COLBERT

MINISTRE DE LOUIS XIV (1661-1683)

 

CHAPITRE IV. — AGRICULTURE, COMMERCE ET INDUSTRIE

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Le commerce des grains ; règlements en faveur de l'agriculture ; multiplication des bestiaux ; Code forestier. — Création de routes et de canaux ; l'ingénieur Riquet et le canal du Languedoc. - Mesures concernant le commerce. — L'industrie et les corporations. — Règlements sur les fabriques et manufactures ; vastes créations. — Tarif douanier de 1664. — Ordonnance de commerce. — Statistique commerciale et industrielle de la France sous Colbert.

 

I

Les impôts, alors comme aujourd'hui, étaient fournis presque exclusivement par l'agriculture, l'industrie et le commerce.

Nous avons déjà parlé des mesures prises par Colbert au sujet des grains, et des inconvénients du système dont ce ministre, pourtant si décisif parfois, n'osa pas se départir. L'exportation était tantôt permise, tantôt défendue, selon les arrêts rendus par le conseil. La récolte avait - elle été médiocre, avait-on quelque inquiétude sur le rendement de la prochaine moisson, un arrêt prohibitif paraissait aussitôt. La plupart du temps, l'exportation était interdite, à cause de la présence des troupes qu'il s'agissait de nourrir dans leurs quartiers d'hiver ; c'est ainsi que, de 1669 à 1683, elle est prohibée huit fois, autorisée huit fois. De pareils règlements n'étaient pas faits pour encourager le cultivateur, qui se voyait toujours sous le coup d'arrêts contradictoires, et ne pouvait, quand la valeur vénale de toutes les denrées croissait autour de lui, augmenter à son gré le prix de ses produits. Le tort de Colbert était d'appliquer à l'agriculture son système formaliste et réglementaire, et de faire, en quelque sorte, intervenir l'État comme une providence en possession de dispenser, suivant le vulgaire dicton, la pluie et le beau temps.

En dehors de cette question des blés, ses efforts pour améliorer le sort du cultivateur furent efficaces. Nous avons dit plus haut quel fut l'allégement graduel des tailles et de la gabelle, impôts supportés presque exclusivement par les classes agricoles. Dans sa sollicitude pour elles, Colbert ordonnait à ses intendants d'examiner si les paysans se rétablissent un peu, comment ils sont habillés, meublés, et s'ils se réjouissent davantage les jours de fête et dans l'occasion des mariages qu'ils ne faisaient ci-devant. Non content de promettre des gratifications aux receveurs des tailles qui feraient rentrer l'impôt au terme fixé sans poursuites ni contraintes, il renouvelle la défense déjà faite par Sully de saisir les charrues et ustensiles servant au labour et à la culture des vignes ou prés, même pour le paiement des charges publiques. Dans ce cas, le trésor lui-même renonçait à son privilège ; d'où le dicton : Là où il n'y a rien, le roi perd son droit. De plus, afin d'engager la noblesse à s'occuper d'agriculture, il fait décider que tout gentilhomme qui cultiverait ses terres jouirait d'une pension dont la quotité serait de deux mille francs lorsqu'il aurait douze enfants, et de mille lorsqu'il en aurait dix. Plus tard, cette dernière faveur fut également accordée aux taillables dont la famille était de douze enfants. Enfin, le droit de pied fourché sur le bétail est aboli à vingt lieues autour de Paris, et, en cas de saisie, on devrait laisser aux gens saisis au moins une vache, trois brebis et deux chèvres.

La belle ordonnance d'avril 1667, sur les biens communaux aliénés, s'exprime ainsi :

Pour dépouiller les communautés, on s'est servi de dettes simulées, et l’on a abusé des formes de la justice. Ainsi ces communaux, qui avaient été concédés aux habitants des lieux, afin de leur donner moyen de nourrir des bestiaux et de fertiliser leurs terres par les engrais, en ayant été aliénés[1], les habitants, privés des moyens de faire subsister leurs familles, ont été forcés d'abandonner leurs maisons, et, par cet abandon, leurs bestiaux ont péri, les terres sont demeurées incultes, les manufactures et le commerce ont souffert. A ces causes, sous un mois, les habitants des paroisses et communautés, dans toute l'étendue du royaume, rentreront, sans formalités de justice, dans les prés, bois, terres, usages, etc., et dans tous biens communaux par eux vendus ou baillés à baux à cens ou emphytéotiques, depuis 1620, en remboursant en dix ans le principal des aliénations, avec intérêt au denier vingt-quatre.

Les sommes nécessaires pour lesdits remboursements seront levées sur tous les habitants, même les exempts et les privilégiés.

Tous les seigneurs qui auront élevé des prétentions sur le droit de tiers dans les communaux, depuis 1630, en sont déboutés ; ceux qui auront des titres et une possession antérieure à i630 ne pourront user que dudit tiers à eux maintenu, et ni eux ni leurs fermiers ne pourront user du communal, à peine de réunion de leur tiers au communal.

Le roi remet aux communes le droit de tiers qui peut lui appartenir, sauf réserve du tiers et danger dans les forêts (tiers et dixième, 13 sur 30)[2].

 

Deux ans après, en 1669, Colbert se it remettre un état des dépenses et des revenus des communes, avec les comptes rendus administratifs. En 1671, il obligea les villes à venir en aide aux villages dans cette liquidation des dettes communales, et, chose nouvelle, les campagnes, accoutumées à payer pour les villes, voyaient cette fois les rôles s'intervertir.

L'ordonnance de 1667, qui libérait les communes, ajoutait la prescription suivante : Attendu qu'il serait impossible de rétablir la culture des terres et de les améliorer par les engrais en laissant les bestiaux sujets aux saisies, nous défendons aux huissiers et aux sergents de saisir mi de vendre aucuns bestiaux pendant quatre années, soit pour dettes de communautés ou particulières, à peine d'interdiction et de 3.000 livres d'amende, sans préjudice du privilège des créanciers qui auront donné des bestiaux à cheptel, et des propriétaires des fermes et terres pour leurs loyers et fermages. Cette interdiction fut renouvelée tous les quatre ans par Colbert, et, grâce à ces mesures tutélaires, en 1670 les bestiaux s'étaient si bien multipliés en France, que le ministre pouvait en permettre l'exportation aux îles d'Amérique à tous marchands français, négociant aux dites îles.

