Sanctus, Maturus, Attale et Blandine avaient noblement ouvert la carrière ; ils avaient affirmé leur foi par leurs souffrances autant et plus que par leurs paroles. De son côté, Bibliade, en revenant de son erreur, avait atténué l'effet moral produit par la défaillance de quelques uns, donné un grand exemple que les apostats seraient tentés de suivre. Le président n'avait pas à s'applaudir de ce résultat ; toutefois, il ne se tenait point pour battu. Ayant échoué d'abord contre les confesseurs qui avaient attiré ses premiers coups, il se promettait bien de revenir à l'assaut de leur opiniâtre obstination. Ses bourreaux pouvaient être à bout de forces physiques ; il n'était pas, lui, à bout de ressources persécutrices. En attendant, Sanctus, Maturus, Attale, Blandine et Bibliade furent renvoyés en prison. Entre cette première tentative, qui marquait l'ouverture de la lutte, et une seconde, il fallait mettre un intervalle, afin d'aviser aux moyens de réparer l'échec subi. Cette intermittence donnerait aussi aux martyrs le temps de faire leurs dernières réflexions. Pendant ce temps, la prison, avec ses mille incommodités, venant à produire son effet naturel, ne manquerait pas d'user lentement leur patience, de faire tomber l'exaltation de la première heure, d'éteindre, entre d'obscures murailles, une ardeur entretenue sur le forum par la publicité de l'interrogatoire et des tourments. Ces espérances fondées par le gouverneur sur l'action des cachots, sur les épreuves qu'y subiraient les martyrs, étaient loin d'être chimériques. Pour agir avec une certaine lenteur, les prisons n'en décimaient pas moins ceux qui s'y trouvaient entassés ; elles n'étaient guère moins meurtrières que la dent des bêtes féroces ou les instruments de supplice. Ce qui le prouve, ce sont les nombreuses victimes qui succombèrent dans celles de Lugdunum. D'après le Martyrologe d'Adon, sur quarante-huit martyrs, dix-huit moururent dans les cachots[1]. Le Seigneur, qui était intervenu d'une manière sensible en faveur de ses athlètes lorsqu'ils étaient aux prises avec les bourreaux, ne les abandonna pas sous les sombres voûtes de la prison ; il fut avec eux au milieu de cette tribulation du jour et de la nuit, soutenant, réparant les forces de l'âme, quelquefois aussi celles du corps. Pour se rendre compte de cette mortalité, décimant les confesseurs incarcérés pour Jésus-Christ, il est besoin de se reporter à l'époque romaine, de se représenter les lieux où la justice renfermait alors les criminels et ceux qui leur étaient assimilés. Afin de ne rien confondre, ils est important de distinguer deux modes de détention. La pénalité romaine comprenait prison privée et prison publique. Entre l'une et l'autre, la loi établissait une grande différence. La prison publique était celle où l'on enfermait les accusés lorsque la conviction était pleinement établie. Quant à la prison privée, elle était destinée aux simples prévenus. A ce dernier mode de détention pouvaient servir les maisons des magistrats ou celles des citoyens distingués, sous la garde desquels on plaçait les accusés non encore convaincus. La prison privée pouvait, sous la responsabilité des gardiens, se réduire à une surveillance plus ou moins sévère ; se concilier avec là facilité de sortir, d'entretenir des rapports à l'extérieur[2]. Saint Paul nous en est un exemple ; nous le voyons à Rome jouir d'une demi-liberté, sous la surveillance d'un soldat attaché à sa personne[3]. Les fidèles de Lugdunum, arrêtés au commencement par le chiliarque, ne furent légalement convaincus qu'après leur comparution devant le président. Jusque là ils auraient dû être considérés comme de simples prévenus, et, par conséquent, être mis dans une prison particulière. Mais, aux yeux des païens, le nom seul de chrétien établissant une sorte de conviction contre ceux qui le portaient, il est fort probable que ces fidèles furent privés du bénéfice de la loi et jetés dans les cachots, après l'interrogatoire subi par eux devant les duumvirs. Les prisons de Lugdunum, creusées sous le palais des
