SAINT POTHIN ET SES COMPAGNONS MARTYRS

 

LIVRE PREMIER. — FONDATION DE L'ÉGLISE DE LYON.

CHAPITRE VI. — Échange de lettres entre l'Église de Smyrne et celle de Lugdunum.

Le bienheureux Pothin demande à Polycarpe un renfort d'ouvriers évangéliques. — Irénée lui est envoyé avec plusieurs autres. — Avènement de Marc-Aurèle à l'Empire. — Persécutions locales. — Martyres de saint Justin à Rome, de saint Polycarpe à Smyrne. — Lettre de l'Église de Smyrne touchant la mort de Polycarpe. — Cette Épître parvient à Lugdunum. — Le bienheureux Pothin prépare son troupeau à la lutte. — Ce qu'était l'Église de Lugdunum vers l'an 177.

 

Polycarpe n'avait pas perdu de vue les apôtres qu'il avait dirigés vers Lugdunum pour y prêcher l'évangile. Cette jeune Église, fondée par Pothin, son disciple, dans la ville de Plancus, ne lui inspirait pas un intérêt moindre que celle de Smyrne : c'étaient deux branches d'une même famille qu'il embrassait dans un amour égal. Au moyen des nouvelles que lui apportaient des courriers ou des marchands chrétiens venus à Smyrne des bords du Rhône, Polycarpe suivait avec une sollicitude paternelle les progrès de la chrétienté lugdunaise ; il applaudissait à ses succès, s'inquiétait de ses dangers, prêt à lui venir en aide autrement que par des vœux et des prières.

De leur côté, Pothin et ses auxiliaires tournaient souvent leurs pensées et leurs regards vers les rivages asiatiques, quittés par eux sans retour. Non contents de demeurer avec Polycarpe en communion de doctrine et de charité, ils entretenaient une correspondance suivie avec ce pontife, autrefois leur pasteur et leur maitre. En retour, il en recevaient par lettres les sages conseils, les encouragements sympathiques, les consolations au besoin. Grâce à ce commerce épistolaire, les premiers apôtres de Lugdunum, rameaux détachés de l'Église de Smyrne, avaient toute facilité de conserver dans toute sa pureté la sève qu'ils avaient puisée sur ce tronc apostolique, d'en augmenter la vigueur et la puissance. Ils comptaient sur cette Église-mère ; ils savaient que leur voix éveillerait un écho de profonde sympathie au cœur de Polycarpe, qu'ils trouveraient en lui, avec une puissante intercession auprès de Dieu, des secours de tout genre pour le développement et la consolidation de leur œuvre.

Cet échange de lettres entre l'évêque de Smyrne et celui de Lugdunum ne surprendra pas, pour peu que l'on soit initié à l'histoire intime de l'Église primitive. Sans parler du grand mouvement qui faisait arriver à Rome et partir de cette capitale du monde chrétien épîtres et courriers, les autres Églises, celles surtout qui se trouvaient en rapport de filiation ou de dépendance hiérarchique, entretenaient les unes avec les autres un commerce épistolaire très-actif. Unies par les liens d'une tendre charité, ces Églises aimaient à se tenir au courant de leur situation réciproque, à se faire confidence de leurs succès comme de leurs revers, à s'aider mutuellement d'encouragements et de conseils. En cela, du reste, les évêques ne faisaient que suivre un exemple donné par les apôtres, notamment par saint Pierre, saint Paul et saint Jean.

Cependant le zèle du bienheureux Pothin mettait à profit l'apaisement produit dans les esprits par Antonin-le-Pieux. A la faveur de ces circonstances, l'Église de Lugdunum se développait paisiblement, mais non sans peine, sur les deux collines et au bord des deux rivières. C'est là tout ce qu'on peut dire de ces commencements obscurs, dont les détails, connus de Dieu seul, sont enregistrés dans le livre de vie : jours laborieux, époque de travaux incessants sur une terre où le paganisme avait poussé, croisé en tout sens des racines tenaces et profondes.

Environ quinze ans s'étaient écoulés depuis que le bienheureux Pothin avait planté la croix de Jésus-Christ sur les bords de la Saône, lorsqu'il s'adressa par lettres à Polycarpe pour lui demander un secours d'hommes apostoliques. Quelques uns des vaillants ouvriers, enfants comme Pothin de l'Ionie, avaient-ils succombé prématurément aux dévorantes fatigues de l'apostolat ? La marche progressive de l'Évangile à Lugdunum, l'abondance de la moisson rendait-elle insuffisant le nombre des ouvriers alors présents sur le terrain ? Ou bien encore, la Gnose[1] se disposant à envahir la vallée du Rhône, le danger qui allait surgir de ce côté-là réclamait-il des athlètes d'un nouveau genre ? Il est probable que ces différents motifs influèrent tous sur la démarche du bienheureux Pothin, le déterminèrent à se tourner vers Polycarpe afin d'en obtenir un renfort de missionnaires. Pour ce qui regarde les circonstances de ce second envoi, nous sommes dénué de tout renseignement authentique ; il faut donc nous laisser guider par le fil des événements, suivre la voie qu'ils semblent ouvrir devant nous[2].

A l'appel de Pothin, Polycarpe répondit par une générosité qui lui imposait, à lui et à l'Église de Smyrne, un coûteux sacrifice. Avec plusieurs autres, dont le nombre et les Me demeurent inconnus, il désigna Irénée pour aller recruter le clergé de Lugdunum ; Irénée, parvenu à la maturité de l'âge, du talent et de la vertu ; Irénée, disciple favori sur lequel sa vieillesse pouvait déjà s'appuyer. D'après toutes les vraisemblances, historique et chronologique, voici comment les choses se sont passées :

Polycarpe, comme nous l'avons dit dans un chapitre précédent, se rendit à Rome vers l'an 158, pour conférer avec le pape Anicet sur la célébration de la Pâque et plusieurs autres questions. Suivant toute probabilité, Polycarpe prit la mer, accompagné d'Irénée et de plusieurs autres. Il profita de ce voyage dans la capitale du monde chrétien pour y conduire ces missionnaires, et les présenter, eux et leur œuvre, à la bénédiction du pontife romain.

