Le commerce des grains
; règlements en faveur de l'agriculture ; multiplication des bestiaux ; Code
forestier. — Création de routes et de canaux ; l'ingénieur Riquet et le canal
du Languedoc. - Mesures concernant le commerce. — L'industrie et les
corporations. — Règlements sur les fabriques et manufactures ; vastes
créations. — Tarif douanier de 1664. — Ordonnance de commerce. — Statistique
commerciale et industrielle de la France sous Colbert.
I Les
impôts, alors comme aujourd'hui, étaient fournis presque exclusivement par
l'agriculture, l'industrie et le commerce. Nous
avons déjà parlé des mesures prises par Colbert au sujet des grains, et des
inconvénients du système dont ce ministre, pourtant si décisif parfois, n'osa
pas se départir. L'exportation était tantôt permise, tantôt défendue, selon
les arrêts rendus par le conseil. La récolte avait - elle été médiocre,
avait-on quelque inquiétude sur le rendement de la prochaine moisson, un
arrêt prohibitif paraissait aussitôt. La plupart du temps, l'exportation
était interdite, à cause de la présence des troupes qu'il s'agissait de
nourrir dans leurs quartiers d'hiver ; c'est ainsi que, de 1669 à 1683, elle
est prohibée huit fois, autorisée huit fois. De pareils règlements n'étaient
pas faits pour encourager le cultivateur, qui se voyait toujours sous le coup
d'arrêts contradictoires, et ne pouvait, quand la valeur vénale de toutes les
denrées croissait autour de lui, augmenter à son gré le prix de ses produits.
Le tort de Colbert était d'appliquer à l'agriculture son système formaliste
et réglementaire, et de faire, en quelque sorte, intervenir l'État comme une
providence en possession de dispenser, suivant le vulgaire dicton, la pluie
et le beau temps. En
dehors de cette question des blés, ses efforts pour améliorer le sort du
cultivateur furent efficaces. Nous avons dit plus haut quel fut l'allégement
graduel des tailles et de la gabelle, impôts supportés presque exclusivement
par les classes agricoles. Dans sa sollicitude pour elles, Colbert ordonnait
à ses intendants d'examiner si les paysans se
rétablissent un peu, comment ils sont habillés, meublés, et s'ils se
réjouissent davantage les jours de fête et dans l'occasion des mariages
qu'ils ne faisaient ci-devant. Non content de promettre des gratifications aux receveurs des
tailles qui feraient rentrer l'impôt au terme fixé sans poursuites ni contraintes, il renouvelle la défense déjà
faite par Sully de saisir les charrues et ustensiles servant au labour et à
la culture des vignes ou prés, même pour le paiement des charges publiques.
Dans ce cas, le trésor lui-même renonçait à son privilège ; d'où le dicton : Là où il n'y a rien, le roi perd son droit. De plus, afin d'engager la
noblesse à s'occuper d'agriculture, il fait décider que tout gentilhomme qui
cultiverait ses terres jouirait d'une pension dont la quotité serait de deux
mille francs lorsqu'il aurait douze enfants, et de mille lorsqu'il en aurait
dix. Plus tard, cette dernière faveur fut également accordée aux taillables
dont la famille était de douze enfants. Enfin, le droit de pied fourché sur
le bétail est aboli à vingt lieues autour de Paris, et, en cas de saisie, on
devrait laisser aux gens saisis au moins une vache, trois brebis et deux chèvres. La
belle ordonnance d'avril 1667, sur les biens communaux aliénés, s'exprime
ainsi : Pour
dépouiller les communautés, on s'est servi de dettes simulées, et l’on a
abusé des formes de la justice. Ainsi ces communaux, qui avaient été concédés
aux habitants des lieux, afin de leur donner moyen de nourrir des bestiaux et
de fertiliser leurs terres par les engrais, en ayant été aliénés[1], les habitants, privés des
moyens de faire subsister leurs familles, ont été forcés d'abandonner leurs
maisons, et, par cet abandon, leurs bestiaux ont péri, les terres sont
demeurées incultes, les manufactures et le commerce ont souffert. A ces
causes, sous un mois, les habitants des paroisses et communautés, dans toute
l'étendue du royaume, rentreront, sans formalités de justice, dans les prés,
bois, terres, usages, etc., et dans tous biens communaux par eux vendus ou
baillés à baux à cens ou emphytéotiques, depuis 1620, en remboursant en dix
ans le principal des aliénations, avec intérêt au denier vingt-quatre. Les
sommes nécessaires pour lesdits remboursements seront levées sur tous les
habitants, même les exempts et les privilégiés. Tous
les seigneurs qui auront élevé des prétentions sur le droit de tiers dans les
communaux, depuis 1630, en sont déboutés ; ceux qui auront des titres et une
possession antérieure à i630 ne pourront user que dudit tiers à eux maintenu,
et ni eux ni leurs fermiers ne pourront user du communal, à peine de réunion
de leur tiers au communal. Le
roi remet aux communes le droit de tiers qui peut lui appartenir, sauf
réserve du tiers et danger dans les forêts (tiers et dixième, 13 sur 30)[2]. Deux
ans après, en 1669, Colbert se it remettre un état des dépenses et des revenus
des communes, avec les comptes rendus administratifs. En 1671, il obligea les
villes à venir en aide aux villages dans cette liquidation des dettes
communales, et, chose nouvelle, les campagnes, accoutumées à payer pour les
villes, voyaient cette fois les rôles s'intervertir. L'ordonnance
de 1667, qui libérait les communes, ajoutait la prescription suivante : Attendu qu'il serait impossible de rétablir la culture des
terres et de les améliorer par les engrais en laissant les bestiaux sujets
aux saisies, nous défendons aux huissiers et aux sergents de saisir mi de
vendre aucuns bestiaux pendant quatre années, soit pour dettes de communautés
ou particulières, à peine d'interdiction et de 3.000 livres d'amende, sans
préjudice du privilège des créanciers qui auront donné des bestiaux à
cheptel, et des propriétaires des fermes et terres pour leurs loyers et
fermages. Cette
interdiction fut renouvelée tous les quatre ans par Colbert, et, grâce à ces
mesures tutélaires, en 1670 les bestiaux s'étaient si bien multipliés en
France, que le ministre pouvait en permettre l'exportation aux îles d'Amérique
à tous marchands français, négociant aux
dites îles. Si le
bétail de ferme fait les récoltes abondantes et enrichit le laboureur,
l'accroissement et l'amélioration des races chevalines ne concourent pas
moins à la prospérité de l'agriculture. C'est dans cette pensée que Colbert,
par un arrêt du conseil (octobre 1665), non-seulement rétablit les haras, que les guerres
et l'incurie de l'administration avaient ruinés, mais en crée de nouveaux,
afin que les sujets du roi ne soient plus
obligés de porter leurs deniers dans les pays étrangers pour achats de
