COLBERT

MINISTRE DE LOUIS XIV (1661-1683)

 

CHAPITRE II. — LES FINANCES ET LES IMPÔTS.

 

 

Plan général de réformes. — Le budget ou état de prévoyance annuel ; les ordonnances de comptant. — Opérations de la chambre de justice de 1661 ; réduction des rentes. — Suppression d'offices ; la vénalité. — Disette de 1661 ; misère effrayante. — Le paupérisme et la mendicité ; efforts de Colbert pour soulager les maux du pays. — Diminution de la taille ; la taille personnelle et la taille réelle ; projet de cadastre ; révision des titres de noblesse et d'exemption. — Les fermes : aides et gabelles ; réforme des monnaies.

 

I

Avant d'entrer dans tous les détails du rôle financier de Colbert, il importe de préciser l'idée générale de son système.

Ses conceptions peuvent se classer sous sept chefs différents. Il voulait : 1° réduire les charges de l'État et en augmenter les revenus par trois moyens principaux : la révision de tous les titres de créance ; la diminution du nombre des offices, et la réforme des mauvaises pratiques administratives ; 2° soulager le pauvre commun, en faisant rentrer dans la foule des contribuables tous les privilégiés qui avaient obtenu sans droit l'exemption des charges ; en corrigeant dans la perception tous les abus dont nous avons parlé plus haut ; enfin, en diminuant les deux impôts qui pesaient surtout sur les paysans, sur le bonhomme, c'est-à-dire la taille et la gabelle ; 3° augmenter, en revanche, le produit des impôts indirects, c'est-à-dire des aides, qui atteignaient toutes les classes indistinctement ; 4° restreindre l'importance des classes supérieures — noblesse, gens de justice et de finance —, au profit des classes agricole, commerçante et industrielle, mieux protégées désormais contre l'arbitraire et la violence ; ramener vers les professions utiles les capitaux jusqu'alors dévorés par la chicane et par l'achat de charges ou offices ; constituer, dans cette vue, urne puissante industrie manufacturière et un vaste commerce national ; 5° donner au dehors à ce commerce, pour véhicule, une grande marine marchande, et, pour bouclier, une forte marine militaire ; 6° améliorer les conditions de l'agriculture, non-seulement en diminuant, comme nous l'avons dit, les impôts les plus criants qui la grevaient, mais en favorisant la multiplication du bétail, en aménageant mieux les eaux et forêts, en créant de nombreuses voies de communication par terre et par eau ; -7° enfin, donner l'essor au génie français en favorisant, par toutes sortes d'encouragements, le développement des lettres, des arts et-des sciences.

 

II

Tel fut le plan que, durant onze années surtout, de 1661 à 1672, Colbert s'efforça de réaliser dans les diverses parties de l'administration. Plus tard son action, paralysée par celle de Louvois, n'aura plus qu'une médiocre efficacité : après avoir inspiré le roi dans le sens des institutions utiles et durables, il sera réduit à disputer pied à pied, dans l'intérêt du bien public, les reliefs de sa grande entreprise. De là deux périodes dans l'histoire de Colbert, comme dans celle de bien des grands hommes : la période de grandeur, et celle de décadence ; mais ici la décadence ne viendra pas d'un affaiblissement de la personne ou des facultés ; elle sera le résultat d'une disgrâce imméritée, fatale au roi et au pays.

Dans le mémoire que Colbert rédigeait, en i659, contre Foucquet, et qu'il adressait à Mazarin, on trouve indiquées en germe toutes les réformes dont il devait poursuivre l'accomplissement et que nous avons ci-devant résumées. Une idée principale domine ce mémoire, à savoir la maxime d'ordre substituée à la maxime de confusion, et la probité succédant à la malversation. Deux ans après, en septembre 1661, Colbert était prêt ; tous ses projets étaient mûris et arrêtés ; il ne lui restait plus, maintenant qu'il disposait d'un pouvoir suffisant, qu'à passer de la théorie à la pratique.

Pour substituer, comme il le voulait, la maxime d'ordre à la maxime de confusion, il fallait le génie particulier qu'il avait, celui de la précision. La première condition était d'établir la régularité des écritures, la clarté des règlements, la subordination et la liaison des services. Il faut, écrivait-il, rendre la matière des finances si simple, qu'elle puisse être facilement entendue par toutes sortes de personnes, et conduite par peu de personnes. Il est certain que tant plus elle sera facilement entendue et conduite par moindre nombre de personnes, tant plus elle approchera de la perfection.

Pour assurer la netteté des comptes, il fit ouvrir d'abord trois registres : sur l'un, le registre-journal, étaient inscrites, par ordre de dates, les dépenses et les recettes ; l'autre, le registre des dépenses, mentionnait les dépenses, par ordre de matières, avec l'indication des fonds sur lesquels elles étaient assignées ; sur le troisième, appelé registre des fonds, étaient consignées les recettes, par ordre de matières également, et en répétant, pour le contrôle et la concordance, l'indication des dépenses assignées sur chaque article.

