Abaissement des
parlements et des grandes dignités. — Les grands jours d'Auvergne. — Les
agents du pouvoir central ; destruction des libertés locales. — Réformes
judiciaires ; les grandes ordonnances organiques. — La police et le
lieutenant général de la Reynie. — Régime des prisons.
I Tout en
diminuant l'importance des classes financières, Colbert s'occupait de
restreindre celle des seigneurs et des officiers de justice, et de soustraire
les classes laborieuses aux accès de violence et de bon plaisir de la
noblesse des deux robes, qui, grâce aux troubles de la dernière régence,
avait réussi à se mettre, pour ainsi dire, hors de page. Les traitants
châtiés, il fallait punir également les gentilshommes et les gens de loi. La
paix des Pyrénées, récemment conclue, permettait d'ailleurs de reporter les
yeux sur les désordres de l'intérieur. Pour le roi et pour Colbert, qui
avaient gardé d'amers souvenirs de la Fronde, c'était le moment de réduire
ces parlements ambitieux, qui avaient osé traiter de pair avec la royauté, et
de les rappeler à l'humilité de leur vrai rôle. Une
tradition rapporte que Louis XIV entra un jour dans le parlement, en habit de
chasse, un fouet à la main, et que, sur les observations du premier
président, qui parlait avec hauteur des intérêts de l'État, le jeune roi
répondit par ce mot fameux : L'État, c'est
moi. Cette scène
dramatique n'est pas acceptée par les historiens modernes les plus autorisés
; mais ce qu'il y a de certain, c'est que le roi avait tancé vertement la
cour souveraine : Chacun sait, avait-il dit, combien vos assemblées ont excité de troubles dans mon
État, et combien de dangereux effets elles y ont produits.
J'ai appris que vous prétendiez encore les continuer, sous prétexte de
délibérer sur les édits qui naguère ont été lus et publiés en ma présence. Je
suis venu ici tout exprès pour en défendre — en montrant du doigt messieurs
des enquêtes — la continuation t ainsi que je fais absolument, et à vous,
monsieur le premier président — en le montrant aussi du doigt —, de les
souffrir ni de les accorder, quelque instance qu'en puissent faire les
enquêtes. Après
quoi, le roi était sorti sans qu'aucun de la compagnie eût dit une parole. Cet
incident s'était passé avant la mort de Mazarin, en 1655, alors que Colbert
n'était encore que l'agent de ce ministre. En 1665, le roi résolut d'user de
sa toute-puissance : il enleva aux parlements le titre de cours souveraines,
et le remplaça par celui de cours supérieures. Deux mois après, il tint un lit de justice, qui fut, suivant le mot d'un contemporain (Olivier
d'Ormesson), un coup de massue. En janvier 1666, le parlement était dompté ; le
mardi 12, il y eut assemblée des chambres : le premier président rappela la
défense faite par le roi de délibérer sur les édits enregistrés dans le lit
de justice. Tous gardèrent le silence ; et, après
quelque temps, dit
le Journal d'Olivier d'Ormesson, M. le
Coigneux, président de la Tournelle, se leva, et chacun le suivit, l'un après
l'autre, et ainsi la compagnie se sépara, sans qu'il y fût dit une seule
parole, la consternation paraissant sur le visage de tous. Il n'y a pas
d'exemple d'une chose pareille dans le parlement. La
monarchie absolue achevait donc de se fonder par l'abaissement ou la
suppression des grandes dignités. Richelieu avait aboli la charge de
connétable ; après la disgrâce de Foucquet, on ôta, nous l'avons vu, celle de
surintendant, puis celles de colonels généraux de l'infanterie française et
de la cavalerie : Colbert fit en outre supprimer celle de grand maître et
surintendant de la navigation. Quant à la charge de grand chambellan, elle
fut abaissée : Le grand chambellan, dit le duc de Saint-Simon[1], n'a plus d'autre fonction que de servir le roi, quand il s'habille ou
qu'il mange à son petit couvert ; il est dépouillé de tout le reste et n'a
nulle part aucun ordre à donner, ni qui que ce soit sous sa charge. Le grand
écuyer met le roi à cheval et commande uniquement à la grande écurie ; en
