I Dans la plupart des bibliothèques publiques, s'alignent, en un repos non troublé, de gros volumes grand in-octavo, de papier superbe, d'impression magnifique, à la couverture marquée aux armes impériales : aigle, couronne, manteau parsemé d'abeilles d'or. Ce sont les œuvres de Napoléon III. Si l'on en sollicite la communication, une surprise à peine déguisée accueille la demande. Si l'on insiste, le bibliothécaire s'éloigne et reste assez longtemps absent ; car la peine de la relégation, qui existe pour les hommes, existe aussi pour les livres ; et c'est dans les rayons les plus éloignés, les plus dissimulés, les plus obscurs, qu'il faut s'aventurer pour découvrir les ouvrages de celui qui, pendant dix-huit ans, a gouverné la France. Les volumes arrivent enfin, couverts d'une poussière à demi séculaire ; et leurs feuillets généralement non coupés attestent que, si on ne les lit plus aujourd'hui, on ne les lisait guère davantage, même quand la flatterie ou l'intérêt eût conseillé de ne pas paraître les ignorer. Ce total abandon n'est point tout à fait juste. On ne peut dire de ces livres ni qu'ils sont bons, ni qu'ils sont mauvais ; mais ils sont suggestifs, en ce sens qu'on y trouve, avec leurs aspects emmêlés et presque contradictoires, toutes les idées maîtresses qui devaient inspirer le gouvernement futur. Tout ici est contraste, et à tel point que la psychologie, même la plus avertie, se sent déconcertée. Des lieux communs développés avec une solennité continue, mais sous lesquels se découvre parfois une théorie originale, à condition qu'on la cherche patiemment et longtemps ; un perpétuel cliquetis d'antithèses, puis, tout à coup, une formule heureuse qui captive par son air de grandeur ou séduit par sa générosité ; de la naïveté et de la rouerie ; des témérités surprenantes et de cauteleuses prudences ; des idées si confuses qu'on ne les distingue plus dans les profondeurs où elles semblent enfouies et qui, au moment où on désespère de les dégager, éclatent avec un son claironnant. Que si, à la manière d'une anthologie, on essaie d'extraire de ces livres les maximes qui y sont contenues, on en pourra composer deux recueils, l'un qui étonnera par sa sagesse, l'autre qui stupéfiera par ses sophismes. Mais à peine ce classement sera-t-il achevé qu'on sera tenté de le recommencer, tant il apparaîtra trompeur et sujet à retouches ; car il arrive souvent que plus la pensée est chimérique, plus elle revêt les apparences de la raison la plus assurée. Le grand malheur de cet homme fut de régner. Je me le figure dans les rangs moyens de la vie, et assez en dehors des affaires pour pouvoir rêver à l'aise et tout haut, sans péril pour la chose publique. Il ne rêve point toujours ; il est à ses heures très clairvoyant, très sensé, quoique son bon sens même ne ressemble pas au bon sens des autres. De bonne heure, ce Bonaparte imaginaire écrit comme l'autre Bonaparte et, comme lui, sur toute espèce de sujets, politique, armée, condition du peuple, organisation sociale. Après 1830, il se passionne pour l'Italie, à moins qu'il ne se soit déjà passionné pour la Grèce, et paie vaillamment de sa personne, car il est courageux par nature, par fatalisme aussi. S'il n'était retenu parmi les Italiens, volontiers il s'enrôlerait dans l'équipe d'Enfantin et pontifierait à Ménilmontant. Mais, si attentif qu'on soit à ne pas perdre son temps, on ne peut être partout à la fois. Du moins, il se dédommage, — car naturellement, il est dans l'opposition, — en écrivant dans le Bon Sens, et plus tard dans la Réforme, comme l'autre Bonaparte, le vrai, dans le Guetteur de Saint-Quentin et le Progrès du Pas-de-Calais. Il y écrit avec tant de hardiesse qu'il encourt la prison, une de ces prisons douces comme celles du bon roi Louis-Philippe, une de ces prisons où l'on entrait sans angoisses, d'où l'on sortait sans repentir. 1848 arrive. Tout le monde déraisonne ; — lui, le Bonaparte, rêve, un peu moins que tout le monde, ce qui lui vaut, — car tout est relatif, — une petite réputation de sagesse. Et il lui advient ce qui advint à Hamlet qui, nous apprend Shakespeare, avait passé pour un peu fou en Danemark, mais sembla, par comparaison, fort raisonnable quand on l'eut exporté en Angleterre. A ce Bonaparte imaginaire l'entreprise du 2 Décembre déplaît fort, mais, comme il est de compréhension un peu lente, il délibère longtemps avec lui-même s'il doit protester ou se taire et, pendant que son indignation à retardement mijote, il apprend que le calme est rétabli. Du rang des résignés, il glisse bientôt dans le rang des satisfaits. C'est qu'il s'est laissé griser par toutes les maximes que proclame le vrai Bonaparte, celui de l'histoire. A son tour il répète, à la manière d'un écho, que la liberté politique est de médiocre prix auprès de la liberté civile, que l'hommage supérieur à la souveraineté populaire dispense de s'astreindre au misérable train du régime constitutionnel, que le vrai progrès réside non dans les paroles, mais dans l'accumulation des mesures qui assureront le bien-être des masses. Le voici qui, sans beaucoup préciser, s'enivre de tout ce langage, se forge pour l'avenir le rêve de la plus attendrissante félicité, et se pique d'être le patron de toutes les philanthropies de la terre. Il commence à émerger, et à l'Exposition universelle de 1855, je me le représente aisément commissaire d'une section. Naturellement, il est décoré. Il a écrit des articles de revue ; maintenant, il s'essaie à des livres, et, tout féru de questions sociales, prend rang dans la cohorte de ceux qui font des Mémoires pour l'Académie des sciences