Empereurs, se trouvaient à quelques pas du forum de Trajan[4]. Cette position
est conforme à l'usage, généralement suivi par les Romains, d'établir les
prisons dans le voisinage des places publiques. Leur but, dans le choix d'un
tel emplacement, était de produire sur le peuple réuni dans le forum l'effet
d'une exposition permanente, de contenir par cet aspect menaçant les excès de
la multitude. D'après Tite-Live, historien fort au courant des traditions
romaines, Ancus Martius n'aurait pas eu d'autre motif pour bâtir Nos prisons modernes ne ressemblent pas plus à celles des Romains que la civilisation chrétienne n'est semblable à la civilisation païenne. La religion du Christ a passé par là ; elle y a laissé, comme dans les lois et les mœurs, des traces de douceur et d'humanité. Dans nos sociétés, filles du christianisme, un coupable condamné pour crime à plusieurs années de détention, n'est pas pour cela mis hors l'humanité ; il n'en reste pas moins un homme aux yeux de ses semblables. Sa vie, loin d'être abandonnée à la merci de ses geôliers, est placée sous la protection de la loi, ou, à son défaut, sous la protection de l'opinion politique. Un local aéré, une nourriture suffisante, des vêtements en harmonie avec la situation, c'est-à-dire l'utile et le nécessaire, ne font pas défaut au détenu. Tout a été prévu par l'administration pour qu'il trouve autour de lui les soins compatibles avec la peine qu'il doit subir. Rien de semblable ne se rencontrait chez les Romains. A Rome et dans les provinces, le régime des prisons ne démentait pas le caractère de ce peuple, dur comme le rocher de son Capitole. La santé, la vie même des prisonniers, l'administration romaine n'en avait cure ni souci ; elle ne s'inquiétait guère plus de leur position que de celle des esclaves. Par suite, ces malheureux se trouvaient livrés à la discrétion de l'officier préposé à la garde de la geôle, lequel savait spéculer sur eux, mesurer sa conduite à leur égard sur le profit qui pouvait lui en revenir, au moyen de leurs parents et de leurs amis[8]. Les conditions matérielles dans lesquelles les prisons romaines étaient construites, aggravaient singulièrement le sort de ceux que l'on y renfermait. C'étaient des caveaux sombres, creusés sous terre comme des tombeaux. Pour le prisonnier, pas de salle spacieuse, encore moins de cour où respirer à pleins poumons, où prendre un exercice salutaire. La privation d'air et de lumière, l'entassement dans un étroit espace, l'infection qui en résultait, ces causes, pour ne parler pas des autres, suffisaient à faire de l'emprisonnement un supplice continu qui minait lentement les forces, finissait en bien des cas par amener la mort. Rien ne donne mieux l'idée de ces cachots que la prison Mamertine. Chef-d'œuvre du genre, ce monument de l'époque primitive fut légué par les rois aux gouvernements qui suivirent, et consuls aussi bien qu'empereurs acceptèrent ce legs barbare. M. Ampère va nous dépeindre ce lieu d'horreur. Cette peinture, faite sur place, nous aidera à nous représenter les autres prisons, qui se rapportaient plus ou moins à celle-ci comme à un type. Prison, ou plutôt affreux
souterrain à deux étages, la prison Mamertine était probablement l'œuvre de
Tullus Hostilius. Salluste fait de cette prison une peinture qui encore
aujourd'hui est ressemblante. Le tullium (la partie inférieure de la prison), dit cet historien, est un enfoncement qui a une
profondeur de douze pieds ; il est entouré de murs. Au dessus est une chambre
voûtée ; c'est un lieu désolé, ténébreux, infect[9]. Quand le regard descend au fond du cachot inférieur, on
est pénétré de la férocité du génie romain. On se rappelle Jugurtha, qu'on
précipita vivant dans ce tombeau, et qu'on y laissa mourir de faim parce
qu'il avait été vaincu. Le Numide, jeté tout nu dans ce gouffre glacial,
s'écria seulement : Romains, que vos étuves sont froides ! On lui
avait arraché un lambeau d'oreille avec l'anneau d'or attaché à ce lambeau.