quoi, pour la réalité, il n'est pas plus que le premier écuyer. Le grand
maître de France, qui depuis longtemps est un prince du sang, ne commande
qu'aux maîtres d'hôtel, ne se mêlant que des tables, et encore, depuis Henri
III, à cause du dernier Guise, qui l'était, a-t-il perdu toute inspection sur
tout ce qui regarde la bouche du roi, et à cet égard, le premier maître
d'hôtel est indépendant de lui. En
attendant, qui hérita des grandes fonctions administratives ? Ce furent les
quatre secrétaires d'État, simples commis, rien de plus,
et tout à la discrétion de Louis XIV[2]. Leur grandeur n'était qu'un
reflet de la sienne ; comme il les avait faits d'un mot, d'un mot il les
pouvait défaire. II Les
grands jours d'Auvergne achevèrent l'œuvre sévère de répression et de
nivellement : Un moment
étourdis par le marteau du grand démolisseur
(Richelieu), qui avait abattu tant de châteaux, les hobereaux
montagnards de l'Auvergne, du Limousin, de la Marche, du Forez, avaient
repris leurs habitudes sous le faible gouvernement de Mazarin. Protégés par
leur éloignement de Paris et du parlement, et par la nature du pays qu'ils
habitaient, ils intimidaient ou gagnaient les juges subalternes, et
commettaient impunément toute espèce de violences et d'exactions[3]. Dès
i661, l'intendant d'Auvergne écrivait pour se plaindre d'un tyranneau du pays,
sur lequel on ne pouvait réussir à mettre la main, parce qu'il était de
connivence avec toute la noblesse, qui lui donnait asile au besoin ; les
troupes mêmes commandées pour le prendre lui faisaient parvenir des avis
secrets, il ne couchait jamais deux jours dans le même endroit, et n'allait
que par des chemins inaccessibles, accompagné de vingt-cinq hommes résolus à
tout. A
Montauban, un juge du présidial faisait enfermer le greffier de la cour des
aides qui venait lui signifier un arrêt du conseil du roi ; à Toulouse, un
conseiller au parlement tuait un homme en plein jour dans les rues de la
ville ; enfin, les parlements de Dijon et de Reims montraient de grandes
dispositions à la mutinerie. Colbert sentit, comme le roi, qu'il fallait agir
sur- le-champ : le 23 août 1665, une déclaration royale ordonne la j tenue de
grands jours dans la ville de Clermont, pour l'Auvergne, le Bourbonnais, le
Nivernais, le Forez, le Beaujolais, le Lyonnais, le Combrailles, la Marche et
le Berri. Grand fut l'émoi parmi les nobles de ces contrées, qui
s'enfuyaient, tremblants, dans les montagnes ; le peuple, au contraire, se
réjouissait, et l'on composa, à cette occasion, un chant populaire ou Noël
des grands jours, qui célèbre la revanche du paysan, de l'homme de la grange contre l'homme du
château. Ces
gens de robe, venus de Paris tout exprès pour rendre justice au pauvre Jacques,
toujours pillé et battu, étaient reçus en libérateurs : Les fourneaux sont tout chauds, comme dit le Noël ; un immense
soupir de soulagement ou d'espérance s'échappe de toutes les poitrines :
enfin l'innocent va pouvoir demeurer tranquille en son logis ; en tout cas,
même joug va peser sur le vêtu de soie et sur le vêtu de toile ; malheur à celui qui est fautif, gentilhomme ou coquin ! il faudra que le noble, qui a
fait comme un roi dans son royaume, s'enfuie de son donjon au
hasard, qu'il erre, sans mie ni croûte, vin,
pichet ni pot, plus nu qu'un jeu de paume, ou gare l'hermine
et le mortier,
c'est-à-dire Messieurs des grands jours. Alors
âgé de trente-trois ans, l'abbé Fléchier, futur évêque de Nîmes, et futur
panégyriste de Turenne, avait suivi en Auvergne un membre de ce tribunal, un
maître des requêtes dont il élevait le fils ; il nous a laissé un récit de
ces assises extraordinaires[4], récit pathétique, comme tout
ce qui est écrit sous l'émotion même ; il semble que la trompette de
l'archange eût dès lors retenti comme pour le jugement dernier, Ceux qui avaient été les tyrans des pauvres, dit Fléchier, devenaient leurs suppliants ; il se faisait plus de
restitutions qu'au jubilé.
