Depuis une cinquantaine d'années, le vent est aux études historiques, le goût est aux choses du passé ; c'est là peut-être, sous le rapport littéraire, un des caractères les plus remarquables de notre siècle, un de ses meilleurs titres auprès de la postérité. L'histoire ecclésiastique n'est pas demeurée étrangère à ce mouvement des esprits. Parmi ses branches, nulle n'a été cultivée à l'égal de l'hagiographie. Sans parler des anciennes Collections que l'on a eu l'heureuse idée de rééditer, on formerait toute une bibliothèque avec les seuls ouvrages écrits de nos jours sur les saints. La vie des saints nous apparaît d'abord comme la morale évangélique en action, ensuite comme une des plus grandes gloires de 1'Église catholique. Or, tous les travaux entrepris sur ces amis de Dieu répondent à l'un ou à l'autre de ces deux caractères. Parmi les hagiographes, en effet, les uns se proposent de présenter au monde d'illustres modèles, d'exciter ainsi dans l'âme des fidèles une admiration vive et féconde ; d'autres se préoccupent avant tout de sauver de l'oubli la mémoire de quelques uns de ces bienheureux, de retrouver leurs traces effacées par le temps, de produire les titres de leur salutaire influence et de leur éminente sainteté. Quel que soit le point de vue de ces deux classes d'écrivains, leurs ouvrages sont généralement reçus avec faveur du public spécial auquel ils sont adressés. Cet accueil favorable accuse un goût religieux auquel il faut applaudir ; en même temps il est une prime d'encouragement pour ceux qui consacrent leurs travaux et leurs veilles à mettre en lumière la figure et les exemples des héros chrétiens. Sans doute il y a mérite à retracer d'une plume pieuse les actions et les vertus d'un saint bien connu, sur lequel les matériaux abondent de telle sorte que son biographe n'a que l'embarras du choix. Mais, vu les difficultés à vaincre, ce n'est pas moins bien mériter de la religion que d'aborder les questions les plus obscures de l'histoire ecclésiastique ou de l'hagiographie. Avec son illustre origine et sa brillante couronne de
saints, l'Église de Lyon appelle sur son passé glorieux une part de
l'activité qui se produit autour d'elle. Ses premiers martyrs, saint Pothin à
leur tête, ont jeté assez d'éclat pour tenter la plume, solliciter les
efforts de quelqu'un de ses enfants. L'obscurité couvre, il est vrai, le
berceau de la communauté chrétienne fondée par le bienheureux Pothin sur les
bords de On ne peut se le dissimuler, essayer de résoudre les
questions relatives à la fondation de l'Église de Lyon et à son premier
évêque, c'est une entreprise épineuse, difficile. La raison en est dans la
pauvreté des sources. Effet du temps, des Barbares, ou toute autre cause de
destruction, l'Église de Lyon a perdu tous ses monuments écrits, un seul
excepté. Ses archives primitives renfermaient certainement bon nombre de
pièces se rapportant à saint Pothin et à sa mission dans les Gaules. D'autre
part, saint Irénée et d'autres écrivains de l'école lugdunaise avaient
très-probablement enregistré dans leurs ouvrages plus d'un détail sur celui
qu'ils vénéraient comme leur chef, comme leur maître dans la foi. A part On a bientôt fait l'inventaire des passages que l'on
rencontre chez les auteurs anciens touchant la première légion de nos
martyrs. Et encore les quelques mots que l'on parvient à glaner dans Grégoire
de Tours et Adon sont-ils d'une mince ressource, attendu que ces deux évêques
ne nous apprennent rien de plus que Nous étions jeune sous-diacre, lorsqu'en disant notre
bréviaire, il nous arriva de lire pour la première fois A partir de l'époque où nous avions lu ce précieux
document, Pothin et ses compagnons hantaient notre esprit et notre cœur,
objet tout à la fois de notre confiance et de nos prières, de nos études et
de nos recherches. Aspirant à retrouver les traces de ces héros chrétiens,
nous étions attiré vers les lieux autrefois témoins de leurs combats et de
leurs souffrances, vers les monuments de la cité auxquels leur nom demeure
attaché. La crypte de saint Pothin, sous l'église actuelle de Saint-Nizier ;
le plateau de Fourvière, autrefois occupé par le forum de Trajan ; le cachot
de l'Antiquaille ; la crypte de sainte Blandine et les entours d'Ainay, ces
lieux avaient pour nous un charme à la fois pieux et historique. Souvent nous
les avons visités, les uns après les autres, dans une sorte de pèlerinage à
quatre stations. Plein de Cet ouvrage se divise en trois livres ; nous l'avons intitulé : Saint Pothin et ses compagnons martyrs, avec ce sous-titre : Origines de l'Église de Lyon. Ce double titre, dans sa généralité, convient mieux que tout autre à notre travail ; il correspond à la variété des points de vue où nous nous sommes mis, à la multiplicité des questions que nous avons traitées. Dans le premier livre, nous avons recherché tout ce qui
peut jeter quelque jour sur saint Pothin et le berceau de l'Église de Lyon.