chevaux. Il décide
en outre que les cavales et leurs poulains ne pourront être saisis pour
tailles, impôts, ni dettes de communauté. Par le
Code forestier de 1669, dont nous avons déjà parlé, Louis XIV et son ministre
ne favorisèrent pas moins les intérêts de l'agriculture. Depuis longtemps,
depuis Charlemagne même, le service des eaux et forêts avait été l'objet de
nombreux : remaniements ; chaque règne y avait apporté en quelque sorte son
alluvion d'ordonnances, de lois confuses et contradictoires. Or, sans un bon
aménagement des forêts, point de bois de construction ; sans bois de
construction, point de marine. Colbert, qui rêvait pour la France un vaste
empire sur l'Océan[3], se hâta d'arrêter le déboisement
du royaume. Il commença par faire mesurer exactement la contenance et
l'étendue des terrains boisés ; puis il détermina le mode de conservation et
d'aménagement, l'opportunité des défrichements, régla les coupes, les ventes
et les quantités de bois à maintenir obligatoirement en haute futaie. En même
temps, l'entretien des routes forestières, des chemins de halage le long des
rivières, fut strictement assuré, et toute pente nue à forte inclinaison
devait être immédiatement boisée, disposition
d'une admirable prévoyance,
dit un historien[4], qui, si on l'eut su maintenir, eût épargné à la France les conséquences
les plus funestes du déboisement des montagne. II Mais à
tous les produits du sol, à toutes les denrées il faut des routes, des moyens
de transport par terre et par eau. Déjà Henri IV et Sully avaient ouvert de
nombreuses voies au commerce et à l'industrie ; mais le grand réseau des
routes royales, qui s'est complété peu à peu jusqu'au temps de l'invention
des chemins de fer, n'était pas encore commencé. Le premier coup de pioche
fut donné sous Colbert, et l'œuvre si vite menée qu'en 1687 Mme de Sévigné,
se rendant de la Charité à Nevers, pouvait écrire à sa fille : C'est une chose extraordinaire que la beauté des routes ;
on n'arrête pas un seul moment ; ce sont des mails et des promenades partout,
toutes les montagnes aplanies ; la rue d'Enfer un chemin de paradis. Quant à ces péages vexatoires
dont nous avons parlé au chapitre des Impôts, on les supprima sur tous les
chemins, ponts, écluses et rivières où quelque droit ou nécessité ne commandait
pas de les maintenir. Enfin, l'exécution du canal des deux mers, entre
l'Océan et la Méditerranée, vint encore ajouter à la facilité des
communications. Depuis
le XVIe siècle, ce projet était la préoccupation des ministres et des
ingénieurs. N'était-ce pas, en effet, chose fâcheuse et dommageable que notre
commerce naval, pour passer d'une mer à l'autre, fût obligé de faire le tour
de l'Espagne ? Puis, en cas de disette, n'y avait-il pas urgence à pouvoir
transférer les grains de Languedoc en Guyenne ? Plus d'une fois, sous
François Ier, sous Charles IX, sous Henri IV et sous Louis XIII, la question
avait été discutée en conseil ; mais l'entreprise paraissait encore trop
difficile. Jamais les Romains, ces audacieux remueurs de terres et de
pierres, avaient-ils rien essayé de comparable ? Ce qui rendait l'œuvre
ardue, c'était la différence de niveau entre le haut et le bas Languedoc ;
c'était, en outre, h sécheresse et, pour ainsi dire, la rébellion du terrain.
Un contrefort des Cévennes, connu sous le nom de Montagne-Noire, s'échappe, on le sait, comme une arête
gigantesque, dans la direction des Pyrénées : comment confisquer au profit du
canal projeté les eaux de ce grand rameau transversal ? Heureusement il y
avait alors dans ces contrées un homme, un officier de finance, ayant peu
d'études littéraires, ou même mathématiques, n'entendant
ni grec ni latin,
comme il le disait lui-même, et sachant à
peine parler français,
mais doué, comme l'a prouvé l'événement, d'une intuition vraiment merveilleuse.
Il s'appelait Pierre-Paul Riquet ; il était seigneur de Bonrepos, et possédait
précisément au pied d'une montagne une propriété où, depuis plusieurs années,
il faisait des essais géométriques, afin de trouver la solution du grand problème
de la jonction des deux mers. Un jour il écrivit à Colbert qu'il en tenait le
moyen : Vous vous étonnerez, disait-il, que j'entreprenne de parler d'une chose qu'apparemment je
ne connais pas, et qu'un homme de gabelle se mêle de nivelage. Mais vous
excuserez mon entreprise, lorsque vous saurez que c'est de l'ordre de Mgr
l'archevêque de Toulouse que je vous écris. En effet, l'archevêque de Toulouse, et d'autres
personnages considérables, étaient allés avec Riquet étudier le projet sur
les lieux mêmes, et avaient partagé sa conviction. Riquet avait trouvé le
point de partage des eaux entre les deux petites rivières de Fresques et de
Lers, affluents l'une de l'Aude, et l'autre de la Garonne, en un endroit
élevé de deux cent cinquante - trois mètres au - dessus de la mer, endroit
nommé Pierres-de-Naurouse, et c'est en ramassant, au
travers des escarpements de la Montagne-Noire, plusieurs ruisseaux éloignés,
que Riquet alimentait le canal projeté. Colbert,
dont l'esprit allait droit aux grandes idées, et ne rejetait aucun plan sans
l'avoir examiné mûrement, résolut de se faire le patron de l'entreprise, et
on vit alors cette chose rare dans tous les siècles, un inventeur, un homme
de génie, qu'on ne traitât pas de fou ou de visionnaire, à qui, tout au
contraire, un ministre prêtât les mains tout d'abord. Voici
comment Riquet obtint les premières sommes nécessaires à l'entreprise : Le
contrôleur général (Colbert) témoigna l'impossibilité où il était de fournir
des fonds. Riquet ne se rebuta point et eut recours à l'adresse. Il répondit
au ministre que, puisqu'il ne pouvait venir à son secours, il imaginait un
moyen qui infailliblement lui procurerait des capitaux s'il voulait le
favoriser. Colbert lui demanda ce que c'était ; Riquet lui dit qu'étant
occupé de renouveler le bail des fermes, il ne lui demandait que la
permission de pouvoir entrer dans son cabinet, lorsqu'il y serait enfermé
avec les principaux fermiers généraux : Colbert y consentit. En
effet, quelques jours après, le ministre ayant chez lui une assemblée de
financiers, Riquet tourna la clef du cabinet, y entra et s'assit dans un
coin, sans dire mot à personne et sans que personne lui parlât. Il remarqua,
comme il l'avait prévu, sur la physionomie de ces messieurs, un peu d'inquiétude
de le voir là. On devait naturellement penser qu'il n'usait de tant de
liberté qu'à titre d'un de ces hommes que les ministres emploient quelquefois
pour approfondir les choses, surveillants toujours fâcheux pour des
traitants, et qu'il leur importe de captiver. Au
sortir de l'assemblée, il fut accosté par quelques-uns des fermiers généraux,