Si le bétail de ferme fait les récoltes abondantes et enrichit le laboureur, l'accroissement et l'amélioration des races chevalines ne concourent pas moins à la prospérité de l'agriculture. C'est dans cette pensée que Colbert, par un arrêt du conseil (octobre 1665), non-seulement rétablit les haras, que les guerres et l'incurie de l'administration avaient ruinés, mais en crée de nouveaux, afin que les sujets du roi ne soient plus obligés de porter leurs deniers dans les pays étrangers pour achats de chevaux. Il décide en outre que les cavales et leurs poulains ne pourront être saisis pour tailles, impôts, ni dettes de communauté.

Par le Code forestier de 1669, dont nous avons déjà parlé, Louis XIV et son ministre ne favorisèrent pas moins les intérêts de l'agriculture. Depuis longtemps, depuis Charlemagne même, le service des eaux et forêts avait été l'objet de nombreux : remaniements ; chaque règne y avait apporté en quelque sorte son alluvion d'ordonnances, de lois confuses et contradictoires. Or, sans un bon aménagement des forêts, point de bois de construction ; sans bois de construction, point de marine. Colbert, qui rêvait pour la France un vaste empire sur l'Océan[3], se hâta d'arrêter le déboisement du royaume. Il commença par faire mesurer exactement la contenance et l'étendue des terrains boisés ; puis il détermina le mode de conservation et d'aménagement, l'opportunité des défrichements, régla les coupes, les ventes et les quantités de bois à maintenir obligatoirement en haute futaie. En même temps, l'entretien des routes forestières, des chemins de halage le long des rivières, fut strictement assuré, et toute pente nue à forte inclinaison devait être immédiatement boisée, disposition d'une admirable prévoyance, dit un historien[4], qui, si on l'eut su maintenir, eût épargné à la France les conséquences les plus funestes du déboisement des montagne.

 

II

Mais à tous les produits du sol, à toutes les denrées il faut des routes, des moyens de transport par terre et par eau. Déjà Henri IV et Sully avaient ouvert de nombreuses voies au commerce et à l'industrie ; mais le grand réseau des routes royales, qui s'est complété peu à peu jusqu'au temps de l'invention des chemins de fer, n'était pas encore commencé. Le premier coup de pioche fut donné sous Colbert, et l'œuvre si vite menée qu'en 1687 Mme de Sévigné, se rendant de la Charité à Nevers, pouvait écrire à sa fille : C'est une chose extraordinaire que la beauté des routes ; on n'arrête pas un seul moment ; ce sont des mails et des promenades partout, toutes les montagnes aplanies ; la rue d'Enfer un chemin de paradis. Quant à ces péages vexatoires dont nous avons parlé au chapitre des Impôts, on les supprima sur tous les chemins, ponts, écluses et rivières où quelque droit ou nécessité ne commandait pas de les maintenir. Enfin, l'exécution du canal des deux mers, entre l'Océan et la Méditerranée, vint encore ajouter à la facilité des communications.

Depuis le XVIe siècle, ce projet était la préoccupation des ministres et des ingénieurs. N'était-ce pas, en effet, chose fâcheuse et dommageable que notre commerce naval, pour passer d'une mer à l'autre, fût obligé de faire le tour de l'Espagne ? Puis, en cas de disette, n'y avait-il pas urgence à pouvoir transférer les grains de Languedoc en Guyenne ? Plus d'une fois, sous François Ier, sous Charles IX, sous Henri IV et sous Louis XIII, la question avait été discutée en conseil ; mais l'entreprise paraissait encore trop difficile. Jamais les Romains, ces audacieux remueurs de terres et de pierres, avaient-ils rien essayé de comparable ? Ce qui rendait l'œuvre ardue, c'était la différence de niveau entre le haut et le bas Languedoc ; c'était, en outre, h sécheresse et, pour ainsi dire, la rébellion du terrain. Un contrefort des Cévennes, connu sous le nom de Montagne-Noire, s'échappe, on le sait, comme une arête gigantesque, dans la direction des Pyrénées : comment confisquer au profit du canal projeté les eaux de ce grand rameau transversal ? Heureusement il y avait alors dans ces contrées un homme, un officier de finance, ayant peu d'études littéraires, ou même mathématiques, n'entendant ni grec ni latin, comme il le disait lui-même, et sachant à peine parler français, mais doué, comme l'a prouvé l'événement, d'une intuition vraiment merveilleuse. Il s'appelait Pierre-Paul Riquet ; il était seigneur de Bonrepos, et possédait précisément au pied d'une montagne une propriété où, depuis plusieurs années, il faisait des essais géométriques, afin de trouver la solution du grand problème de la jonction des deux mers. Un jour il écrivit à Colbert qu'il en tenait le moyen : Vous vous étonnerez, disait-il, que j'entreprenne de parler d'une chose qu'apparemment je ne connais pas, et qu'un homme de gabelle se mêle de nivelage. Mais vous excuserez mon entreprise, lorsque vous saurez que c'est de l'ordre de Mgr l'archevêque de Toulouse que je vous écris. En effet, l'archevêque de Toulouse, et d'autres personnages considérables, étaient allés avec Riquet étudier le projet sur les lieux mêmes, et avaient partagé sa conviction. Riquet avait trouvé le point de partage des eaux entre les deux petites rivières de Fresques et de Lers, affluents l'une de l'Aude, et l'autre de la Garonne, en un endroit élevé de deux cent cinquante - trois mètres au - dessus de la mer, endroit nommé Pierres-de-Naurouse, et c'est en ramassant, au travers des escarpements de la Montagne-Noire, plusieurs ruisseaux éloignés, que Riquet alimentait le canal projeté.

Colbert, dont l'esprit allait droit aux grandes idées, et ne rejetait aucun plan sans l'avoir examiné mûrement, résolut de se faire le patron de l'entreprise, et on vit alors cette chose rare dans tous les siècles, un inventeur, un homme de génie, qu'on ne traitât pas de fou ou de visionnaire, à qui, tout au contraire, un ministre prêtât les mains tout d'abord.

Voici comment Riquet obtint les premières sommes nécessaires à l'entreprise :

Le contrôleur général (Colbert) témoigna l'impossibilité où il était de fournir des fonds. Riquet ne se rebuta point et eut recours à l'adresse. Il répondit au ministre que, puisqu'il ne pouvait venir à son secours, il imaginait un moyen qui infailliblement lui procurerait des capitaux s'il voulait le favoriser. Colbert lui demanda ce que c'était ; Riquet lui dit qu'étant occupé de renouveler le bail des fermes, il ne lui demandait que la permission de pouvoir entrer dans son cabinet, lorsqu'il y serait enfermé avec les principaux fermiers généraux : Colbert y consentit.