morales. Dire qu'il est clair serait pure flatterie ; mais son obscurité affecte des formes si assurées, qu'elle en prend parfois des airs de profondeur, en sorte que ses défauts le rehaussent plus que ne feraient des qualités. Il se complaît à toucher à tout, mais sans grand péril, parce que, dépourvu de tout pouvoir, il ne réussirait, — fût-il très lu, — qu'à déranger peu de chose. Il aime les nationalités bien groupées, brûle de les aider et se désole de ne pouvoir les favoriser que par conférences ou brochures. Aucune nouveauté ne l'effraie, en sorte qu'on le rangerait volontiers parmi ces esprits libertins dont parle Bossuet. Libertin, il l'est aussi au sens de tous les temps, mais avec une inconscience si tranquille, qu'elle semble rejoindre l'innocence. Ceux qui le connaissent le mieux le disent fidèle à ses amis, reconnaissant du moindre service, large de sa bourse, secourable à toutes les infortunes. Quand il meurt, l'affluence est grande à ses funérailles, et son éloge circule dans toutes les bouches. Le bruit se répand même d'un legs très généreux qu'il aurait fait aux œuvres de bienfaisance. La nouvelle est vraie, mais la déception suit de près l'espérance ; car, quand on fait l'inventaire, on s'aperçoit que tout a été dépensé et qu'il ne reste que des dettes. II Je m'éloigne à regret de ce Bonaparte imaginaire qui fut inoffensif et bon, pour m'attacher à l'autre Bonaparte qui, hélas ! ne fut point inoffensif, mais fut bon aussi, et il faut qu'il l'ait été à un degré singulier pour qu'ayant été si funeste, il n'apparaisse point haïssable. L'une des difficultés de le peindre est de saisir le moment où l'on peut le mieux le fixer. Il n'est guère de marchand d'eau capillaire qui n'étale à sa devanture un crâne tout dénudé et un autre tout regarni de cheveux. Avant, après, dit la légende explicative. De même, il y a le Bonaparte d'avant le succès, le Bonaparte d'après la réussite. En 1848, on ne le connaît que par les échauffourées de Strasbourg et de Boulogne qui passent pour pure folie. A la nouvelle de la Révolution, il arrive de Londres, puis, sur l'injonction du gouvernement provisoire, il repart aussitôt, et avec une telle apparente indifférence, qu'on le croit négligeable. Il est élu quatre fois aux élections complémentaires du mois de juin ; et quelques-uns commencent à s'étonner. L'entrain pour notre ancien justiciable va toujours croissant, écrit le chancelier Pasquier qui a présidé la Cour des pairs après le complot de Boulogne. Mais, sur le seul avis que sa présence pourrait exciter des troubles, le prince donne sa démission, et cette silencieuse modestie qui est habileté engourdit de nouveau les soupçons. En novembre 1848, M. de Saint-Priest, qui dîne avec Louis Bonaparte chez la princesse Mathilde, le trouve emprunté et timide, vulgaire de tournure, laid de visage, d'accent suisse très prononcé ; mais en même temps, il remarque, — moitié railleur, moitié inquiet, — ses prétentions princières : il passe le premier à table et proclame avec un air péremptoire que la France a besoin d'être gouvernée. Nos amis, ajoute M. de Saint-Priest décidément un peu soucieux, ne trouveront pas dans ce nouveau Télémaque un élève aussi docile que celui de Mentor[1]. Cependant, Louis Bonaparte, élu de nouveau, prend séance à l'Assemblée constituante, et, en le voyant, en l'entendant, on ne peut se persuader qu'il soit jamais dangereux. Il est de taille moyenne, dit M. Thiers, jambes courtes, corps un peu long, tournure de petit Suisse, et des yeux sans expression dont on ne saurait dire la couleur[2]. Et voilà l'image peu flattée du prince avant que l'eau lustrale du suffrage universel le baptise et que le destin se prononce pour lui. Quatre ans s'écoulent. Louis Napoléon s'est fait élire président de la République. Il a maîtrisé l'Assemblée constituante. Il a gagné en vitesse et en habileté l'Assemblée législative. Il a, par le coup d'Etat, établi son pouvoir et, en restaurant l'Empire, a communiqué à ce pouvoir l'aspect de la perpétuité. A chaque étape de la fortune ascendante, s'est dégagée, d'abord un peu vague, puis débarrassée de ses voiles, l'autre image, celle d'après. Il semble, — tant sont impressionnables les appréciations des hommes, — que la personne même du prince se soit transformée. On le jugeait de petite taille : maintenant, on se contente de dire qu'il n'est pas très grand ; on raillait ses courtes jambes : maintenant on observe que, s'il est un peu lourd à pied, il a merveilleuse tournure à cheval ; on lui trouvait les yeux ternes : maintenant on découvre qu'ils sont bleus, vraiment bleus, et révèlent tantôt l'énergie, tantôt la douceur, ou même les deux à la fois. On se moquait de son accent suisse et de ses inflexions traînantes : maintenant cette lenteur dans l'expression semble l'indice d'une pensée profonde qui aime mieux peser les mots que de les précipiter. Sur les aptitudes du prince, l'évolution n'est pas moindre. On le disait d'esprit médiocre : maintenant il serait de mauvais goût de contester ses capacités ou ses lumières ; on le disait de jugement peu sûr : maintenant tout lui a tellement réussi qu'on attribue à sa seule sagesse ce qui fut dû aussi à l'aveuglement de ses adversaires et à sa propre fortune. Au dedans, nul obstacle. Quant à l'Europe, elle ne laisse pas que de se scandaliser, tant la Restauration d'un Bonaparte est contraire aux tractations de 1815 ! Mais pour Napoléon, nul sujet de vraie crainte. Le seul qui se hausse jusqu'à publier son improbation est Nicolas. A Vienne, on est soucieux, mais on se tait. En Angleterre, lord Palmerston a applaudi au coup