Ainsi, les rôles étaient renversés, et les seigneurs avaient maintenant à
solliciter la protection des manants, pour obtenir d'eux, en quelque sorte,
des certificats de bonnes vie et mœurs. Un paysan ayant parlé à un
gentilhomme d'un ton arrogant, et la tête couverte, le noble, d'un revers de
main, lui jeta son chapeau à terre : Ramassez-le, lui dit hardiment le vilain, ramassez-le, ou je vous mènerai incontinent devant des
gens qui vous en feront nettoyer l'ordure. Le noble le ramassa. Comme on était déjà loin des
siècles précédents, et comme on se rapprochait, sans que personne s'en doutât
encore, de 1789 ! L'injonction de ce paysan, c'est déjà, sous une autre
forme, celle de Mirabeau. En
attendant, les juges des grands jours étaient impitoyables et condamnaient à
mort, aux galères ou au bannissement tous ces tyrans subalternes qui
désolaient le pays depuis vingt années : Canillac, l'homme aux douze bandits
qu'il nommait ironiquement ses douze apôtres ; Sénégas,
qui, non content d'usurper les tailles du roi et les dîmes, démolissait les
chapelles pour en ajouter les matériaux à ses maisons, qui assassinait sur
les grands chemins, et, à la façon de Louis XI, se donnait le plaisir d'enfermer
ses justiciables durant plusieurs mois dans une armoire humide où l'on ne
pouvait se tenir ni debout ni assis ; d'Espinchal, autre expert en vols et
meurtres, qui réussit pourtant à sortir de France et à sauver ainsi sa tête ;
les plus hauts et les plus titrés seigneurs, jusqu'au grand sénéchal
d'Auvergne, furent frappés par le redoutable tribunal. D'autres, aussi
coupables, n'échappèrent que par la fuite à la roue, au gibet ou à la hache ;
mais leurs biens furent confisqués, leurs châteaux rasés, et il fut défendu,
sous peine de mort, d'accorder asile ou assistance aux contumaces. Les peuples respirent, écrivait à Colbert un intendant, et donnent au roi mille bénédictions de voir sa grande
bonté s'appliquer si fort pour leur soulagement, en faisant régner la justice. C'est ici le cas de rappeler
le mot de Mme de Sévigné écrivant plus tard à sa fille : Je ne trouve rien de si joli que de savoir ainsi mettre
les grands à la raison.
Il est vrai malheureusement que, à propos du soulèvement des paysans de
Bretagne, elle trouvait également joli qu'on eût pas mal pendu. Les assises
vengeresses avaient duré trois mois, et une médaille fut frappée pour en
consacrer la mémoire : on y voyait la Justice tenant d'une main son glaive et
sa balance, et, de l'autre, relevant une femme éplorée, image de la nation
délivrée de l'oppression des seigneurs, comme l'expliquait d'ailleurs la
légende : Provinciœ ab injuriis potentiorum
vindicatœ. III Les
derniers tenants de la féodalité ainsi pourchassés, Colbert voulut que le
pouvoir central fût représenté partout par des agents dociles. Il estimait,
et le roi était de son avis, que l'autorité des gouverneurs de province était
trop étendue encore, et que c'étaient des façons de satrapes, substituant
leur caprice à la volonté du maître légitime. On leur ôta d'abord le
maniement des impôts, qu'ils s'étaient peu à peu fait abandonner, sous
prétexte de pourvoir à la sûreté des places et de les tenir en bon état ; on
leur ôta de plus le maniement des troupes, en renouvelant successivement
toutes les garnisons, de sorte qu'au lieu de soldats, qui auparavant
n'avaient affaire qu'aux gouverneurs, et se trouvaient sous leur immédiate
dépendance, il y eut dans chaque ville une force militaire relevant
directement du roi, D'attendant et ne recevant que de lui les ordres aussi
bien que les récompenses. La
puissance des gouverneurs, déchus et devenus triennaux, alla aux intendants.