En effet, quelques jours après, le ministre ayant chez lui une assemblée de financiers, Riquet tourna la clef du cabinet, y entra et s'assit dans un coin, sans dire mot à personne et sans que personne lui parlât. Il remarqua, comme il l'avait prévu, sur la physionomie de ces messieurs, un peu d'inquiétude de le voir là. On devait naturellement penser qu'il n'usait de tant de liberté qu'à titre d'un de ces hommes que les ministres emploient quelquefois pour approfondir les choses, surveillants toujours fâcheux pour des traitants, et qu'il leur importe de captiver.

Au sortir de l'assemblée, il fut accosté par quelques-uns des fermiers généraux, qui cherchèrent à pénétrer d'où lui venait l'entrée du cabinet de M. Colbert, et à quelle fin il en usait. Il leur répondit assez froidement qu'il était bien aise de voir par lui-même comment les choses se passaient, et les quitta brusquement, ce qui les confirma dans l'opinion que Riquet avait la confiance du ministre, et qu'il fallait le gagner.

Les choses s'étant passées de même à une seconde assemblée, Riquet fut encore accosté après la séance. On ne lui fit plus de questions ; mais on lui parla de son canal, dont on exalta l'invention et l'utilité, et l'on finit par offrir de lui prêter 200.000 livres ; il répondit tout aussi brusquement que la première fois, en tournant le dos, qu'il n'avait pas besoin d'argent. Une telle réponse, en style ordinaire, signifie qu'en effet on ne veut point d'argent ; mais, dans les circonstances pareilles à celle-ci, cela veut dire : ce n'est pas assez. Les fermiers généraux le comprirent, et, à la sortie d'une troisième assemblée, ils proposèrent un prêt de 500.000 livres. Alors le visage de Riquet se dérida ; il remercia beaucoup ces messieurs, en leur disant toutefois qu'il ne pouvait accepter leur proposition sans l'agrément du ministre. Il rentra dans son cabinet, et lui rendit compte de ce qui venait de se passer. Colbert ne put s'empêcher de rire de la sottise des fermiers généraux et de l'adresse de Riquet ; il dit à ce dernier qu'il pouvait prendre l'argent qu'on lui offrait[5].

 

Quand une première rigole d'essai eut prouvé l'excellence du plan de Riquet, les travaux commencèrent ; mais il y fallut, comme dans toutes les grandes œuvres, une ardeur continue de foi et de persévérance. Les clameurs de l'envie s'élevaient contre l'inventeur : bien des gens, dans le pays, pronostiquaient l'insuccès de l'entreprise ; car, outre les préjugés de l'ignorance et la désapprobation naturelle qu'excitent toutes les nouveautés, plus d'un gardait rancune de n'avoir pas été payé au double ou au triple du lopin de terre dont on l'avait exproprié. N'avons-nous pas vu plaintes semblables se reproduire de nos jours dans des circonstances à peu près analogues, lors de la construction des chemins de fer, par exemple ? Les hommes ont, en tout temps, mêmes passions : d'ailleurs il suffit d'une voix qui blâme pour provoquer un chorus de plaintes et de critiques. Cependant, quand on vit la rigole apporter les eaux de la Montagne-Noire au bassin de Naurouse, on changea de ton, et, comme c'est l'ordinaire en pareil cas, on passa subitement de l'extrême mécontentement à l'extrême enthousiasme.

Durant près de quinze années, dix à douze mille ouvriers travaillèrent à cette grande entreprise, déchirant le sol par des saignées de vingt lieues et plus, pour arracher les torrents aux flancs des monts, construisant soixante-quinze écluses, d'énormes barrages pour prévenir les sécheresses, creusant enfin des lacs artificiels de cent vingt pieds de profondeur, pour la retenue des eaux. Pas un instant la sollicitude de Colbert ne fit défaut à Riquet, bien que le prix du canal n'allât pas à moins de 17 millions (près de 40 millions de notre monnaie actuelle), et ce canal fut, suivant l'expression de Daguesseau, l'âme et la vie du Languedoc[6].

 

III

En même temps que Colbert pressait l'œuvre de canalisation du pays, il réorganisait le conseil de commerce, qui avait été établi par Henri IV, dès 1602. Il fut décidé en 1665 que dix-huit villes[7] nommeraient chacune, tous les ans, deux marchands, et que parmi les dix-huit premiers élus, le roi en choisirait trois qui formeraient près de sa personne le conseil dont il s'agit ; les dix-huit seconds élus s'assembleraient partiellement dans les provinces, sur convocation, et feraient connaître au conseil les besoins locaux du commerce.

De 1669 à 1670, le ministre crée une chambre des assurances à Marseille ; il établit en outre des entrepôts dans toutes les villes maritimes, dans le but, disait l'édit, d'augmenter encore la commodité des négociants, en leur donnant la facilité de se servir des ports du royaume comme d'un entrepôt général, pour y tenir toutes sortes de marchandises, soit pour les vendre en France, soit pour les transporter hors du royaume, moyennant la restitution des droits d'entrée qu'ils auraient payés.

Un autre édit, de la même date, satisfaisait aux vœux des cahiers du deuxième ordre aux états généraux de 1614, en déclarant que le commerce de mer ne déroge pas à la noblesse : Comme il importe au bien de nos sujets et à notre propre satisfaction d'effacer entièrement les restes d'une opinion, qui s'est universellement répandue, que le commerce maritime est incompatible avec la noblesse, et qu'il en détruit les privilèges, nous avons estimé à propos de faire entendre notre intention sur ce sujet, et de déclarer le commerce de mer ne pas déroger à la noblesse, par une loi qui fût rendue publique et généralement reçue dans toute l'étendue de notre royaume.

Ainsi, le monde commercial allait se trouver officiellement agrandi par l'adjonction du deuxième ordre.

Enfin, en 1G71, car, avec ce ministre si actif, les ordonnances ne tardaient guère, parut celle que nous avons annoncée déjà sur l'uniformité des poids et mesures ; malheureusement l'esprit local et de routine en empêcha l'effet.