qui cherchèrent à pénétrer d'où lui venait l'entrée du cabinet de M. Colbert,
et à quelle fin il en usait. Il leur répondit assez froidement qu'il était
bien aise de voir par lui-même comment les choses se passaient, et les quitta
brusquement, ce qui les confirma dans l'opinion que Riquet avait la confiance
du ministre, et qu'il fallait le gagner. Les
choses s'étant passées de même à une seconde assemblée, Riquet fut encore
accosté après la séance. On ne lui fit plus de questions ; mais on lui parla
de son canal, dont on exalta l'invention et l'utilité, et l'on finit par
offrir de lui prêter 200.000 livres ; il répondit tout aussi brusquement que
la première fois, en tournant le dos, qu'il n'avait pas besoin d'argent. Une
telle réponse, en style ordinaire, signifie qu'en effet on ne veut point
d'argent ; mais, dans les circonstances pareilles à celle-ci, cela veut dire
: ce n'est pas assez. Les fermiers généraux le comprirent, et, à la sortie
d'une troisième assemblée, ils proposèrent un prêt de 500.000 livres. Alors le
visage de Riquet se dérida ; il remercia beaucoup ces messieurs, en leur
disant toutefois qu'il ne pouvait accepter leur proposition sans l'agrément du
ministre. Il rentra dans son cabinet, et lui rendit compte de ce qui venait
de se passer. Colbert ne put s'empêcher de rire de la sottise des fermiers
généraux et de l'adresse de Riquet ; il dit à ce dernier qu'il pouvait
prendre l'argent qu'on lui offrait[5]. Quand
une première rigole d'essai eut prouvé l'excellence du plan de Riquet, les
travaux commencèrent ; mais il y fallut, comme dans toutes les grandes
œuvres, une ardeur continue de foi et de persévérance. Les clameurs de
l'envie s'élevaient contre l'inventeur : bien des gens, dans le pays,
pronostiquaient l'insuccès de l'entreprise ; car, outre les préjugés de
l'ignorance et la désapprobation naturelle qu'excitent toutes les nouveautés,
plus d'un gardait rancune de n'avoir pas été payé au double ou au triple du
lopin de terre dont on l'avait exproprié. N'avons-nous pas vu plaintes
semblables se reproduire de nos jours dans des circonstances à peu près
analogues, lors de la construction des chemins de fer, par exemple ? Les
hommes ont, en tout temps, mêmes passions : d'ailleurs il suffit d'une voix
qui blâme pour provoquer un chorus de plaintes et de critiques. Cependant,
quand on vit la rigole apporter les eaux de la Montagne-Noire au bassin de Naurouse,
on changea de ton, et, comme c'est l'ordinaire en pareil cas, on passa
subitement de l'extrême mécontentement à l'extrême enthousiasme. Durant
près de quinze années, dix à douze mille ouvriers travaillèrent à cette
grande entreprise, déchirant le sol par des saignées de vingt lieues et plus,
pour arracher les torrents aux flancs des monts, construisant soixante-quinze
écluses, d'énormes barrages pour prévenir les sécheresses, creusant enfin des
lacs artificiels de cent vingt pieds de profondeur, pour la retenue des eaux.
Pas un instant la sollicitude de Colbert ne fit défaut à Riquet, bien que le
prix du canal n'allât pas à moins de 17 millions (près de 40 millions
de notre monnaie actuelle),
et ce canal fut, suivant l'expression de Daguesseau, l'âme et la vie du
Languedoc[6]. III En même
temps que Colbert pressait l'œuvre de canalisation du pays, il réorganisait
le conseil de commerce, qui avait été établi par Henri
IV, dès 1602. Il fut décidé en 1665 que dix-huit villes[7] nommeraient chacune, tous les ans,
deux marchands, et que parmi les dix-huit premiers élus, le roi en choisirait
trois qui formeraient près de sa personne le conseil dont il s'agit ; les dix-huit
seconds élus s'assembleraient partiellement dans les provinces, sur
convocation, et feraient connaître au conseil les besoins locaux du commerce. De 1669
à 1670, le ministre crée une chambre des assurances à Marseille ; il établit
en outre des entrepôts dans toutes les villes maritimes, dans le but, disait l'édit, d'augmenter encore la
commodité des négociants, en leur donnant la facilité de se servir des ports
du royaume comme d'un entrepôt général, pour y tenir toutes sortes de
marchandises, soit pour les vendre en France, soit pour les transporter hors
du royaume, moyennant la restitution des droits d'entrée qu'ils auraient
payés. Un
autre édit, de la même date, satisfaisait aux vœux des cahiers du deuxième
ordre aux états généraux de 1614, en déclarant que le commerce de mer ne
déroge pas à la noblesse : Comme il importe
au bien de nos sujets et à notre propre satisfaction d'effacer entièrement les
restes d'une opinion, qui s'est universellement répandue, que le commerce
maritime est incompatible avec la noblesse, et qu'il en détruit les
privilèges, nous avons estimé à propos de faire entendre notre intention sur
ce sujet, et de déclarer le commerce de mer ne pas déroger à la noblesse, par
une loi qui fût rendue publique et généralement reçue dans toute l'étendue de
notre royaume. Ainsi,
le monde commercial allait se trouver officiellement agrandi par l'adjonction
du deuxième ordre. Enfin,
en 1G71, car, avec ce ministre si actif, les ordonnances ne tardaient guère,
parut celle que nous avons annoncée déjà sur l'uniformité des poids et
mesures ; malheureusement l'esprit local et de routine en empêcha l'effet. Mais le
plus grand projet de Colbert était de relever les industries en souffrance,
de créer celles qui manquaient, d'attirer en France tous les genres de
fabrication qui y étaient possibles, d'imposer aux fabricants les procédés de
travail reconnus pour être les meilleurs, enfin de diminuer le nombre des
douanes intérieures. IV Voyons
d'abord quel était l'état de l'industrie au milieu du XVIIe siècle : personne
n'ignore que l'industrie, sous l'ancien régime, au lieu d'être libre comme
aujourd'hui, était organisée en corporations, ayant pour chefs des syndics, jurés, gardes du métier, prud'hommes, etc. Cette organisation, qui
remonte d'ailleurs à une haute antiquité, puisqu'on la retrouve jusque dans
l'empire romain, avait été une nécessité du moyen-âge, alors que, la loi
étant insuffisante pour protéger les individus, ceux-ci étaient forcés de
s'unir pour défendre leurs droits et leurs intérêts. On le sait aussi, pour
exercer un métier en qualité de maître, il fallait commencer par être
apprenti, souvent fort longtemps, huit ou dix ans ; puis, l'apprentissage
terminé, commençait le compagnonnage, très-long aussi ; et, dans la plupart
des métiers, on était tenu en outre d'exécuter ce qu'on appelait le
chef-d'œuvre, c'est-à-dire un ouvrage attestant la capacité de l'artisan, et
sur lequel les prud'hommes prononçaient, s'il y avait lieu, la réception.