Ici les complices de Catilina furent étranglés par l'ordre de Cicéron...
Lorsque le triomphateur montait au Capitole, il
s'arrêtait à un coude que fait la voie Triomphale. Alors on mettait à mort
dans le cachot les rois vaincus. Ce lieu semble bien fait pour de telles
horreurs. Heureusement le christianisme y a attaché de plus consolants
souvenirs. Car, chose remarquable, le plus ancien monument de l'histoire
romaine est aussi le plus ancien monument de la tradition chrétienne. Suivant
cette tradition, saint Pierre, enfermé dans la prison Mamertine, fit jaillir
une eau limpide pour baptiser ses geôliers. L'idée de charité se faisait jour
dans ces cachots où elle n'avait jamais pénétré[10]. Modèle du genre, la prison Mamertine fut reproduite, avec
des variantes, dans les pays où les Romains établirent leur domination.
Ainsi, celle de Saragosse, où fut jeté saint Vincent, était une copie exacte
de Les prisons à double étage prenaient un peu d'air et de
jour par une seule ouverture pratiquée à l'étage supérieur. Les constructions
de ce genre, il est vrai, étaient assez peu nombreuses pour être regardées
comme des exceptions ; mais presque toutes les prisons, à l'instar de Œuvre des Romains, les prisons de Lugdunum où furent incarcérés les martyrs de cette ville, avaient été bâties, ou plutôt creusées dans ces conditions, comme on le verra bientôt par la description du cachot où expira le bienheureux Pothin. Le gouverneur de Les détails dans lesquels nous venons d'entrer sur les
prisons romaines, serviront à donner une pleine intelligence du passage
suivant de Grâce au Christ, la constance des
bienheureux ayant rendu inutiles les supplices du tyran, le démon dressa
contre eux de nouveaux moyens d'attaque. Ainsi, les martyrs furent jetés dans
des prisons ténébreuses et incommodes ; ils furent mis au cep, les pieds écartés
jusqu'au cinquième trou[13], et tous les autres tourments que des bourreaux furieux
et stimulés par le démon peuvent faire endurer à des prisonniers. Un grand
nombre d'entre eux moururent suffoqués dans les cachots : le Seigneur, qui
fait éclater sa gloire dans les siens, voulait les faire sortir de ce monde par
cette voie. Les uns avaient été tourmentés si cruellement, qu'ils ne
semblaient pas devoir survivre à des maux contre lesquels tout remède humain
paraissait impuissant ; néanmoins ils purent prolonger leur existence dans
les prisons. Tout secours humain leur faisait défaut, mais le Seigneur
soutenait leur courage ; il augmentait en eux la vigueur de l'âme et du corps,
en sorte qu'ils pouvaient exhorter leurs compagnons de captivité et animer
leur ardeur. D'autres, récemment arrêtés, et qui n'étaient point encore
endurcis aux souffrances, ne purent supporter la prison et succombèrent à ses
incommodités. L'Église de Lugdunum ne pouvait être moins ingénieuse pour venir en aide à ses martyrs, que les bourreaux pour les tourmenter. Les chrétiens qui avaient le courage de suivre les confesseurs au pied du tribunal, ne les abandonnaient pas dans les cachots. Or, il n'était pas impossible aux fidèles de parvenir jusqu'à leurs frères enchaînés pour Jésus-Christ, afin de leur porter la nourriture du corps et le rafraîchissement de l'âme. Chez les Romains, en effet, la porte des prisons ne se refermait pas si rigoureusement, qu'elle ne pût s'ouvrir devant des parents ou des amis. Dans un de ses discours contre Verrès, Cicéron qualifie de tyranniques les ordres donnés par ce préteur, à l'effet d'interdire à un vieillard et à un enfant l'accès de la prison où gémissait Apollonius, fils du premier et père du second[14]. Dans ce même discours, l'orateur romain nous fait assister à une scène émouvante : nous y voyons mis en œuvre les moyens employés ordinairement pour parvenir jusqu'aux prisonniers. Des pères et des mères éplorés assiègent les portes d'un cachot ; ils conjurent avec larmes qu'il leur soit permis d'embrasser une dernière fois leurs enfants condamnés au dernier supplice. L'inexorable geôlier, le licteur Sestius, est présent. Habile à spéculer sur la douleur de ces parents infortunés, il