Mais le plus grand projet de Colbert était de relever les industries en souffrance, de créer celles qui manquaient, d'attirer en France tous les genres de fabrication qui y étaient possibles, d'imposer aux fabricants les procédés de travail reconnus pour être les meilleurs, enfin de diminuer le nombre des douanes intérieures.

 

IV

Voyons d'abord quel était l'état de l'industrie au milieu du XVIIe siècle : personne n'ignore que l'industrie, sous l'ancien régime, au lieu d'être libre comme aujourd'hui, était organisée en corporations, ayant pour chefs des syndics, jurés, gardes du métier, prud'hommes, etc. Cette organisation, qui remonte d'ailleurs à une haute antiquité, puisqu'on la retrouve jusque dans l'empire romain, avait été une nécessité du moyen-âge, alors que, la loi étant insuffisante pour protéger les individus, ceux-ci étaient forcés de s'unir pour défendre leurs droits et leurs intérêts. On le sait aussi, pour exercer un métier en qualité de maître, il fallait commencer par être apprenti, souvent fort longtemps, huit ou dix ans ; puis, l'apprentissage terminé, commençait le compagnonnage, très-long aussi ; et, dans la plupart des métiers, on était tenu en outre d'exécuter ce qu'on appelait le chef-d'œuvre, c'est-à-dire un ouvrage attestant la capacité de l'artisan, et sur lequel les prud'hommes prononçaient, s'il y avait lieu, la réception. Ainsi, de même que les nobles s'étaient enfermés dans leurs châteaux forts des montagnes, les villes dans leurs murailles, les hommes d'étude et de piété dans leurs cloîtres, de même le travail industriel s'était enfermé dans une sorte de citadelle, dont on ne pouvait forcer l'entrée qu'à de certaines conditions. Peu à peu, cependant, la royauté fit brèche, et souvent, dans l'intérêt général, car le système des corporations avait autant et plus d'inconvénients que d'avantages. La corporation, dit un savant économiste[8], ne se contentait pas d'élever des barrières autour de l'apprentissage et de la maîtrise, et de se tenir en quelque sorte sur la défensive. Elle attaquait et poursuivait impitoyablement la concurrence partout où elle croyait l'apercevoir. Sa défiance et sa jalousie étaient extrêmes ; elle croyait voir partout des rivaux et des ennemis. Un ouvrier cherchait-il à gagner humblement sa vie en travaillant pour son propre compte sans être reçu maître, elle le traquait, saisissait ses marchandises, ses outils, et le contraignait à rentrer dans l'atelier d'un patron, ou à mourir de faim. Un artisan exerçait-il quelque profession nouvelle, ayant une certaine analogie avec la sienne, se servait-il seulement de quelque instrument ou de quelque matière sur lesquels elle s'arrogeait des droits : elle saisissait encore et faisait fermer la boutique.

Puis, les métiers étant subdivisés à l'infini et ayant chacun ses statuts, c'était matière à des querelles souvent bizarres, ou à des procès ridicules ; par exemple, fruitiers plaidant contre épiciers et pâtissiers, cabaretiers et taverniers contre boulangers et charcutiers, cordonniers contre savetiers, tisserands contre drapiers, etc. Le différend des tailleurs et des fripiers fut un des plus célèbres : il s'agissait de la distinction à établir entre un habit neuf et un vieil habit ; le procès dura deux cent quarante-six ans. Celui des poulaillers et des rôtisseurs ne dura que cent vingt ans, mais il ne fut pas moins passionné : les rôtisseurs prétendaient avoir le droit de vendre de la volaille et du gibier cuits ; on remonta jusqu'aux statuts de 1298, et enfin, en 1628, il fut décidé par : un arrêt que les rôtisseurs ne pouvaient faire ni noces ni festins, et devaient se borner à vendre chez eux, et non ailleurs, trois plats de viande bouillie et trois de fricassée.

De bonne heure donc les rois, qui enfonçaient le coin ici, comme partout ailleurs, intervinrent dans le monde industriel. Ils n'entendaient pas détruire la corporation ; ils ne voulaient que l'assujettir à leur autorité, et, dans cette vue, ils se mirent à délivrer de leur chef des lettres de maîtrise. La grande ordonnance rendue par Henri III en 1581 prétendit de plus réformer toute l'organisation des métiers, pour les régler sur un plan uniforme. Beaucoup de petites villes en France n'avaient pas adopté le régime des corporations, et, dans les grandes cités, quelques métiers n'avaient ni jurés ni statuts : l'ordonnance de 1581 voulut que la corporation devînt une loi universelle ; mais en même temps elle la rendit moins étroite et plus accessible, en abaissant les barrières qui séparaient jusqu'alors les villes des faubourgs, et parquaient les maîtres et les métiers dans un rayon déterminé. Désormais, de par la volonté du roi, tous maîtres reçus à Palis purent exercer leur profession dans tout le royaume ; tous ceux reçus dans une ville de parlement, dans tout le ressort de ce parlement ; les maîtres des faubourgs, après trois années d'exercice, furent admis à s'établir dans la ville ; enfin un autre article autorisait tout artisan à se faire recevoir à la fois dans deux métiers du même genre, moyennant deux chefs-d'œuvre. Il est vrai que, comme rançon de ces franchises, la royauté prélevait à son profit un impôt sur le travail ; car, avant de prêter serment, tout maître devait payer au receveur des deniers royaux un droit déterminé et variable, suivant l'importance de la ville. De plus, l'ordonnance prononçait l'abolition des banquets et confréries, qui n'étaient pour l'ouvrier qu'occasions de dépenses et d'orgies.

Une fois entrée dans cet ordre de réforme, la royauté ne s'arrêta pas. Elle prit bientôt sur elle de dispenser l'artisan de l'obligation du chef-d'œuvre. Déjà, sous Henri IV, il y avait à Paris plusieurs endroits privilégiés où les hommes de métier avaient le droit de s'établir sans cette condition préalable, et sans avoir reçu le brevet de maîtrise : c'étaient l'enclos du Temple, le faubourg Saint-Antoine, le faubourg Saint-Marcel, les galeries du Louvre. De plus en plus, ces dérogations à l'ancien système se multiplièrent. Enfin, aux états généraux de 1614, le tiers état avait protesté vivement contre le régime même que l'industrie avait conservé depuis le moyen âge ; il voulait que toutes les maîtrises créées depuis 1576 fussent supprimées, qu'il n'en fut pas institué d'autres, et que l'exercice des métiers fût laissé 1 libre à tous les pauvres sujets du roi, sauf visite de leurs ouvrages par les experts et prud'hommes ; de plus, que l'exercice des métiers ne fut dorénavant soumis à aucun impôt, et que nul marchand n'eût rien à payer, ni pour sa réception comme maître, ni pour lèvement de boutique. Ces vœux du tiers état n'avaient pas été exaucés.

