La cause chrétienne vient de parcourir la phase de l'instruction judiciaire ; elle va entrer dans celle des tourments et des supplices. La fureur du peuple, dit Dans ce passage de Pour ces quatre martyrs, c'était un honneur d'attirer sur eux les principaux efforts des persécuteurs. Cette distinction, en les mettant au premier plan de la scène, les recommande à une étude spéciale. Sanctus, Maturus, Attale et Blandine n'avaient pas été pris au hasard pour inaugurer les supplices ; le choix du président avait été déterminé par des motifs qu'il n'est pas difficile de démêler. Ce magistrat s'adressait, et pour cause, à ce qu'il y avait de plus distingué ; comme à ce qui paraissait de plus infime, dans les rangs des accusés. En premier lieu, c'était un diacre, un ministre de la religion abhorrée ; ensuite, un citoyen romain, un homme qui faisait l'ornement et l'appui de la société chrétienne. Ces deux personnages se trouvaient en grande évidence par leur position et les services rendus par eux au christianisme ; ils appelaient donc tout naturellement les premiers coups sur leur tête. Toutefois, dans le cas, qu'il était bon de prévoir, où les supplices ne pourraient ébranler le courage de ces deux athlètes, il fallait se ménager une revanche d'un autre côté, une chance plus grande de succès. A cet effet, le gouverneur fit entrer dans la lice Maturus et Blandine ; il espérait avoir facilement raison d'un néophyte d'hier et d'une misérable esclave. Ce magistrat s'en prenait, à son insu, à l'élite des prisonniers. En outre, par le fait même de son choix, il venait de composer un groupe de martyrs où tout avait sa représentation : l'Église de Vienne aussi bien que celle de Lugdunum, le clergé et les simples fidèles, l'un et l'autre sexe, l'ingénu et l'esclave, le citoyen romain et le sujet provincial, la race grecque comme la race. latine. Ces différentes conditions se trouvaient personnifiées dans Sanctus, Maturus, Attale et Blandine. Le diacre Sanctus était, par l'ordre dont il était revêtu,
supérieur à ses trois compagnons ; aussi est-il nommé le premier. Le
rédacteur de Vienne était la patrie de Sanctus, il y était né de famille libre. Avantage autrement considérable à ses yeux, le saint baptême lui avait conféré la liberté spirituelle ; en l'affranchissant du péché, ce sacrement l'avait fait libre dans le Christ. Après avoir donné des gages suffisants à son Église, Sanctus fut appelé par son évêque, probablement Justus, à remplir les importantes fonctions de diacre. D'après H. Valois, Sanctus aurait vu le jour à Vienne,
mais il aurait été attaché comme diacre à l'Église de Lugdunum[1]. Cette opinion du
savant annotateur d'Eusèbe ne nous parait nullement fondée. Le texte grec, il
est vrai, présente une sorte d'ambiguïté à cet égard, il se prête littéralement
à une double interprétation. Mais pour dissiper cette ambiguïté, rien de plus
simple que de recourir aux traditions locales. Or, d'après la tradition des
Églises de Lyon et de Vienne, non seulement Sanctus était de Vienne, mais
encore il appartenait comme diacre au clergé de cette ville. Au surplus,
David Dalrympile, qui a traduit en anglais A propos de Sanctus et des autres chrétiens viennois qui
furent jugés et mis à mort à Lugdunum, on se demande en vertu de quel droit
le président de Dans le premier partage des provinces de l'Empire, Auguste
s'était réservé D'après cela, toute difficulté disparaît, quant à la
juridiction territoriale du président de Avec le diacre Sanctus comparaissait le chrétien Maturus. Sujet provincial de Lugdunum, Maturus ne démentit pas la signification symbolique de son nom. Néophyte encore, il était parvenu à une précoce maturité ; il était déjà mûr pour les combats de l'arène et l'épreuve du grand témoignage. Sorti récemment du bain sacramentel, ce chrétien d'hier, devenu soudain athlète généreux, allait être admis au baptême du sang. Nous ne savons rien de plus sur les antécédents du néophyte Ma tu rus. Attale devait, plus que ses trois compagnons, attirer l'attention
curieuse de la multitude. Ce chrétien de grande naissance indique, aussi bien
que Vettius Epagathus, que la vérité avait fait des conquêtes, sur les bords
de A quelle époque et pour quel motif Attale abandonna-t-il
l'Asie pour venir se fixer sur les bords du Rhône ? Aucun monument ne donne
réponse à cette question. Quoi qu'il en soit, il était posé dans sa nouvelle
patrie comme un personnage considérable. Son nom, son titre de citoyen
romain, lui avaient acquis une certaine notoriété parmi les païens eux-mêmes.