En 1667, le livre particulier des dépenses parut inutile ; on le supprima et l'on se contenta de faire tous les mois un abrégé des registres, d'après lequel le roi arrêtait l'état de la recette et de la dépense. Louis XIV avait en outre un agenda de poche, sur lequel il faisait inscrire un résumé de la situation des finances pendant l'année courante, comparée avec celle de l'année 1661, considérée comme point de départ. Tous les ans, d'ailleurs, au mois d'octobre, on fixait le budget provisoire de l'année à venir ; puis, au mois de janvier ou de février, on dressait ce qu'on appelait l'état au vrai, c'est-à-dire qu'on réglait le budget définitif de l'année révolue. Quant aux recettes de chaque mois, elles étaient fixées à l'avance, suivant un chiffre de versement auquel s'engageaient les fermiers et les receveurs ; ces recettes étaient inscrites sur un bordereau remis au garde du trésor, fonctionnaire qui remplaçait le trésorier de l’épargne, institué par François Ier. Si, au jour fixé, la recette n'était pas rentrée, le retardataire était frappé d'un commandement, et la poursuite suivait de près. Enfin, le registre du garde du trésor était vérifié tous les mois par Colbert, et tous les six mois par le roi.

Nous avons parlé de l'assignation ; il faut expliquer ce que c'était : l’assignation, en termes de finances, était une ordonnance aux trésoriers pour payer une dette sur un fonds déterminé. Avant Colbert, c'était l'occasion de nombreux abus ; car il arrivait souvent qu'une assignation donnée à un créancier de l'État portait sur un fonds déjà épuisé ; dans ce cas, le créancier, qui ne pouvait obtenir paiement, vendait à vil prix son titre à quelque financier ayant assez de crédit pour se faire réassigner sur un fonds meilleur.

Un autre abus, non moins grave, c'était celui des ordonnances de comptant, sur lesquelles l'objet de la dépense n'était pas indiqué. Le roi se bornait à écrire en marge de ces titres au porteur : Je sais l'emploi de cette somme. On lit dans un édit de 1669 : Ces ordonnances, établies pour les dépenses secrètes de l'État, les prêts et les affaires extraordinaires, et pour suppléer, dans les besoins pressants, aux revenus ordinaires, ont donné lieu à une infinité de pièces fausses et simulées ; et il en a été délivré, de 1655 à 1660, pour trois cent quatre-vingt-cinq millions, qui ont servi à consommer criminellement tous les revenus.

Colbert, ne pouvant songer à supprimer un mal qui tenait à l'essence même du gouvernement absolu, voulut du moins l'atténuer ; il obtint de Louis XIV que les ordonnances de comptant seraient signées par le roi lui-même, après examen des motifs réels de la dépense, et qu'une fois acquittées, elles seraient brûlées et remplacées par un état de certificat collectif, qui serait envoyé à la chambre des comptes. Tout cela n'empêcha pas que l'émission de ces ordonnances ne fût encore de sept millions par an en moyenne, y compris un million qui était le comptant du roi, pour sa dépense tout à fait secrète et personnelle, dont il n'était rendu compte à personne, pas même à Colbert.

 

III

Ces essais de réorganisation tendaient à régler l'avenir ; mais, pour rétablir l'ordre dans le présent, il importait de faire un exemple et de châtier le passé. A cet effet, un édit du mois de novembre 1661 institue une chambre de justice chargée de vérifier tous les comptes des financiers et de punir, au besoin, leurs malversations. Ce mot de chambre de justice était fait déjà pour inspirer une crainte salutaire. Plus d'une fois on avait eu recours, sous les règnes précédents, à des chambres ardentes ; mais presque toujours le crédit et la fortune des accusés les avaient soustraits à la rigueur des lois. Il ne fallait pas qu'il en fût ainsi en 1661 : ordre fut donc signifié à tout officier comptable exerçant depuis 1635, et à tous les fermiers du roi ou à leurs ayants cause, de fournir un état justifié des biens dont ils avaient hérité, des acquisitions faites par eux ou sous des noms supposés, des sommes données à leurs enfants, soit par mariage, soit pas acquisition de charges. L'ordonnance engageait à dénoncer tous ceux qui retenaient des sommes appartenant au roi, qui s'étaient fait donner des charretées de paille, foin et avoine, tant de gibier et de poisson, que, leurs maisons fournies, ils en faisaient revendre pour beaucoup d'argent, le tout par les contribuables, pour en être taxés favorablement et soulagés ; on engageait aussi à dénoncer ceux qui avaient fait usage de fausses balances pour peser les écus d'or, et qui avaient dressé de faux procès-verbaux.

Ce fut dès lors un sauve-qui-peut général parmi la foule trop nombreuse des gens compromis. Les uns se cachaient, les autres plaçaient en lieu sûr leurs bijoux et leur vaisselle d'argent ; d'autres mettaient, par substitution, leurs biens au nom de tiers. Les coupables espéraient que, passé le premier moment de rigueur, il en serait comme d'habitude, qu'on renoncerait bientôt aux sévérités, et chacun ne songeait qu'à laisser passer l'orage ; mais on se trompait. La chambre de justice, la terreur de Colbert, comme on l'a nommée, fut inexorable : plusieurs financiers considérables, des trésoriers de l'épargne, gens puissants par eux-mêmes et par leurs relations, des fermiers des gabelles qui avaient su faire, en peu de temps, une fortune énorme, et avaient scandalisé la France par le faste de leur maison, de leur train, de leur table, furent arrêtés et mis à la Bastille.