Telle était la situation industrielle à l'avènement de Colbert. Il avait à prendre l'un de ces deux partis : ou supprimer des institutions vieillies, qui n'avaient plus d'utilité sous un gouvernement désormais assez fort pour protéger, en dehors de ces sociétés de défense mutuelle, la personne et les droits de chacun ; ou se servir des corporations comme d'un élément d'ordre pour la société et d'une source de revenus pour le trésor, généraliser, au nom de la royauté et dans une vue centralisatrice, le système de la réglementation, rattacher enfin étroitement, par la surveillance administrative, les classes laborieuses au pouvoir.

 

V

Abolir les corporations, Colbert, on le comprend du reste, n'y pouvait songer. Réglementer le régime existant, en confisquer, dans une pensée d'utilité générale, toutes les forces vives et, pour ainsi dire, tous les rouages, tel fut le plan du ministre de Louis XIV, et ce plan, il l'exécuta avec cette volonté ferme qu'il tenait de la nature et cette puissance d'action que donnent les franches coudées de l'absolutisme.

De ce qu'il voyait se produire sur les marchés quelques marchandises d'une qualité médiocre, il crut qu'il fallait resserrer les liens de la vieille législation des maîtrises, qui enlaçait dans son réseau toute l'industrie du royaume. Ce fut l'objet d'une cinquantaine de règlements, sur les manufactures et fabriques du royaume, rendus de 1666 à 1683. Il faut, se disait Colbert, que la France arrive à se passer des draps de l'Angleterre et de la Hollande, des tapisseries de la Flandre, des glaces et des soieries de l'Italie, etc. Le moyen d'atteindre ce but, c'est d'obtenir la perfection des produits fabriqués, en maintenant une surveillance et un contrôle sévères sur les fabricants et sur leurs marchandises. Mais ce contrôle, comment l'établir ? En organisant tous les corps de métiers en corporations, en maîtrises, suivant l'idée de l'ordonnance de 1581, tombée en désuétude dans la pratique, et en les soumettant à des statuts et règlements rigoureux.

De là une suite d'ordonnances s'appliquant, non-seulement à la qualité, mais jusqu'à la longueur, à la largeur des draps, serges et autres étoffes de laine, aussi bien qu'à la fabrication des draps de soie et des tapisseries. Une instruction générale pour la teinture des laines de toutes couleurs, et pour la culture des drogues et ingrédiens qu’on y emploie, n'avait pas moins de trois cent soixante et onze articles. C'était plus qu'un code, dit l'économiste que nous avons déjà cité[9] ; c'était en même temps un manuel du teinturier. On y classait les couleurs en simples et en composées ; on en définissait la nature, on analysait les propriétés, et, comme la science n'était pas encore bien avancée de ce côté, on s'y égarait parfois dans des hypothèses qui ressemblaient plus aux rêveries d'un alchimiste qu'aux prescriptions d'un législateur[10].

On voit jusqu'à quel point Colbert poussait le soin même du détail. Quant à l'application, chaque maître devait recevoir une copie des règlements et prendre l'engagement écrit de s'y conformer. Sur toute pièce d'étoffe devait être inscrit le nom du tisserand et adjoint un échantillon des couleurs par lesquelles elle avait passé ; enfin ordre était donné aux maires d'établir dans chaque hôtel de ville un bureau où les pièces devaient être visitées et marquées du sceau royal.

D'autres instructions, en trois cent dix-sept articles, furent rédigées pour les teinturiers, partagés en deux catégories, ceux de grand et bon teint, et ceux de petit teint. Il y eut même jusqu'à un édit concernant la corporation des barbiers-perruquiers, baigneurs-étuvistes ; un article de cet édit ordonnait que ces derniers appendraient à leurs boutiques, comme enseigne, des bassins blancs, tandis que les chirurgiens en mettraient de jaunes.

Il va sans dire que, pour faire exécuter cet ensemble de prescriptions souvent si minutieuses, il fallut créer une armée d'agents, d'inspecteurs et de fonctionnaires ; car les résistances ne manquaient pas. A Tours, l'intendant, pour les vaincre et se faire en même temps bienvenir du ministre, eut l'idée d'attacher les pièces d'étoffes défectueuses à un poteau avec le nom des délinquants ; ce poteau plut au roi et fut adopté ; mais on perfectionna la pénalité, en établissant qu'à la troisième fois le coupable serait joint au poteau et mis au carcan pendant deux heures.

De telles mesures peuvent sans doute paraître excessives ; il ne faut pas l'oublier pourtant, l'objet de Colbert était d'obliger l'industrie française à mieux faire et à s'affranchir des tributs qu'elle payait à l'étranger. Au reste, en tout, ce système, au point de vue industriel et commercial, était l'application des maximes du mare clausum ; mais, comme l'a dit un historien[11], vouloir qu'une nation se fournisse elle-même de tout ce qu'elle doit consommer avec ou sans reproduction, c'est vouloir que la même personne soit à elle-même son cordonnier, son architecte, son tailleur. Ce système de restrictions n'était pas, on le sait, de l'invention de Colbert ; c'était le produit des préjugés de son époque, et il ne faisait que prêter à des principes incontestés l'appui d'une application plus ferme, plus exclusive, partant plus conséquente. En effet, partageant l'erreur du temps, Colbert se disait : Un peuple doit voir si, dans ses opérations commerciales avec les nations étrangères, il en a reçu plus de numéraire qu'il ne leur en a donné. Il ne songeait qu'à la richesse métallique, qui, économiquement, n'est pas la vraie, et il imitait les négociants qui, en dressant leur inventaire, ne tiendraient pas compte des marchandises qu'ils auraient en magasin, la quantité en fût-elle dix fois supérieure à celle de l'année précédente, et s'estimeraient en péril pour une diminution momentanée de leur encaisse en espèces. Colbert concluait donc par ce raisonnement : Faute de manufactures, la France verse par an trente millions à l'Europe, et ne recouvre guère qu'un sixième de ce numéraire : voilà pourquoi l'or et l'argent sont rares chez nous ; il faut empêcher ces métaux d'émigrer. Mais comment ? en prohibant les importations étrangères et en fabriquant chez nous ce que jusqu'ici nous avons acheté au dehors.