Ces magistrats, dont le caractère était plutôt civil, allaient mieux à
Colbert ; ils furent ses principaux instruments de réforme, et tout passa par
leurs mains : répartition et perception des impôts, emploi des deniers
publics, garnison, mouvement des troupes, justice, travaux publics,
administration. Toutefois, malgré l'étendue de leurs attributions, ces
fonctionnaires, loin d'avoir la bride sur le cou, recevaient l'impulsion
directe de la royauté, et demeuraient, en face des ministres, dans une
complète subordination ; ils n'étaient que les exécuteurs de commandements
qui leur étaient signifiés de plus haut ; ils devaient rendre un compte
rigoureux de leurs moindres actes, et Colbert ne se faisait pas faute de les
tenir sous le joug, au moyen de destitutions, ou, tout au moins, de mutations
; c'est ainsi que tel intendant était subitement transporté de Poitou en Picardie,
ou de Guienne en Champagne. Sans
cette énergique action, les projets de Louis XIV et de son ministre pour
l'affermissement de l'autorité royale n'eussent jamais abouti ; or le grand
roi, nous l'avons dit, avait résolu de faire une vérité du fameux mot, vrai
ou non, l'État c'est moi, et les pays d'états en eurent bientôt la preuve. On
sait ce que l'on entendait sous l'ancien régime par pays d'état : en dehors
des assemblées ou des états généraux que les rois convoquaient accidentellement,
telles provinces, la Normandie, par exemple, avaient en outre leurs états
particuliers qui votaient l'impôt, sous le nom de don gratuit, veillaient aux
intérêts de leur contrée, et s'opposaient d'ordinaire aux empiétements d'une
royauté qui tendait de plus en plus à l'absolutisme. La
monarchie nouvelle de Louis XIV pouvait-elle s'accommoder de ces derniers
restes d'autonomie provinciale et de ces remontrances parfois séditieuses ?
Non ; il fallait que la baguette de Tarquin achevât l'œuvre de nivellement.
C'est ainsi que, successivement, la Normandie fut privée de ses états
particuliers, et que mêmes franchises furent enlevées au Maine, à l'Anjou, à
la Touraine, à l'Orléanais, au Bourbonnais, au Nivernais, à la Marche, au
Berri, à l'Aunis et à la Saintonge, à l'Angoumois, à la haute et basse
Auvergne. Comme pays d'états, il ne resta plus désormais que quelques
provinces, Languedoc, Bourgogne, Provence, Bretagne, etc. ; encore des
commissaires du roi présidaient-ils ces assemblées provinciales, qui durent
céder à la fin aux volontés du pouvoir central. La ruine des libertés locales
est dès lors consommée, et Colbert n'aura plus à craindre de voir ses grandes
réformes, en fait de travaux publics, de commerce ou d'administration, se
heurter à des résistances de clocher, pour ainsi dire. Ces privilèges
provinciaux n'avaient plus d'ailleurs qu'une utilité fort contestable ; ils
rendaient peu de services aux pays qui en étaient pourvus, et ne donnaient
lieu qu'à de mesquines querelles avec le pouvoir central et dominateur. Ils
faisaient d'ailleurs échec au progrès général, et les correspondances administratives
du temps nous montrent quelles entraves mettaient, par exemple, au
développement du commerce[5], et, par suite, au bien public,
les préjugés enracinés dans chaque localité. L'extrême centralisation est
sans doute un mal ; elle congestionne la tête en paralysant le reste du corps
social ; mais, à l'époque de Louis XIV, la France était encore en train de se
faire et de s'unifier ; tout ce qui tendait à simplifier toutes choses était
alors non-seulement utile, mais nécessaire. IV Cette
royauté, dont le roi avait désormais la force de châtier les coupables, se
montrait en même temps capable de concevoir et d'appliquer d'efficaces
réformes au point de vue du droit et de la justice. Là encore, le mérite de
l'action revient surtout à Colbert, et c'est à lui qu'il faut faire honneur
de cet ensemble d'ordonnances, on peut dire organiques, qui, après le code de
Justinien et avant le code Napoléon, a été le plus grand monument législatif
qu'on ait édifié. Il est
presque impossible de comprendre aujourd'hui la confusion introduite dans le