d'Etat, soit par médiocre regret des régimes précédents, soit qu'il ait pressenti, en ennemi de la France, tout ce que notre pays pourrait courir de risques avec le maître qu'il se donnait. Au moment de la proclamation de l'Empire, le chef du Foreign Office est lord Malmesbury qui est pour Napoléon III un ami. Le plus indigné est le roi de Prusse ; mais il s'indigne in petto, en des lettres très secrètes écrites à son confident et ami, le chevalier de Bunsen. Non seulement il s'indigne, mais surtout il s'inquiète[3]. En quoi il a tort. Combien la Prusse ne se réjouirait-elle pas si elle connaissait son bonheur ! III Je voudrais, sans m'astreindre à l'ordre des dates, graver les traits principaux où se reconnaît ce personnage, l'un des plus complexes qui furent jamais. Il porte en lui deux signes : il est à la fois très secret et très obstiné. Tout lui a appris dès son enfance à s'envelopper de mystère. Après 1815, une sorte de haute police internationale s'est étendue sur les Bonaparte : visites, excursions, voyages, tout était noté. Quiconque se sent épié s'accoutume à tout cacher. Ainsi Louis Bonaparte prit-il de bonne heure l'habitude de cheminer par des voies souterraines, à tel point que, plus tard, il s'y enfouirait, même lorsque la dissimulation serait inutile ou dangereuse. L'Italie était la terre classique des sociétés secrètes. Pour Louis-Napoléon, attiré d'instinct par toutes les menées clandestines, elle fut l'école d'application. Il en embrassa la cause, sinon avec beaucoup de sagesse, du moins avec beaucoup de courageuse ardeur. Il y trouva des amis très chauds, très compromettants aussi, et attentifs à l'engager dans les liens d'une solidarité qu'ils sauraient lui rappeler un jour. Conspirer pour les autres, c'est apprendre à conspirer pour soi-même. Ainsi fit le prince, mais en novice qui s'est mal assimilé les leçons. De là, les deux échauffourées de Strasbourg et de Boulogne. L'emprisonnement de Ham suivit et ne servit qu'à aiguiser chez le captif le goût des complots ; car plus les barreaux d'un cachot interceptent l'horizon, plus l'imagination s'envole en toute sorte d'aventures. Cependant, entre tous les complots, le plus urgent était de s'échapper. Louis-Napoléon s'échappa, et non sans un certain amusement du public ; car tout peuple, pour peu qu'il soit frotté de romantisme, s'intéressera toujours aux récits d'évasion. Président de la République, le prisonnier de Ham garde ses allures de conspirateur. Seulement, la conspiration est plus ample, plus savante : c'est la conspiration du pouvoir exécutif contre l'Assemblée législative. Jamais intrigue ne fut plus soigneusement graduée. Louis Bonaparte a d'abord des ministres qui sont les mandataires des députés, plus encore que ses propres agents : Odilon Barrot, Tocqueville, Falloux. Puis il évolue, mais doucement et, dans la distribution des portefeuilles, s'applique moins à former une administration homogène qu'à juxtaposer des individus isolés que lui-même dominera et qui attendront de lui avenir et fortune. En pratiquant une première émancipation, il se garde de briser avec les chefs parlementaires. Vis-à-vis d'eux, il est à la fois docile et fuyant, et, en commençant d'être redoutable, il conserve des airs de disciple. Le propre des vrais conspirateurs est de sortir quelquefois de l'ombre où ils travaillent pour éclater tout à coup au grand jour ; et ces accès de franchise brutale, en masquant la dissimulation elle-même, achèvent d'en assurer le succès. Louis Napoléon a saisi l'opportunité. De temps en temps, en ses voyages, il s'applique à jeter quelques paroles retentissantes qui se graveront dans l'âme populaire. Un jour, à Saint-Quentin, en un accès de ferveur démocratique, il proclame que ses vrais amis ne sont pas dans les palais, mais sous le chaume[4]. Un autre jour, à Lyon[5], il rend un éclatant hommage à la souveraineté nationale. Une autre fois, par exemple à Caen, il montre à demi, mais sans la dégainer tout à fait, — ce qui gâterait tout, — l'épée de Napoléon. Si des jours orageux, dit-il, devaient reparaître, et que le peuple voulût imposer de nouveaux devoirs au chef du gouvernement, ce chef, à son tour, serait bien coupable de déserter cette haute mission[6]. Ayant parlé de la sorte, Louis Bonaparte rentre dans le silence, laissant s'user par ses harangues l'Assemblée qui parle toujours. Entre les deux pouvoirs, il y a des trêves, par exemple celle qui se marque par le message pacifique du 12 novembre 1850. Mais on ne se réconcilie que pour mieux se brouiller. A deux mois du message, Changarnier est destitué du commandement de l'Armée de Paris, et, du même coup, l'Assemblée est privée de son défenseur. La révision de la constitution, en permettant de proroger les pouvoirs du prince, lui épargnerait la tentation et le risque d'usurper, mais la révision est rejetée. La conspiration entre alors dans la phase aiguë, avec des ouvriers qui travaillent à fleur de terre et dont on entend les coups de pioche. L'Assemblée qui se sent menacée voudrait bien pratiquer une contre-mine, mais le moyen de conspirer utilement quand on conspire à cinq cents ! Un double souci pour Napoléon, celui d'entraîner le peuple et de rallier la bourgeoisie : on attire l'un par l'appât du suffrage universel à rétablir sans aucune condition de domicile ; on conquiert l'autre par la perspective des désordres qu'amènerait en 1852 le renouvellement simultané des pouvoirs exécutif et législatif. Sous la devanture d'un ministère inoffensif, se cache le complot. C'est à l'arrière-plan qu'il faut chercher les acteurs véritables. Ils sont tous là : Morny, homme