Ces exécutions n'étaient que la suite logique du procès de Foucquet. L'arrêt de la chambre de justice avait été, suivant la coutume, lu et publié à son de trompe et à cri public, par tous les carrefours de Paris et dans les quartiers suburbains ; on n'avait négligé aucune précaution : non-seulement on avait décrété les coupables de prise de corps, mais on avait apposé les scellés sur leurs meubles et leurs papiers. Enfin, pour plus de sûreté, on avait défendu aux gouverneurs des places frontières et à tous les capitaines de navire, sous peine d'avoir à en répondre personnellement, de prêter la main à l'évasion d'aucun des financiers compromis. C'était, on le voit, une sorte d'état de siège prononcé contre ce monde scandaleux du vol et du péculat. La chambre de justice étendait ses mille bras à la fois par toute la France ; car elle avait des subdélégués dans les provinces. Plus d'un sergent ou receveur des tailles fut pendu, et les plus riches ou les plus puissants n'échappèrent à la mort qu'en s'exilant. La chambre dura ainsi jusqu'en 1669, et recouvra pendant ce temps plus de cent millions.

Dans cette chasse aux larrons, Colbert avait pour lui et derrière lui la classe moyenne, bourgeoise, et aussi le menu peuple, qui de tout temps s'est plu à ces revanches éclatantes contre ceux qui l'oppriment. La grande opération que le ministre entreprit pour la réduction des rentes fut moins bien accueillie. On sait que, sous l'ancienne monarchie, la dette n'était pas unifiée comme elle l'est de nos jours ; c'était un véritable chaos : autant il existait de natures de recettes, autant de variétés de rentes. Les unes étaient constituées sur les tailles, d'autres sur les gabelles, celles-ci sur les fermes, celles-là sur l'hôtel de ville, dont les revenus patrimoniaux en répondaient, ce qui leur donnait plus de solidité, plus de valeur qu'aux autres, et les faisait particulièrement rechercher de la classe bourgeoise de Paris et des familles de robe[1].

Quêtait-il arrivé ? A la faveur du gaspillage antérieur des finances, les fonds destinés au paiement de ces rentes avaient été détournés, et il se produisait dès lors quelque chose d'analogue à ce qu'on voit aujourd'hui dans les spéculations de bourse : il y avait des moments où la rente baissait considérablement ; ceux qui étaient à l'affût de ces variations achetaient des titres à vil prix, et, quand la valeur remontait, il en résultait pour eux de gros bénéfices. Or la chambre de justice, revenant sur ces opérations, obligea ceux qui en avaient profité à rembourser l'excédant, plus les intérêts de cet excédant. Tout cela, on le peut comprendre, n'alla pas sans quelque bruit ou sans quelques protestations[2], et la municipalité de Paris fut la première à se plaindre ; mais Colbert tint ferme, car il était déjà complétement maître de l'esprit du roi. Il faut le dire, la justice absolue n'était pas toujours du côté du ministre dans ces mesures de recouvrement : des particuliers qui avaient acquis des rentes, de bonne foi peut-être, en les voyant réduites à rien par un simple arrêt du conseil, étaient bien fondés à réclamer vivement ; le bénéfice des acquéreurs avait été excessif sans doute : mais qui avait le droit de juger rétroactivement en cette matière ? L'acte de Colbert était donc, par le fait, assez arbitraire : mais c'étaient là les mœurs du temps.

C'est d'après les mêmes usages qu'on annula les traités en vertu desquels, dans un grand nombre de villes, l'exploitation de l'octroi avait été aliénée à vil prix à des particuliers ; toutefois, c'est ainsi encore qu'on remit l'État en possession de péages importants et de riches domaines, qui avaient également été cédés au-dessous de leur valeur pendant les troubles de la Fronde. L'édit de décembre 1663 compléta ces mesures, en abaissant l'intérêt légal du denier 18 au denier 20, c'est-à-dire de 5 et demi à 5 pour 100.

 

IV

Colbert réalisa une autre économie par les remboursements d'offices. Il y avait, en effet, un trop grand nombre de charges inutiles, et tous les états généraux, notamment les derniers en date, ceux de 1614, avaient vivement réclamé, dans leurs cahiers de doléances, une réforme sur ce point. Le mal datait de loin ; car c'était un moyen traditionnel pour la royauté de se procurer de l'argent, que de créer, à tout propos, de nouveaux offices. Elle avait même poussé cet expédient jusqu'à instituer ce qu'on appelait des triennaux et des quatriennaux, c'est-à-dire qu'une seule et même charge était partagée entre trois ou quatre titulaires, qui exerçaient à tour de rôle.