Ainsi, de même que les nobles s'étaient enfermés dans leurs châteaux forts
des montagnes, les villes dans leurs murailles, les hommes d'étude et de piété
dans leurs cloîtres, de même le travail industriel s'était enfermé dans une
sorte de citadelle, dont on ne pouvait forcer l'entrée qu'à de certaines
conditions. Peu à peu, cependant, la royauté fit brèche, et souvent, dans
l'intérêt général, car le système des corporations avait autant et plus
d'inconvénients que d'avantages. La corporation, dit un savant économiste[8], ne se contentait pas d'élever des barrières autour de l'apprentissage
et de la maîtrise, et de se tenir en quelque sorte sur la défensive. Elle
attaquait et poursuivait impitoyablement la concurrence partout où elle
croyait l'apercevoir. Sa défiance et sa jalousie étaient extrêmes ; elle
croyait voir partout des rivaux et des ennemis. Un ouvrier cherchait-il à
gagner humblement sa vie en travaillant pour son propre compte sans être reçu
maître, elle le traquait, saisissait ses marchandises, ses outils, et le
contraignait à rentrer dans l'atelier d'un patron, ou à mourir de faim. Un
artisan exerçait-il quelque profession nouvelle, ayant une certaine analogie
avec la sienne, se servait-il seulement de quelque instrument ou de quelque
matière sur lesquels elle s'arrogeait des droits : elle saisissait encore et
faisait fermer la boutique. Puis,
les métiers étant subdivisés à l'infini et ayant chacun ses statuts, c'était
matière à des querelles souvent bizarres, ou à des procès ridicules ; par
exemple, fruitiers plaidant contre épiciers et pâtissiers, cabaretiers et
taverniers contre boulangers et charcutiers, cordonniers contre savetiers,
tisserands contre drapiers, etc. Le différend des tailleurs et des fripiers
fut un des plus célèbres : il s'agissait de la distinction à établir entre un
habit neuf et un vieil habit ; le procès dura deux cent quarante-six ans.
Celui des poulaillers et des rôtisseurs ne dura que cent vingt ans, mais il
ne fut pas moins passionné : les rôtisseurs prétendaient avoir le droit de
vendre de la volaille et du gibier cuits ; on remonta jusqu'aux statuts de
1298, et enfin, en 1628, il fut décidé par : un arrêt que les rôtisseurs ne
pouvaient faire ni noces ni festins, et devaient se borner à vendre chez eux, et non ailleurs, trois plats de viande
bouillie et trois de fricassée. De
bonne heure donc les rois, qui enfonçaient le coin ici, comme partout
ailleurs, intervinrent dans le monde industriel. Ils n'entendaient pas détruire
la corporation ; ils ne voulaient que l'assujettir à leur autorité, et, dans
cette vue, ils se mirent à délivrer de leur chef des lettres de maîtrise. La
grande ordonnance rendue par Henri III en 1581 prétendit de plus réformer
toute l'organisation des métiers, pour les régler sur un plan uniforme.
Beaucoup de petites villes en France n'avaient pas adopté le régime des
corporations, et, dans les grandes cités, quelques métiers n'avaient ni jurés
ni statuts : l'ordonnance de 1581 voulut que la corporation devînt une loi
universelle ; mais en même temps elle la rendit moins étroite et plus accessible,
en abaissant les barrières qui séparaient jusqu'alors les villes des
faubourgs, et parquaient les maîtres et les métiers dans un rayon déterminé.
Désormais, de par la volonté du roi, tous maîtres reçus à Palis purent
exercer leur profession dans tout le royaume ; tous ceux reçus dans une ville
de parlement, dans tout le ressort de ce parlement ; les maîtres des
faubourgs, après trois années d'exercice, furent admis à s'établir dans la
ville ; enfin un autre article autorisait tout artisan à se faire recevoir à
la fois dans deux métiers du même genre, moyennant deux chefs-d'œuvre. Il est
vrai que, comme rançon de ces franchises, la royauté prélevait à son profit un
impôt sur le travail ; car, avant de prêter serment, tout maître devait payer
au receveur des deniers royaux un droit déterminé et variable, suivant
l'importance de la ville. De plus, l'ordonnance prononçait l'abolition des
banquets et confréries, qui n'étaient pour l'ouvrier qu'occasions de dépenses
et d'orgies. Une
fois entrée dans cet ordre de réforme, la royauté ne s'arrêta pas. Elle prit
bientôt sur elle de dispenser l'artisan de l'obligation du chef-d'œuvre.
Déjà, sous Henri IV, il y avait à Paris plusieurs endroits privilégiés où les
hommes de métier avaient le droit de s'établir sans cette condition
préalable, et sans avoir reçu le brevet de maîtrise : c'étaient l'enclos du
Temple, le faubourg Saint-Antoine, le faubourg Saint-Marcel, les galeries du
Louvre. De plus en plus, ces dérogations à l'ancien système se multiplièrent.
Enfin, aux états généraux de 1614, le tiers état avait protesté vivement
contre le régime même que l'industrie avait conservé depuis le moyen âge ; il
voulait que toutes les maîtrises créées depuis 1576 fussent supprimées, qu'il
n'en fut pas institué d'autres, et que l'exercice des métiers fût laissé 1 libre à tous les pauvres sujets du roi, sauf
visite de leurs ouvrages par les experts et prud'hommes ; de plus, que
l'exercice des métiers ne fut dorénavant soumis à aucun impôt, et que nul
marchand n'eût rien à payer, ni pour sa réception comme maître, ni pour lèvement
de boutique.