D'autre part, l'ardeur de son zèle, les services rendus à la cause
chrétienne, lui avaient acquis une grande considération parmi les fidèles. A
l'endroit où nous sommes arrivés de Un fait qui attache un intérêt singulier à la personne d'Attale, c'est la mission dont il paraît avoir été chargé par Justus, évêque de Vienne, auprès du pape Pie Voici dans quelles circonstances : Sous Antonin-le-Pieux, le sang chrétien avait coulé à Vienne pour la cause de Jésus-Christ. Verus, évêque de cette ville, et plusieurs de ses ouailles, avaient succombé victimes d'une persécution locale dont les détails sont inconnus. Cet orage durait encore, lorsque Justus fut élu pour succéder au saint martyr Verus. A peine élevé sur le siège de Vienne, un des premiers soins du nouveau pontife fut de dépêcher à Rome un courrier, chargé de porter au pape Pie Ier les Actes de Verus et de ses compagnons. Ce courrier devait aussi compléter de vive voix le récit du combat soutenu par ces martyrs. Justus ne vit personne qui fût plus propre à remplir cette mission qu'Attale de Pergame. Ce dernier, paraît-il, avait suivi de prés les phases de la lutte, il en connaissait tous les détails, il y avait pris assez de part pour mériter l'éloge qui lui fut décerné plus tard, de s'être montré toujours témoin fidèle de la vérité. Heureux de ce choix, Attale se rendit à Rome en toute diligence. Arrivé dans cette ville, il remit les pièces dont il était porteur au pape Pie Ier ; ensuite il combla ce pontife de joie par la peinture qu'il lui fit des souffrances endurées par les martyrs, de la victoire remportée par eux sur le prince de ce monde. Sa mission remplie, il reprit le chemin des Gaules, porteur des missives de Pie Ier. Tous ces faits ressortent d'une lettre remise par Attale à l'évêque de Vienne, lettre qui nous a été conservée. Voici la traduction de cette pièce si importante et si curieuse : A Justus, évêque de Vienne. Attale est venu vers nous,
porteur des lettres des martyrs ; il nous a comblé de joie en nous faisant le
récit de leur triomphe. Il nous a dit que notre bienheureux collègue Verus
avait triomphé du prince de ce monde. Pour vous, constitué en sa place par le
choix des frères en la ville sénatoriale de Vienne, et revêtu du colobium[7] des évêques, songez à remplir dans le Seigneur le
ministère dont vous avez été revêtu. Traitez les corps des saints martyrs
comme les membres de Dieu, prenez-en soin comme firent les apôtres pour saint
Etienne. Visitez les prisons des saints, afin qu'aucun d'eux ne vienne à
s'attiédir dans la foi. Éprouvez dans l'Esprit-Saint la fermeté de leur
témoignage ; exhortez-les à demeurer fermes dans la foi. Que les prêtres et
les diacres voient en vous moins un supérieur qu'un ministre du Christ. Que
votre sainteté soit une protection pour tout le peuple. Plusieurs de nos
frères, dont Attale vous dira les noms, reposent dans le Seigneur, délivrés
de la cruauté du tyran. Le prêtre Pastor, qui a fondé un titulus,
s'est endormi dignement dans le Seigneur. Bienheureux collègue, je ne veux
point vous laisser ignorer la révélation qui m'a été faite, que la fin de ma
vie est proche. Je n'ai qu'une chose à vous demander, c'est de persévérer
dans l'unité de communion et de vous souvenir de moi. Le pauvre sénat du
Christ établi à Rome vous salue. Saluez le collège des frères qui sont avec
vous dans le Seigneur[8]. L'authenticité de cette lettre a soulevé plus d'une objection. Quelques auteurs ont voulu n'y voir qu'une pièce apocryphe. Mais les critiques les plus autorisés et les plus graves s'accordent à la regarder comme un précieux monument de l'antiquité chrétienne. Avec eux, il convient d'en défendre la sincérité, de ne pas permettre à une critique téméraire de la déchirer comme une page de nulle valeur. Nous y sommes d'autant plus intéressé qu'elle appartient aux annales religieuses de Lyon par le courrier qui l'apporta de Rome et la remit à l'évêque Justus. Nous avons du pape Pie Ier deux lettres adressées à Justus, évêque de Vienne ; celle dont nous venons de donner la traduction est la dernière en date. Ces deux pièces, que Baronius et Spondanus appellent des lettres d'or (litteras plane aureas), présentent le style et les formes des lettres apostoliques ; elles respirent cet esprit de douce charité qui animait les premiers pasteurs de l'Église. Néanmoins elles n'ont pu trouver grâce devant une critique pointilleuse et des préjugés de secte. Tillemont[9] et Cave[10] ont cru devoir les biffer d'un trait de plume et les rejeter comme apocryphes. Le premier remue des dates, il les combine suivant une chronologie de sa façon, pour conclure à la supposition de ces lettres. Après la chronologie vient la discussion du texte. L'auteur des Mémoires sur l'histoire ecclésiastique épluche les phrases, il pèse les expressions, et prétend prouver que tel ou tel mot n'appartient pas au style de l'époque, trahit la main d'un faussaire. L'érudition et la clairvoyance de Tillemont ont été prises