Pour suppléer au silence des auteurs anciens, nous avons dû recourir aux
données générales de l'histoire, tant ecclésiastique que profane, recueillir
les traditions locales, étudier les monuments religieux.de notre ville qui
remontent à l'époque des persécutions, éclairer notre marche des travaux
récents sur l'archéologie et l'épigraphie lyonnaises. Avec ces éléments
divers, nous avons essayé de retrouver la vivante image de saint Pothin, de
placer le premier évêque de Lyon dans son cadre historique, d'assister à la
naissance et aux progrès de l'Église fondée par lui au confluent du Rhône et
de Pour être mené à bien, un travail de cette nature demandait une sûreté de critique, une abondance d'érudition peu communes. Dans l'impossibilité de faire mieux, il fallait souvent procéder par induction, s'arrêter quelquefois à des probabilités et à des vraisemblances, se risquer même dans le champ des conjectures. Manifestement, une méthode aussi laborieuse n'était point de notre choix ; elle nous était imposée par la nature du terrain que nous avions à défricher. En tout, nous avons pris pour guide les règles d'une sage critique, attentif à ne forcer pas nos conclusions, à les maintenir plutôt en deçà qu'à les pousser au delà des bases qui les appuient. D'après ce simple exposé, on peut juger combien difficile, combien ardue est la tâche que nous nous sommes imposée dans ce premier livre. Assurément nous n'avons pas assez de présomption pour nous flatter d'y avoir pleinement réussi. A défaut d'autre mérite, nous aurons du moins celui d'avoir indiqué une voie nouvelle, d'avoir marché sur un terrain neuf et à peu près inexploré. Avec le second livre, nous abordons la persécution de 177.
A. partir de cette époque, le jour se rait sur l'Église de Lugdunum, entrée
en pleine adolescence. Pour dépeindre la crise religieuse, à laquelle se
rattache le martyre de Pothin et de ses compagnons, nous avions sous la main
un des monuments les plus remarquables de l'antiquité chrétienne. Grâce à Pour éclairer les scènes de l'interrogatoire, des cachots et des supplices, il nous a paru nécessaire d'entrer dans quelques détails sur l'organisation des provinces romaines, sur les pouvoirs conférés à leurs gouverneurs, sur le régime des prisons, sur les moyens qu'avaient les chrétiens d'y pénétrer pour visiter les confesseurs, sur les jeux de l'amphithéâtre, etc. Ces notions, qui sont comme la clef des Actes des martyrs, permettront au lecteur d'assister, par la pensée, au drame sanglant de Lugdunum ; elles auront aussi l'avantage de l'initier à l'histoire des persécutions. Le troisième livre se lie au deuxième, dont il forme le complément indispensable. Victimes, une année plus tard, de la persécution qui fit périr saint Pothin et ses compagnons, Epipode et Alexandre devaient trouver place dans ces pages consacrées à la mémoire des premiers martyrs de Lyon. Quant à saint Marcel et à saint Valérien, ils furent immolés, il est vrai, le premier à Chalon-sur-Saône, le second à Tournus. Nonobstant cette circonstance, ces deux saints appartiennent l'un et l'autre à cette histoire, et comme fils spirituels de saint Pothin, et pour avoir été jetés dans les prisons de Lugdunum, d'où ils parvinrent miraculeusement à s'échapper. Nous n'avons rien négligé pour rendre ce volume accessible au plus grand nombre, utile, agréable même à tous ceux qui le liront. En général, un auteur ne perd rien à dissimuler, sous une forme suffisamment littéraire, la sécheresse de l'érudition, les aridités de la critique. Toutefois, sous le rapport de la composition, il nous