Pour cette phalange d'apôtres, impossible de débuter mieux dans la carrière ouverte à leur zèle, de recevoir des gages plus rassurants de protection divine. Voir de ses yeux, entendre de ses oreilles le successeur de Pierre, le chef de l'Église universelle ; s'agenouiller sur les tombeaux des apôtres Pierre et Paul ; visiter la porte Latine, où Jean avait été plongé dans une chaudière d'huile bouillante sans en recevoir aucun mal ; parcourir d'un pas religieux le vaste amphithéâtre arrosé si souvent du sang des martyrs, ce Colisée qui vit Ignace d'Antioche broyé sous la dent des lions ; descendre dans les catacombes, cimetières augustes, sanctuaires vénérables, où l'Église de Rome cachait, aux jours mauvais, ses enfants et ses mystères ; ces grands spectacles, les scènes touchantes qu'ils évoquaient, durent produire sur Irénée une de ces impressions dont rame conserve l'ineffaçable empreinte. Sans doute sa pensée revenait au bord du Tibre, au lieu où s'élève la Chaire de Pierre, lorsqu'il retraçait, dans son immortel ouvrage Contre les hérésies, les grandeurs et les prérogatives de l'Église romaine, mère et maîtresse des autres Églises[3].

Les affaires qui l'avaient appelé à Rome étant terminées, Polycarpe reprit la route de Smyrne ; de leur côté, Irénée et ses compagnons firent voile vers Marseille.

Pour l'Église de Lugdunum, ce fut un beau jour que celui où elle reçut de Smyrne, par la voie de Rome, ces jeunes et vaillantes recrues. Des lettres furent rendues au bienheureux Pothin de la part d'Anaclet et de Polycarpe. Ce que le papyrus n'avait pu recevoir, Irénée était là pour y suppléer par la parole, pour se faire le fidèle interprète du pontife romain et de l'évêque de Smyrne. Communication fut donnée de ces lettres aux fidèles réunis dans l'oratoire des bords de la Saône. Cette lecture fut accueillie avec les sentiments que l'on peut imaginer. Des paroles parties de si haut, dictées par une tendre charité, étaient faites pour toucher les cœurs, resserrer encore davantage les liens qui unissaient Pothin et ses enfants à l'Église romaine et à celle de Smyrne. Cependant personne ne dut se réjouir à l'égal de l'évêque de Lugdunum ; il savait quel trésor Polycarpe venait de lui envoyer dans la personne d'Irénée. Avec un pareil soutien, il aurait moins à regretter le déclin de ses forces, il pourrait envisager sans crainte l'avenir de son Église.

A son arrivée à Lugdunum, Irénée, suivant les calculs les plus autorisés, ne devait pas avoir moins de trente-sept ans. Quelques auteurs estiment qu'il était encore simple diacre[4]. Dans ce cas, le bienheureux Pothin ne tarda pas de l'élever au sacerdoce. Prêtre de Pothin[5], Irénée se trouvait, par le fait de son ordination, attaché à l'Église de Lugdunum, uni à son évêque par des liens de dépendance que ce pontife seul pouvait dénouer.

Ainsi, d'une part, les renforts arrivés de Smyrne comblaient les vides ouverts dans le clergé de Lugdunum, et de l'autre, les lettres d'Anicet et de Polycarpe donnaient un nouvel élan au zèle du bienheureux Pothin et de ses auxiliaires.

Sur ces entrefaites Antonin-le-Pieux étant mort (161), Marc-Aurèle, son fils adoptif, lui succéda sur le trône des Césars. L'avènement de ce prince fut salué avec enthousiasme par les philosophes de toutes les sectes, les rhéteurs de toutes les écoles. Suivant eux, Marc-Aurèle allait réaliser le vœu de Platon ; il allait inaugurer le règne de la sagesse, ouvrir à l'Empire un âge d'or, une ère de prospérité sans égale. Ces manifestations, où se signalèrent les plus chauds partisans des idées païennes, ne faisaient rien augurer de bon pour le christianisme.

Les fidèles y voyaient un motif de se défier, de craindre pour la tolérance où les avait laissés vivre Antonin. Le sang chrétien qui coula sous l'empire de Marc-Aurèle, ne donna que trop raison à ces craintes. Dés l'an 184, Félicité et ses enfants étaient condamnés à mort par le préfet de Rome[6]. Quelque temps après, Ptolémée, Lucius et leurs compagnons payaient également de leur tête la confession de Jésus-Christ[7].

En l'année 167, la nouvelle se répandit à Lugdunum que Justin, le vigoureux apologiste de la religion chrétienne, venait d'obtenir la palme du martyre. Philosophe bien digne de ce nom, Justin avait élevé une école de philosophie chrétienne en pleine ville de Rome, en face de la chaire de Crescent, lequel, dit Eusèbe, s'efforçait de mériter, par la licence de ses mœurs, l'épithète de Cynique accolée à son nom[8]. Comptant pour rien le danger de combattre un personnage tout puissant à la cour de Marc-Aurèle, Justin ne craignit pas d'en venir à une discussion publique avec Crescent. Fort de la vérité qu'il défendait, le philosophe chrétien ferma la bouche au Cynique, et le couvrit de confusion devant une nombreuse assemblée. Dans sa seconde Apologie, Justin revint à la charge contre Crescent et les philosophes de son espèce ; il les prit à partie pour leur infliger un châtiment solennel, dévoiler aux yeux de tous leur sotte ignorance, leur bas servilisme, leur soif de popularité. Le trait avait porté. Piqué au vif, Croulent jura de se venger de cet affront. Il le fit à la manière des lâchetés impuissantes, en invoquant la force brutale du glaive. Junius Rusticus, préfet de Rome, se chargea du soin de cette vengeance. Ce magistrat traduisit Justin à son tribunal ; après un interrogatoire où le philosophe chrétien affirma courageusement sa foi, Junius Rusticus le condamna à mort et lui fit trancher la tête[9].

