheurs et patrons de barques qui avaient un garçon de bord, lequel, après deux ans de noviciat, devait passer à l'inscription. Un premier recensement, en 1670, présenta un effectif de 36.000 matelots, non compris les officiers, maîtres, patrons, novices et mousses. Défense était faite aux sujets français, sous peine de mort ou des galères, de prendre du service maritime au dehors. Quant aux étrangers qui voulaient monter les vaisseaux français, ils devaient être naturalisés au bout de cinq ans.

On avait ainsi les matelots ; restait à former les cadres d'officiers : dans cette vue, Colbert créa une compagnie de gardes de la marine, mi-partie noble et roturière ; chaque vaisseau eut un nombre déterminé d'officiers, qui reçurent désormais une commission directe du roi ; en outre, on obligea les lieutenants et les enseignes, qui formaient la pépinière des capitaines, à suivre dans des écoles spéciales, fondées tout exprès, des cours d'hydrographie, de construction maritime ; ils devaient également assister à l'exercice du canon dans une école d'artillerie de marine.

En même temps une discipline sévère fut établie, avec des revues fréquentes ; défense de laisser installer aucune taverne à bord des vaisseaux ; interdiction aux capitaines de s'éloigner de leur bord, pour aller vivre à terre, à leur fantaisie et dans les plaisirs, comme ils le faisaient auparavant. Les matelots, une fois engagés, ne pouvaient se retirer sans un congé spécial ; ajoutons que, par une sollicitude éclairée et bienfaisante, le gouvernement se déclarait, en l'absence des matelots, le protecteur de leurs femmes et de leurs enfants.

Pour cette grande œuvre de la marine, le ministre usait de moyens parfois malheureux, comme pour le commerce et l'industrie : ainsi on ramassait un peu partout des hommes pour recruter nos flottes ; on en vint jusqu'à des forçats. Nul présent, dit M. Michelet, n'était plus agréable au roi et à son ministre qu'un forçat, et les intendants, avertis, pressaient les tribunaux de faire le plus de galériens possible, c'est-à-dire de juger avec une sévérité qui, dès lors, devenait souvent excessive.

En trois ans, de 1669 à 1672, le nombre des navires de guerre s'éleva à 196, dont 419 gros vaisseaux, 22 frégates et 55 bâtiments légers ; 460.000 matelots classés étaient prêts ou successivement disponibles. Le port de Rochefort fut creusé, celui de Cherbourg projeté ; Toulon et Brest furent fortifiés. On décida que les vaisseaux de premier rang auraient trois ponts, et seraient armés de 70 à 120 canons ; ceux de second rang devaient avoir deux ponts et de 56 à 70 canons ; ceux de troisième rang, deux ponts et de 40 à 50 canons ; ceux de quatrième rang, deux ponts et de 30 à 40 canons ; enfin les frégates légères devaient avoir un seul tillac et de 8 à 16 bouches à feu.

Colbert multiplie les instructions afin d'assurer la liberté du pont aux manœuvres et la facilité d'espacer les pièces d'artillerie. Son idéal, pour les aménagements de bord, c'est la propreté et l'arrangement des Hollandais. Il veut qu'on ne mette pas plus d'un an à construire un vaisseau, et que tous les éléments de construction soient d'origine française, excepté le cuivre, le plomb, etc., qu'on pourra faire venir du dehors, mais encore par l'intermédiaire des marchands français.

A l'égard des munitions, tout était à faire : les magasins étaient de toutes parts dégarnis, et la principale préoccupation de Colbert fut de les remplir par des provisions tirées surtout du royaume ; il me voulait avoir recours à celles de l'étranger que dans un extrême besoin, et, à cet effet, il multiplia ses recommandations aux intendants.

Il y trouvait divers avantages : celui d'augmenter la circulation du commerce intérieur, par l'abondance d'importantes marchandises, goudron, bois, mâts, ancres, chanvres, dont il lui assurait le débit ; celui d'accroître la facilité des transactions extérieures pour tous les produits maritimes qui nous manquaient à nous-mêmes ; enfin, par le travail des chantiers et des ports, de former à notre profit un plus grand nombre de gens de mer.

C'est encore dans un intérêt maritime qu'il convertit des terres à blé en terres à chanvre, pour les cordages ; il ordonnait en outre la visite de toutes les forêts voisines de la mer ou situées près des rivières navigables, afin d'y prendre les bois à la tête vive et belle, qu'il jugeait propres à la construction et au radoub des vaisseaux. Quant aux mâts, il voulait qu'on mêlât ceux que fournissait le royaume à ceux qui venaient du Nord, et, parmi ces derniers, il préférait les mâts arrivant de Norvège par Gottenburg, ou de Livonie, par Riga et Dantzig ; il alla même jusqu'à faire tirer des bois du Canada.