leur dit : Pour entrer dans la prison, tant ; pour introduire de la nourriture, tant. Et tous d'accepter sans marchander les conditions de Sestius. Pareil marché dut se conclure entre les chrétiens de Lugdunum et l'officier préposé à la garde des prisons de la ville. A moins d'ordres formels, que rien ne fait supposer, cet officier avait trop belle occasion sous la main pour ne pas l'exploiter au profit de sa cupidité. Comme Sestius, il devait avoir son tarif et dire aux chrétiens : Pour entrer dans la prison, tant ; pour introduction de nourriture, de vêtements, tant ; pour une nuit entière passée en la compagnie des prisonniers, tant. Le prix s'élevait sur cette échelle habilement graduée, lorsque le préposé de la geôle pouvait encourir quelque blâme, lorsqu'il s'exposait à perdre sa position ; par exemple, s'il était question de permettre aux chrétiens d'enlever le corps d'un martyr expiré dans les fers. Détachés comme ils l'étaient des choses de ce monde, les enfants du bienheureux Pothin attachaient trop peu de prix aux richesses pour reculer devant les conditions de ce marché, si élevées qu'elles fussent. Les Actes des martyrs nous montrent, par une foule
d'exemples, que l'accès dans les prisons était chose généralement assez
facile, que les geôliers ne savaient guère résister à l'appât de l'or et de
l'argent. A Lugdunum, il n'était pas plus difficile qu'ailleurs de
communiquer avec les confesseurs incarcérés pour la foi. Ces visites dans les prisons vont nous offrir un spectacle dont la douceur pénétrante soulagera nos âmes des horreurs de la torture, nous reposera des scènes de la place publique. Mais auparavant il faut bien saisir la position exceptionnelle faite aux martyrs par leurs souffrances. L'espèce de culte dont ils étaient entourés, avant même d'avoir consommé leur sacrifice, n'a rien qui doive étonner, pourvu qu'on les contemple à la lumière de la foi, qu'on les envisage du même œil que les chrétiens, leurs contemporains et leurs frères. Le Christ l'a dit lui-même : La plus grande marque d'amour que l'on puisse donner à ses amis, c'est de mourir pour eux[15]. Entre beaucoup d'autres, les confesseurs avaient été élus pour fournir à la face du ciel et de la terre cette preuve éminente de charité parfaite. Victimes de choix, ils avaient été marqués pour l'immolation. Par suite de cette élection divine, ils étaient appelés à suivre le Maître d'aussi près que possible, à poser leurs pieds sur la trace de ses pas, à monter au Calvaire, à s'offrir, avec Jésus-Christ, au Père céleste en holocauste d'agréable odeur. Le sang des martyrs, la terre ne le buvait pas en vain ; il tombait comme une rosée féconde ; comme une semence de nouveaux chrétiens. Enfants de l'Église, le mérite surabondant de leurs souffrances et de leur mort contribuait à enrichir leur glorieuse mère, il entrait dans le trésor qu'elle ouvre à tous les fidèles. Aussi, dès qu'ils avaient été saisis, les confesseurs, ces candidats au martyre, comme les appelle Tertullien, apparaissaient-ils à leurs frères, marqués au front du signe des prédestinés. Leurs cachots étaient regardés comme des lieux de séparation où le Seigneur retirait ses élus ; le fer et le feu semblaient leur imprimer de glorieux stigmates, les consacrer à l'immortalité. Suivant saint Cyprien, cette vocation sublime, à laquelle ils répondaient par la confession de la bouche et le témoignage autrement significatif du sang, les élevait à des hauteurs d'où ils planaient sur les chrétiens demeurés dans la liberté de la vie ordinaire[16]. Amis de Dieu, images vivantes du Crucifié, soldats d'élite, athlètes de choix oints pour la lutte par le Christ[17], espoir et gloire de l'Église, représentants de leurs frères, qui faisaient cause commune avec eux[18], pour monter phis haut devant Dieu et devant les hommes, que leur manquait-il, sinon de mettre le sceau à leurs souffrances par l'effusion de leur sang, de partir pour les éternelles demeures, où les attendaient l'immortelle palme et la couronne réservée aux vainqueurs ? Cependant ils appelaient de leurs désirs l'heure du