Voilà ce que les chrétiens de Lugdunum se disaient tout bas à l'oreille, dans le secret de leurs maisons ; ce que les païens de cette ville répétaient avec l'air du triomphe sous les portiques du forum, aux abords des temples et dans tous les lieux de réunion. Ces évènements étaient de nature à redoubler les craintes du bienheureux Pothin et de son troupeau. Toutefois, on pouvait l'espérer, cette persécution, qui n'avait pas un caractère général, qui procédait par intermittences, par condamnations locales, pouvait épargner la communauté chrétienne de Lugdunum.

Les fidèles de cette ville étaient remis à peine de l'émotion causée par le martyre de saint Justin, lorsqu'un courrier venu de Smyrne remettait au bienheureux Pothin un écrit, page glorieuse de l'histoire du IIe siècle : c'était la Lettre écrite par l'Église de Smyrne touchant le martyre de saint Polycarpe.

Dés lors que le glaive avait été tiré contre les disciples du Christ, l'Église de Smyrne ne devait pas échapper longtemps à la persécution. Cette chrétienté jetait trop d'éclat en Asie, pour ne pas soulever contre elle les jalousies judaïques et les haines païennes ; Polycarpe jouissait d'une renommée trop retentissante, cet homme apostolique se trouvait en trop grande évidence par l'activité de son zèle et l'exercice de son autorité, pour être épargné par les passions hostiles qui fermentaient autour de lui.

A l'honneur d'avoir été fondée par les apôtres, l'Église de Smyrne allait ajouter le lustre du sang, le baptême du martyre. Comme Ignace, le glorieux martyr d'Antioche, Polycarpe allait à son tour cueillir la noble palme ; il allait voir couronnés ses vœux les plus chers, des vœux entretenus, caressés dans son cœur comme une de ses plus précieuses espérances. Déjà Germanicus et plusieurs autres fidèles de Smyrne avaient été immolés pour leur foi. Mais ce sang, trop vulgaire aux yeux de la multitude, ne pouvait satisfaire sa fureur ; il lui fallait une plus noble victime. Elle réclama donc à grands cris le chef des chrétiens, ce Polycarpe connu de tous pour être le soutien, la colonne, l'âme de l'Église de Smyrne. Complice de ces aveugles fureurs, Statius Quadratus, proconsul d'Asie, mit les faisceaux romains au service de la plus vile populace.

Comment Polycarpe soutint les différents assauts des persécuteurs, quelle douce sérénité il fit paraître devant ses juges, avec quelle sainte joie il donna sa vie pour Jésus-Christ, et aussi quels prodiges accompagnèrent son martyre, la Lettre adressée par l'Église de Smyrne à celle de Philomélie va nous le dire avec des détails si touchants, des circonstances si attendrissantes, que la piété ne peut se lasser.de lire ces pages admirables.

Saint Polycarpe touche de très-près à l'Église de Lyon, et pour avoir été le maitre de saint Pothin, et pour avoir envoyé ce cher disciple dans les Gaules. La relation de son martyre appartient donc à l'histoire des origines de l'Église lyonnaise : c'est pour cette Église un titre de famille qui doit figurer en tète de ses annales religieuses. Eusèbe a inséré dans son Histoire ecclésiastique la plus grande partie de la Lettre qui renferme cette relation : J'ai cru, dit-il, devoir inscrire dans mon Histoire la mort de Polycarpe, avec les circonstances conservées par les monuments, et que l'on raconte encore aujourd'hui[10]. Si l'évêque de Césarée a cru devoir insérer ces Actes dans une histoire générale, à plus forte raison sommes-nous autorisé à leur donner place dans des pages consacrées à saint Pothin, disciple de saint Polycarpe.

Cette Lettre, rédigée par Évariste, portée par un chrétien nommé Marc à l'Église de Philomélie, était destinée non seulement aux fidèles de cette ville, mais encore à toutes les communautés chrétiennes. Unie à l'Église de Smyrne par les liens les plus étroits, celle de Lugdunum ne dut pas être la dernière à recevoir les Actes de saint Polycarpe. Peut-être même est-ce à l'Église de Lugdunum, et en particulier à saint Irénée, que nous sommes redevables de ce monument précieux. En effet, les manuscrits les plus anciens se terminent par l'annotation suivante : Ceci a été transcrit sur l'exemplaire d'Irénée, disciple de saint Polycarpe, par Caius, qui a vécu avec Irénée. Et moi, Socrate de Corinthe, je l'ai transcrit sur la copie de Caius[11]... D'autres manuscrits portent : Cette relation a été tirée d'Irénée, disciple de Polycarpe, par Caius, qui a vécu avec Irénée. Et moi, Socrate, je l'ai copiée sur l'exemplaire de Caius. Moi, Pionius, j'ai transcrit l'exemplaire précédent, après l'avoir recherchée trouvé par une révélation particulière du bienheureux Polycarpe[12].

A l'intérêt tiré du fond de ces Actes et de leur provenance, s'ajoutent encore des renseignements utiles à recueillir pour la connaissance des premiers siècles chrétiens. Cette Lettre, dont Eusèbe a donné de longs fragments[13], a été reproduite en entier par Ussérius[14], Cotelier[15], dom Ruinart[16], l'abbé Migne[17], et plusieurs autres. Nous traduisons sur le texte grec donné par ce dernier.

L'Église de Smyrne à l'Église de Philomélie, et à toutes les communautés du monde qui appartiennent à l'Église sainte et catholique, la miséricorde, la paix et la charité vous soient accordées en abondance par Dieu le Père et Jésus-Christ notre Seigneur.