système judiciaire de ce temps par la diversité et l'incohérence des usages
locaux. C'était un véritable chaos : 285 coutumes se partageaient encore la
France ; certaines provinces étaient régies par des règlements traditionnels
qui formaient leur droit coutumier ; dans d'autres dominait le droit romain,
qu'on appelait par opposition le droit écrit. Dans d'autres encore,
l'Auvergne par exemple, la coutume et le droit romain vivaient côte à côte,
sans compter les usages locaux, qui venaient modifier dans le détail la
coutume générale de la province. De là des contestations continuelles : il
fallait à chaque instant recourir à des enquêtes, consulter les notables de
l'endroit, pour fixer tel ou tel point juridique ; parfois même en n'arrivait
à résoudre la question qu'en recourant à la coutume de la province voisine. De
bonne heure, les états généraux avaient réclamé, dans leurs cahiers, la
rédaction en une concordance précise, claire et complète, de toutes les
coutumes du royaume, et dès 1453 Charles VU avait prescrit cette rédaction
par l'ordonnance de Montils-lès-Tours ; mais le travail se fit si lentement
qu'on voit les assemblées du XVIe siècle (1560, 1561, 1576, 1588) et celle de 1614 demander de
nouveau avec instance la compilation et la refonte d'une législation trop
multiple et trop contradictoire. Il était réservé au génie pratique de
Colbert de réaliser enfin une réforme jusque-là vainement réclamée,
non-seulement par toutes les assemblées du pays, mais encore par tous les
grands jurisconsultes du XVIe siècle. Déjà,
en 1665, dans un mémoire adressé à Louis XIV, il exposait ses plans et ses
idées à cet égard, en ayant soin, selon son habitude, de les présenter comme
venant du roi, afin d'y engager l'amour-propre du maître. Il faut, disait-il,
établir en France une même loi, un même poids et une même mesure ; il faut
que la justice soit gratuite, que les charges ne soient plus vénales, que
toutes les cours supérieures — parlements, chambres des comptes, cours des
aides, etc. — soient réorganisées, que le nombre des juridictions et des
juges soit diminué, etc. On instituera un conseil de justice composé de
conseillers d'État et des plus habiles avocats du parlement de Paris ; ce
conseil sera divisé en plusieurs sections, et sa tâche sera de réviser toutes
les anciennes et les nouvelles ordonnances, de réformer la procédure, afin de
simplifier l'administration générale de la justice. Le roi fera lui-même, escorté
de commissaires spéciaux, une visite générale de son royaume ; enfin, de ces
travaux et de ces réformes devra sortir un corps
d'ordonnances aussi complet que celui de Justinien pour le droit romain. C'était
assurément un grand et noble projet ; malheureusement il n'était pas donné à
Colbert lui-même de le mener à fin ; trop de préjugés et d'intérêts allaient
à l'encontre. Par exemple, l'unité de loi, de poids et de mesures était
encore, au XVIIe siècle, pure utopie. Le ministre sentait bien lui-même que
ses visées allaient au-delà de son temps ; mais il voulait au moins avoir
l'honneur de l'entreprise : Quand même la
chose serait impossible,
disait-il à Louis XIV, en faisant ses efforts
pour y parvenir, Votre Majesté trouverait assurément tant de belles choses à
faire qu'elle serait dignement récompensée des soins qu'elle en aurait voulu
prendre. La
commission de réforme fut, en effet, constituée ; Colbert en confia la
direction à son oncle Pussort, dont l'esprit net et positif avait une étroite
et naturelle parenté avec celui de son neveu. C'était, dit Saint-Simon[6], un grand homme sec, d'aucune société, de dur et difficile accès, un
fagot d'épines, sans amusement et sans délassement aucun ; parmi tout cela,
beaucoup de probité, une grande capacité, beaucoup de lumières, extrêmement
laborieux, et toujours à la tête de toutes les grandes commissions du conseil
et de toutes les affaires importantes du royaume. La
commission travailla pendant deux ans, et le résultat de ce travail fut la