politique consommé et avec toutes les audaces du joueur ; Saint-Arnaud, inscrupuleux autant que vaillant, mais promis à un trépas glorieux, soldat dont Plutarque eût négligé la vie et raconté la mort ; Persigny, un ami de jeunesse, fanatique en son dévouement, mais exigeant, incommode, fantasque comme l'est parfois le dévouement lui-même ; Maupas enfin, un peu inégal à une si redoutable entreprise. Ils sont tous là, mais immobiles, silencieux comme des soldats avant l'assaut. Au dernier moment, le prince hésite. Est-ce scrupule ? Certes, il aime les conspirations. Mais, avec sa nature à la fois tenace et un peu indolente, il trouve tant de plaisir à les rêver qu'il reculerait volontiers l'heure décisive. Cependant, il ne lui est plus permis de s'arrêter, et son vieux camarade Persigny le pousse rudement par les épaules, tandis que Morny, son frère, le soutient doucement par la main. La victoire est complète : aujourd'hui la dictature, demain l'Empire. Désormais, nul besoin de cheminer par les voies souterraines. Mais le pli est si bien pris que le souverain, qui a conspiré pour abattre ses adversaires, se cache dans le succès comme il s'est caché dans la fortune incertaine. Est-ce défaut de sincérité ? C'est plutôt routine de dissimulation, complication d'un esprit trop naturellement embrouillé pour comprendre les choses simples ; c'est peut-être aussi un certain dilettantisme, comme si la réussite, obtenue en dehors des voies ordinaires, séduisait par un certain aspect de raffinement et de bien joué. Cette manière soupçonneuse se mêle d'ailleurs de naïveté, et le même homme, qui repoussera comme vulgaires les solutions du bon sens, se livrera à toutes les conceptions de l'empirisme ; car la méfiance a aussi ses dupes. Au faîte de la puissance, le prince se cache, non seulement de sa famille, — ce qui serait assez naturel, — mais de ses amis, de ses meilleurs serviteurs ; et ses ministres, même les plus fidèles, ne sont jamais assurés, quand ils remplissent leur charge, qu'ils ne sont pas mystifiés. Peu de délibérations en commun et qui parfois ne sont que devanture, mais des conciliabules à trois ou quatre ; ou plus souvent encore, des méditations solitaires du maître qui tourne, retourne ses pensées, les croise, les entrecroise, à tel point qu'il se dédouble lui-même et qu'une portion de son esprit entre en conflit avec l'autre portion ; ce qui est encore une façon de conspirer. Et les solutions éclatent, imprévues, avec un aspect très improvisé, quoique ruminées depuis longtemps. En trois circonstances mémorables, pour ne pas parler des autres, se révélera cette déconcertante façon de gouverner. En 1860, le traité de commerce qui changera toutes les conditions économiques de la France sera préparé en cachette, presque à la façon d'un complot. En 1866, le traité funeste qui mettra la main de la Prusse dans la main de l'Italie sera conclu sous les auspices de l'Empereur, sans autre participation active que celle des diplomates étrangers. En juillet 1870, la demande de garantie d'où sortira infailliblement la guerre sera décidée, non en Conseil des ministres, mais en un conciliabule entre l'Empereur, l'impératrice Eugénie, M. de Gramont, et c'est ce que l'Impératrice a elle-même confessé dans les confidences de sa vieillesse. IV Nul ne fut plus secret que ce prince ; nul aussi ne couva ses idées avec une plus persévérante obstination. Il n'a guère improvisé. Qu'on lise ses œuvres ; on y trouvera en germe, dès ses jeunes années, toutes les pensées maîtresses qui ont conduit et dominé sa vie. Le premier article de son credo politique, c'est la souveraineté du peuple. Le peuple peut déléguer l'autorité, mais il garde un droit supérieur, celui de se ressaisir et de reprendre ce qu'il a donné. Telle est la doctrine développée dès 1832 dans les Rêveries. Ce que Bonaparte proclame à vingt-quatre ans, il le redira en ses jours de prospérité ; et cette reconnaissance du droit populaire sera comme l'hommage du souverain qui gouverne à un souverain plus auguste encore. Souveraineté nationale et hérédité semblent s'exclure. Dans les Rêveries[7], Louis Bonaparte se piquant de logique n'ose affirmer la doctrine de l'hérédité. A chaque changement de règne, la sanction du peuple sera demandée. S'il la refuse, un nouvel Empereur sera nommé par les Chambres. Cependant, la théorie ne tarde pas à évoluer. Tout l'effort se concentre pour revêtir d'un tel prestige la personne du souverain que le peuple, subjugué par lui, se remette volontiers en ses mains, se confie même en ses héritiers, et se contente de son droit idéal, sans aucune aspiration à changer ce qui a été une fois établi. Les Idées napoléoniennes[8], publiées à Londres en 1839, ne sont que le développement de ces pensées. Elles ne contredisent pas ouvertement les Rêveries, mais tendent à absorber toutes choses dans l'image du grand Empereur, prodigieux surhomme et vrai demi-dieu. Avec lui, un nouvel ordre est né. Quiconque procède de lui tire de cette origine une sorte de vocation à régner. C'est le droit napoléonien substitué au droit divin, mais abrité sous la devanture du droit populaire, de plus en plus fastueusement proclamé que l'exercice en serait plus malaisé. Dès la mort du duc de Reichstadt Louis Bonaparte s'est approprié ces vues. Il est l'héritier ; comme tel, il revendique tous les privilèges de l'héritage ; il en accepte aussi toutes les responsabilités et s'établit dans son rôle avec une telle assurance qu'il semble pénétré de son droit autant que jadis Louis XVIII du sien. Rien n'ébranle sa foi. Peu importe qu'il soit pauvre, obscur, exilé. Ni deux