Frères, nous vous envoyons une relation touchant nos martyrs et le bienheureux Polycarpe, lequel a mis par son sang comme le sceau à la persécution et l'a fait cesser. Tout ce qui s'est passé en cette rencontre, le Seigneur s'en est servi pour nous montrer un témoignage conforme à l'Évangile. En effet, à l'exemple du Sauveur, Polycarpe attendit l'heure où il devait être livré ; bel exemple que nous devons suivre, veillant à nos propres intérêts, sans oublier ceux du prochain. Car c'est le propre d'une charité solide et véritable de chercher non seulement son propre salut, mais encore celui de tous ses frères.

Après avoir exalté la gloire des martyrs, retracé la constance de Germanicus, déploré l'apostasie de Quintus, les chrétiens de Smyrne poursuivent ainsi :

Au premier bruit de la persécution, Polycarpe, cet homme admirable, ne perdant rien de son calme ordinaire, voulait demeurer dans la ville. Mais, sur les instances d'un grand nombre de fidèles, il consentit à s'éloigner. Il se retira donc dans une maison de campagne peu distante de Smyrne. Il s'y établit avec quelques chrétiens, passant, suivant sa coutume, les heures du jour et de la nuit à prier pour tous et pour toutes les Églises du monde. Trois jours avant son arrestation, comme il était en prière, il eut une vision dans laquelle le chevet de son lit lui apparut dévoré par les flammes. Alors, se tournant vers ceux qui l'entouraient, il leur dit avec un esprit prophétique : Je dois être brûlé vif.

A l'approche de ceux qui le cherchaient, il se retira dans une autre maison de campagne, où les émissaires ne tardèrent pas d'arriver. Leurs recherches ayant été infructueuses, ils se saisirent de deux jeunes esclaves ; l'un d'eux, appliqué à la question, finit par découvrir la retraite du saint. Les gens de la maison trahissant Polycarpe, il lui était impossible d'échapper aux poursuites. Or, l'irénarque[18], nommé Hérode, désirait le produire dans le stade, afin qu'il y subît son sort, devenant ainsi semblable à Jésus-Christ. Que le châtiment de Judas retombe sur la tête des traîtres !

Le sixième jour de la semaine, à l'heure du dîner, des soldats à pied avec des cavaliers, tous munis de leurs armes, partirent comme s'ils fussent allés à la recherche d'un voleur. Ils arrivèrent au lieu indiqué vers la tombée de la nuit, et trouvèrent Polycarpe prenant son repas dans la partie supérieure d'une petite maison. Il lui eût été facile de gagner un autre asile, mais il s'y refusa, disant : Que la volonté de Dieu soit faite ! Au bruit qu'il entendit, le saint, comprenant que les soldats étaient arrivés, descendit et s'entretint familièrement avec eux. Grand fut l'étonnement de ces derniers ; ils admiraient l'air vénérable, la constance de Polycarpe, se demandaient pourquoi tant de mouvement pour s'emparer d'un vieillard. Sur-le-champ le saint évêque ordonna qu'on leur servit à boire et à manger à discrétion ; puis il leur demanda une heure de temps pour prier en toute liberté. La chose lui ayant été accordée, il pria avec une telle abondance de grâce, qu'il continua sa prière l'espace de deux heures. Les soldats, témoins de ce spectacle, en étaient dans l'admiration ; plusieurs même se reprochaient d'être venus pour saisir un vieillard si agréable à Dieu.

Dans sa prière, le saint fit mention de tous ceux avec lesquels il avait eu des rapports, grands et petits, de basse ou d'illustre naissance, et en général de l'Église catholique tout entière. Le moment du départ étant venu, on le mit sur un âne, et on l'achemina ainsi vers la ville. C'était le jour du grand samedi[19]. Sur la route, ils rencontrèrent l'irénarque Hérode et son père Nicétas. Ceux-ci firent monter Polycarpe sur leur char, et l'ayant établi à côté d'eux, ils lui disaient pour le gagner : Quel si grand mal peut-il y avoir à dire : Seigneur César, et à sacrifier pour sauver sa vie ? Polycarpe ne répondit pas. Comme ils insistaient, il leur dit. : Je ne ferai rien de ce que vous me conseillez. Perdant tout espoir de le gagner, Hérode et Nicétas l'accablèrent d'injures ; puis ils le poussèrent si violemment, qu'il fut précipité du char, et, dans sa chute, se fractura l'os de la jambe. Polycarpe, sans rien perdre de son calme habituel, et comme s'il n'eût rien souffert, s'avançait vers le stade avec une joie et une agilité surprenantes. Or, dans le stade, le tumulte était si grand, qu'on ne pouvait s'y faire entendre.

A son entrée dans cette enceinte, une voix vint du ciel qui lui disait : Polycarpe, courage et fermeté ! Personne ne vit celui qui parlait, mais la voix fut entendue de tous ceux des nôtres qui étaient présents. Polycarpe fut introduit dans le stade ; le peuple, apprenant que c'était l'évêque de Smyrne, applaudit bruyamment à son arrestation. Le proconsul lui demanda s'il était bien Polycarpe. Sur sa réponse affirmative, le proconsul l'engageait à renier son Dieu : Prends pitié de ton âge, lui disait-il. Et paroles semblables à l'usage de nos ennemis. Jure par la fortune de César, ajouta le proconsul, reconnais ton erreur, et crie : Périssent les impies ! Alors Polycarpe promena un regard sévère sur la multitude qui sa trouvait dans le stade ; il étendit sur elle sa main droite, puis, poussant un soupir et élevant ses regards vers le ciel, il s'écria : Périssent les impies ! Le proconsul, revenant à la charge, lui disait : Jure, insulte le Christ, et je te mets en liberté. Polycarpe répondit : Il y a quatre-vingt-six ans que je le sers, et jamais il ne m'a fait aucun mal ; comment donc pourrais-je blasphémer mon Roi, celui qui m'a sauvé ?