En même temps il travaillait à former des constructeurs, en excitant l'émulation par des récompenses, en accordant des primes à ceux qui feraient les meilleurs vaisseaux, et il attirait de l'étranger, avec leurs familles, des ouvriers émérites, principalement des charpentiers. Ils étaient chargés de former des élèves destinés bientôt à surpasser leurs maîtres, l'industrie française étant portée de sa nature à perfectionner les inventions d'autrui. Enfin, un conseil central, dit des constructions navales, fut institué à Paris pour aider le ministre dans son œuvre. La science maritime y gagna, grâce surtout au zèle d'un jeune ingénieur basque, Bernard Renau, surnommé le Petit Renau, qui, avec l'assentiment de Duquesne et de Vauban, fit adopter un nouveau modèle de navire, plus svelte et plus facile à manœuvrer que l'ancien vaisseau de guerre, trop lourd et trop massif.

Duquesne eut la haute direction des travaux de Brest et des côtes voisines ; puis deux intendances générales furent créées, l'une à la Rochelle, pour le Ponant, sous Colbert du Terron, cousin du ministre ; l'autre à Toulon, pour le Levant, sous le vieux et énergique Leroux d'Infreville.

 

X

Colbert voulut que les vaisseaux fussent toujours en état d'être armés, et servissent à tour de rôle ; il n'entendait pas s'arrêter aux fantaisies des capitaines, dont l'ambition était de ne monter que des vaisseaux neufs. Il voulut en outre, pour la gloire du roi et le bien du commerce, qu'en temps de paix comme en temps de guerre les vaisseaux français parussent dans toutes les mers à. côté de ceux de la Hollande et de l'Angleterre ; il voulut enfin que les capitaines s'habituassent à naviguer hiver comme été : c'est ainsi que Duquesne dut croiser pendant tout un hiver entre les caps d'Ouessant, du Finistère, de Saint-Vincent, et que le vice-amiral d'Estrées eut ordre de rester en mer douze mois de suite. De plus, les capitaines reçurent l'expresse recommandation d'escorter les navires marchands, pour les protéger au besoin ; et quand des capitaines étaient chargés de convoyer, ils devaient plutôt songer à tenir les convois en sûreté au moyen de mesures défensives qu'à prendre l'offensive contre l'ennemi.

Colbert n'aimait pas les relâches et les longs séjours dans les ports ; il combattait aussi une vieille superstition, le scrupule des départs le vendredi. Il ordonnait aux commandants d'escadre d'écrire fréquemment, et dans un grand détail, tout ce qui se passait à la mer, et de rendre compte des talents de chaque capitaine, tant pour la manœuvre que pour le combat ; ils devaient examiner, en outre, avec le plus grand soin tout ce qu'il y avait de bon à prendre dans la pratique des vaisseaux des autres nations qu'ils avaient occasion de visiter. D'un autre côté, quelque faveur que le roi accordât aux armateurs pour la course, son ministre et lui observaient une justice sévère pour les prises, et en donnaient mainlevée lorsqu'il n'y avait pas lieu de les juger bonnes, ne voulant pas, sous de vains prétextes, laisser s'établir les habitudes de piraterie chez nos marins.

Parmi les créations de Colbert relativement à la marine, citons encore des manufactures d'armes, en Forez ; des fabriques de goudron, en Dauphiné ; d'étamines, à Reims ; des forges de canons, en Nivernais et en Bourgogne ; de boulets, d'ancres et crics, en Dauphiné et à Brest ; de fil de laiton et d'acier, en Bourgogne ; de toiles à voiles, à Rochefort ; enfin l'exploitation des mines de fer et de cuivre, en Dauphiné. Il se proposait, en outre, de faire fouiller des mines de plomb et d'étain à Terre-Neuve ; il contribuait d'ailleurs aux premiers frais, et donnait une gratification aux entrepreneurs, à titre d'encouragement.

Avant de rien commencer, il consultait longtemps les gens, même d'une capacité bornée, qui avaient la connaissance ou la pratique des détails ; puis, quand il avait une fois mûri son idée, aucune difficulté ne pouvait le rebuter dans l'exécution. Jamais il ne donnait d'ordres trop sommaires ou ambigus. Il expliquait toujours ses plans et ses intentions d'une façon claire et détaillée. Sans doute, surtout au début, il lui arriva de rencontrer bien des obstacles dans l'impéritie ou la négligence des officiers maritimes ; cependant jamais il ne se découragea. Il ne leur écrivait guère que lorsqu'ils étaient en mer, chargés en chef de quelque commandement ; alors il prenait volontiers leur avis, mais seulement sur les faits de leur métier, jamais sur les points de police ou de discipline ; il aimait mieux traiter directement avec les intendants sur tout ce qui pouvait concerner le service des ports et des arsenaux ; il combinait avec eux les plans de tous les armements ; ils étaient chargés seuls de l'exécution, et les commandants des escadres étaient tenus de prendre leurs ordres, ou, tout au moins, de les consulter à cet égard.