en défaut par un habile critique. Dans son Histoire littéraire d'Aquilée, Fontanini
s'est donné la tâche de défendre l'authenticité des deux lettres en question
contre ceux qui l'ont niée ou révoquée en doute, et il s'est acquitté de
cette tâche de façon à satisfaire les esprits les plus difficiles[11]. Avec son
immense savoir, Fontanini a réponse à toutes les objections ; son habileté
sait même les tourner en preuves. Après avoir solidement établi la provenance
légitime de ces deux lettres, il invoque le sentiment des auteurs qui se sont
prononcés sur cette matière. Or, il ne lui est pas difficile de montrer que
les autorités qui rejettent comme supposées les deux lettres de Pie Ier à
Justus, sont à peu prés de nul poids par rapport à celles qui en admettent la
sincérité. En effet, nous trouvons d'un côté G. Fabricius, de Que s'il reste quelque incertitude sur les dates proposées par Fontanini, il n'y a pas lieu de s'en étonner, attendu les difficultés chronologiques que présente la série des pontifes romains, et le peu d'accord qui existe à cet égard entre les différents chronographes. Ce critique n'a pas prétendu dissiper toutes les obscurités, faire cesser toutes les divergences d'opinion sur ce point ; mais, prenant pour fil conducteur une chronologie puisée aux meilleures sources, il ramène les faits et les dates à une heureuse concordance : les besoins de son argumentation n'en demandaient pas davantage. D'après Fontanini, le pape Pie Ier aurait occupé le siège de Rome de l'an 146 à l'an 161. La lettre dont nous avons donné la traduction, ayant été écrite par ce pontife vers la fin de sa carrière, daterait de l'année 160 ou 161. Comme conséquence, Justus, successeur de Verus, aurait gouverné l'Église de Vienne sous Antonin et sous Marc-Aurèle. D'après cette chronologie, les faits indiqués ou supposés par la lettre de Pie Ier prennent facilement place dans le cadre de l'histoire générale. Il n'en faut pas davantage pour renverser l'échafaudage chronologique élevé par Tillemont contre l'authenticité de cette lettre. Nous inclinons à voir dans le courrier expédié à Rome par
l'évêque Justus, ce même Attale que Ce point une fois admis, il ne semble pas difficile de déterminer à quelle Église appartenait le chrétien Attale. Le seul fait du choix qu'en fit Justus pour le députer à Rome parait indiquer qu'il habitait la cité de Vienne. II était tout naturel, en effet, que le pontife viennois confiât une mission de ce genre à un de ses enfants dans le Christ. Toutefois, cette raison, si plausible qu'elle soit, n'autorise pas à affirmer que le martyr Attale résidait à Vienne ; Justus aurait fort bien pu emprunter à l'Église de Lugdunum un exprès pour porter ses lettres à Rome. Après Sanctus, Maturus et Attale, venait Blandine. En associant cette esclave à un ingénu, à un citoyen romain, à un diacre même, le président la plaçait à son niveau véritable ; il entrait à son insu dans l'esprit de la religion qu'il persécutait. Effectivement, la grâce divine avait corrigé en elle l'inégalité de la condition. Cette humble femme, le Seigneur l'avait prise aux derniers rangs de la société, pour en faire un type de grandeur chrétienne, une touchante réalisation de ces paroles : Les derniers seront les premiers[12]. En même temps il voulait l'opposer comme une protestation vivante aux injustices de l'opinion et des lois à l'égard des esclaves, montrer par elle à tous ces déshérités du monde païen, qu'eux aussi étaient appelés à la liberté de l'âme et à la sublimité du martyre. Le contraste de sa condition avec la noblesse de son
caractère n'a pas contribué médiocrement à mettre Blandine en relief. Un
héroïsme parti de si bas a placé si haut l'humble esclave, lui a dressé un
piédestal si élevé, que, parmi les quarante-huit martyrs de Lugdunum, elle
occupe une des premières places dans l'admiration des fidèles aussi bien que
dans les monuments historiques et liturgiques. Descendue avec sa maîtresse
dans l'arène sanglante, elle y a brillé d'un si vif éclat, qu'elle a
complètement éclipsé la matrone gallo-romaine dont elle était la propriété.
