Dès le principe, l'Église de Lyon payait à ses premiers
martyrs, au jour de leur fête, un tribut spécial d'honneur et de
reconnaissance ; cette solennité, consacrée à la mémoire du bienheureux
Pothin et de ses compagnons, revêtit, après le triomphe du christianisme, un
caractère exceptionnel. Sous la dénomination de fête des Merveilles, elle se
célébrait d'une manière inusitée. Elle consistait en une procession faite en
bateaux sur L'Église et la ville de Lyon attachaient une si haute importance à cette fête, que Pierre de Savoie, archevêque de Lyon, cédant ses droits de souveraineté à Philippe-le-Bel, se réserva, à lui et à ses successeurs, pleine et entière juridiction sur toutes les personnes qui devaient y figurer. Après d'autres réserves faites dans la charte de cession, le prélat ajoute : Nobis etiam ac successoribus nostris retinemus festum appellatum mirabilium, cohertionem et punitionem, inobedientium et delinguentium in non faciendo debitum suum circa dictum festum, prout est apud Lugdunum alias consuetum[2]. Grâce à une pièce reproduite par le P. Théophile Raynaud, nous pouvons nous figurer assez exactement les cérémonies religieuses que l'Église de Lyon déployait en ce jour. Cet auteur a inséré, dans son Indiculus sanctorum lugdunensium ; un passage d'un ancien rituel de Saint-Just qui réglementait cette fête ; il mentionne aussi les additions ajoutées par les statuts de la métropole au rituel de la collégiale. Prières, chants, cérémonies, stations, ordre et parcours de la procession, tout était prévu, réglé dans les moindres détails. L'église de Saint-Pierre de Vaise servait de point de
réunion à tous ceux qui devaient prendre une part active à cette fête. Les
dignitaires de la métropole s'y rendaient précédés de l'archevêque, s'il n'en
était empêché. Une première station était faite dans l'église de ce faubourg.
Ensuite le prélat montait, avec sa suite, dans une barque richement décorée.
Quatre autres bateaux, ornés de brillantes tentures, recevaient le clergé de
Saint-Just, celui de Saint-Paul, puis les religieux d'Ainay et ceux de l'Ile-Barbe.
La barque épiscopale venait occuper le milieu de la rivière. A sa droite se
rangeaient celle de Saint-Just, puis celle de l'Ile-Barbe ; à sa gauche
prenaient place celle de Saint-Paul et celle d'Ainay. Ces quatre
embarcations, disposées de front, se développaient autour de celle de
l'archevêque en manière d'acolytes. Tout étant prêt, les cierges allumés, la
croix archiépiscopale élevée dans les airs, les bannières flottant au vent,
au signal donné, les bateaux partaient et se laissaient aller au cours
paresseux de Les deux collines, dans leur parure de juin, servaient de
cadre à cette pompe religieuse. C'était un spectacle à la fois touchant et
pittoresque de voir cette multitude de barques descendre Avec le départ commençait l'office solennel du jour. Entonné par le clergé de Saint-Jean, il se poursuivait avec cette imposante gravité particulière à l'Église de Lyon. Psaumes et répons étaient chantés alternativement par le clergé des différentes églises. Ces voix graves remplissaient les airs de religieux accents ; répétées par les collines voisines, elles trouvaient un religieux écho parmi la foule accourue sur les bords de la rivière. Dès qu'on était arrivé au pont de Ce tableau nous a semblé merveilleusement propre à clore
un travail consacré à la- gloire de saint Pothin et de ses compagnons. Outre
l'intérêt qui s'attache aux antiques usages d'une Église vénérable, la fête
des Merveilles a l'avantage de signaler les lieux consacrés par ses premiers
martyrs, de rappeler les circonstances principales de leurs souffrances. Évidemment
le programme des cérémonies a été dressé sur D'abord cette fête est admirablement dénommée ; son nom
rappelle les prodiges dont les martyrs, et leurs cendres en particulier,
furent l'objet. La procession en barques ne saurait être une énigme pour
personne ; elle se faisait en mémoire du miracle par lequel les eaux du Rhône
rendirent les reliques des saints. Epipode et Alexandre, les deux amis que
nous connaissons, appartiennent à la famille de ces héros ; ils ne pouvaient
être oubliés dans cette grande manifestation. Voilà pourquoi la procession
partait du faubourg où la trahison les découvrit aux persécuteurs : In eo vico qui propter Petram Incisam situs est[5]. Pendant que la