départ, le jour de l'immolation dernière, pour eux jour de salut et de triomphe[19]. Les fidèles, qui contemplaient les martyrs sur ces hauts sommets, les voyaient transfigurés d'avance par un reflet de la gloire éternelle. Interprètes du sentiment général, la plupart des Pères trouvent pour l'exprimer des traits de la plus grande beauté. Âme ardente, génie vigoureux, Tertullien était admirablement doué pour saisir et rendre la sublimité du martyre. Dans son livre Ad martyres, le prêtre de Carthage, s'adressant aux confesseurs du Christ, leur dit avec un grand charme d'oppositions : Votre prison a ses ténèbres, mais vous en êtes la lumière ; elle a des chaînes, mais vous êtes libres devant Dieu ; l'odeur qui s'en exhale saisit désagréablement l'odorat, mais vous êtes une odeur de suavité ; vous y attendez un juge, mais vous jugerez les juges eux-mêmes[20]. Nul peut-être n'a parlé des souffrances endurées pour le Christ d'une manière aussi admirable que saint Cyprien. L'évêque de Carthage, dont le caractère africain avait été attendri par la douceur chrétienne, nous a laissé sur ce sujet des pages que rien n'égale pour la grandeur des idées et la chaleur du sentiment. La soif du martyre faisait bouillonner dans ses veines un sang impatient de se répandre pour Jésus-Christ. En s'adressant aux confesseurs, Cyprien écrivait sous cette grande inspiration ; son âme s'épanchait en effusions brûlantes, elle exhalait ses plus chères espérances. A lire ses admirables lettres, on devine un aspirant à la lutte, un athlète brûlant de descendre dans la lice pour y triompher par la mort. Nous citons d'autant plus volontiers l'évêque de Carthage, que ses paroles, applicables aux martyrs de Lugdunum, nous révèlent les sentiments de respectueuse admiration dont ces derniers étaient l'objet. Écrivant à des chrétiens enfermés dans les prisons, saint Cyprien leur adresse ces touchantes paroles : Tout mon désir serait d'aller me jeter dans vos bras, de me sentir pressé par ces mains pures, innocentes et fidèles, qui ont refusé de brûler un sacrilège encens. Qu'il me serait doux de baiser cette bouche qui, d'une voix triomphante, a confessé le Seigneur ; de voir arrêtés sur moi des yeux qui, dédaignant le siècle présent, ont été jugés dignes de voir Dieu ! Ô bienheureuse prison, embellie qu'elle est par votre présence ! Heureuse prison, qui envoie ses habitants au ciel ! Ténèbres plus brillantes que le soleil, plus lumineuses que la lumière du monde ; ténèbres où sont actuellement plongés vos corps, ces temples de Dieu qui doivent être consacrés par la confession de la Divinité[21]. Voilà sous quel brillant aspect apparaissaient les martyrs de Jésus-Christ. D'après cela, il n'est pas étonnant que la confiance des fidèles attribuât à leurs prières une efficacité plus qu'ordinaire. Ces amis de Dieu étaient tout puissants auprès de la souveraine bonté : le Seigneur pouvait-il refuser quelque chose à ceux qui s'immolaient pour la gloire de son nom ? Leurs voix, qui montaient des prisons, qui s'élevaient du milieu des entraves et des tourments, ne pouvaient manquer de pénétrer les cieux, d'ouvrir au profit de leurs frères des sources de grâces et de bénédictions. Que demandez-vous à la bonté du Seigneur, écrit saint Cyprien à des confesseurs, que vous ne soyez dignes de recevoir ?[22] La puissance des martyrs, dans leur intercession auprès du
Seigneur, se reproduisait ici-bas sur une autre échelle. L'Église à leur
égard ne pouvait rester en arrière de la générosité divine ; elle y trouvait
un exemple auquel sa tendresse maternelle était heureuse de se conformer. De
là ce pouvoir exceptionnel qu'elle déférait à ces bienheureux, pouvoir qui a
laissé de nombreuses traces dans l'histoire des trois premiers siècles. Du
fond de leurs cachots, les confesseurs exerçaient une sorte de magistrature
officieuse. Sur leur demande, adressée de vive voix ou formulée par écrit,
l'Église ouvrait largement le trésor des indulgences : elle pardonnait aux
pécheurs[23],
elle remettait aux pénitents les peines canoniques qui leur avaient été
imposées[24].