Non-seulement Colbert racheta tous ces offices, mais il révisa soigneusement toutes les charges de la maison du roi qui n'étaient pas des fonctions effectives. On peut se faire une idée de l'administration à ce moment, quand on voit que Colbert put d'un coup abolir deux cent quinze charges de secrétaires du roi, réduire considérablement le nombre des notaires, des procureurs, des huissiers, des sergents, et qu'après ce grand abatis il restait encore, en 1664, plus de quarante-sept mille offices, tant de finance que de judicature, représentant en gages plus de 8 millions de livres, et une valeur totale de près de 420 millions, c'est-à-dire plus de 840 millions de notre monnaie actuelle.

Colbert, tout en se résignant, par nécessité, à maintenir bien d'autres abus de l'ancienne administration monarchique, allait cependant, par la pensée, jusqu'à des conceptions de réformes radicales. Il voulait, par exemple, supprimer entièrement la vénalité des offices, contre laquelle-les cahiers des états généraux s'étaient élevés à plusieurs reprises, et qui avait donné lieu, dans l'assemblée de 1614, à des débats si vifs et si amers entre la noblesse et le tiers[3] ; mais c'était porter la cognée trop avant dans l'arbre, et il dut se borner à fixer la valeur des offices héréditaires : 350.000 livres pour celui de président à mortier ; 150.000 pour celui de maître des requêtes ; pour une charge de conseiller, 90 à 100.000 livres ; de maître des comptes, 120.000, et ainsi proportionnellement. Le ministre ne put mieux faire, ne pouvant tout faire à la fois.

 

V

Les mesures que nous venons de rappeler avaient pour objet d'alléger les charges du trésor ; Colbert va viser maintenant à diminuer celles des contribuables et particulièrement des classes agricoles. Jamais mesure ne fut plus opportune ; car, dès son entrée au pouvoir (1661-1662), le ministre avait eu à remédier à une disette et à une misère effroyables. La récolte avait été mauvaise, et les documents de cette époque attestent qu'un nombre considérable de familles restaient pendant des semaines entières sans voir ni manger de pain, vivant d'herbes et de racines, ou de quelques morceaux de bêtes mortes quand elles en rencontraient. Les paysans, écrivait un médecin de Blois, se jettent sur les charognes, et aussitôt qu'il meurt un cheval ou quelque autre animal, ils le mangent... Je viens d'apprendre, ajoute-t-il, qu'on a trouvé un enfant à Cheverny qui s'était déjà mangé une main. Ce sont là des choses horribles, et qui font dresser les cheveux. Dans l'Orléanais et la Touraine, le commerce du vin avait cessé ; on manquait de chevaux pour enlever les produits, à cause des grandes impositions[4].

A cette époque on ne possédait guère de saines notions d'économie politique ; cette science était réservée au XIXe siècle. Au lieu de prendre les mesures propres à encourager le commerce des grains, on défendait alors aux marchands le trafic du blé ; on leur interdisait même tout approvisionnement ; autant décréter la famine. Paris en souffrit moins d'ailleurs que les provinces ; car, de tout temps, le gouvernement s'est imposé des sacrifices particuliers en faveur de cette cité remuante. Non-seulement on s'était arrangé pour que les grains ne sortissent pas de la ville, mais les magistrats municipaux, imitant ceux de l'ancienne Rome, faisaient procéder à des distributions publiques. De plus, on y avait établi un hôpital général, déjà créé à Lyon ; c'était à la fois une maison de refuge et une espèce d'ouvroir, où les mendiants invalides des deux sexes devaient être employés à divers travaux, suivant leur état et leurs aptitudes. Par contre, défense de mendier dans la ville, même aux portes des églises ; les contrevenants étaient punis de la peine du fouet, et, en cas de récidive, la transition est forte, aux galères.

Cependant toutes ces mesures n'atteignaient le but qu'à demi. Les misérables qui, alors comme j aujourd'hui, faisaient en grand l'entreprise de' mendicité au moyen de petits enfants qu'ils mutilaient pour exciter la compassion, ce résidu des ; truands et de la Cour des Miracles du XIIe siècle refusait obstinément d'entrer à l'hôpital ; souvent même ces vagabonds résistaient aux archers chargés de les appréhender. On peut dire que la mendicité de Paris, comme tous les autres métiers sous l'ancien régime, était organisée en corporation.

Dans les provinces, le mal n'était pas moindre, En vain, dans beaucoup de villes, on avait tenté de supprimer la mendicité en établissant, comme à Paris, des bureaux de pauvres, où l'on faisait travailler les indigents des deux sexes ; le remède fut impuissant contre le mal. Des villes de moyenne importance, Blois, par exemple, comptaient plus de trois mille mendiants, qui poussaient à travers les rues leurs plaintes lamentables. Dans les campagnes, des malheureux se tuaient et tuaient leurs enfants, ayant été plusieurs jours sans manger, les uns et les autres. On n'y pourrait croire, si l'on n'avait, malheureusement, des détails irrécusables[5].

 

VI

Telle était la situation dans le Blaisois, la Sologne, le Vendômois, le Perche, le pays Chartrain, le Maine, le Berri, la Touraine, la Beauce et le Poitou. Ainsi Colbert, dès ses débuts, était mis à une rude épreuve. Comment remédier à une si générale et si lamentable détresse ? Par quel moyen donner du pain, pour ainsi dire, à toute une nation affamée ? Il avait bien pu, à force de mesures sévères et de surveillance, faire rendre gorge aux traitants ; mais ici c'était une autre difficulté : il ne s'agissait plus de reprendre à ceux qui avaient trop pris ; il fallait donner à ceux qui n'avaient pas assez.