Son nom a été recueilli par Le, rédacteur de cette Lettre fait vivement ressortir à nos yeux l'héroïque Blandine ; il s'arrête avec une sorte de complaisance devant sa rayonnante figure, et chaque fois qu'il revient à elle, tout en restant dans son rôle de fidèle témoin, il laisse percer une nuance d'admiration attendrie, quelque chose qui ressemble à une sorte de prédilection. Ainsi l'esclave dédaignée des hommes est devenue un type de grandeur morale, la personnification des martyrs de Lugdunum. Il n'est pas jusqu'au protestantisme qui, par la plume de
ses écrivains, ne lui ait fait l'honneur de ses attaques. A la palme du
martyre, Blandine unit la blanche couronne des vierges. Dans Mélanchthon[15] et Cave[16] ont essayé de
porter la main sur la couronne virginale de Blandine, de la détacher de son
chaste front. Pour lui enlever le titre de vierge, ces deux auteurs ce
fondent sur le nom de mère qui lui est donné par Si l'on ne savait quel aveuglement peuvent produire dans
les meilleurs esprits les préjugés de secte, on croirait que Mélanchthon et
Cave n'ont pas pris la peine de lire Blandine est encore appelée, dans Sur Blandine nous ne savons autre chose que les détails
donnés par Née, selon toute apparence, dans la servitude, Blandine partageait la condition et le sort de ses parents. A en juger par son nom, qui a tout l'air d'un nom de fantaisie, la douce. Blandine avait su plaire à sa maitresse ; elle était devenue une de ces favorites qui avaient l'art de conquérir l'affection, souvent capricieuse, quelquefois sincère, des matrones au service desquelles elles étaient attachées. Le christianisme avait pénétré jusqu'à Blandine et à sa maîtresse ; l'une et l'autre avaient embrassé la religion du Christ. Nous ne savons quelle marche avait suivie la lumière divine, si elle était descendue de la maîtresse à l'esclave, ou bien montée de l'esclave à la maîtresse. Il est vraisemblable que la matrone gallo-romaine fut la première à recevoir le bienfait de la foi, et qu'elle le communiqua bientôt après à son entourage. Ce que l'on peut affirmer hardiment, c'est qu'à partir de cette époque, Blandine et tous les esclaves de la famille bénéficièrent largement de la révolution religieuse qui venait de s'accomplir au dessus de leur tète. L'affection qu'elle avait su d'abord inspirer, ne reposait guère que sur un caprice aussi mobile qu'il était frivole. Depuis que sa maîtresse avait abjuré le culte des dieux, ce sentiment s'était élevé,. transforme ; il avait revêtu le caractère d'une vertu, de la charité chrétienne. Du moment que ces deux néophytes se trouvaient réunies dans la croyance au Dieu véritable, qu'elles pouvaient mêler leurs vœux et, leurs prières devant le même autel, leurs âmes se rencontraient sur le pied d'une égalité sainte. Par le sacrement de la régénération, Blandine était devenue, devant le Christ et son Église, l'égale de la matrone ; rien donc ne s'opposait à ce que l'esclave fût admise à l'amitié de cette dernière. Grâce aux nouveaux rapports établis par la charité entre ces deux chrétiennes, Blandine trouvait une mère tendre, une amie dévouée, dans celle qu'elle ne cessait pourtant de regarder et de respecter comme sa maîtresse. Alors qu'elle était sous la main des bourreaux, elle reçut de cette tendresse une marque des plus touchantes. Nous tremblions tous pour Blandine, disent les martyrs. Sa maîtresse selon la chair, qui combattait dans les rangs des martyrs, appréhendait que, vu la faiblesse de sa complexion, Blandine n'eût pas la force de confesser sa foi. Impossible de lire ce passage sans être attendri. Des sentiments si élevés, si délicats, signalent le caractère de la révolution que le christianisme opérait dans les idées et les mœurs au profit des