Le proconsul reprit : Jure par la fortune de César. Polycarpe répondit : C'est bien inutilement que tu cherches à me faire jurer, comme tu dis, par la fortune de César. Ignores-tu ce que je suis ? Je te le dirai hardiment : je suis chrétien. Si tu désires connaître la doctrine chrétienne, donne-moi un jour, et je t'en instruirai. Le proconsul dit : Adresse-toi au peuple. Polycarpe répliqua : Tu es digne, toi, de m'entendre ; car nous avons appris à respecter les magistrats et les pouvoirs établis de Dieu, à leur rendre les honneurs compatibles avec les intérêts de notre âme. Quant à cette multitude, je n'ai pas à lui rendre compte de mes croyances.

Le proconsul lui dit : J'ai des bêtes auxquelles je te livrerai, si tu ne changes de sentiment. Polycarpe répondit : Fais-les venir. Nous autres chrétiens, nous ne savons pas changer en laissant le bien pour le mal ; il m'est bon, au contraire, de passer du mal au bien. Le proconsul dit encore à Polycarpe : Tu méprises les bêtes ; eh bien ! si tu refuses d'obéir, je te livrerai aux flammes. Polycarpe répondit : Tu me menaces d'un feu qui brûle l'espace d'une heure, pour s'éteindre bientôt après ; et tu ne connais pas le feu du jugement à venir, feu réservé aux impies pour les punir éternellement. Mais pourquoi tant de retards ? Livre-moi au supplice que tu voudras.

Polycarpe fit ces réponses et plusieurs autres, plein de joie et d'assurance. Bien loin d'être abattu par les menaces, son visage était tout rayonnant de grâce. Le proconsul, au contraire, était dans la stupéfaction. Il donna l'ordre à un héraut de crier trois fois au milieu du stade : Polycarpe a confessé qu'il est chrétien. Après cette proclamation, tout ce qu'il y avait de païens et de Juifs smyrniotes dans le stade s'écrièrent transportés de fureur : C'est le docteur de l'impiété, le père des chrétiens, un ennemi de nos dieux, qui apprend à leur refuser l'adoration et les sacrifices. Et, remplissant le stade de leurs clameurs, ils demandèrent à l'asiarque[20] Philippe de lancer un lion contre Polycarpe. Mais Philippe déclara qu'il ne le pouvait, parce que les chasses étaient terminées. Alors ils demandèrent d'une commune voix que Polycarpe fût brûlé vif. La vision qu'il avait eue devait être réalisée : au milieu de sa prière, il avait vu son chevet en flammes, et, se tournant vers ceux qui l'entouraient, il leur avait dit avec un esprit prophétique : Je dois être brûlé vif.

Le supplice fut aussitôt préparé que demandé. La multitude courut aux chantiers privés, aux bains publics ; elle en tira du bois et autres combustibles qu'elle réunit en un monceau. Les Juifs, comme toujours, se firent remarquer par leur ardeur. Lorsque le bûcher fut dressé, Polycarpe ayant dénoué sa ceinture et quitté ses vêtements de dessus, se baissa pour se déchausser, ce qu'il ne faisait pas auparavant, les fidèles se disputant l'honneur de lui rendre ce service afin de toucher son corps, car, bien avant son martyre, la sainteté de sa vie ornait. Polycarpe de toutes les vertus. Bientôt il fut entouré des instruments du supplice, disposés près du bûcher. Comme on voulait l'y fixer avec des clous, il dit : Laissez ; Celui qui me fait la grâce de souffrir le tourment du feu, me donnera bien la force de demeurer immobile sur le bûcher sans le secours de vos clous.

Les bourreaux se contentèrent donc de le lier avec des cordes, sans le fixer au poteau avec des clous. Les mains attachées derrière le dos, semblable à un bélier d'élite choisi pour l'immolation dans un nombreux troupeau, Polycarpe ; victime agréable à Dieu et prête pour le sacrifice, éleva ses regards vers le ciel et dit : Seigneur, Dieu tout puissant, Père de Jésus-Christ, votre Fils béni et bien-aimé, par qui nous vous avons, connu, Dieu des anges, des vertus, de la nature entière, de tous les justes qui vivent en votre présence, je vous bénis, vous qui daignez aujourd'hui, à cette heure, m'admettre au rang de vos martyrs, à la participation du calice de votre Christ, à la vie éternelle de l'âme et du corps dans l'incorruptibilité de l'Esprit-Saint ; je vous prie de m'admettre aujourd'hui parmi vos élus, de me recevoir comme une victime d'agréable odeur, d'accepter ce sacrifice préparé Par vous, que vous m'avez montré d'avance et que vous allez consommer, Dieu véritable dans vos paroles et fidèle dans vos promesses. Pour tous ces bienfaits, je vous loue, je vous bénis, je vous glorifie, vous et Jésus-Christ, votre Fils bien-aimé, qui règne éternellement dans le ciel, auquel, comme à vous et au Saint-Esprit, gloire maintenant et dans tous les siècles. Amen.

Dès qu'il eut dit Amen et terminé sa prière, les bourreaux mirent le feu au bûcher. Bientôt de grandes flammes brillèrent. Nous qui avions le bonheur d'être présents, nous fûmes témoins d'un prodige extraordinaire ; la Providence nous destinait à en transmettre le récit à la postérité. Du bûcher, semblable à une fournaise, les flammes s'élevèrent comme des voiles enflées par le vent, et se développèrent en berceau autour lu martyr. Placé au milieu du feu, le corps de saint Polycarpe n'offrait point l'aspect d'une chair brûlée, mais d'un pain doré par la cuisson ; il brillait comme l'or et l'argent qui passent par le creuset, et il s'en exhalait une odeur aussi agréable que si l'on eût fait brûler de l'encens ou quelque autre aromate précieux.

Enfin les impies, voyant que le feu respectait son corps, ordonnèrent au confecteur de s'approcher et de le percer avec le glaive ; ce qu'il fit. Alors une colombe s'envola dans les airs, et le sang coula de la blessure en si grande abondance, qu'il éteignit le feu. Tous les assistants étonnés admiraient l'énorme différence qui existe entre les infidèles et les élus du Seigneur. Parmi ces derniers, un des plus admirables fut le martyr Polycarpe, évêque de l'Église catholique de Smyrne, lequel fut en nos jours un docteur animé de l'esprit des apôtres et des prophètes ; car toutes les paroles qui sont sorties de sa bouche ont eu ou bien auront leur accomplissement.