Cette lutte contre la misère, Colbert l'entreprit cependant. Le paupérisme, pour nous servir d'un mot nouveau, bien que la chose, hélas ! ne soit pas nouvelle, le paupérisme s'était aggravé en France, par suite des dernières guerres, qui avaient augmenté le nombre des vagabonds. Beaucoup d'hommes valides avaient pris volontiers l'habitude de vivre en aventuriers. On sait que la mendicité, en se développant, accroît forcément le brigandage, et que de bien faibles frontières séparent quelquefois l'une de l'autre. Traitées avec vigueur, mais non guéries par Henri IV, ces deux plaies sociales avaient reparu plus menaçantes et plus hideuses pendant les troubles de la régence. En vain l'on édictait d'énergiques et incessantes mesures de répression ; le mendiant valide, menacé, s'il était pris, de ramer sur les galères, trouvait moyen d'échapper au péril sans abandonner son métier d'oisif. Une foule de soldats licenciés ou sans solde vivaient aux dépens du pays : Quand l'enseigne chevauche devant, disaient-ils, elle ne doit rien payer sur les champs. — Ô la douce guerre, la bonne guerre pour le filou ! s'écrie un contemporain en parlant de la Fronde. Ô la triste guerre pour le bourgeois renfermé dans sa ville comme un captif ! Ô la cruelle guerre pour les bœufs, vaches et moutons, de plus de six lieues à la ronde ! Il n'était pas trop tôt que vînt alors saint Vincent de Paul, l'intendant de la Providence, l'homme en qui se personnifia toute la ferveur de la charité publique, de 1648 à 1661. Ce grand cœur, doublé d'un grand génie pratique, avait eu, il est vrai, dans sa tâche, des collaborateurs illustres et dévoués, la duchesse de Gondy, Mme Legras, Bernard, le pauvre prêtre ; mais c'est à lui que l'histoire doit rapporter le mérite et l'honneur de l'initiative ; c'est lui qui demeure, pour elle, le chef et le prédicateur inspiré de cette glorieuse croisade contre la souffrance. Aucune difficulté ne put lasser l'activité et la persévérance de cet apôtre : il organisa des missions dans les provinces, créa des hôpitaux pour les blessés et les malades, des maisons de refuge pour les enfants. En même temps qu'il relevait les églises et les chaumières, il venait en aide à l'agriculteur ruiné par les guerres du dedans ou du dehors, en lui apportant des semences et des instruments aratoires. On vit avec admiration une phalange héroïque d'hommes et de femmes organiser, pour ainsi dire, dans chaque paroisse l'aumône et le dévouement ; on vit des confréries de dames prendre le soin des malades, se charger de vêtir et d'alimenter ceux qui étaient nus et affamés, et même entreprendre la première éducation des enfants. Est-il besoin de rappeler que notre touchante et glorieuse milice des Sœurs de la Charité date de saint Vincent de Paul ?

Malheureusement, quelle que fût l'ardeur de cette charité qui créait des hospices pour les enfants trouvés, pour les vieillards, pour les indigents, elle ne pouvait que panser les plaies sans les guérir ; il ne suffisait pas de remédier aux maux présents ; il fallait en tarir la source pour l'avenir. Tel fut l'objet principal des efforts de Colbert. Les uns furent heureux et salutaires ; les autres manquèrent le but ; mais si parfois il se trempa, ce fut de bonne foi : ses intentions et son cœur doivent demeurer hors de cause.

Il commença par venir au secours de Paris, en y attirant des blés à grands frais, et en pourvoyant ainsi à. l'abondance des distributions gratuites. Puis, non content d'établir dans la plupart des villes du royaume un hôpital à l'instar de celui de la capitale, il fit appel à la charité des riches. Ce n'était pas assez encore : avec le consentement du roi, il obligea les provinces les moins éprouvées à secourir les autres, et les marchands à mettre leurs denrées en vente à des prix équitables. En outre, il faisait venir par mer, de Dantzig et autres pays étrangers, des provisions considérables' de blé. Conséquent avec lui-même, il prohibait en même temps les exportations de grains, afin de les maintenir à l'intérieur au plus bas prix possible ; ce système était cependant fâcheux, car les débouchés venant par suite à manquer aux céréales françaises, et ces céréales se vendant mal sur le marché national, la culture devait forcément diminuer et rendre inévitable le retour de la détresse même qu'on voulait conjurer. Mais, nous l'avons dit déjà, on ne pouvait demander à Colbert de n'être pas de son temps, et de rompre absolument avec les erreurs de ses devanciers. Du moins ce ministre respecta-t-il la liberté du commerce des grains de province à province, ce que ne firent pas ses successeurs, qui revinrent aux anciennes prohibitions, ou même en établirent de nouvelles.