Ce n'est pas tout encore. On recourait à l'arbitrage des martyrs pour
terminer les différends, on prenait leur avis sur des points controversés de
doctrine ou de discipline. Quelques paroles émanées de ces témoins du Christ
suffisaient à l'éclaircissement des doutes, à l'apaisement des querelles, à
la pacification des consciences. Pour mettre le comble à ces prérogatives, le Seigneur se plaisait à faire éclater en leur faveur des signes extérieurs de sa puissance. Il n'était pas rare que les bêtes oubliassent leur férocité naturelle aux pieds de ces athlètes chrétiens ; que la flamme perdit contre eux son ardeur, la douleur son aiguillon ; ou bien que des corps brûlés, torturés, mis en lambeaux, fussent soudainement guéris, comme nous l'avons vu pour le diacre Sanctus. Après ce que nous venons de dire, il n'est pas malaisé d'imaginer la vénération qui entourait les martyrs, l'attrait qui faisait accourir les fidèles dans leurs cachots. Parmi les chrétiens, c'était une sainte rivalité, c'était à qui donnerait aux prisonniers les soins réclamés par leur position, viendrait en aide à leur dénuement. Secours pécuniaires, vêtements, nourriture, tout leur était offert pour subvenir à leurs besoins. Leurs repas, convertis en agapes, étaient pris en la joie du Seigneur, sous les sombres voûtes des prisons, comme dans les cénacles chrétiens. Objet de la charité des frères, ils l'exerçaient à leur tour au moyen des offrandes qu'ils recevaient. Après avoir prélevé ce qui leur était nécessaire, ils laissaient retomber le superflu dans le sein des pauvres, lesquels profitaient ainsi de ces pieuses libéralités. Sur cet empressement des chrétiens à visiter les martyrs et la générosité de leurs aumônes, Lucien nous a laissé, à propos de l'imposteur Pérégrinus, des renseignements d'autant plus précieux qu'ils viennent d'une plume hostile au christianisme. Pérégrinus, dit Lucien, apprit les secrets de la secte des chrétiens en s'associant, en Palestine, à quelques uns de leurs prêtres et de leurs docteurs. Arrêté comme chrétien, il fut jeté en prison, ce qui lui procura une grande autorité et lui valut la réputation d'avoir opéré des prodiges. Du moment qu'il fut dans les fers, les chrétiens, s'intéressant à son malheur, mirent tout en œuvre pour le faire évader ; et, comme la chose était impossible, ils lui rendaient toutes sortes de services avec un zèle et un empressement infatigables. Dés le matin, on voyait rangée autour de la prison, une foule de femmes âgées, de veuves et d'orphelins. Les principaux chefs de la secte passaient la nuit avec lui. Après avoir gagné les geôliers, ils faisaient apporter des mets de toute espèce et s'adonnaient aux pratiques de leur culte... Bien plus, quelques villes d'Asie lui envoyèrent des députés, au nom de tous les fidèles du pays, pour le consoler, lui apporter des secours et défendre sa cause. Il n'est pas possible d'exprimer avec quel empressement les chrétiens viennent au secours de leurs coreligionnaires qui éprouvent un pareil sort ; rien ne leur coûte pour les assister[25]. Ces détails donnés par Lucien sont précieux à recueillir ; ils confirment de tout point ce que nous lisons dans les Actes des martyrs sur l'empressement des fidèles à visiter et secourir leurs frères incarcérés pour Jésus-Christ. Nul doute que Sanctus, Maturus, Attale, Blandine et leurs compagnons de captivité