grande ordonnance civile ou code Louis (1667). Certes, elle ne fondait pas
l'unité législative, puisque les provinces, pour la plupart, continuaient à
suivre leur coutume ; mais que d'utiles améliorations elle consacrait ! Le
législateur s'était surtout proposé, comme disait le préambule de
l'ordonnance[7], de rendre l'expédition des affaires plus prompte par le retranchement
de plusieurs délais et actes inutiles, et par l'établissement d'un style
uniforme dans toutes les cours et sièges. Si l'on songe que la multiplicité et la longueur
des procédures avaient été jusqu'alors une cause de ruine pour les
intéressés, on comprendra aisément la portée salutaire de cette réforme, pour
la propriété, pour le commerce et pour l'industrie. Outre l'uniformité
obligatoire de la procédure, le code Louis prescrivait la tenue régulière des
actes de l'état civil et leur dépôt au greffe du tribunal le plus voisin,
innovation de grande importance pour les procès où la question de condition
et d'âge pouvait se présenter[8]. Deux
ans plus tard, en 1669, paraît une nouvelle ordonnance complémentaire de la
première. Puis, de la procédure civile, le conseil de justice passe à la
procédure criminelle, et, en août 1670, il publie l'ordonnance criminelle,
qui, tout en maintenant certaines dispositions qui paraîtraient odieuses de
nos jours, la procédure secrète, par exemple, corrige un grand nombre d'abus
de détail, et introduit la lumière et l'unité là où régnaient encore
l'obscurité et la confusion. En même
temps, dans l'ordre économique, Colbert fait rendre (août 1669) l'édit des eaux et forêts[9]. A une multitude de lois vagues
et contradictoires, le nouveau règlement substituait, dans toutes les
provinces, une jurisprudence fixe et précise pour tous les délits ; la
pénalité, qui jusqu'alors avait été vraiment draconienne, fut adoucie, et
désormais les délinquants ne devaient plus être mis à mort. Nous reviendrons,
à propos de l'agriculture, sur cette remarquable ordonnance, que la plupart
des historiens s'accordent à représenter comme un code forestier presque
irréprochable[10]. Il faut
citer aussi l’Édit de mars 1673, par lequel Colbert constituait le régime hypothécaire tel, ou peu s'en faut, que nous l'avons encore
aujourd'hui. En créant des bureaux d'enregistrement des hypothèques auprès
des sièges présidiaux, son but était de donner une garantie de plus à la
propriété et, en même temps, aux transactions commerciales. Mais les nobles
poussèrent de si hauts cris contre un règlement qui, en cas d'emprunt, les
forçait de révéler l'état réel de leurs propriétés, et de laisser prendre sur
elles un gage effectif et bien défini, que, dès 1674, le roi crut devoir révoquer
l'édit. Cette
suite d'innovations fut complétée par l'introduction de l'étude du droit
civil dans l'Université de Paris, et par l'érection du grand conseil en une sorte de cour de cassation, de tribunal
suprême chargé d'évoquer certaines causes, d'interpréter les lois et
d'annuler les sentences des cours prévôtales, aussi bien que des sièges
présidiaux. Enfin, deux nouveaux parlements seront plus tard établis à Douai
et à Besançon, afin de porter dans les deux provinces récemment conquises, la
Flandre et la Franche-Comté, les principes de la nouvelle législation
française. V Les
ordonnances dont nous venons de parler avaient pour but la réformation de la
justice : il ne restait plus, pour compléter l'ensemble des institutions
administratives, qu'à établir une haute magistrature de police. La ville de
Paris ne ressemblait guère, à cette époque, à ce qu'elle est aujourd'hui : la
surveillance des rues y était faite d'une façon plus que sommaire par des
soldats et agents, souvent complices des malfaiteurs qu'ils étaient chargés
de poursuivre. Pendant la nuit la ville était plongée dans une épaisse
obscurité, et il fallait des cas urgents pour qu'on allumât des lambeaux :
aussi chacun sortait-il avec son falot, et les plus prudents demeuraient chez
eux après le coucher du soleil. Comme les rues n'étaient point pavées, et que