esclaves. La dernière par la naissance et la condition, Blandine va ouvrir la scène du martyre ; elle l'occupera jusqu'à la fin comme personnage principal ; enfin elle aura l'honneur de clore ce drame sanglant par une mort glorieuse. Sur l'indication qu'ils en avaient reçue, les soldats s'attaquèrent d'abord à elle ; ils soumirent la douce vierge aux horreurs d'une cruelle torture. Le président se flattait sans doute d'avoir facilement raison de cette vile esclave, de la réduire à faire chorus aux calomnies articulées contre les chrétiens. Effectivement, à en juger par les seules apparences, cette frêle créature ne semblait pas de force à tenir contre les tourments qui lui étaient préparés : c'était à faire trembler la maîtresse de Blandine pour sa sœur en Jésus-Christ. Mais le gouverneur avait compté sans le secours de Celui en qui l'une et l'autre avaient placé leur confiance. Blandine dépouilla les faiblesses réunies de sa condition, de son tempérament et de son sexe, pour revêtir la force de Jésus-Christ ; elle mit en défaut les ordres du juge et la cruauté de ses ministres. A la fin, les bourreaux furent obligés de laisser tomber de lassitude les instruments du supplice, et de s'avouer vaincus. Ils firent à l'esclave torturée, survivant comme par miracle, l'honneur d'un étonnement qui touchait à l'admiration. Nous tremblions tous pour Blandine, disent les martyrs. Sa maîtresse selon la chair, qui combattait dans les rangs des martyrs, appréhendait que, vu la faiblesse de sa complexion, elle n'eût pas la force de confesser sa foi. Mais Blandine se montra remplie d'un si grand courage, qu'elle lassa les bourreaux, qui, se relayant les uns les autres, la soumirent depuis le matin jusqu'au soir à toutes sortes de supplices. A bout d'inventions, ils finirent par s'avouer vaincus, s'étonnant que ce corps brisé, déchiré, conservât encore un souffle de vie. Or, la bienheureuse, semblable à un vaillant athlète, retrempait ses forces dans la confession de sa foi. Je suis chrétienne, disait-elle ; il ne se passe rien de criminel parmi nous. Ces paroles lui étaient un rafraîchissement, un repos, un remède qui la rendait insensible à ses souffrances. Par la générosité de sa confession, Blandine avait calmé les appréhensions de sa charitable maîtresse ; elle avait donné un énergique démenti aux calomnies proférées par les esclaves contre les chrétiens, infligé la honte d'une défaite au président et à ses bourreaux. Sanctus ménageait au gouverneur autre chose qu'une revanche. Diacre de l'Église de Vienne, il répondit pleinement à l'attente des fidèles ; il se tint, par son courage, à la hauteur du rang qu'il occupait dans la hiérarchie sacrée. A la fermeté de son attitude, à l'énergie d'une affirmation opposée toujours la même aux diverses questions qui lui étaient adressées, le président dut s'apercevoir qu'il n'avait pas affaire à un athlète ordinaire. Alors, comme aujourd'hui, le juge demandait à l'accusé son nom, son pays, sa profession. A toutes ces questions, Sanctus répondait invariablement en latin : Christianus sum, Je suis chrétien. Par ces deux mots, il estimait donner réponse à tout, et il les faisait retentir au pied du tribunal, comme le Romain ayant droit de cité s'écriait devant les proconsuls : Civis romanus sum, Je suis citoyen romain. Ainsi firent plusieurs autres martyrs, entre autres saint Lucien[22], saint Taraque[23] et saint Félix[24]. Dans l'éloge qu'il a prononcé en l'honneur de saint Lucien, saint Jean Chrysostome rend admirablement raison de cette formule, dans laquelle se renfermèrent plusieurs martyrs. Le juge, dit l'éloquent
docteur, pressait Lucien de questions, et Lucien
répondait toujours : Je suis chrétien. — Ta patrie ? — Je
suis chrétien. — Ta condition ?