Ces vœux du tiers état n'avaient pas été exaucés. Telle
était la situation industrielle à l'avènement de Colbert. Il avait à prendre
l'un de ces deux partis : ou supprimer des institutions vieillies, qui
n'avaient plus d'utilité sous un gouvernement désormais assez fort pour
protéger, en dehors de ces sociétés de défense mutuelle, la personne et les
droits de chacun ; ou se servir des corporations comme d'un élément d'ordre
pour la société et d'une source de revenus pour le trésor, généraliser, au
nom de la royauté et dans une vue centralisatrice, le système de la
réglementation, rattacher enfin étroitement, par la surveillance administrative,
les classes laborieuses au pouvoir. V Abolir
les corporations, Colbert, on le comprend du reste, n'y pouvait songer.
Réglementer le régime existant, en confisquer, dans une pensée d'utilité
générale, toutes les forces vives et, pour ainsi dire, tous les rouages, tel
fut le plan du ministre de Louis XIV, et ce plan, il l'exécuta avec cette
volonté ferme qu'il tenait de la nature et cette puissance d'action que
donnent les franches coudées de l'absolutisme. De ce
qu'il voyait se produire sur les marchés quelques marchandises d'une qualité
médiocre, il crut qu'il fallait resserrer les liens de la vieille législation
des maîtrises, qui enlaçait dans son réseau toute l'industrie du royaume. Ce
fut l'objet d'une cinquantaine de règlements, sur les manufactures et
fabriques du royaume, rendus de 1666 à 1683. Il faut, se disait Colbert, que
la France arrive à se passer des draps de l'Angleterre et de la Hollande, des
tapisseries de la Flandre, des glaces et des soieries de l'Italie, etc. Le
moyen d'atteindre ce but, c'est d'obtenir la perfection des produits
fabriqués, en maintenant une surveillance et un contrôle sévères sur les
fabricants et sur leurs marchandises. Mais ce contrôle, comment l'établir ?
En organisant tous les corps de métiers en corporations, en maîtrises,
suivant l'idée de l'ordonnance de 1581, tombée en désuétude dans la pratique,
et en les soumettant à des statuts et règlements rigoureux. De là
une suite d'ordonnances s'appliquant, non-seulement à la qualité, mais
jusqu'à la longueur, à la largeur des draps, serges et autres étoffes de
laine, aussi bien qu'à la fabrication des draps de soie et des tapisseries.
Une instruction générale pour la teinture des laines de toutes couleurs,
et pour la culture des drogues et ingrédiens qu’on y emploie, n'avait pas
moins de trois cent soixante et onze articles. C'était plus qu'un code, dit l'économiste que nous avons déjà cité[9] ; c'était en même temps un manuel du teinturier. On y
classait les couleurs en simples et en composées ; on en définissait la
nature, on analysait les propriétés, et, comme la science n'était pas encore
bien avancée de ce côté, on s'y égarait parfois dans des hypothèses qui
ressemblaient plus aux rêveries d'un alchimiste qu'aux prescriptions d'un législateur[10]. On voit
jusqu'à quel point Colbert poussait le soin même du détail. Quant à
l'application, chaque maître devait recevoir une copie des règlements et
prendre l'engagement écrit de s'y conformer. Sur toute pièce d'étoffe devait
être inscrit le nom du tisserand et adjoint un échantillon des couleurs par
lesquelles elle avait passé ; enfin ordre était donné aux maires d'établir
dans chaque hôtel de ville un bureau où les pièces devaient être visitées et
marquées du sceau royal. D'autres
instructions, en trois cent dix-sept articles, furent rédigées pour les
teinturiers, partagés en deux catégories, ceux de grand et bon teint, et ceux
de petit teint. Il y eut même jusqu'à un édit concernant la corporation des
barbiers-perruquiers, baigneurs-étuvistes ; un article de cet édit ordonnait
que ces derniers appendraient à leurs boutiques, comme enseigne, des bassins
blancs, tandis que les chirurgiens en mettraient de jaunes. Il va
sans dire que, pour faire exécuter cet ensemble de prescriptions souvent si minutieuses,
il fallut créer une armée d'agents, d'inspecteurs et de fonctionnaires ; car
les résistances ne manquaient pas. A Tours, l'intendant, pour les vaincre et
se faire en même temps bienvenir du ministre, eut l'idée d'attacher les
pièces d'étoffes défectueuses à un poteau avec le nom des délinquants ; ce
poteau plut au roi et fut adopté ; mais on perfectionna la pénalité, en
établissant qu'à la troisième fois le coupable serait joint au poteau et mis
au carcan pendant deux heures. De
telles mesures peuvent sans doute paraître excessives ; il ne faut pas
l'oublier pourtant, l'objet de Colbert était d'obliger l'industrie française
à mieux faire et à s'affranchir des tributs qu'elle payait à l'étranger. Au
reste, en tout, ce système, au point de vue industriel et commercial, était
l'application des maximes du mare clausum ; mais, comme l'a dit un
historien[11], vouloir qu'une nation se fournisse elle-même de tout ce qu'elle doit
consommer avec ou sans reproduction, c'est vouloir que la même personne soit
à elle-même son cordonnier, son architecte, son tailleur. Ce système de
restrictions n'était pas, on le sait, de l'invention de Colbert ; c'était le
produit des préjugés de son époque, et il ne faisait que prêter à des
principes incontestés l'appui d'une application plus ferme, plus exclusive,
partant plus conséquente.