l'édilité ne songeait pas à en assurer le nettoiement régulier, on peut
aisément imaginer les marécageuses ordures qui s'y amassaient ; c'était bien
encore la vieille ville de boue, la fangeuse Lutèce des Romains. En ce qui regardait les constructions, la question
d'alignement n'existait même point ; à chaque pas, la voie publique était obstruée
par des escaliers extérieurs ou par les saillies des maisons ou des
boutiques. Les incendies étaient fréquents ; mais le plus terrible fléau,
c'étaient les débordements de la Seine, qui, naguère encore, au temps de la
Fronde, avait inondé tous les bas quartiers. Ajoutons
que les filous et les malandrins avaient, au cœur même de la capitale, des
endroits de refuge où chaque bande établissait une sorte de quartier général
: c'est ainsi que l'enceinte même du palais du Luxembourg, le Temple, et la
Commanderie de Saint-Jean-de-Latran, servaient de lieu d'asile à des voleurs
de profession. En plein jour, des rixes s'engageaient, des meurtres même se
commettaient jusque dans les galeries du Palais. Ni le corps de ville — prévôt des marchands, échevins, quarteniers, etc. —, auquel appartenaient
la juridiction, l'approvisionnement et l'économie de la grande cité, ni le
lieutenant civil du prévôt de Paris[11], ne pouvaient assurer
suffisamment le repos commun et la salubrité publique. Il y avait lieu
d'aviser, et c'est ce que fit Colbert. Au mois
de mars 1667, il créa, sous le nom de lieutenant
général de police,
un magistrat spécial, avec des attributions fort étendues. Il avait à prendre
toutes les mesures d'hygiène et de sûreté nécessaires, à veiller aux subsistances,
grosse question dans une ville dont la population allait s'accroissant chaque
jour, à régler les étaux des boucheries, à visiter les halles, foires et
marchés, hôtelleries, auberges, maisons garnies ou mal famées, à vérifier les
poids et balances, enfin à prévenir ou à réprimer les désordres ou les
contraventions de toutes sortes aux règlements commerciaux et industriels. En
cas de flagrants délits, le lieutenant de police jugeait seul et sommairement
tout délinquant auquel il n'y avait pas lieu d'appliquer des peines
afflictives, c'est-à-dire corporelles ; sinon, il déférait le coupable au
présidial. Le premier lieutenant de police fut le fameux la Reynie, qui
présida plus tard (1680) la chambre ardente instituée contre la marquise de Brinvilliers
et les empoisonneurs. Un conseil de police organisé par Colbert, et placé
sous la présidence de Pussort, travailla obstinément, de concert avec la
Reynie, à la transformation et à l'assainissement de la ville. On commença
par établir un éclairage de nuit au moyen de cinq mille fanaux ou lanternes,
pâle lumière comparée aux splendeurs rayonnantes du gaz moderne ; mais, pour
le temps, l'innovation était considérable : elle parut presque féerique, et
chaque cité importante du royaume se hâta de l'appliquer. Les rues furent
pavées, les immondices en furent enlevées régulièrement. Les quais, qui
tombaient en ruine, furent restaurés, et, là où il n'y en avait pas, on en
construisit. Puis, comme la ville étouffait dans ses limites trop étroites,
on rasa les murs du côté du nord, on combla les fossés, et, sur ces terrains
aplanis, on commença d'élever ces boulevards plantés d'arbres qui, de la
Madeleine à la Bastille, faisaient, récemment encore, le plus bel ornement de
Paris. Colbert
et la Reynie se préoccupèrent aussi d'assurer la distribution des eaux dans
la ville ; entreprise alors fort difficile, dont il n'a été donné qu'à notre
époque de voir la complète réalisation. Quant aux mesures de pure police, il
fut défendu, sous des peines sévères, à tous pages et laquais de sortir avec
des armes et des bâtons, et, comme nous l'avons dit déjà, on s'efforça de
purger la voie publique des mendiants et aventuriers. Le guet primitif étant insuffisant, on créa une nouvelle garde à pied et
à cheval, qui devait veiller nuit et jour à la sûreté de la ville. Les
commissaires du Châtelet[12] furent responsables du maintien