— Je suis chrétien. — Tes parents ? — Je
suis chrétien. Et toujours : Je suis
chrétien... A juger des choses légèrement,
cette réponse pourra sembler déplacée ; mais avec un peu d'attention, on
saisit bien vite la sagesse du martyr. En effet, dire : Je suis chrétien,
c'est déclarer à la fois et sa patrie, et sa famille, et sa profession.
Comment cela ? Le voici. Le chrétien n'a point ici-bas de patrie ; sa patrie
véritable est Nous ne pouvions nous adresser mieux qu'à saint Jean
Chrysostome, pour interpréter le passage suivant de De son côté, le diacre Sanctus supportait avec un courage surhumain tous les tourments inventés par les persécuteurs, dans l'espérance que la continuité et l'horreur des supplices lui arracheraient quelque aveu compromettant pour notre religion. A tout il opposa une si grande fermeté, qu'il refusa de décliner son nom, d'indiquer sa ville natale, de dire s'il était de condition noble ou servile. A toutes les questions qui lui étaient posées, il se contentait de répondre en latin : Je suis chrétien. Son nom, sa ville natale, sa condition, il comprenait tout ce qui le concernait dans sa qualité de chrétien. Les païens ne purent en tirer une autre parole, ce qui portait au comble le dépit du président et des bourreaux. Sanctus se retranchait donc dans une formule unique, vive expression de sa foi aussi bien que de son courage. C'était de quoi réjouir les fidèles, qui comprenaient le sens multiple de ces paroles ; mais aussi c'était mettre au dépit un juge qui, n'ayant pas la clef de cette réponse, en prenait la répétition obstinée pour une insulte et un défi. Le président fit donc appel à ses satellites pour venger cet outrage, vaincre cette persistance insultante. Les bourreaux firent de leur mieux avec le fer, le feu et
tout l'attirail des supplices. Le corps du saint martyr fut brûlé, déchiré,
disloqué, mis dans un état horrible à voir. Efforts inutiles t rafraîchi par
les eaux salutaire qui jaillissent des sources éternelles, Sanctus demeura
immobile dans la constance et la sérénité de son courage. N'ayant rien obtenu
ce jour-là, les bourreaux revinrent, quelques jours après, à la charge contre
un corps déjà si maltraité, encore tout endolori. Par un raffinement de
barbare cruauté, ils appliquèrent le fer et le feu sur des blessures
récentes, afin d'en raviver les impressions, d'en décupler les poignantes
douleurs. Tout s'émoussa contre la patience de l'invincible martyr. Alors
l'action de la grâce, qui suivait le progrès des supplices, se manifesta par
un prodige éclatant. Cette seconde torture devint pour le bienheureux diacre
un remède souverain ; des tourments qui semblaient devoir l'achever, relevèrent
son corps abattu, lui rendirent l'usage de ses membres rompus et disloqués.
Ces circonstances sont admirablement rendues dans le passage suivant de Ne sachant plus quel tourment
employer, le président et les bourreaux s'avisèrent de faire rougir au feu
des lames d'airain, et de les lui appliquer sur les parties les plus
sensibles du corps. Les membres du martyr (Sanctus) étaient brûlés ; mais lui demeurait ferme, immobile,
inébranlable dans sa confession, rafraîchi, fortifié qu'il était par les eaux
vives qui jaillissent des sources célestes, du sein du Christ. Son corps
montrait assez tout ce qu'il venait d'endurer : meurtri, contracté, couvert
de plaies, ce corps ne conservait plus forme humaine. Mais le Christ, qui
souffrait dans son martyr, faisait éclater par lui sa gloire ; il confondait
l'ennemi, et, par un si bel exemple, il montrait aux autres qu'il n'y a rien
à craindre où règne l'amour du Père, rien à souffrir quand il s'agit de la
gloire du Christ. En effet, quelques jours après, les impies soumirent le
martyr à de nouveaux tourments. Ils espéraient qu'en appliquant le fer et le
feu sur des plaies encore ouvertes et enflammées, ils viendraient à bout de
Sanctus, puisque le plus léger attouchement lui était insupportable, ou du moins
qu'expirant dans les supplices, il épouvanterait les autres par sa mort. Tout