complots misérablement avortés, ni l'indifférence ou la raillerie publique, ni un arrêt de détention perpétuelle ne découragent son robuste espoir. Seul à croire en lui et fermant les yeux pour se dérober aux apparences, il marche vers la grandeur avec une assurance aveugle, qui semble à la fois rêve de somnambule et mysticisme de prédestiné. Et cette infatuation prodigieuse blesse moins qu'on ne l'imaginerait, tant cet héritier des Bonaparte s'efface lui-même pour tout emprunter au rayonnement de son nom ! S'étant tiré à lui-même son horoscope, il y proportionne toutes ses conceptions. Il ne voit rien qu'en grand. Dans la configuration générale du monde, la France tient trop peu de place pour qu'il y enferme son regard. Si c'est elle qu'il compte bien gouverner, c'est l'Europe qu'il entend refondre. Ainsi pense-t-il, audacieux en idées autant que son oncle l'était en action. En Suisse, en Angleterre, dans la prison de Ham surtout, il couvre de longues pages, fatigantes par leur solennité continue, souvent inexactes, plus souvent obscures, mais où il révèle, exilé ou captif, tout ce qu'il sera plus tard comme souverain. Les enfants, quand on commence à leur enseigner la géographie, s'étonnent des limites bizarres qu'offrent les Etats, des pointes capricieuses par lesquelles ils s'entremêlent les uns dans les autres. Leur jeune esprit, tout fait de logique, ne se rend pas compte de tout ce que l'action du temps, les traités, le besoin d'éviter ou d'abréger les guerres ont amené d'inconséquences, — souvent heureuses ou nécessaires, — dans la distribution des territoires ; à la fois osés et novices, ils souhaitent un monde fait à l'image de ces jeux de cubes bien réguliers dont on a amusé leurs premières années. Louis Bonaparte subit les mêmes fascinations. Lui aussi, en sa prison de Ham, — que faire d'autre en une prison ? — il joue au jeu de cubes, jeu qui paraît inoffensif et qui l'est en effet tant qu'il demeure jeu. Il affectionne les grosses masses, par exemple, la Russie et les Etats-Unis. Le reste, tout morcelé, lui semble à refaire et, dans le souci de tout agglomérer, fût-ce aux portes de la France, il oublie un peu la France elle-même. Napoléon Ier a détruit en Allemagne un grand nombre de petites principautés. Mais que ne reste-t-il pas à faire pour en tracer une carte bien symétrique, expurgée d'enclaves et vraiment agréable à l'œil ! L'Italie, avec tous ses principicules, n'a pas un moindre besoin d'être remaniée. Un travail, non moins urgent, mais inverse, sera de dissocier les peuples si différents que l'Autriche tient sous son joug. En ruminant toutes ces idées, le prince se croit non seulement réformateur, mais apôtre, tant il s'abrite sous des formules qui lui semblent sacrées. La souveraineté populaire, maxime fondamentale de son credo, consacre au profit du peuple le droit de choisir son gouvernement. Le respect des frontières naturelles, — un autre axiome, — rend légitime et presque saint tout effort pour grouper les Etats d'après les limites que tracent le cours des fleuves ou les démarcations des montagnes. Enfin, la théorie des nationalités, — un troisième axiome, — veut que les hommes de même origine ethnique et de même langue ne soient pas séparés. Souveraineté du peuple, frontières naturelles, respect des nationalités, voilà pour Louis Bonaparte, et dès sa jeunesse, la trinité de principes qui forme le fond de son éducation politique. Maintenant, il n'y a plus qu'à laisser faire le temps : les germes sont semés et les fruits mûriront. Cet homme doux autant qu'obstiné est incapable de haines violentes, mais porte en lui, avec un flegme silencieux, des antipathies tenaces que rien ne guérira. Entre toutes ces antipathies, la plus profonde est celle qui l'éloigné de l'Autriche. Le Congrès de 1814 a proscrit sa famille : or, c'est à Vienne que s'est libellé contre lui et contre sa race l'arrêt de proscription. Il se réclame de la Révolution, bien que d'une révolution contenue et disciplinée : or, à l'encontre de l'idée révolutionnaire, l'Autriche, plus que toutes les autres puissances, incarne en elle la tradition monarchique. Une erreur commune à presque tous les contemporains a avivé les méfiances de Louis Bonaparte. Bien qu'il se pique d'être un novateur, l'histoire lui a été apprise suivant une routine qui a survécu aux transformations de la politique : or, suivant cet enseignement attardé, l'Autriche, aujourd'hui d'activité ralentie et attentive seulement à conserver son bien, est toujours considérée comme la puissance menaçante, tandis que toutes sortes de coquetteries, qu'on croit sans danger, se multiplient à l'endroit de l'autre Etat allemand, en silencieuse gestation de grandeur. Une circonstance aiguise l'esprit d'hostilité. Entre tous les peuples, celui que Louis Bonaparte affectionne le plus est le peuple italien : or, l'Autriche est la dure sentinelle qui contient au delà des Alpes toute émancipation. Ainsi arrivera-t-il que, par une double évolution, Napoléon devenu empereur s'éloignera de l'Autriche pour mieux servir l'Italie et se rapprochera de l'Italie pour mieux desservir l'Autriche. A Vienne, on a pressenti tout cela, mais sans le pénétrer tout à fait. Au lendemain du coup d'État, M. de Hübner, ambassadeur d'Autriche en France, écrit : Voilà Louis Napoléon à peu près arrivé avec son sac de voyage, plein de projets élaborés pendant de longues années de prison et d'exil. Et il se demande avec une nuance inquiète ce qui sortira, — sagesse ou folie, — de ce sac mystérieux. Pendant six mois, il observe, anxieux, indécis ; enfin, sur le nouveau maître, il trace ce bref