En effet, partageant l'erreur du temps, Colbert se disait : Un peuple doit
voir si, dans ses opérations commerciales avec les nations étrangères, il en
a reçu plus de numéraire qu'il ne leur en a donné. Il ne songeait qu'à la
richesse métallique, qui, économiquement, n'est pas la vraie, et il imitait
les négociants qui, en dressant leur inventaire, ne tiendraient pas compte
des marchandises qu'ils auraient en magasin, la quantité en fût-elle dix fois
supérieure à celle de l'année précédente, et s'estimeraient en péril pour une
diminution momentanée de leur encaisse en espèces. Colbert concluait donc par
ce raisonnement : Faute de manufactures, la France verse par an trente
millions à l'Europe, et ne recouvre guère qu'un sixième de ce numéraire :
voilà pourquoi l'or et l'argent sont rares chez nous ; il faut empêcher ces
métaux d'émigrer. Mais comment ? en prohibant les importations étrangères et
en fabriquant chez nous ce que jusqu'ici nous avons acheté au dehors. Quelque
sévère jugement qu'il y ait à porter aujourd'hui sur le système de Colbert,
il n'en demeure pas moins qu'il a été le principal créateur des plus grandes
industries françaises. Énumérons plutôt : Il
établit une fabrique de tapisseries à l'hôtel des Gobelins, sous le titre de
manufacture royale des meubles de la couronne, et par meubles on entendait
tout ce qui servait à la décoration des palais : tableaux, tapisseries,
mosaïques, étoffes. Le peintre le Brun en était le directeur ; c'était lui
qui fournissait les modèles, jusqu'aux dessins de serrurerie ; le Brun
mettait en mouvement ces milliers de bras qui confectionnaient les
merveilleux chefs-d'œuvre qu'on admire encore aujourd'hui. Colbert fondait en
outre deux autres manufactures de tapisserie, l'une à Aubusson, l'autre à
Beauvais, sous la direction de Louis Hinard. En même
temps il enlevait aux Vénitiens le monopole des glaces, en établissant une
première fabrique au faubourg Saint-Antoine. Ce ne fut pas toutefois sans
peine : les Vénitiens avaient pris toutes sortes de précautions pour que le
secret de leur fabrication leur demeurât tout entier ; aucun étranger n'était
admis dans leurs ateliers, et quand un artisan vénitien employé à cette
fabrication quittait sa patrie, ses biens, s'il en avait, étaient confisqués.
D'ailleurs, à Venise, chaque ouvrier ne savait rien en dehors du travail
spécial dont il était chargé ; si l'on coulait les glaces à Morano, on avait
soin de ne les faire polir qu'à Venise. Colbert réussit pourtant, par l'appât
de gros privilèges et immunités, à fixer en France des artisans vénitiens, et
bientôt le pays fut en état de se passer d'eux. Ajoutons cependant que la
grande manufacture de Saint-Gobain ne fut fondée qu'après la mort de Colbert,
en 1691. Il déroba
de même aux Vénitiens le secret de leurs dentelles, et fonda, pour la
fabrication de ce nouveau produit, en l'appelant, prématurément peut-être, le
point de France, des ateliers à Reims, Bourges, Issoudun, Riom, Aurillac,
Auxerre, Alençon, etc. Il fit de même pour la fabrication de la soie, que
tous nos souverains d'ailleurs, depuis Louis XI, avaient encouragée, et pour
celle des draps ; à ce dernier effet, il appela de la Hollande, où le tissage
était très-avancé, d'excellents ouvriers, et une grande fabrique fut fondée à
Abbeville par un Hollandais, Van Robais. Quant à la fabrication de la toile,
elle fut encouragée en Bretagne et créée en Dauphiné ; celle des bas tricotés
fut répandue parmi les pauvres gens de la campagne. En ce
qui concerne les métaux, Colbert appela de Suède des mineurs, commença
l'exploitation de la houille, et fit ouvrir dans le Midi, à Pézenas par
exemple, des mines de cuivre et de plomb. Des fonderies et des forges furent
installées à Grenoble, à Saint- Étienne, à Vienne, à Châlons, et la France
apprit en outre l'art de faire l'acier, emprunté à l'Angleterre, et celui de
fabriquer le fer-blanc, emprunté à la Bohême. N'oublions
pas l'industrie du goudron : jusqu'alors on tirait de Suède presque tout le
goudron employé dans le commerce ; Colbert eut l'idée d'en faire avec les
pins de la France ; il appela des ouvriers suédois, fit apprendre les
procédés d'exploitation aux habitants des Landes, de l'Auvergne, de la
Provence, et parvint à rendre cette industrie si prospère, que dans les
Landes, au moins, elle fait encore aujourd'hui toute la richesse du pays. VI Pour
achever de faire de la France un pays manufacturier, il fallait aider à la
vente de ses produits en leur assurant un parcours facile à l'intérieur, en
les protégeant à la frontière contre la concurrence du dehors, et en leur
ouvrant des débouchés dans les pays étrangers. Nous
avons déjà dit, à propos des impôts, combien de péages, de droits de toutes
sortes, gênaient la circulation des marchandises et isolaient les provinces
les unes des autres. Les cahiers du tiers état, aux états généraux de 1614,
avaient demandé instamment que toutes les douanes intérieures fussent
supprimées et remplacées par une douane unique, à la frontière. La couronne
reconnaissait l'utilité de cette mesure ; mais l'exécution en paraissait
malaisée, car ces entraves du commerce avaient pour elles des préjugés
opiniâtres et l'intérêt de quelques provinces. Colbert eût voulu faire droit
à la requête des états de 1614, abolir les douanes intérieures et décréter
des droits uniformes sur les marchandises à l'entrée et à la sortie du royaume
; mais comment imposer une telle nouveauté aux provinces récalcitrantes ? Il
y fût arrivé peut-être ; mais ce ministre, si absolu, si persévérant en tout,
recula cette fois devant les obstacles ; il se contenta de proposer un
nouveau tarif, par l'édit de septembre 1664. Un