Mais le démon, cet adversaire haineux et jaloux, cet ennemi de tous les justes, voyant un glorieux martyre couronner Polycarpe d'immortalité, récompenser d'une manière si éclatante la sainteté de sa vie tout entière, s'efforça du moins de nous priver de ses restes précieux. Plusieurs fidèles, en effet, désiraient les enlever et se mettre en possession de ce saint corps. Le démon suggéra donc à Nicétas, père d'Hérode et frère d'Alcès, d'aller trouver le proconsul, d'obtenir de lui que le corps de Polycarpe ne nous fût pas livré pour lui rendre les derniers devoirs, de peur, disait-il, qu'abandonnant le Crucifié, les chrétiens ne vinssent à adorer Polycarpe. Cette idée lui avait été suggérée par les Juifs, lesquels avaient remarqué que nous nous disposions à retirer le corps des cendres. Ils ignoraient que nous ne pouvons adorer un autre Dieu, abandonner le Christ qui a souffert pour le salut de tous ceux qui seront sauvés. C'est à lui que nous rendons nos adorations comme au Fils de Dieu. Quant aux martyrs, à ces disciples du Seigneur qui ont marché sur ses traces, nous avons une juste vénération pour eux, à cause de l'amour qu'ils ont fait paraître pour leur Roi et leur Maître. Puissions-nous partager leur sort et imiter leurs vertus !

Pour mettre un terme aux difficultés soulevées par les Juifs, le centurion fit brûler le corps du martyr. Ensuite il nous fut possible de recueillir ses os, à nos yeux plus purs que l'or, plus précieux que de riches diamants, et de les déposer dans un lieu convenable. C'est là-que nous étant réunis dans la joie et l'allégresse, autant que les circonstances le permettront, le Seigneur nous donnera de célébrer le jour natal de ce martyr, afin d'honorer la mémoire de nos athlètes et de porter les fidèles à les imiter.

Voilà ce que nous avions vous dire du bienheureux Polycarpe. Il souffrit le martyre à Smyrne avec douze fidèles de Philadelphie. Mais son nom seul est dans toutes les bouches ; les gentils eux-mêmes en parlent de tout côté avec admiration. Docteur insigne, athlète admirable, conforme dans son martyre à l'Évangile du Christ, il nous a laissé un exemple que tous désirent imiter. Vainqueur par la patience de l'injustice du proconsul, il a remporté la couronne de l'immortalité, il est allé dans la compagnie des apôtres glorifier Dieu le Père, bénir notre Seigneur Jésus-Christ, le Sauveur de nos âmes, le Maitre de nos corps, Pasteur de l'Église catholique tout entière.

Vous nous avez témoigné le désir d'apprendre les circonstances relatives à ce martyre. Nous vous en envoyons le récit abrégé par notre frère Marc. Lorsque vous aurez lu cette Lettre, vous la communiquerez aux frères qui sont plus éloignés, afin que de leur côté ils glorifient le Seigneur pour le choix qu'il fait de ses élus. A lui, dont la grâce et la miséricorde peuvent nous introduire tous dans le royaume éternel, par Jésus-Christ, son Fils unique, gloire, honneur, puissance et grandeur dans les siècles des siècles. Amen. Saluez tous les saints. Ceux qui sont avec nous vous saluent, ainsi qu'Évariste qui a écrit cette Lettre, et toute sa maison avec lui.

Le bienheureux Polycarpe a souffert le martyre le second jour du mois de xanthique[21], le sept des calendes de mai, le jour du grand samedi, à la huitième heure. Il fut pris par Hérode, Philippe de Tralles étant pontife, Statius Quadratus étant proconsul, enfin le Christ régnant aux siècles des siècles, à qui soient la gloire, l'honneur, la majesté et le trône éternel de génération en génération. Amen.

Nous vous souhaitons force et santé, afin que vous puissiez marcher dans la voie évangélique de Jésus-Christ. Gloire à lui, ainsi qu'au Père et au Saint-Esprit pour le salut des élus ! C'est ainsi que Polycarpe a souffert le martyre ; puissions-nous sur ses traces arriver au royaume de Jésus-Christ !

Le bienheureux Pothin donna lecture de cette Lettre à l'assemblée des fidèles avec une émotion facile à concevoir. Reproduite par la transcription, cette pièce admirable circula bientôt dans la communauté chrétienne de Lugdunum. C'était une dernière leçon adressée de son bûcher, comme d'une chaire, par Polycarpe à ses disciples. Les fidèles de Lugdunum profitèrent de cet enseignement suprême ; appelés à suivre Polycarpe dans la voie royale du martyre, ils montrèrent que, dans le riche héritage de ce pontife, ils n'avaient rien répudié, la tradition du sacrifice moins que toute autre chose.

La Lettre de l'Église de Smyrne fut déposée par le bienheureux Pothin dans les archives de son Église naissante ; le nom de Polycarpe fut inscrit dans les diptyques sacrés, et, comme l'Église de Smyrne, celle de Lugdunum se réunit chaque année, au jour anniversaire de son martyre, pour en célébrer la mémoire[22].

Nulle part la Lettre de l'Église de Smyrne ne produisit une impression plus profonde qu'à Lugdunum ; nuls n'applaudirent plus chaleureusement au triomphe de Polycarpe que Pothin et son prêtre Irénée. Sensibles tous les deux à la perte de leur commun maitre, ils l'étaient plus encore à la gloire de sa mort, dont l'éclat rejaillissait de l'Église de Smyrne sur celle de Lugdunum.