pronostic : Jamais nous ne pourrons compter sur lui. V Quand, par habileté, violence et fortune, Napoléon III eut conquis le rang suprême, le pouvoir ne lui apparut ni comme source de vulgaires jouissances, ni comme couronnement d'une ambition égoïste, ni comme occasion d'avantages exclusifs pour son peuple. Chez lui, rien de cette étroitesse de vues qui se concentre au dedans des frontières ; mais, au contraire, la conviction profonde que la toute-puissance n'était en ses mains qu'instrument pour corriger les erreurs des traités et redresser les iniquités du monde entier. Bien que très zélé pour servir ses sujets, il ne dit pas : France d'abord, mais d'abord la civilisation et l'humanité. Cette tendance, à la fois magnifique et dangereuse, inspira toutes ses entreprises : en lui, une conception tout internationale de ce qui était, de ce qu'il croyait le bien. Tout en parlant beaucoup de paix, il fit beaucoup de guerres, toutes pour une idée. Quand, en 1854, il entra en conflit avec la Russie, la question des Lieux saints s'absorba bien vite en une question plus générale, celle de l'équilibre européen à sauvegarder. Après avoir, pour rétablir cet équilibre, sacrifié cent mille hommes morts par le feu ou la maladie, l'Empereur conclut la paix sans rien demander et en prodiguant les égards aux vaincus ; car l'une des étrangetés de cet homme singulier fut de ne se montrer jamais si courtois ni si amical qu'envers ceux qu'il venait de battre. Après la guerre de Crimée, celle d'Italie. Ici encore, nul intérêt particulier, mais le désir fort désintéressé de travailler à l'affranchissement d'un peuple et d'établir par là un ordre meilleur dans la société européenne. Ainsi pensa l'Empereur, naïvement convaincu qu'il s'acquerrait pour jamais des amis reconnaissants, et ne pouvant se persuader qu'en renonçant pour lui-même à l'égoïsme, il ne détruirait que le sien. L'année suivante, dans la guerre de Chine, même souci médiocre des intérêts matériels : quelques indemnités, quelques stipulations commerciales dont la vraie bénéficiaire serait la Grande-Bretagne ; une sécurité, d'ailleurs bien courte et fragile, obtenue pour nos missionnaires, et ce fut tout. Presque dans le même temps, nouvelle expédition, celle de Syrie. Les Druses, avec la complicité à peine déguisée des Turcs, s'étaient portés à d'horribles meurtres sur les chrétiens maronites et, dans l'exaspération du fanatisme musulman, les massacres s'étaient étendus jusqu'à Damas. Ce fut en ces conjonctures que nous intervînmes, mais en mandataires de l'Europe, et en mandataires désintéressés. Quand, grâce à nous, un certain ordre se fut substitué au chaos, nos soldats se rembarquèrent, disciplinés là-bas autant qu'ailleurs ils avaient été vaillants. Et le seul bénéfice fut la satisfaction d'un magnifique devoir international accompli. La funeste expédition du Mexique, si on la dégage des intrigues qui s'y mêlent, découvre mieux encore la politique idéaliste de l'Empereur. Dans ses méditations qui confinent au rêve, il s'est pénétré d'une pensée, celle de consolider dans le Nouveau-Monde l'influence latine et de contenir de la sorte la race anglo-saxonne débordante de sève et de juvénile ambition. La conception est vieille chez lui. Elle a déjà effleuré son esprit dans la prison de Ham. Le Mexique, tout travaillé de révolutions, est le lieu choisi par lui pour la grandiose et téméraire expérience. Une fois enlacé par l'idée, il y asservit toutes les informations, et au point que toute critique s'oblitère en lui : une géographie tout approximative ; nul calcul des dépenses en hommes et en argent ; nul contrôle sur les dires des émigrés mexicains qui résident en Europe ; nulle supputation des ressources qu'on trouvera là-bas. Mais comme ici le souverain se peint lui-même, à la fois crédule et raffiné, ample et imprécis, par-dessus tout redresseur de torts, aussi magnifique en ses plans que débile dans l'exécution, et conduisant toutes choses en aventurier qui se croit justicier ! Son imagination se grise par l'attrait des perspectives lointaines. Du reste, nulle pensée de gain, bien qu'on puisse noter des arrangements ruineux pour le malheureux Maximilien ; une sollicitude tout à fait nouvelle en politique pour le bonheur des autres ; un seul regret, celui que le Corps législatif impose la parcimonie. Les flatteurs viennent à la rescousse : C'est, disent-ils, la plus belle pensée du règne. Le souverain n'aime pas les adulateurs ; mais les paroles, cette fois, s'insinuent au plus intime de son être. Et le voilà parti avec une auguste étourderie, sans se dire que, s'il est beau de soulever le monde, il faut que la main qui le soulève soit assez forte pour ne pas tout laisser lourdement retomber. VI J'ai anticipé sur les jours sombres. Auparavant, il y eut les jours heureux où la nation put se féliciter de ses grandeurs et le prince de sa prospérité. Un tableau suggestif est celui du peintre Dubufe qui a groupé sur une même toile, comme autant de portraits, les plénipotentiaires du Congrès de Paris. C'est au printemps de 1856, après Sébastopol conquise et la suspension des hostilités. Ils sont là, sous leur éclatant costume, les représentants de l'Europe, rassemblés comme pour rendre hommage au prestige de la France, à la prééminence de Napoléon III. Walewski, ministre des Affaires étrangères, préside, très décoratif, très pénétré des maximes de l'ancienne diplomatie, homme du monde accompli plus encore qu'homme d'Etat, mais n'ayant pas besoin de l'être, tant on est encore aux heures de gouvernement facile ! Et voici, fixés par le pinceau, les membres du Congrès : d'abord, le comte Orlof, le représentant de la Russie, un vieillard de haute mine qui n'a pas du tout l'air d'un vaincu ; car Napoléon, par des égards poussés jusqu'à la coquetterie, s'applique à effacer tout ce qui serait déplaisant souvenir ; et, d'ailleurs, dans le siège épique de Sébastopol, l'habile et héroïque obstination de la défense a égalé, dépassé même, au dire des militaires, les mérites de l'attaque. Non loin de là, debout, est lord Clarendon, très en faveur auprès de Napoléon, très heureux de la paix restaurée, mais avec des dispositions un peu moins conciliantes et une arrière-pensée de regret ; car il se rappelle qu'au dernier jour de la lutte, tandis que les Français emportaient Malakoff, les Anglais, malgré leur magnifique courage, échouaient au Grand Redan. Sur le devant du tableau, est assis, reconnaissable à son costume, le plénipotentiaire ottoman, mais inattentif et comme sommeillant dans une nonchalance mélancolique, tant il sent que pour la Turquie, même après la victoire, le maximum du succès sera de garder le droit de vivre ! L'Autriche, pendant toute la dernière guerre, a flotté entre l'action et la neutralité et, en prolongeant ses incertitudes, a mécontenté tout le monde. Elle est représentée par le premier personnage de l'Empire, le comte Buol, qui essaie de voiler par une certaine suffisance hautaine les embarras de sa condition et qui sera, dans les années suivantes, un ministre inégal aux périls de son pays. La neutralisation de la mer Noire, la navigation du Danube, le sort des principautés danubiennes, telles sont les questions débattues, et tel sera le traité qu'à le lire aujourd'hui, on ne devinerait pas qui a été le vainqueur, qui a été le vaincu. La seule chose certaine, un peu fragile mais magnifique, c'est le prestige incontesté de la France. Les séances sont courtes et coupées de beaucoup de fêtes. Un jour, tout est interrompu. C'est le 16 mars 1856. L'Impératrice vient d'accoucher. Les cloches sonnent à toute volée. Vingt et un coups de canon pour une fille, cent un pour un garçon. Anxieusement, on compte les coups. Au vingt-deuxième, l'émotion étreint tous les cœurs, tant l'Empire à son apogée semble affermi ! Le Congrès touchait à sa fin quand il s'accrut d'un membre, M. de Manteuffel, invité un peu tard. C'est que la Prusse n'ayant participé ni à la guerre ni aux négociations, l'avis assez général était qu'elle ne figurât point non plus dans les délibérations de la paix. En ces conjonctures, Napoléon, très bienveillant pour tous, mais particulièrement pour la Prusse, était intervenu pour que l'omission fût réparée. Cependant, dans le tableau de Dubufe et tout dissimulé à
l'arrière-plan, un homme se détache, Cavour. Quinze mille de ses compatriotes
ont participé à la guerre, et les Piémontais tués au pont de Traktir ou morts
dans les hôpitaux lui ont acquis le droit de paraître au Congrès. Il est là,
non comme les autres en costume d'apparat, mais en simple redingote, sans
autre décoration que le grand cordon de la Légion d'honneur, debout, comme
pour dissimuler sa petite taille, le regard attentif sous ses lunettes,
observant tout, notant tout, cherchant surtout à conquérir le tout-puissant
empereur des Français, n'ayant de raillerie, — et encore dans l'intimité, —
que pour une seule puissance, l'Autriche : Ah !
dit-il, si j'avais seulement pendant une heure tout
l'esprit que M. de Buol s'attribue toute la journée, ma gloire serait à
jamais établie devant Dieu et devant les hommes. Cet ambitieux,
relégué à l'arrière-scène, allait bientôt passer au premier rang. Le jour où
la question d'Orient s'apaisa fut celui où s'ouvrit la question d'Italie. VII On se formera une idée assez exacte de Napoléon III en disant qu'il fut le contraire de ce que furent les Bourbons. Les Bourbons avaient, dans l'administration intérieure, multiplié les maladresses et au point que, même en gouvernant sagement, ils s'étaient rendus très impopulaires. En revanche, dans la politique extérieure, ils portaient en eux, comme par vocation héréditaire, l'intelligence des intérêts français ; ainsi était-il arrivé que tantôt par guerre, tantôt par négociations, ils avaient forgé à petits coups la France. A l'œuvre commune, tous avaient concouru, gens d'épée, diplomates et, avec eux, dans les bureaux, alors fort simplifiés, des Affaires étrangères, ces commis de la monarchie au labeur modeste, silencieux et fécond. — Sur Napoléon, on peut formuler un jugement tout opposé. Au dedans, nul mieux que lui ne sut discerner les courants de l'opinion publique et, en s'y conformant, en les devançant même, leur donner satisfaction ; mais au dehors, nul aussi, par générosité inopportune, illusion, ignorance des réalités, ne laissa s'oblitérer davantage en lui le sens de l'intérêt national. On a déjà fait allusion aux affaires italiennes. Il y faut revenir, car elles offrent le plus saisissant exemple de cette infirmité d'esprit. Elles s'amorcent, et ici se reconnaît bien l'Empereur, à la manière d'une conspiration. Muni d'un passeport, l'un sous son nom, l'autre sous un nom d'emprunt, Cavour, en juillet 1858, quitte Turin et en très grand secret se rend à Plombières auprès de Napoléon. Autour du souverain, nul conseiller autorisé, mais une solitude qui le livre sans défense au joueur le plus habile qui fût jamais. Un entretien le matin, une promenade en voiture l'après-midi et, en ces conciliabules à deux, en l'espace d'une journée comme dans la tragédie classique, tout est décidé : une alliance politique, un remaniement de toute l'Italie, une guerre future, conséquence presque inévitable de ce remaniement