ne fussent visités dans les prisons : c'étaient les vaillants et les forts de Lugdunum ; c'étaient de puissants intercesseurs devant Dieu, dont ils étaient les bien-aimés, devant l'Église, dont ils formaient l'ornement et la couronne. Les diacres, officiellement chargés de ce ministère, étaient députés par le bienheureux Pothin auprès des martyrs, avec la mission de verser l'huile et le baume sur leurs plaies, de leur prodiguer les secours d'une généreuse charité. De leur côté, les fidèles savaient se ménager les moyens de pénétrer dans les cachots du palais des Empereurs. Cette prison, école d'héroïsme, sanctuaire consacré par les témoins du Christ, ils en passaient le seuil avec un religieux respect, une émotion profonde. Parvenir jusqu'à ces bienheureux, leur faire agréer ses offrandes, baiser leurs fers, panser leurs plaies encore saignantes, leur demander une part dans leurs prières, les voir, les entendre à l'aise, c'était un bonheur envié de tous, un avantage que les fidèles savaient acheter au prix de l'or, de l'argent et même des plus grands dangers. Chacun voulait se donner ce touchant spectacle, approcher des confesseurs pour se fortifier au contact de ces grandes âmes. Les chrétiens de Lugdunum n'étaient pas seuls à payer aux athlètes du Christ ce tribut d'honneur et de charité. Des fidèles venus des villes voisines apportaient, avec leurs offrandes, l'expression de la plus vive sympathie. Représentée dans la lutte par plusieurs de ses enfants, l'Église de Vienne était attentive aux évènements qui se passaient dans la ville de Plancus ; les yeux tournés vers le théâtre du combat, elle ne se contentait pas d'envoyer de ce côté des vœux et des prières : elle députait à Lugdunum des messagers chargés d'offrir des présents aux martyrs, d'applaudir à leurs premiers triomphes, de les encourager à résister jusqu'au sang pour la défense de la foi. En dehors des visites qui leur étaient faites, les prisonniers trouvaient les uns dans les autres un encouragement mutuel, un soutien réciproque. Enfermés ensemble dans un étroit réduit, ils formaient une société d'élite, une réunion de choix qui ne devait être dissoute que par la mort. Si les membres de cette sublime assemblée se trouvaient pieds et poings liés, ils conservaient toute liberté de la bouche, du cœur et de l'âme. Au milieu des chaînes et des entraves, il y avait place pour les consolantes paroles, pour les épanchements d'une douce amitié, pour la prière commune, même pour les saints cantiques. Au défaut de Pothin, le prêtre Zacharie ou le diacre Sanctus élevait la voix dans le religieux silence d'un auditoire incomparable. Cette parole entretenait, exaltait la généreuse ardeur des martyrs, elle pénétrait les âmes comme l'huile qui fortifie l'athlète pour la lutte. On conçoit quel redoublement de force et d'énergie devait résulter pour tous de leur société mutuelle, du spectacle donné et reçu de souffrances patiemment endurées pour le Christ. Par l'effet de cette réclusion commune, l'atmosphère de la prison, délétère pour le corps, devenait fortifiante pour l'âme. En dépit des liens et des entraves, le cachot se transformait en un bain spirituel où l'athlète chrétien retrempait ses forces, après l'épreuve de la question et des tourments. |
[1] 2e junii.
[2] Nieuport, Rituum apud Romanos, libri tres. — Gallonius, De SS. martyrum cruciatibus.