Quelque sévère jugement qu'il y ait à porter aujourd'hui sur le système de Colbert, il n'en demeure pas moins qu'il a été le principal créateur des plus grandes industries françaises. Énumérons plutôt :

Il établit une fabrique de tapisseries à l'hôtel des Gobelins, sous le titre de manufacture royale des meubles de la couronne, et par meubles on entendait tout ce qui servait à la décoration des palais : tableaux, tapisseries, mosaïques, étoffes. Le peintre le Brun en était le directeur ; c'était lui qui fournissait les modèles, jusqu'aux dessins de serrurerie ; le Brun mettait en mouvement ces milliers de bras qui confectionnaient les merveilleux chefs-d'œuvre qu'on admire encore aujourd'hui. Colbert fondait en outre deux autres manufactures de tapisserie, l'une à Aubusson, l'autre à Beauvais, sous la direction de Louis Hinard.

En même temps il enlevait aux Vénitiens le monopole des glaces, en établissant une première fabrique au faubourg Saint-Antoine. Ce ne fut pas toutefois sans peine : les Vénitiens avaient pris toutes sortes de précautions pour que le secret de leur fabrication leur demeurât tout entier ; aucun étranger n'était admis dans leurs ateliers, et quand un artisan vénitien employé à cette fabrication quittait sa patrie, ses biens, s'il en avait, étaient confisqués. D'ailleurs, à Venise, chaque ouvrier ne savait rien en dehors du travail spécial dont il était chargé ; si l'on coulait les glaces à Morano, on avait soin de ne les faire polir qu'à Venise. Colbert réussit pourtant, par l'appât de gros privilèges et immunités, à fixer en France des artisans vénitiens, et bientôt le pays fut en état de se passer d'eux. Ajoutons cependant que la grande manufacture de Saint-Gobain ne fut fondée qu'après la mort de Colbert, en 1691.

Il déroba de même aux Vénitiens le secret de leurs dentelles, et fonda, pour la fabrication de ce nouveau produit, en l'appelant, prématurément peut-être, le point de France, des ateliers à Reims, Bourges, Issoudun, Riom, Aurillac, Auxerre, Alençon, etc. Il fit de même pour la fabrication de la soie, que tous nos souverains d'ailleurs, depuis Louis XI, avaient encouragée, et pour celle des draps ; à ce dernier effet, il appela de la Hollande, où le tissage était très-avancé, d'excellents ouvriers, et une grande fabrique fut fondée à Abbeville par un Hollandais, Van Robais. Quant à la fabrication de la toile, elle fut encouragée en Bretagne et créée en Dauphiné ; celle des bas tricotés fut répandue parmi les pauvres gens de la campagne.

En ce qui concerne les métaux, Colbert appela de Suède des mineurs, commença l'exploitation de la houille, et fit ouvrir dans le Midi, à Pézenas par exemple, des mines de cuivre et de plomb. Des fonderies et des forges furent installées à Grenoble, à Saint- Étienne, à Vienne, à Châlons, et la France apprit en outre l'art de faire l'acier, emprunté à l'Angleterre, et celui de fabriquer le fer-blanc, emprunté à la Bohême.

N'oublions pas l'industrie du goudron : jusqu'alors on tirait de Suède presque tout le goudron employé dans le commerce ; Colbert eut l'idée d'en faire avec les pins de la France ; il appela des ouvriers suédois, fit apprendre les procédés d'exploitation aux habitants des Landes, de l'Auvergne, de la Provence, et parvint à rendre cette industrie si prospère, que dans les Landes, au moins, elle fait encore aujourd'hui toute la richesse du pays.

 

VI

Pour achever de faire de la France un pays manufacturier, il fallait aider à la vente de ses produits en leur assurant un parcours facile à l'intérieur, en les protégeant à la frontière contre la concurrence du dehors, et en leur ouvrant des débouchés dans les pays étrangers.

Nous avons déjà dit, à propos des impôts, combien de péages, de droits de toutes sortes, gênaient la circulation des marchandises et isolaient les provinces les unes des autres. Les cahiers du tiers état, aux états généraux de 1614, avaient demandé instamment que toutes les douanes intérieures fussent supprimées et remplacées par une douane unique, à la frontière. La couronne reconnaissait l'utilité de cette mesure ; mais l'exécution en paraissait malaisée, car ces entraves du commerce avaient pour elles des préjugés opiniâtres et l'intérêt de quelques provinces. Colbert eût voulu faire droit à la requête des états de 1614, abolir les douanes intérieures et décréter des droits uniformes sur les marchandises à l'entrée et à la sortie du royaume ; mais comment imposer une telle nouveauté aux provinces récalcitrantes ? Il y fût arrivé peut-être ; mais ce ministre, si absolu, si persévérant en tout, recula cette fois devant les obstacles ; il se contenta de proposer un nouveau tarif, par l'édit de septembre 1664.

Un certain nombre de provinces seulement, formant le centre du royaume, l'acceptèrent ; c'étaient les provinces qu'on appelait des cinq grosses fermes, l'Ile-de-France, la Normandie, la Champagne, la Bourgogne, la Bresse et le Bugey, le Bourbonnais, le Poitou, l'Aunis, l'Anjou, le Maine, la Touraine. Elles purent désormais commercer entre elles en franchise ; elles avaient dès lors ce qu'on vit plus tard s'établir en Allemagne, leur Zollverein ou union douanière. D'autres provinces, par exemple l'Artois, la Bretagne, le Languedoc, le Dauphiné, la Franche-Comté, l'Auvergne, etc., tinrent à garder leurs douanes intérieures et leurs droits de toute espèce : ce furent les provinces réputées étrangères. D'autres enfin, sous le nom d'étranger effectif, furent complètement assimilées, pour l'importation et l'exportation, aux pays étrangers : ce furent les Trois-Évêchés (Metz, Toul et Verdun), l'Alsace, la Lorraine et le pays de Gex. En dehors il y avait les ports francs de Marseille, Dunkerque, Bayonne et Lorient.

Ainsi, l'unité industrielle et commerciale n'était pas faite encore ; la France demeurait partagée en trois tronçons distincts ; mais Colbert avait, du moins, fait un pas de plus vers un régime plus supportable à l'intérieur.