au contraire, par un prodige extraordinaire, au milieu de ces nouvelles
épreuves, le corps du martyr se releva, se redressa ; il reprit sa forme
naturelle et l'usage de ses membres, si bien que, par la grâce du Christ,
cette seconde torture lui devint un remède et non un tourment. Quel spectacle ! et aussi quelle admirable peinture ! Les fidèles, témoins de cette scène, durent, le soir, dans le secret de leur demeure, en redire tous les détails à ceux que la prudence avait tenus éloignés du forum. Ce récit, mis en circulation parmi les chrétiens de Lugdunum, donnait courage aux faibles, exaltait l'ardeur des forts, et tous s'unissaient dans un commun enthousiasme pour applaudir au triomphe de Sanctus. Dans la pensée du gouverneur, les raffinements de cruauté employés contre Sanctus avaient été calculés pour réduire la constance de ce martyr, et ensuite pour agir par la crainte sur les autres confesseurs. Le résultat ne fut pas plus heureux d'un côté que de l'autre. Parmi ceux qui avaient renié leur foi, se trouvait une femme nommée Bibliade[29]. Comme tous les autres tombés, cette femme était demeurée sous la main de l'autorité, non plus à titre de chrétienne, mais comme prévenue des crimes imputés aux fidèles par les esclaves. Or, le démon résolut de compléter la ruine de Bibliade, en lui faisant ajouter faiblesse à faiblesse. Mais le Seigneur, qui jamais ne délaisse ceux qui ne s'abandonnent pas eux-mêmes, vint au secours de cette malheureuse. Il se servit de l'appareil des supplices, surtout des charbons ardents, allumés devant elle, pour lui donner une image de l'enfer, pour la ramener, par une crainte salutaire, dans les rangs des confesseurs. Or, Bibliade, dit Ce retour ne devait pas être isolé ; il devait être suivi, comme nous le verrons plus tard, de plusieurs autres, déterminés par l'exemple de Bibliade et les prières des fidèles. |
[1] Annotat. in. V.
[2] Dion, l. LIII.
[3]
Vienne ne fut capitale d'une province romaine (
[4] Lucien, Peregrinus.
[5] Digest., De officio præsidis, tit. XVIII, 5.
[6] Trois rois de Pergame ont porté le nom d'Attale : Anale Ier, successeur d'Eumène ; Attale II Philadelphe ; Attale III, surnommé Philométor, qui fut le dernier roi de Pergame. Attale III mourut l'an 133 avant Jésus-Christ, sans laisser d'enfant. Il avait par son testament institué le peuple romain héritier de ses domaines ; la république prit donc possession de son royaume.
[7] Le colobium épiscopal était une espèce de tunique à l'usage des évêques.
[8] Cette lettre avait été écrite en grec. Nous n'en avons plus que la traduction latine.
[9] Mémoires pour servir à l'histoire ecclésiastique, t. II, note 4.
[10] Hist. litt., ad annum 158.
[11] Historiæ litterariæ aquileiensis, lib. V, c. IV, Romæ, 1742.
[12] Matthieu, XIX, 30.
[13] Festum sanctæ Blandinæ et quadraginta octo martyrum, disent Adon et Bède. Dans le bréviaire de Vienne, l'oraison pour la fête du 2 juin commence ainsi : Deus qui nos annua beatæ Blandinæ et sociorum ejus lætificas.....
[14] Acta Sti Clari, 1er januar., apud Boll.
[15] In locis communibus, De scandalo.
[16] Hist. litt.
[17] Mémoires de l'histoire de Lyon, édit. Gryphius, p. 40.
[18] Histoire véritable de la ville de Lyon, Lyon, 1604, p. 86.
[19]
Chorus tuus Blandinam meam hahere non potuit.
(Homilia in sanctam
Blandinam.)
[20] Acta Sti Clari, die 1er januar., apud Boll.
[21]
C'est tout ce qu'on peut alléguer pour prétendre que Blandine était de Vienne.
Chorier affirme qu'elle fut arrêtée et martyrisée à Vienne. C'est une invention
formellement démentie par
[22] S. Chrys., Oratio in S. Lucium.
[23] Acta S. Taraci, apud Ruinart.
[24] Lactantius, De morte peccatorum.
[25] S. Paul, Ad Galat., IV, 26.
[26] Ad Philipp., III, 20.
[27] Ad Ephes., II, 19.
[28] S. Chrys., Oratio in S. Lucium.
[29] Elle est appelée Biblis par Grégoire de Tours.
[30] Les chrétiens se conformaient encore à la défense faite au concile de Jérusalem de goûter du sang des animaux ou de manger des viandes étouffées.