certain nombre de provinces seulement, formant le centre du royaume,
l'acceptèrent ; c'étaient les provinces qu'on appelait des cinq grosses
fermes, l'Ile-de-France, la Normandie, la Champagne, la Bourgogne, la Bresse
et le Bugey, le Bourbonnais, le Poitou, l'Aunis, l'Anjou, le Maine, la
Touraine. Elles purent désormais commercer entre elles en franchise ; elles
avaient dès lors ce qu'on vit plus tard s'établir en Allemagne, leur
Zollverein ou union douanière. D'autres provinces, par exemple l'Artois, la
Bretagne, le Languedoc, le Dauphiné, la Franche-Comté, l'Auvergne, etc.,
tinrent à garder leurs douanes intérieures et leurs droits de toute espèce :
ce furent les provinces réputées étrangères. D'autres enfin, sous le nom
d'étranger effectif, furent complètement assimilées, pour l'importation et
l'exportation, aux pays étrangers : ce furent les Trois-Évêchés (Metz, Toul et
Verdun), l'Alsace, la
Lorraine et le pays de Gex. En dehors il y avait les ports francs de
Marseille, Dunkerque, Bayonne et Lorient. Ainsi,
l'unité industrielle et commerciale n'était pas faite encore ; la France
demeurait partagée en trois tronçons distincts ; mais Colbert avait, du moins,
fait un pas de plus vers un régime plus supportable à l'intérieur. Quant à
l'extérieur, l'édit de 1664 protégeait l'industrie française en frappant les
matières premières d'un fort impôt à la sortie, et, à l'entrée, les produits
dont la France pouvait fabriquer les similaires. Ce tarif de 1664 sera
bientôt augmenté, en 1667 ; on doublera, on triplera presque les droits pour
les draperies, bonneteries, tapisseries, dentelles, glaces ; les étrangers
répondront à ces prohibitions par d'autres prohibitions, et alors s'engagera,
avec la Hollande notamment, une guerre de tarifs qui ne contribuera pas peu,
nous le verrons, à la guerre effective de 1672. VII La
publication de l'Ordonnance de commerce 1 complète, en 1673, l'œuvre
économique de Colbert. Déjà plusieurs édits avaient réglé le négoce des
lettres de change, billets à ordre et au porteur : c'étaient des mesures
essentielles pour le détail ; mais l'Ordonnance de commerce reprend les
choses plus à fond, et constitue un véritable code en douze titres ; c'était
encore une réponse aux réclamations du tiers état dans ses cahiers de 1614,
et la réponse allait même au-delà de la demande. Les députés de la
bourgeoisie avaient émis le vœu que les actes d'association ou de compagnie
entre marchands fussent enregistrés aux greffes des tribunaux, ainsi que les
dissolutions de société, en d'autres termes, que l'œil de la justice fût
constamment ouvert sur le monde commercial : Colbert fit droit à cette
demande ; la juridiction consulaire, Il faillite, les contrats entre
marchands furent réglés en détail par cette ordonnance de 1673, qui
déterminait en outre l'apprentissage, l'âge de la maîtrise, les droits des
artisans, et jusqu'à la tenue des livres. La multiplicité des coutumes
provinciales était définitivement remplacée par une loi unique et plus claire
; enfin, le plus grand éloge qu'on puisse faire de cette ordonnance, c'est de
rappeler que notre Code de commerce actuel n'a guère fait que la
reproduire dans les parties essentielles. Ces
sages dispositions, jointes à une surveillance assidue et à un patronage
incessant, font aisément comprendre l'extension considérable que devaient
bientôt prendre nos transactions commerciales et les échanges. La France
exportait en Hollande et en Flandre des vins, des alcools, des céréales, des
fruits, des draps, de la mercerie, de la quincaillerie, etc., et nous
recevions de ces pays des toiles, du fil, du beurre, du fromage, du coton,
des laines, sans compter les épiceries, les drogues pour teinture, le soufre,
le salpêtre et le goudron. L'Angleterre
nous prenait, outre nos vins, alcools, draps, etc., des étoffes d'or et
d'argent, satins, velours, liège, papier et plumes, et nous importait, par
contre, le plomb, l'étain, le charbon de terre, les poissons, les cuirs, même
des dentelles, bien qu'à cet égard notre fabrication fût aussi avancée que la
sienne : le point de France valait déjà le point d'Angleterre. Avec
l'Italie, l'importation dépassait l'exportation, quoique les seigneurs
italiens, jaloux de suivre les modes françaises, achetassent généralement
leurs soieries à nos nouvelles manufactures. Quant à l'Espagne, elle était,
par Cadix, le passage de nos marchandises allant aux Indes. Ce transit était
d'ailleurs partagé entre les Hollandais et les armateurs de Rouen,
Saint-Malo, Nantes et Bordeaux. Du côté du Portugal, nous recevions de la cannelle,
des citrons, des oranges, des fruits confits, des huiles et des épices
coloniales, en échange de céréales, légumes, sel, rubans, fils, cuirs et
vêtements. Avec
les pays du Nord et la Hanse, notre commerce se faisait surtout par
intermédiaires, par les navires de la Hollande et de l'Angleterre : ils en
rapportaient des bois de construction, des peaux des cuirs, de la laine de
Dantzig, du plomb de Cologne, du cuivre et du goudron. Les marchandises
françaises y répondaient peu comme échange ; cependant elles pénétraient
jusqu'au marché bien plus lointain d'Arkhangel. Nos
colonies d'Amérique nous prenaient principalement des étoffes, des vins, des
meubles et articles de consommation domestique ; elles nous rendaient les
denrées du cru, tabac, sucre, indigo, etc. Nous allions chercher sur les
côtes de Guinée et au Sénégal de l'or en poudre, de l'ivoire, de la cire, de
la gomme, et surtout des esclaves ; on y portait, en retour, des verroteries,
du corail, de la poudre à canon, etc. Enfin, dans le Levant, notre commerce
pouvait soutenir la concurrence avec l'Italie, la Hollande et l'Angleterre.