Grâce à cette surprenante activité de Colbert, voici les progrès accomplis de 1661 à 1683 ; les chiffres parlent assez haut d'eux-mêmes : en 1661, la marine royale se composait de 30 bâtiments de guerre, de 70 à 30 canons ; en 1683, elle comptait 176 bâtiments construits, et 68 en construction, auxquels il faut ajouter 32 galères. Déjà, en 1661, le total des canons de marine s'élevait à 1.045 (570 de fonte, 475 de fer) ; en 1683, il était de 7.623 (2.004 de fonte, 5.619 de fer). Quant aux approvisionnements des ports, à ne prendre que les mâts, il y en avait, en 1683, 1,442 en magasin, depuis 30 palmes de hauteur jusqu'à 16.

Ainsi, la marine française était en train de devenir la première du monde. Tout semblait y conspirer d'ailleurs ; car, à côté d'un ministre organisateur tel que Colbert, se trouvaient des hommes d'exécution tels que Tourville, Duquesne, Vivonne, Châteaurenault, Valbelle, etc.

 

 

 



[1] Correspondance administrative sous Louis XIV.

[2] Félix Joubleau.

[3] En 1616, Jacques Paneras, capitaine hollandais, avait pris Lelièvre, capitaine français de la Madeleine, et lui avait fait serrer la tête au moyen de cordes, avec une telle violence, que les yeux étaient sortis ; le même traitement fut infligé au lieutenant. Paneras fit ensuite pendre seize matelots aux haubans du navire, et brûler la plante des pieds aux autres jusqu'à ce qu'ils eussent rendu l'âme. Ces cruautés avaient pour but de punir l'audace d'un équipage français qui s'était permis de tenter le commerce aux Indes et de réussir dans sa tentative. On comprend qu'avec de tels usages maritimes il fallait commencer par protéger notre commerce extérieur au moyen d'une puissante marine.

[4] Anciennes Lois françaises, t. XIX.

[5] Les navires de commerce portaient le pavillon bleu avec une croix blanche.

[6] Sous ce nom de Levant, on désignait les pays baignés par la Méditerranée orientale, la Turquie d'Europe et d'Asie, la Syrie et l'Égypte.

[7] Pierre Clément, Histoire de la vie et de l'administration de Colbert.

[8] Correspondance administrative sous Louis XIV.

[9] Voir plus loin : MARINE MILITAIRE.

[10] Colbert n'eut le département de la marine qu'en 1669, aussi n'agit-il d'abord que sous le couvert de Lionne, qui en avait la direction. Dès 1662, on avait commencé de refaire une flotte, et le roi écrivait, au même moment, à son ambassadeur à Londres : Je prétends mettre bientôt mes forces en tel état, que les Anglais tiendront à grâce que je veuille bien entendre à des tempéraments touchant un droit (le pavillon) qui m'est dû plus légitimement qu'à eux.

[11] Ce Valbelle, capitaine à bord du corps des galères, puis du corps des vaisseaux, a envoyé un grand nombre de lettres et de mémoires secrets à Colbert.

[12] La passion que j'ai toujours eue de servir le roi, dit-il, et de mériter par ce moyen l'estime de Votre Grandeur, me donne la liberté de lui représenter que les peines et les difficultés qu'il y a bien souvent de trouver des matelots pour composer les équipages des vaisseaux de Sa Majesté ne procèdent pas seulement de ce qu'ils ne sont pas toujours satisfaits de leurs capitaines, mais parce qu'au retour de la campagne ils ne peuvent pas retourner chez eux, ni avoir leur congé comme ceux des galères, qui, par cette raison, n'en manquent jamais. Voilà, Monseigneur, l'unique sujet que ces sortes de gens ont de préférer le service des vaisseaux marchands à ceux de Sa Majesté, et ils aiment mieux souvent s'absenter et s'exposer à la rigueur des ordonnances qu'à la contrainte.

Mais, Monseigneur, pour trouver un remède à ce mal., il semble, si vous le jugez à propos, qu'il serait expédient de savoir le nombre et le nom de tous les matelots qui sont dans tous les lieux maritimes, et qui naviguent dans ces mers, pour en faire dresser une confrérie et espèce de communauté dans tous les ports, avec défense à ceux qui n'y seront pas enrôlés de pouvoir naviguer ni monter aucun vaisseau ou autre bâtiment, sous des peines très-rigoureuses ; ce qu'étant une fois établi, on n'aurait qu'à suivre ce rôle, qui se trouverait aux registres du greffier de l'amirauté ; et, sur ce même état, on ferait tous les ans le choix et le département de ceux qui auraient à servir sur les vaisseaux du roi, pour être libres à la fin de la campagne.