a bien fallu subir les inconvénients attachés au genre de notre travail. Ainsi le lecteur ne doit pas s'attendre à trouver partout un récit vivement mené, régulièrement conduit. Les exigences de notre plan nous ont forcé plus d'une fois d'interrompre le cours des évènements, de briser le fil de la narration, pour traiter une question d'histoire, de chronologie, d'archéologie, pour pousser des reconnaissances dans le voisinage de notre sujet. Nous sommes tour à tour traducteur et critique, narrateur et polémiste, annotateur et chronologue. Il faut en convenir, cette marche brisée se concilie assez mal avec l'ordre qui doit présider à une œuvre, de quelque nature qu'elle soit. Mais l'avantage de cette marche pour l'interprétation des textes et l'éclaircissement des faits, nous a fait passer par dessus les inconvénients qui peuvent en résulter pour l'ordre et l'économie générale. Au reste, notes, discussions, récits, épisodes, tout est ramené à l'unité, parce que tout est combiné de manière à éclairer la figure des martyrs, ou les origines de l'Église de Lyon. Il faut le dire, faute de notices, d'ouvrages à la portée des fidèles, les saints lyonnais ne sont pas assez connus. Ne serait-il pas possible de combler cette lacune ? Avec un peu d'entente, avec des efforts persévérants, ne pourrait-on parvenir à entourer d'une plus grande notoriété, à produire dans un jour suffisant ces martyrs, ces confesseurs et ces vierges, que l'Église de Lyon a donnés au ciel ? Les ecclésiastiques de loisir et d'étude contribueraient à cette œuvre par des biographies édifiantes ou des travaux d'érudition. De leur côté, les prêtres absorbés par le saint ministère y aideraient puissamment du haut de la chaire chrétienne ; à l'exemple de saint Eucher, dans des panégyriques ou des homélies, ils proclameraient bien haut la gloire de ces bienheureux, ils graveraient leurs noms et leurs vertus dans la mémoire des fidèles. Restaurer le culte de nos premiers martyrs, populariser leur nom et leur mémoire, c'est une œuvre qu'il nous faut poursuivre en faisant appel à tous les genres d'influence. Enfants de l'Église de Lyon, c'est là pour nous affaire de gratitude. Au bienheureux Pothin, nous sommes redevables du bienfait de la foi ; apôtre de Lugdunum, ce saint évêque a fait briller sur nos collines et au bord de nos fleuves la bienfaisante lumière de l'Évangile. Le sang de nos martyrs n'a pas coulé en vain sur notre
terre, il l'a pénétrée d'une vertu céleste, il y a déposé des germes
puissants. Après dix-sept siècles, l'Église de Lyon n'a rien perdu de son
inépuisable fécondité. Aujourd'hui encore, il est permis de l'appeler avec un
de ses grands évêques : nourricière de célestes
combattants, mère féconde des plus grandes vertus. Ces combattants
célestes, nous les retrouvons dans ces prêtres de savoir et de zèle,
vaillamment à l'œuvre sur tous les points du diocèse ; nous les reconnaissons
dans les missionnaires, imitateurs de Pothin, qui s'en vont porter l'Évangile
aux fies lointaines de l'Océanie, aux côtes brûlantes et inhospitalières de
l'Afrique ; nous les saluons dans ces illustres prélats appelés par
l'autorité suprême à gouverner des Églises, en France et dans toutes les
parties du monde. Non, l'héritage des martyrs n'a point été dissipé par leurs
enfants, témoin ces vertus que la foi fait éclore dans les plus hauts rangs
de la société aussi bien que parmi le simple peuple. De notre temps, comme
dans ses plus beaux jours, l'Église fondée par Pothin continue de se signaler
par son admirable fécondité. Lyon a donné naissance à l'Œuvre de |