[3] Cum autem venissemus Romam, permissum est Paulo manere sibimet cum custodiente milite. (Actus Apost., c. XXVIII, v. 16.)
[4] On a découvert au nord de Fourvière des restes de voûtes souterraines. Quelques auteurs ont voulu voir dans ces souterrains les cachots où furent jetés les martyrs. Ainsi, dans son Histoire de l'Église de Lyon, mss, le P. Menestrier dit qu'ils ont pu être mis en prison dans les grottes de la maison de Thunes, dite l'Angélique, où l'on voit des voûtes souterraines qui font connaître que c'était un ergastule. La chose n'est pas impossible, si l'on suppose que quelques uns de ces martyrs y furent enfermés. Toutefois, la tradition est muette à cet égard, tandis qu'elle signale la prison de l'Antiquaille comme le lieu où mourut saint Pothin, où furent jetés ses compagnons.
[5] Carcer
in terrorem audaciæ, media in urbe, imminens foro ædificatur. (Tite-Live, l. II, XXXIII.)
[6] Carcerem totum in forum effudit. (Pro P. Sextio.)
[7] Corpus..... scalis gemoniis jacens, magno cum horrore totius fori romani conspectum est. (Val. Maxime, VI, XIII.)
[8] Le gardien de la prison, nommé par Pline commentariensis, parce qu'il était obligé de tenir un registre exact de tous les prisonniers, était placé, à Rome, sous les ordres du triumvir capital, magistrat qui avait la baute main sur tout ce qui concernait les prisons et les supplices. Les prisons de Lugdunum étaient de même sous la surveillance d'un gardien principal, assisté dans ses fonctions de guichetiers, et au besoin de soldats.
[9] Jugurtha.
[10] L'Histoire romaine à Rome.
[11] Hymn. V, v. 238.
[12] Acta sanctæ Perpetuæ, apud Ruinart.
[13] Le cep, appelé par les Latins nervus, était un appareil de bois, sur lequel la victime était fixée. On écartait plus ou moins les pieds du patient au moyen de chevilles qu'on plaçait dans des trous plus ou moins distants les uns des autres. Rufin a traduit le septième trou. C'est une erreur, le texte grec porte le cinquième.
[14] De suppliciis.
[15] Jean, XIV, 14.
[16]
S. Cyprian., Epist. 16.
[17] Tertullien, Ad martyres.
[18] S. Cyprien, Epist. 25.
[19] Epist. 77.
[20] Habet (carcer) tenebras, sed lumen estis ipsi ; habet vincula, sed vos soluti estis Deo ; triste illic expirat, sed vos odor estis suavitatis ; judex expectatur, sed vos estis de judicibus ipsis judicaturi. (Ad martyres.)
[21] Quid nobis optatius possit accidere quam nunc vobis inhærere, ut complectimini me manibus illis quæ puræ et innocentes et dominicam fidem servantes sacrilega obsequia respuerunt ! Quid jucundius quam osculari nunc ora vestra que gloriosa voce Dominum professa sunt, conspici etiam presentem ab oculis vestris qui, despecto seculo, conspiciendo Deo digni exstiterunt !..... O beatum carcerem quem illustravit vestra presentia ! O beatum carcerem qui homines mittit ad celum ! O tenebras lucidiores sole ipso et lace hac mundi clariores, nbi modo constitula sant Dei templa et sanctificanda divinis confessionibus membra vestra ! (Epist. 81.)
[22] Quid enim petitis de indulgentia Domini quod non impetrare mereamini ? (Epist. 16.)
[23] Pacem quidam de Ecclesia non habentes a martyribus in carcere exorare consueverunt. (Tertullien, Ad martyres.)
[24] Qui libellum a martyribus acceperunt et auxiliis eorum adjuvari apud Dominum a delictis suis poscunt, si premi infirmitate aliqua et periculo cœperint, exomologesi facta, et manu eis in pœnitentiam imposita, cum pace a martyribus sibi promissa ad Dominum remittuntur. (S. Cyprien, Epist. 9.)
[25] Peregrinus.