Quant à l'extérieur, l'édit de 1664 protégeait l'industrie française en frappant les matières premières d'un fort impôt à la sortie, et, à l'entrée, les produits dont la France pouvait fabriquer les similaires. Ce tarif de 1664 sera bientôt augmenté, en 1667 ; on doublera, on triplera presque les droits pour les draperies, bonneteries, tapisseries, dentelles, glaces ; les étrangers répondront à ces prohibitions par d'autres prohibitions, et alors s'engagera, avec la Hollande notamment, une guerre de tarifs qui ne contribuera pas peu, nous le verrons, à la guerre effective de 1672.

 

VII

La publication de l'Ordonnance de commerce 1 complète, en 1673, l'œuvre économique de Colbert. Déjà plusieurs édits avaient réglé le négoce des lettres de change, billets à ordre et au porteur : c'étaient des mesures essentielles pour le détail ; mais l'Ordonnance de commerce reprend les choses plus à fond, et constitue un véritable code en douze titres ; c'était encore une réponse aux réclamations du tiers état dans ses cahiers de 1614, et la réponse allait même au-delà de la demande. Les députés de la bourgeoisie avaient émis le vœu que les actes d'association ou de compagnie entre marchands fussent enregistrés aux greffes des tribunaux, ainsi que les dissolutions de société, en d'autres termes, que l'œil de la justice fût constamment ouvert sur le monde commercial : Colbert fit droit à cette demande ; la juridiction consulaire, Il faillite, les contrats entre marchands furent réglés en détail par cette ordonnance de 1673, qui déterminait en outre l'apprentissage, l'âge de la maîtrise, les droits des artisans, et jusqu'à la tenue des livres. La multiplicité des coutumes provinciales était définitivement remplacée par une loi unique et plus claire ; enfin, le plus grand éloge qu'on puisse faire de cette ordonnance, c'est de rappeler que notre Code de commerce actuel n'a guère fait que la reproduire dans les parties essentielles.

Ces sages dispositions, jointes à une surveillance assidue et à un patronage incessant, font aisément comprendre l'extension considérable que devaient bientôt prendre nos transactions commerciales et les échanges. La France exportait en Hollande et en Flandre des vins, des alcools, des céréales, des fruits, des draps, de la mercerie, de la quincaillerie, etc., et nous recevions de ces pays des toiles, du fil, du beurre, du fromage, du coton, des laines, sans compter les épiceries, les drogues pour teinture, le soufre, le salpêtre et le goudron.

L'Angleterre nous prenait, outre nos vins, alcools, draps, etc., des étoffes d'or et d'argent, satins, velours, liège, papier et plumes, et nous importait, par contre, le plomb, l'étain, le charbon de terre, les poissons, les cuirs, même des dentelles, bien qu'à cet égard notre fabrication fût aussi avancée que la sienne : le point de France valait déjà le point d'Angleterre.

Avec l'Italie, l'importation dépassait l'exportation, quoique les seigneurs italiens, jaloux de suivre les modes françaises, achetassent généralement leurs soieries à nos nouvelles manufactures. Quant à l'Espagne, elle était, par Cadix, le passage de nos marchandises allant aux Indes. Ce transit était d'ailleurs partagé entre les Hollandais et les armateurs de Rouen, Saint-Malo, Nantes et Bordeaux. Du côté du Portugal, nous recevions de la cannelle, des citrons, des oranges, des fruits confits, des huiles et des épices coloniales, en échange de céréales, légumes, sel, rubans, fils, cuirs et vêtements.

Avec les pays du Nord et la Hanse, notre commerce se faisait surtout par intermédiaires, par les navires de la Hollande et de l'Angleterre : ils en rapportaient des bois de construction, des peaux des cuirs, de la laine de Dantzig, du plomb de Cologne, du cuivre et du goudron. Les marchandises françaises y répondaient peu comme échange ; cependant elles pénétraient jusqu'au marché bien plus lointain d'Arkhangel.

Nos colonies d'Amérique nous prenaient principalement des étoffes, des vins, des meubles et articles de consommation domestique ; elles nous rendaient les denrées du cru, tabac, sucre, indigo, etc. Nous allions chercher sur les côtes de Guinée et au Sénégal de l'or en poudre, de l'ivoire, de la cire, de la gomme, et surtout des esclaves ; on y portait, en retour, des verroteries, du corail, de la poudre à canon, etc. Enfin, dans le Levant, notre commerce pouvait soutenir la concurrence avec l'Italie, la Hollande et l'Angleterre. C'était principalement le port de Marseille qui frétait les navires à destination d'Alep, de Smyrne, d'Alexandrie et de Constantinople.

Si, maintenant, nous parcourons les diverses provinces du royaume, nous nous rendrons facilement compte de l'industrie de chacune d'elles : les mémoires rédigés par les intendants, sur la fin du ministère de Colbert, nous renseignent au moins d'une façon générale sur l'état des différentes généralités.

Au nord, la Flandre, nouvellement acquise par le traité de Nimègue, en 1678, se trouve, par suite des guerres dont elle a été le théâtre, dans une situation relativement peu prospère : il lui faut du temps pour se relever d'un chômage prolongé et des pilleries des gens de guerre ; elle conserve toutefois son grand élément de richesse, depuis le moyen âge, ses manufactures de draps, et l'on fabrique à Lille, annuellement, plus de trois cent mille pièces de cette étoffe. Le pays de Tournay, de Cambrai et le Hainaut étaient riches aussi, ayant les toiles, les dentelles, et déjà même le grand travail des mines, des hauts fourneaux et des forges. Dans l'industrieuse Picardie, où abondaient les métiers à étoffes ou broderies, on trouvait de simples villages qui étaient plus opulents que de grandes villes en d'autres zones de la France, et Abbeville possédait la plus importante manufacture de drap du royaume, celle des Van Robais, qui employait près de deux mille ouvriers.

La Normandie n'était pas moins prospère : outre la ville de Rouen, qui avait un commerce mari- i time très-considérable, et où l'on comptait des 1 négociants riches de cinq à six millions, fortune rare au XVIIe siècle, les fabriques d'Elbeuf, de Louviers, du Pont-de-l'Arche, de Gournai, de Darnetal, de Bolbec, représentaient une industrie prodigieusement active, à laquelle on doit encore ajouter les dentelles, les toiles d'Alençon et de Lisieux.