Le martyre de Polycarpe parut être un avertissement assez clair du ciel, un avis donné d'avance aux fidèles de Lugdunum de ceindre leurs reins, de se préparer à soutenir une grande lutte. L'Église-mère venait de se signaler dans la carrière sanglante ; c'était un exemple que l'Église de Lugdunum, sa fille, pouvait être appelée à suivre. Les scènes de Rome et de Smyrne pouvaient se renouveler au forum de Trajan, à l'amphithéâtre du confluent ; Lugdunum pouvait avoir son Junius Rusticus, son Statius Quadratus. Du côté de Rome, l'horizon était loin de s'éclaircir : les rhéteurs et les philosophes païens qui entouraient l'empereur avaient toute autorité sur son esprit ; de son côté, bien qu'il n'affectât pas l'acharnement d'un persécuteur, Marc-Aurèle avait les chrétiens en trop souverain mépris pour les disputer à l'influence hostile de son entourage.

Enhardis par cette attitude du pouvoir, les païens ménageaient moins leur langage, regardaient les chrétiens d'un œil plus malveillant : c'étaient des signes de mauvais augure. Le bienheureux Pothin se tint pour averti. Il songea, pour son propre compte, à ne pas rester au dessous de Polycarpe ; puis, de concert avec ses prêtres et ses diacres, il n'oublia rien pour fortifier les fidèles dans la foi, les mettre en mesure de ne pas dégénérer de leurs frères d'Asie. Aux réunions quotidiennes du matin et du soir, surtout à l'assemblée solennelle du dimanche, l'évêque de Lugdunum appelait les regards de ses enfants sur le beau modèle que le Seigneur leur avait montré dans le stade de Smyrne. Avec un accent et des paroles qui respiraient le désir du martyre, il faisait appel aux sentiments généreux que le Saint-Esprit avait déposés dans leurs âmes au saint baptême ; il les animait au sacrifice, leur faisait envisager l'effusion du sang comme la grâce suprême, le sceau de l'élection à la gloire. Toutefois, afin de les prémunir contre une aveugle confiance, il leur disait souvent de ne pas compter sur eux-mêmes ; il les invitait à retremper leur faiblesse aux sources divines, à réclamer les secours du ciel par le jeûne et la prière. L'esprit de sacrifice, il fallait le demander à la grande Victime ; il fallait s'armer pour la lutte en prenant le pain des forts, la nourriture eucharistique.

Les chrétiens de Lugdunum avaient été préparés de loin à comprendre ce langage. Leur âme s'éleva bientôt à la hauteur où les appelait leur évêque : ils surent envisager sans effroi, avec une intrépide confiance, la perspective d'un avenir menaçant. Sûrs de Dieu, qui les soutiendrait par sa grâce, ils attendirent, dans le calme d'une conscience disposée au sacrifice, le jour où sonnerait l'heure du grand témoignage.

Cependant une période de dix années s'écoula, depuis la mort de Polycarpe jusqu'à la persécution de l'année 177, sans que la paix religieuse fût gravement troublée à Lugdunum. Dieu le permettait ainsi, afin de donner à cette Église naissante le temps de pousser de plus profondes racines, afin de la mettre en état de faire face à l'orage, de n'être pas déracinée par sa fureur.

Avant d'aborder le récit de la persécution, essayons de nous représenter ce que pouvait être l'Église de Lugdunum, lorsque ses enfants furent appelés à la gloire du martyre. Bien que les cadres relevés par Grégoire de Tours sur la Lettre des Églises de Vienne et de Lugdunum soient loin d'être complets, néanmoins, comme les débris de murailles antiques peuvent servir à restituer le plan d'un édifice, ainsi les noms glorieux qui nous sont parvenus de cette époque peuvent nous aider à reconstituer dans ses grandes lignes cette Église primitive, à nous faire une idée des éléments qui entraient dans sa composition.

La communauté chrétienne de Lugdunum ne paraît pas avoir été différente, sous ce rapport, des Églises fondées par saint Paul et les autres apôtres. Les marchands, les ouvriers, les affranchis, les esclaves, y dominaient par le nombre. Sur ce fond obscur se détachaient des citoyens romains, des hommes de profession libérale, recommandables par leur caractère, par leur savoir et leur influence sociale. Parmi ces chrétiens, nous n'en connaissons aucun qui ait fait partie des administrations provinciale ou municipale de Lugdunum.

Autour de Pothin figurent, avec le prêtre Irénée, Marcelle, aussi prêtre, et Valérien, diacre ; ces deux derniers unis par les liens de l'amitié et peut-être du sang. Nous ne pouvons y ajouter les prêtres Bénigne et Andoche, avec le diacre Thyrse ; ils n'étaient plus alors à Lugdunum. Envoyés tous les trois dans les Gaules par saint Polycarpe, ils s'étaient fort peu arrêtés auprès de Pothin, assez de temps peut-être pour compléter leur apprentissage apostolique commencé sous l'évêque de Smyrne ; après quoi, ils s'étaient rendus chez les peuples auxquels Dieu les destinait. Des ministres inférieurs devaient se rattacher à l'évêque Pothin et à ses prêtres pour compléter le clergé de Lugdunum. Nous ne comptons pas Sanctus parmi les diacres de cette ville ; il appartenait, comme nous le verrons plus tard, au clergé de Vienne.

Les simples fidèles se répartissaient en Grecs et en Gallo-Romains. Parmi les Grecs brillait au premier rang Attale de Pergame, citoyen romain, s'il est vrai qu'il résidât à Lugdunum et non pas plutôt à Vienne[23]. Après lui, on remarquait Alexandre de Phrygie, médecin, établi dans les Gaules depuis plusieurs années, missionnaire zélé pour la foi ; ensuite Alcibiade, de mœurs sévères, d'une mortification extrême. Alcibiade avait le titre de citoyen romain, ainsi que Philomène et Macaire ; c'est du moins ce qui semble résulter de leur genre de mort, car ils eurent la tête tranchée, au lieu d'être exposés aux bêtes comme les autres. A en juger par les noms qui nous sont parvenus, les femmes de naissance ou d'origine grecque devaient être assez nombreuses. Parmi elles, il faut nommer Bibliade ou Biblis, qui pâlit d'abord devant les supplices, mais ne tarda pas à racheter cette défaillance par une généreuse confession ; Trophime, Gamnite, Rhodana, Elpis, nommée aussi Amnas, agnelette. Quatre d'entre elles périrent par le glaive, et par conséquent avaient le droit de cité romaine.