de l'ordre à Paris et dans le reste de la France ; en les protégeant contre
la jalousie des parlements, on ranima le zèle des prévôts des maréchaux, ces
juges d'épée institués par François Ier pour faire prompte justice de tous
vagabonds et voleurs[13]. En
décembre 1672, une grande ordonnance de police, dont les principales
dispositions sont encore aujourd'hui en vigueur, régla l'approvisionnement de
la capitale : cette ordonnance prévenait les accaparements de marchandises,
les coalitions entre marchands, à l'effet de faire hausser les prix au
détriment du consommateur ; elle obligeait les producteurs, dans un certain
rayon autour de Paris, à envoyer leurs denrées sur le marché de cette ville ;
enfin, elle abolissait le vieux monopole de marchands de l'eau, ou hanse
parisienne, pour laisser l'entière liberté au
commerce et exciter les marchands trafiquant sur les rivières d'amener des
provisions à Paris[14]. Un
autre édit, en date de février 1674, supprimera les seize justices
seigneuriales qui existaient encore dans une partie de la ville et surtout
dans les faubourgs, et en réunira les ressorts au siège présidial du Châtelet[15]. Comme
complément à ces mesures de police et d'ordre général, Colbert s'applique à
réformer le régime des prisons, et, sur l'avis de son ministre, le roi
ordonne de sévères enquêtes à ce sujet. Les notes et rapports circonstanciés
qui s'ensuivirent prouvèrent que, non - seulement à la Bastille, mais dans
presque toutes les prisons, les détenus, plongés dans d'infects cachots, y
étaient à la merci de leurs geôliers ; nulle protection, nul contrôle contre
ces tyrans souterrains, qui rançonnaient leurs victimes et parfois les
torturaient à leur fantaisie. D'un commun accord, le roi et le ministre mirent ordre à ces duretés trop révoltantes, et si dès lors le régime des prisons ne devint pastel que l'humanité ou l'équité le demandaient, du moins supprima-t-on bien des abus et des cruautés qui, depuis un temps immémorial, étaient passés en usage et presque en loi[16]. |
[1]
Mémoires, t. VI.
[2]
Louis XIV excluait systématiquement la noblesse des fonctions ministérielles : Il n'était pas de mon intérêt, dit-il dans ses Mémoires, de
prendre des hommes d'une qualité éminente. Il fallait, avant toutes choses,
faire connaître au public, par le rang même où je les prenais, que mon dessein
n'était pas de partager mon autorité avec eux. Il importait qu'ils ne
conçussent pas eux-mêmes de plus hautes espérances que celles qu'il me plairait
de leur donner, ce qui est difficile aux gens d'une grande naissance. (Œuvres
de Louis XIV, t. I.)
[3]
Henri Martin, Histoire de France, t. XIII.
[4]
Les Grands Jours d'Auvergne, 1844.
[5]
Témoin l'affaire de l'unité des poids et mesures et du tarif douanier de 1664,
que Colbert ne put établir d'une façon uniforme.
[6]
Mémoires, t. I.
[7]
Anciennes Lois françaises, recueil d'Isambert, t. XVIII.
[8]
Cette mesure avait été déjà réclamée par divers états généraux et prescrite par
diverses ordonnances, mais sans aucun résultat.
[9]
Voir plus loin.
[10]
Cependant nous avons un nouveau Code forestier qui date de 1827.
[11]
Le prévôt de Paris était un magistrat d'épée nommé par le roi ; il ne faut pas
le confondre avec le prévôt des marchands, chef électif de la municipalité.
[12]
Le Châtelet était une forteresse qui s'élevait près de la Seine, en face de la
cité, elle était le siège du présidial, tribunal d'appel intermédiaire entre le
ressort du bailliage et celui du parlement.
[13]
Ils avaient sous leurs ordres une garde à cheval, composée de trente-trois
compagnies d'archers, qui s'appelait la maréchaussée.
[14]
V. Anciennes Lois françaises, t. XVIII.
[15]
Il resta cependant à Paris, jusqu'en 1789, deux juridictions féodales : celle
du prieuré de Saint-Martin-des-Champs, et celle de l'abbaye de
Saint-Germain-des-Prés.
[16]
On voit par exemple, dans la Correspondance administrative sous Louis XIV, que
les prisonniers d'État, les mieux traités à coup sûr, n'avaient ni bois ni
lumière, et qu'ils en étaient réduits à une livre de pain bis par jour.