 

VII

Quant à la taille, comprenant que c'était l'impôt. le plus onéreux, puisqu'il s'élevait alors à 41 millions, Colbert, dès son entrée dans le conseil, s'occupa de la diminuer. A son instigation, Louis XIV, au début de son règne effectif, en 1664, avait envoyé dans les provinces des maîtres des requêtes chargés d'étudier l'état des choses et d'en rendre compte. Colbert, à cette occasion, rédigea pour eux un mémoire qui est, à lui tout seul, tout un plan d'administration publique : il y insiste sur la nécessité de soulager la misère et de réprimer les abus commis par les élus, les receveurs et les sergents qui, nous l'avons vu, s'entendaient ensemble pour dévorer le pauvre bonhomme. Des centaines de paysans mouraient soit de privations, soit de chagrin, au fond des prisons où on les entassait pour n'avoir pu payer l'impôt. Les sergents des tailles, ces animaux terribles, comme les appelle un magistrat du temps[6], maltraitaient et violentaient les contribuables de toutes les manières, blessant et tuant les femmes elles-mêmes à coups de bâton ou d'épée. Il était temps que Colbert avisât. Il écrit d'abord aux intendants, particulièrement à celui de l'Auvergne : A l'égard des saisies pour le fait des tailles, vous pouvez tenir la main à ce que les receveurs n'en fassent point ; mais il ne faut pas en donner d'ordonnance publique, crainte que les peuples ne s'endurcissent à ne point payer. Beaucoup d'intendants et d'agents du fisc avaient pris l'habitude de faire lever la taille par des soldats ; ce moyen expéditif est désapprouvé par Colbert, qui prescrit aux collecteurs de n'user de toute voie violente qu'à la dernière extrémité.

Quant aux réductions de taille, la première fut accordée en 1662 et 1663 ; elle était de 3 millions. En 1664 et 1665, nouvelles diminutions d'un million et d'un million et demi, sans compter la remise de l'arriéré faite en 1664. De 41 millions, la taille descendait ainsi à 35 millions.

Mais l'esprit réformateur de Colbert allait bien au-delà de ces dégrèvements partiels : il voulait changer radicalement le système et substituer à la taille personnelle la taille réelle, assise non-seulement sur les biens-fonds, mais sur les revenus industriels, sur les capitaux mobiliers, sur les rentes. Il fit un premier essai dans la généralité de Montauban, qui fut exactement cadastrée, et divisée en douze mille parcelles contributives, estimées d'après leur valeur réelle ; son intention d'ailleurs était de faire dresser un cadastre général de toute la France. Dans cette vue, les commissaires dont nous avons déjà parlé avaient reçu l'ordre de recueillir les éléments d'une carte complète du pays, DÛ l'on trouvât indiqués, non-seulement toutes les divisions ecclésiastiques, militaires, administratives et financières, mais toutes les paroisses, abbayes, bénéfices, domaines. Malheureusement, de graves événements, que nous aurons bientôt à raconter, vinrent se jeter à la traverse de ce projet. Ce cadastre, très-difficile à établir, n'a pu être repris et achevé que de nos jours, et encore, bien que dressé il y a quelques années à peine, est-il déjà, nous assurent les économistes statisticiens, en grande partie à refaire.

Si Colbert ne réussit pas à donner à la taille une assiette plus équitable, il en rendit du moins la répartition plus égale, en révisant soigneusement tous les titres d'exemptions. Dès 4664, il prononce la révocation d'une partie des lettres de noblesse accordées ou vendues depuis 1634, ces privilèges ayant eu pour effet, dit l'édit, de faire peser la plus grande part de l'impôt sur les plus pauvres, et de mettre certaines paroisses dans l'impossibilité absolue de payer la taille. Cette mesure est complétée par de rigoureuses poursuites contre les usurpateurs de titres nobiliaires. Le nombre des faux nobles était tel que, dans la seule Provence, on en découvrit près de treize cents ; beaucoup de familles bourgeoises s'étaient en outre exemptées de la taille, sous prétexte qu'elles avaient acheté quelque petit office, quelque sinécure, donnant droit à l'immunité ; il y avait même des villes, des districts entiers, le Boulonnais, par exemple, qui avaient réussi à s'affranchir de l'impôt, en vertu d'exemptions plus ou moins authentiques, dont on faisait remonter les titres au moyen âge. Tous ces privilèges furent impitoyablement supprimés par Colbert.

 

VIII

Après la taille, c'est-à-dire l'impôt direct, les plus grandes sources du revenu public étaient les aides, les fermes, c'est-à-dire l'impôt indirect, et la gabelle, qui participait de la nature de ces deux impôts[7]. Colbert, qui s'efforçait d'abaisser autant que possible le chiffre de la taille, dont le fardeau était principalement supporté par les pauvres, estimait que, sous un régime de privilèges tel que celui de l'ancienne monarchie, il était conforme à la justice de s'attacher de préférence aux impôts de consommation, c'est-à-dire aux aides, qui pesaient indistinctement sur le riche et le pauvre, le noble et le roturier. On sait que les aides étaient affermées. En 1661, les baux, réglés par Foucquet, rapportaient au trésor à peu près 37 millions : en i662, les baux, réglés par Colbert, donnent tout de suite 7 millions de plus, et huit ans plus tard, en 1670, le rendement dépassera 50 millions, pour monter, en 1683, à 66 millions ; pourtant Colbert avait commencé par réduire cet impôt de 33 pour 100, en le dégrevant de toutes les surtaxes établies depuis 1645. Mais les anciennes ordonnances, qui prescrivaient de donner les fermes au plus offrant et dernier enchérisseur, furent remises en vigueur ; on cessa de livrer les baux à vil prix, et les fermiers furent assujettis à payer par douzièmes mensuels[8].