C'était principalement le port de Marseille qui frétait les navires à
destination d'Alep, de Smyrne, d'Alexandrie et de Constantinople. Si,
maintenant, nous parcourons les diverses provinces du royaume, nous nous
rendrons facilement compte de l'industrie de chacune d'elles : les mémoires
rédigés par les intendants, sur la fin du ministère de Colbert, nous renseignent
au moins d'une façon générale sur l'état des différentes généralités. Au
nord, la Flandre, nouvellement acquise par le traité de Nimègue, en 1678, se
trouve, par suite des guerres dont elle a été le théâtre, dans une situation
relativement peu prospère : il lui faut du temps pour se relever d'un chômage
prolongé et des pilleries des gens de guerre ; elle conserve
toutefois son grand élément de richesse, depuis le moyen âge, ses
manufactures de draps, et l'on fabrique à Lille, annuellement, plus de trois
cent mille pièces de cette étoffe. Le pays de Tournay, de Cambrai et le
Hainaut étaient riches aussi, ayant les toiles, les dentelles, et déjà même
le grand travail des mines, des hauts fourneaux et des forges. Dans
l'industrieuse Picardie, où abondaient les métiers à étoffes ou broderies, on
trouvait de simples villages qui étaient plus opulents que de grandes villes
en d'autres zones de la France, et Abbeville possédait la plus importante
manufacture de drap du royaume, celle des Van Robais, qui employait près de
deux mille ouvriers. La Normandie
n'était pas moins prospère : outre la ville de Rouen, qui avait un commerce
mari- i time très-considérable, et où l'on comptait des 1 négociants riches
de cinq à six millions, fortune rare au XVIIe siècle, les fabriques d'Elbeuf,
de Louviers, du Pont-de-l'Arche, de Gournai, de Darnetal, de Bolbec,
représentaient une industrie prodigieusement active, à laquelle on doit encore
ajouter les dentelles, les toiles d'Alençon et de Lisieux. La
Champagne, dépossédée de ses célèbres foires du moyen âge, demeurait une
province à la fois agricole et fabricante ; la Bourgogne avait ses vins, et
les forges du ressort de Dijon et d'Autun. Quant à la ville de Lyon, nous
avons déjà vu qu'elle * avait attiré à elle une grande partie du commerce
étranger. Ses dix-huit mille métiers produisaient déjà ces riches étoffes de
soie recherchées, aujourd'hui encore, du monde entier ; elle avait, de plus,
conservé ses foires, un peu déchues seulement, par suite de l'augmentation
des droits d'entrée qui pesaient sur les matières premières venant d'Italie ;
elle avait le commerce de l'Espagne, par l'intermédiaire de Gênes, celui de
l'Italie, de la Suisse, de l'Allemagne, de la Hollande et de l'Angleterre. Le
commerce était aussi très-florissant dans le Dauphiné, où Colbert avait
développé la fabrication des grosses toiles. La richesse de la Provence et du
Languedoc consistait dans les huiles, le vin, la soie, les draps, le trafic
pour le Levant, et la foire de Beaucaire, à elle seule, donnait déjà lieu à
plus de six millions d'affaires par an. Enfin, dans les provinces voisines
des Pyrénées, le Roussillon, le comté de Foix, le Béarn, moins bien partagées
sous le rapport industriel, les habitants s'adonnaient surtout au commerce de
transit avec l'Espagne, ou se louaient comme travailleurs dans ce pays. Maintenant
si nous remontons du sud au nord de la France, en suivant les côtes, nous
traversons d'abord les riches généralités de Bordeaux et de la Rochelle : là
se récoltent les vins, les chanvres et les eaux-de-vie ; là se trouvent des
ports florissants, Bordeaux surtout, l'entrepôt du commerce avec l'Amérique
et les Indes, comme Marseille est celui du commerce avec le Levant. Le Poitou
est plus pauvre : à peine quelques fabriques de draps de laine ; mais la
Bretagne, elle aussi, est en possession d'un grand commerce maritime. Nantes,
la rivale de Bordeaux et de Rouen, voit affluer dans son port les denrées
coloniales ; les marins de Saint-Malo pèchent la morue ; Quimper, Morlaix,
comptent également de nombreux armateurs, tandis que Rennes et Saint-Brieuc
exportent les toiles que fabriquent plus de mille métiers. Voici,
à présent, le Maine, l'Anjou, le Perche, l'Orléanais, avec leurs ardoisières,
leurs raffineries de sucre et de salpêtre, leurs blanchisseries et leurs
toiles, leurs aciers et leurs fers. Au centre, voici encore l'opulente
Touraine : la seule ville de Tours, bien qu'obligée par les règlements
d'aller chercher à Lyon ses matières premières, fait, avec sa fabrication de
soieries, pour plus de dix millions d'affaires avec l'étranger. Plus loin,
dans le Berri, le Bourbonnais et la généralité de Limoges, il y a, outre le
travail de diverses manufactures, le rendement de mines considérables.
Angoulême et sa banlieue comptent dès lors soixante moulins à papier, et
l'Auvergne, qui a aussi ses papeteries, a de plus sa quincaillerie, ses
dentelles, ses chanvres, ses bois de construction et ses charbons ; enfin,
comme de nos jours, elle expédie annuellement à Paris un contingent
d'ouvriers chaudronniers et de scieurs de bois. Quant à
la ville de Paris, faut-il ajouter qu'elle tient le sceptre de la fabrication
de luxe et de l'art élégant ? C'est la ville privilégiée des orfèvres, des
tapissiers et des ébénistes ; c'est elle qui possède les manufactures des
Gobelins et de la Savonnerie ; on y trouve déjà des chocolatiers, et les
besoins de l'oisiveté y vont créer les cafés. On y compte vingt mille marchands
à leur aise, et deux cents possédant plus de cinq cent mille livres de
capital. Les communautés d'arts et métiers s'y décomposent en 1.200
boulangers, 2.752 maîtres des six corps de marchands, 5.000 garçons de
boutique, 17.080 maîtres, 38.000 compagnons, et 6.000 apprentis. Telle est la statistique sommaire du commerce et de l'industrie du royaume à l'apogée du règne de Louis XIV : un pareil résultat n'est pas, sans doute, l'œuvre exclusive de Colbert ; mais l'honneur lui en revient en grande partie, et atténue, aux yeux de la postérité, les erreurs inconscientes de ce grand ministre. |
[1]
Les riches bourgeois qui avaient accaparé les offices municipaux, tantôt
s'étaient constitués les prêteurs d'emprunts énormes qu'ils avaient fait
contracter à leurs villes, tantôt s'étaient fait adjuger à vil prix les
communaux aliénés ; le premier résultat de cet abus, c'était la disparition du
bétail dans la banlieue de ces villes.
[2]
Anciennes Lois françaises, t. XVIII.
[3]
Voyez chapitre suivant.
[4]
Henri Martin, t. XIII.
[5]
Histoire financière de la France, par Jacques Bresson, t. I.
[6]
De 1670 à 1692, exécution d'un autre canal, celui d'Orléans à Montargis.
[7]
Dunkerque, Calais, Abbeville, Amiens, Dieppe, le Havre, Rouen, Saint-Malo,
Nantes, la Rochelle, Bordeaux, Bayonne, Tours, Narbonne, Ailes, Marseille,
Toulon, Lyon.
[8]
M. E. Levasseur, de l'Institut, Histoire des classes ouvrières jusqu'en 1789,
t. II.
[9]
M. E. Levasseur, Histoire des classes ouvrières.
[10]
On en pourra juger par la citation suivante : Comme
les quatre premières couleurs simples, qui sont le bleu, le rouge, le jaune et
le fauve, peuvent être comparées aux quatre éléments, les trois premières aux
transparents et lucides, et le dernier à l'opacité de la terre ; de même, le
noir peut être comparé à la nuit et à la mort, puisque toutes les autres
couleurs se brunissent et s'ensevelissent dans le noir. Mais, comme la mort
donne fin à tous les maux de la vie, il est aussi nécessaire que le noir donne
fin à tous les défauts des couleurs qui arrivent par le manque (la faute) du
teinturier ou de la teinture, ou de l'usage qui change suivant le temps et le
caprice des hommes. Car ainsi, il n'est ni raisonnable ni utile au public
qu'une étoffe qui manquera de débit, demeure la proie du ver et de la teigne
dans un magasin, pendant qu'on la peut vendre en la faisant teindre en noir.
[11]
Félix Joubleau, Études sur Colbert.