flottille glissait sur Ce que nous faisons pour le Sauveur en suivant le chemin de la croix, nos pères le pratiquaient, le 2 juin, en l'honneur de saint Pothin et de ses compagnons ; et comme le premier de ces exercices nous retrace la passion de Jésus-Christ, avec l'indication de ses souffrances et des lieux qui eu fuma témoins, ainsi la fête des Merveilles rappelait aux fidèles l'héroïsme des martyrs, en faisant passer la procession dans les endroits marqués par les principales circonstances de leur combat ou de leur mort. A ce point de vue, cette solennité n'est pas indifférente à l'histoire religieuse de Lyon. Comme l'a fort bien montré M. de Boissieu, elle fournit un argument de plus en faveur de la tradition sur l'emplacement de l'amphithéâtre lugdunais[8]. La fête des Merveilles suppose dans les fidèles qui en étaient témoins un sens chrétien, une vivacité de foi, qui contribuaient à la faire fleurir. Dès que cet appui vint à manquer, elle ne tarda pas à dégénérer et à perdre son éclat ; avec le temps, des abus s'y introduisirent, des divertissements profanes s'y n'aèrent et la firent dévier de l'esprit qui avait présidé à son établissement. Les désordres allèrent si loin, qu'ils provoquèrent sa suppression. Ainsi on voyait descendre sur Il est permis de donner en passant un regret à cette fête de religieuse et poétique mémoire. Ce sentiment, nous l'éprouvons d'une manière d'autant plus vive, que des influences diverses se sont réunies pour découronner l'année chrétienne, lui enlever le plus grand nombre de ses solennités. Ces retranchements, que nous ne saurions trop déplorer, ne doivent pas être mis uniquement à la charge des gouvernements ; ils doivent être imputés, dans une certaine mesure, aux membres de la société religieuse, s'expliquer par l'appauvrissement de la foi, par la déperdition de l'esprit chrétien. Ils sont bien loin de nous ces jours où le temple du Seigneur suffisait à charmer les regards, à enchanter les oreilles des fidèles, à les pénétrer, à les embaumer d'une sainte joie. La grande voix des cloches, la riche parure du sanctuaire, les prêtres brillants d'or et de pourpre sous leurs splendides vêtements, le bel ordre des cérémonies, les nuages parfumés de l'encens, les flots d'harmonie versés par l'orgue sous les voûtes gothiques, les saintes images qui tapissaient les murailles, étincelaient aux verrières, tout cela composait, pour les populations du moyen âge, un spectacle d'une magnificence, d'un charme, d'une puissance que rien ne pouvait égaler. Mais, pour être sensible à ces beautés, il fallait une simplicité de foi, un sens religieux comme on ne les trouve guère de nos jours. Mère bonne et tendre, l'Église ne se contentait pas d'assurer, chaque semaine, un jour de repos à ses enfants. Avec sa connaissance profonde du cœur humain, elle n'ignorait pas quel attrait exercent sur l'homme les spectacles extérieurs. A ce goût instinctif, elle répondait par la beauté de son culte, la pompe de ses cérémonies, l'éclat de ses solennités. En parlant ainsi à leurs yeux et à leurs oreilles, elle ménageait à ses enfants des plaisirs précieux à leur candeur et à leur innocence ; elle leur donnait des spectacles qui jetaient un reflet de poésie sur le côté trivial de la vie ; elles les convoquait à des Mies qui retrempaient les forces morales de l'âme, sans rien coûter à la santé du corps. Depuis plusieurs siècles déjà, le 2 juin ne ramène plus à Lyon la fête des Merveilles. Que la fête de saint Pothin et de ses compagnons ne revienne jamais sans exciter la confiance des Lyonnais en la protection de ces héroïques martyrs, sans les animer aux combats qu'ils ont à soutenir contre eux-mêmes et les ennemis de leur salut ! FIN DE L'OUVRAGE. |
[1] Martyrol, 2e junii.
[2] Menestrier, Histoire consulaire, preuves, p. 52.
[3] Voyage pittoresque et historique à Lyon, t. I, p. 279.
[4] D'après la tradition, cette pierre de saint Pothin venait du cachot où le saint pontife expira pour Jésus-Christ.
[5] Acta SS. Epipodii et Alexandri, apud Bollandistes.
[6] Greg. Tur., De gloria mart., c. XLIX.
[7] Adon, 24 april.
[8] Ainay, son autel, son amphithéâtre, ses martyrs, p. 118.
[9] Paradin, Mémoires de l'histoire de Lyon, p. 200.
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