En 1680, Colbert fera publier sur le fait des aides deux ordonnances, l'une applicable dans le ressort de la cour de Paris, l'autre dans le ressort de la cour de Rouen, Ces ordonnances, dit un écrivain[9], purement réglementaires, comme la grande ordonnance des gabelles, ne renferment aucune innovation. Les diversités locales subsistent dans toute leur force : la Normandie continue à payer le quatrième de la valeur des vins, à côté des autres provinces qui paient seulement le huitième. On n'aboutit même pas à un droit unique dans chaque localité. Le droit de gros ou de vingtième, le droit des anciens et nouveaux cinq sols (montant en réalité à quatorze sols), le droit de quatrième et de huitième, le droit d'entrée, le droit de jauge et le droit de courtage, conservent chacun le règlement qui leur est propre. Tout au plus peut-on signaler quelques simplifications dans les tarifs particuliers. Colbert lui-même ne considérait les ordonnances de 1680 que comme des règlements provisoires. Un an plus tard, le 7 août 1681, dans une lettre circulaire adressée aux intendants, il reconnaît que, pour le soulagement des sujets de Sa Majesté, il reste encore à bien régler la ferme des aides et entrées ; que la prodigieuse multiplicité des droits et la différence infinie qui se trouve presque en chaque généralité, ville et pays, rendent la jurisprudence incertaine, et, par suite, exposent trop les sujets de Sa Majesté aux vexations qui peuvent leur être faites par les fermiers, sous-fermiers, commis, sous-commis et autres employés des fermes. Il annonce le projet de rendre les droits uniformes et égaux dans tout le royaume. Il stimule le zèle des intendants ; il les invite à entreprendre une vaste et minutieuse enquête pour constater d'une manière exacte l'état des choses, et préparer les bases d'une réforme radicale. Dans une autre lettre, du 6 novembre (adressée à M. de Miromesnil), il revient avec insistance sur ce projet ; il le présente comme le couronnement de son œuvre.

Quant à la ferme des gabelles, la plus importante de toutes, elle comprenait, en 1661, deux cent-un greniers et trente-et-une chambres à sel. Colbert s'accommodait peu de cet impôt, dont les ecclésiastiques, les nobles, la plupart des bourgeois étaient exempts, et il estimait, avec raison, que c'était nuire à la santé publique, que de gêner la consommation d'un condiment essentiel. Il ne se dissimulait pas non plus que la gabelle arrêtait les progrès de l'agriculture, et qu'elle était une cause permanente de contraintes, de vexations, de visites domiciliaires. Pour faux saunage, on comptait, année moyenne, trois mille sept cents visites domiciliaires, plus de onze mille arrestations d'hommes, de femmes ou d'enfants, près de douze cents chevaux ou voitures saisis ; les faux sauniers formaient le tiers des forçats du royaume.

Ici encore, le ministre réformateur, ne pouvant songer à couper le mal par la racine, entreprit du moins de l'atténuer : en 1662, il supprime quatorze cent soixante officiers des greniers à sel, et n'en conserve que mille quarante - deux ; en 1663, il fait remise aux consommateurs d'un écu par minot sur le prix du sel, ce qui équivalait à une diminution annuelle de 500.000 écus sur la ferme des gabelles ; en 1667 et 1668, nouvelle suppression des greniers, et nouveau dégrèvement sur le prix du minot. Malheureusement la guerre de 1672 vint arrêter la suite de ces mesures bienfaisantes.