A la tête des Gallo-Romains se plaçait Vettius Epagathus, né à Lugdunum de famille patricienne, personnage qui sacrifiait tout à sa religion. A côté de lui, il faut ranger Maturus, Sil-vins, Primus, Ulpius, Vitalis, Geminus, Comminius, October, citoyens romains, affranchis pour la plupart, comme leurs noms semblent l'indiquer ; puis Titus, Cornélius, Julius, desquels on ne sait rien, sinon qu'ils sont morts pour Jésus-Christ. Parmi les femmes gallo-romaines, on cite Julia, Albina, Grata, Rogata, Emilia, Posthumiana, Pompéia, Quarta, Materna, jouissant toutes du droit de cité, portant de beaux noms, qui ont dû leur arriver par voie d'affranchissement. Avec elles, Antonia, Justa, Alumna, Ausonia, simples femmes, sujettes de province, aussi bien que Lucie, la veuve de Pierre-Scise. Dans cette nomenclature, il ne faut pas oublier Epipode et Alexandre, ces deux jeunes amis, qui allèrent se réfugier dans la maison de Lucie. Et pour clore cette liste, l'esclave Blandine ; Blandine, la dernière par la naissance et la condition, devenue la première dans l'estime des Églises et la vénération des fidèles[24].

Cette liste ne suffit pas, il est vrai, à présenter le tableau complet de l'Église de Lugdunum à l'époque de la persécution. Toutefois, ces noms, avec les notions qui les accompagnent, donnent des lignes assez accusées, des couleurs suffisamment tranchées, pour qu'on puisse se figurer un état voisin de la réalité. Encore n'est-il pas impossible d'indiquer quelques uns des traits qui manquent, de combler une partie des lacunes. Pour cela, il suffit de grouper autour de ces martyrs les personnes qui se trouvaient dans le rayon de leur influence et de leur action. A l'aide de ces indications, que nous verrons s'éclaircir plus tard, au fur et à mesure que nous déroulerons la Lettre des deux Églises, nous pouvons conclure que, vers l'an 177, l'Église de Lugdunum avait pris un développement assez considérable pour exciter la jalousie des païens ; et, d'un autre côté, qu'elle avait fait assez de progrès dans la foi et lés autres vertus chrétiennes, pour mériter l'honneur des grandes luttes et la gloire du martyre.

 

 

 



[1] Hérésie ainsi nommée parce que ses partisans, les Gnostiques, prétendaient avoir seuls la vraie science de le Divinité et des choses divines. Cette hérésie commence à paraître dès le ter siècle avec Simon le Magicien. Elle est ensuite représentée par Ménandre, Cérinthe, Dosithée, Saturnin, Bardesane, Basilide, Valentin, Carpocrate. Les Gnostiques se partageaient en une foule de sectes. Ces hérétiques furent combattus par saint Irénée, Tertullien, Clément d'Alexandrie, Origène, saint Épiphane, Théodoret, etc.

[2] Grégoire de Tours nous apprend simplement que le bienheureux Irénée fut envoyé par saint Polycarpe et la ville de Lugdunum. (Hist. Francor., lib. I, XXVII.)

[3] Contra hœreses, l. III, c. III.

[4] Rien de bien certain à cet égard. Voir D. Massuet, diss. 2e, Patr. grecque, t. VII, édit. Migne.

[5] Hieron., De viris ill.

[6] Acta sanctæ Felicitatis, apud Ruinart.

[7] S. Justini, Apologia 2e.

[8] Eusèbe, Hist. ecclés., l. IV, c. XVI.

[9] Acta sancti Justini, apud Ruinart.

[10] Hist. ecclés., l. IV, c. XV.

[11] Epist. Eccl. Smyrn., ad finem, apud Boll.

[12] Epist. Eccl. Smyrn., ad finem, apud Boll.

[13] Hist. eccl., l. IV, c. XV.

[14] S. Ignatii et S. Polycarpi Epist.

[15] Patres œri apostolici.

[16] Acta sincera.

[17] Patrol. græc., t. V, c. 1029.

[18] L'irénarque était un magistrat chargé de maintenir le bon ordre dans les villes, de faire arrêter les malfaiteurs et les séditieux. (Valois, Annotationes ad Eusebium.)

[19] Ce samedi était, parait-il, celui qui précédait la fête de Pâques.

[20] Les asiarques étaient des prêtres chargés de donner les jeux pour le salut de la province.

[21] Mois de l'année qui répondait, parait-il, au mois d'avril. Mais le deuxième jour de xanthique ne concorde pas avec le 7 des calendes de mai. Il faut qu'une erreur se soit glissée dans les manuscrits. Voir sur cette difficulté les Bollandistes, 26 janvier ; Valois, Annot. ad Eus ; Tillemont, Mémoires, t. II, p. 635.

[22] L'usage de la primitive Église était de lire les Actes des martyrs avant la célébration du saint sacrifice, afin d'animer les fidèles par le récit de leurs tourments. Du temps de Grégoire de Tours, la Lettre sur le martyre de saint Polycarpe était encore lue dans les Gaules. Voici ce que nous lisons dans la Gloire des martyrs (l. I, LXXXVI) : C'était le jour anniversaire de la mort de Polycarpe, martyr insigne, et on en célébrait la fête dans le bourg de Ricomagum (Riom). On lut la Passion du martyr avec les autres leçons fluées par l'autorité ecclésiastique, et on célébra le saint sacrifice.

[23] Nous reviendrons sur ce point.

[24] Voir Amédée Thierry, Histoire de la Gaule sous l'administration romaine, t. II, ch. V.