La Champagne, dépossédée de ses célèbres foires du moyen âge, demeurait une province à la fois agricole et fabricante ; la Bourgogne avait ses vins, et les forges du ressort de Dijon et d'Autun. Quant à la ville de Lyon, nous avons déjà vu qu'elle * avait attiré à elle une grande partie du commerce étranger. Ses dix-huit mille métiers produisaient déjà ces riches étoffes de soie recherchées, aujourd'hui encore, du monde entier ; elle avait, de plus, conservé ses foires, un peu déchues seulement, par suite de l'augmentation des droits d'entrée qui pesaient sur les matières premières venant d'Italie ; elle avait le commerce de l'Espagne, par l'intermédiaire de Gênes, celui de l'Italie, de la Suisse, de l'Allemagne, de la Hollande et de l'Angleterre.

Le commerce était aussi très-florissant dans le Dauphiné, où Colbert avait développé la fabrication des grosses toiles. La richesse de la Provence et du Languedoc consistait dans les huiles, le vin, la soie, les draps, le trafic pour le Levant, et la foire de Beaucaire, à elle seule, donnait déjà lieu à plus de six millions d'affaires par an. Enfin, dans les provinces voisines des Pyrénées, le Roussillon, le comté de Foix, le Béarn, moins bien partagées sous le rapport industriel, les habitants s'adonnaient surtout au commerce de transit avec l'Espagne, ou se louaient comme travailleurs dans ce pays.

Maintenant si nous remontons du sud au nord de la France, en suivant les côtes, nous traversons d'abord les riches généralités de Bordeaux et de la Rochelle : là se récoltent les vins, les chanvres et les eaux-de-vie ; là se trouvent des ports florissants, Bordeaux surtout, l'entrepôt du commerce avec l'Amérique et les Indes, comme Marseille est celui du commerce avec le Levant. Le Poitou est plus pauvre : à peine quelques fabriques de draps de laine ; mais la Bretagne, elle aussi, est en possession d'un grand commerce maritime. Nantes, la rivale de Bordeaux et de Rouen, voit affluer dans son port les denrées coloniales ; les marins de Saint-Malo pèchent la morue ; Quimper, Morlaix, comptent également de nombreux armateurs, tandis que Rennes et Saint-Brieuc exportent les toiles que fabriquent plus de mille métiers.

Voici, à présent, le Maine, l'Anjou, le Perche, l'Orléanais, avec leurs ardoisières, leurs raffineries de sucre et de salpêtre, leurs blanchisseries et leurs toiles, leurs aciers et leurs fers. Au centre, voici encore l'opulente Touraine : la seule ville de Tours, bien qu'obligée par les règlements d'aller chercher à Lyon ses matières premières, fait, avec sa fabrication de soieries, pour plus de dix millions d'affaires avec l'étranger. Plus loin, dans le Berri, le Bourbonnais et la généralité de Limoges, il y a, outre le travail de diverses manufactures, le rendement de mines considérables. Angoulême et sa banlieue comptent dès lors soixante moulins à papier, et l'Auvergne, qui a aussi ses papeteries, a de plus sa quincaillerie, ses dentelles, ses chanvres, ses bois de construction et ses charbons ; enfin, comme de nos jours, elle expédie annuellement à Paris un contingent d'ouvriers chaudronniers et de scieurs de bois.

Quant à la ville de Paris, faut-il ajouter qu'elle tient le sceptre de la fabrication de luxe et de l'art élégant ? C'est la ville privilégiée des orfèvres, des tapissiers et des ébénistes ; c'est elle qui possède les manufactures des Gobelins et de la Savonnerie ; on y trouve déjà des chocolatiers, et les besoins de l'oisiveté y vont créer les cafés. On y compte vingt mille marchands à leur aise, et deux cents possédant plus de cinq cent mille livres de capital. Les communautés d'arts et métiers s'y décomposent en 1.200 boulangers, 2.752 maîtres des six corps de marchands, 5.000 garçons de boutique, 17.080 maîtres, 38.000 compagnons, et 6.000 apprentis.

Telle est la statistique sommaire du commerce et de l'industrie du royaume à l'apogée du règne de Louis XIV : un pareil résultat n'est pas, sans doute, l'œuvre exclusive de Colbert ; mais l'honneur lui en revient en grande partie, et atténue, aux yeux de la postérité, les erreurs inconscientes de ce grand ministre.

 

 

 



[1] Les riches bourgeois qui avaient accaparé les offices municipaux, tantôt s'étaient constitués les prêteurs d'emprunts énormes qu'ils avaient fait contracter à leurs villes, tantôt s'étaient fait adjuger à vil prix les communaux aliénés ; le premier résultat de cet abus, c'était la disparition du bétail dans la banlieue de ces villes.

[2] Anciennes Lois françaises, t. XVIII.

[3] Voyez chapitre suivant.

[4] Henri Martin, t. XIII.

[5] Histoire financière de la France, par Jacques Bresson, t. I.

[6] De 1670 à 1692, exécution d'un autre canal, celui d'Orléans à Montargis.

[7] Dunkerque, Calais, Abbeville, Amiens, Dieppe, le Havre, Rouen, Saint-Malo, Nantes, la Rochelle, Bordeaux, Bayonne, Tours, Narbonne, Ailes, Marseille, Toulon, Lyon.

[8] M. E. Levasseur, de l'Institut, Histoire des classes ouvrières jusqu'en 1789, t. II.

[9] M. E. Levasseur, Histoire des classes ouvrières.

[10] On en pourra juger par la citation suivante : Comme les quatre premières couleurs simples, qui sont le bleu, le rouge, le jaune et le fauve, peuvent être comparées aux quatre éléments, les trois premières aux transparents et lucides, et le dernier à l'opacité de la terre ; de même, le noir peut être comparé à la nuit et à la mort, puisque toutes les autres couleurs se brunissent et s'ensevelissent dans le noir. Mais, comme la mort donne fin à tous les maux de la vie, il est aussi nécessaire que le noir donne fin à tous les défauts des couleurs qui arrivent par le manque (la faute) du teinturier ou de la teinture, ou de l'usage qui change suivant le temps et le caprice des hommes. Car ainsi, il n'est ni raisonnable ni utile au public qu'une étoffe qui manquera de débit, demeure la proie du ver et de la teigne dans un magasin, pendant qu'on la peut vendre en la faisant teindre en noir.

[11] Félix Joubleau, Études sur Colbert.