Pour achever le tableau des réformes de Colbert dans l'ordre des finances, il nous reste à dire quelques mots des monnaies. On sait qu'au moyen âge la faculté de battre monnaie n'était pas le droit exclusif des rois de France, mais qu'il appartenait à un grand nombre de seigneurs suzerains, laïques ou ecclésiastiques : on imagine dès lors quelle confusion monétaire et quel embarras pour le commerce résultaient de cette multiplicité de pièces d'une valeur et d'une effigie différentes. Cependant, à partir de saint Louis, les rois avaient commencé de remédier à ce désordre en décrétant que la monnaie royale aurait cours par tout le royaume ; mais il va sans dire que, jusqu'à l'époque où l'œuvre de centralisation fut définitivement accomplie, c'est-à-dire jusqu'au XVIIe siècle, ce règlement général ne fut qu'imparfaitement observé. Au moment où Colbert entra en fonctions, le monnayage était affermé, soit à des orfèvres, soit à des banquiers ou traitants, avec lesquels on convenait du titre et du poids des espèces à fabriquer ; de plus, on s'engageait, dans les baux passés avec ces particuliers, à ne laisser sortir du royaume aucun ouvrage d'or et d'argent, et à n'y donner cours à aucune monnaie étrangère. En 1662, par exemple, un bail général avait été signé dans ces termes avec un sieur Génisseau, pour la somme de 100.000 livres. Les vues de Colbert sur le commerce et sur l'industrie de l'orfèvrerie et de la bijouterie ne pouvaient s'accommoder d'un pareil système, qui produisait constamment, par suite d'une tolérance passée en habitude, des monnaies au-dessous du titre et du poids fixés ; il résolut donc de faire un changement complet dans cette importante fabrication ; il la rendit à l'État, en adoptant sur ce point la forme d'administration qui subsiste encore aujourd'hui. Désormais le monnayage devait être confié à des directeurs chargés d'acheter, de fabriquer et de vendre, avec les fonds et pour le compte du roi, moyennant un prix par marc qui leur était alloué. Ces directeurs étaient à la fois entrepreneurs de la fabrication et des frais, et régisseurs, sous la surveillance d'un directeur général des monnaies. Ce n'était pas l'ordre encore, mais c'était déjà un grand remède au désordre.

 

 

 



[1] M. Pierre Clément, Histoire de la vie et de l'administration de Colbert.

[2] On se rappelle les vers de Boileau, au sujet de la suppression d'un quartier de rentes :

Quel sujet inconnu vous trouble et vous altère ?

D'où vous vient aujourd'hui cet air sombre et sévère,

Et ce visage enfin plus pâle qu'un rentier,

A l'aspect d'un arrêt qui retranche un quartier ?

(Repas ridicule.)

Le chevalier de Cailly, qui publia ses poésies sous le nom d'Aceilly, fit, de son côté, sur la suppression et la réduction des rentes, l'épigramme suivante :

De nos rentes, pour nos péchés,

Si les quartiers sont retranchés,

Pourquoi s'en émouvoir la bile ?

Nous n'aurons qu'à changer de lieu :

Nous allions à l'hôtel de ville,

Et nous irons à l'Hôtel-Dieu.

[3] Voir Aug. Thierry, Histoire du tiers état.

[4] Pièces citées par M. P. Clément.

[5] M. Bouillon, vicaire à Saint-Sauveur de Blois, atteste qu'il a vu des enfants manger des ordures ; mais, ce qui est plus étrange, qu'il en a vu deux, dans le cimetière, sucer les os des trépassés.

M. Blanchet, sieur de Bonneval, prévôt de la maréchaussée de Blois et de Vendôme, atteste que les chemins ne sont plus libres ; qu'il s'y fait quantité de vols, de nuit et de jour, non par des vagabonds, mais par quelques habitants des paroisses, qui avouent hautement leurs larcins, et disent qu'ils aiment mieux mourir à la potence que de faim en leurs maisons.

Un curé du diocèse de Bourges écrit qu'en allant porter le saint viatique à un malade, il a trouvé cinq morts sur le chemin, et qu'on a trouvé dans le même canton une femme morte de faim, et son enfant âgé de sept ans auprès d'elle, pi lui avait mangé une partie du bras.

On écrit du Mans que, se faisant une aumône publique de quatre deniers à chaque pauvre, pour le décès de feu M. le lieutenant général, il s'y trouva une si grande affluence de pauvres, que dix-sept furent étouffés dans la Dresse, et portés dans un chariot au cimetière ; et qu'aux distributions faites par les abbayes de Saint-Vincent et de la Cauture, on a compté pour l'ordinaire douze mille pauvres, dont la plupart mourront, s'ils ne sont assistés promptement.

On a trouvé dans les roches qui sont proches de Tours grand nombre de personnes mortes de faim et déjà mangées de vers. Dans la ville, les pauvres courent les rues la nuit comme des loups affamés.

Il y a des femmes qui portent des jupons de taffetas qui passent des journées entières sans manger de pain. Il i est impossible que la plus grande part des villageois ne meure de faim ; il faut que les terres demeurent sans semer, si le bourgeois ne conduit lui-même sa charrue.

Ceux qui voudront être bénis de Dieu enverront leurs, aumônes à MM. les curés ou à Mesdames (suivent les noms.

Recueil de pièces (Bibliothèque de l'Arsenal), citées par M. P. Clément.

[6] Lettre adressée à Colbert par le lieutenant-criminel d'Orléans.

[7] La gabelle était un impôt direct, là où le sel était vendu forcément, et indirect, là où il s'achetait librement.

[8] Rappelons ici que, dans le langage fiscal de l'ancien régime, on comprenait sous le nom de fermes : 1° les aides et entrées ; 2° les droits dits des cinq grosses fermes ; 3° divers droits particuliers à certaines provinces ou à certaines localités, tels que le convoi de Bordeaux, la patente de Languedoc, etc. ; 4° le monopole du tabac et la marque de l'étain ; 5° les droits sur les métiers ; 6° les droits domaniaux proprement dits ; 7° le droit de fret et le revenu des ports ; 8° les revenus casuels ; 9° les gabelles.

[9] Clamageran, Histoire de l'impôt en France.