et, en outre, une alliance de famille qui livrera la princesse Clotilde au prince Napoléon. Ce qui suit n'est pas moins extraordinaire. Nul motif de conflit, du moins nul motif français. Cavour déploie, pour allumer la guerre, plus d'artifices qu'on n'en déploya jamais pour assurer la paix. L'Angleterre offre ses bons offices ; on parle d'un Congrès : l'Empereur hésite, Cavour tremble. Heureusement pour lui, l'Autriche, exaspérée par la continuité des offenses, se fait elle-même, au dernier moment, provocatrice. Du même coup, voilà Cavour au comble de la joie, et nos troupes qui descendent le versant des Alpes. Peu de conceptions militaires, semble-t-il, mais des combats, tous heureux, et deux grandes batailles. Cependant la Prusse arme, la chaleur est extrême, les malades sont nombreux. La vue des morts et des blessés a ému l'âme compatissante de Napoléon. En outre, au delà du Mincio, dont on atteindra bientôt les rives, les forts du quadrilatère se dressent puissamment armés. Les deux empereurs se rencontrent, mutuellement étonnés, mutuellement repentants de se battre, tandis qu'il serait si simple de se tendre la main ; et la paix est signée, aussi inattendue que l'a été la guerre. Pour l'Italie, un demi-affranchissement : Milan rachetée, mais point Venise. De là, cette irritation, moitié sincère, moitié jouée, de ceux qui calculent, non ce qu'ils obtiennent, mais ce qu'ils doivent attendre encore. L'Empereur, regagnant la France, traverse Turin : dans les rues de la grande ville, volets fermés, morne silence, et un accueil aussi glacial que les neiges du Mont-Cenis où le souverain s'engagera tout à l'heure pour retrouver sa patrie. Ce qui achève de déconcerter, c'est l'indépendance des protégés vis-à-vis du protecteur. Le plan du souverain a été l'organisation d'une Italie qui aurait dans le roi de Sardaigne son chef militaire, dans le pape son chef moral et religieux : aussi peu de transformations territoriales que possible, mais des réformes accomplies partout, principalement dans les Etats du Saint-Père. Une réalité brutale dissipe bien vite le rêve. Modenais, Parmesans, Toscans, Romagnols, tous se livrent au Piémont, et ce n'est que le début de la Révolution. L'Empereur, déjà se sentant submergé, mais emprisonné dans son rôle de protecteur, gronde, sourit, par intervalles gronde un peu plus fort. Cependant, les Italiens ne peuvent croire à leur bonheur ; pas plus que l'Europe à la débonnaire imprévoyance de Napoléon. Comme le marquis Emmanuel d'Azeglio, ministre de Sardaigne à Londres, sollicite pour son gouvernement les bons offices de la Grande-Bretagne, lord Palmerston évite de s'expliquer : La seule question, répond-il, est de savoir si l'empereur des Français tolérera sur ses immédiates frontières l'établissement d'un grand État[9]. VIII Ce prince ne fit rien comme personne. L'heure où, par ses fautes, il commença de fournir ample matière à la critique fut aussi celle où il donna aux pouvoirs publics licence pour le critiquer. Le décret rendu le 24 novembre 1860 laissa subsister, avec ses règles rigoureuses, la Constitution du 14 janvier 1852. Mais, par une imitation de la monarchie, il autorisa le Sénat et le Corps législatif à répondre par une Adresse au discours de la Couronne. Cette Adresse serait librement discutée ; et en outre, par un autre retour aux temps anciens, les discours seraient reproduits par la sténographie. Ainsi, chaque année, il y aurait une quinzaine qui serait dédiée à l'éloquence, une quinzaine où les députés pourraient tout dire, où le public pourrait tout entendre, où le gouvernement serait tenu de tout écouter. Le parti démocratique, quoique hostile à Napoléon, avait applaudi à la guerre d'Italie. L'Autriche humiliée, un peuple affranchi, de petites principautés s'écroulant les unes sur les autres, tout cela ne pouvait que lui agréer. La spoliation du pape, privé des Romagnes, avait achevé de réjouir ceux pour qui nulle fête n'est complète si quelque chose de l'Église n'est brisé. En revanche, parmi les hommes d'ordre ralliés à l'Empire, sinon par goût, au moins par raison, une impression toute contraire avait prévalu. La guerre avait déplu, et non moins ce qui avait suivi. Ainsi s'était achevée l'année 1859. L'année 1860 avait été celle des grandes audaces : les annexions consommées dans l'Italie centrale, Garibaldi débarquant à Marsala ; la Sicile envahie, puis les Etats de terre ferme ; le roi de Naples abandonné et combattant dans Gaète, non pour le succès, non même pour le salut, mais pour l'honneur ; les Sardes violant le territoire du Saint-Père, les Pontificaux écrasés à Castelfidardo. On put noter alors le premier grand réveil de la prévoyance nationale : inquiétude des catholiques attristés des disgrâces du Saint-Père ; sollicitude des patriotes tout troublés de ce grand royaume qui s'organisait aux portes de la France ; colère des hommes d'ordre émus jusqu'au scandale par le spectacle d'entreprises révolutionnaires poursuivies avec une tranquillité impunie. Et vraiment, le décret du 24 novembre venait à point : il donnait la parole à qui brûlait de parler. Tout s'anima, même le Sénat. Et le 6 mars 1861, un amendement en faveur du pouvoir temporel, c'est-à-dire contre les annexions italiennes, rassembla 61 voix sur 139 votants. Mais c'était surtout sur le Palais-Bourbon que l'attention se fixait. On a souvent accusé de servilisme les membres du Corps Législatif impérial. Le reproche est injuste. Ils étaient seulement dociles à l'excès, par souvenir des anciennes agitations, par crainte d'ébranler, et aussi par une appréhension moins désintéressée, celle de perdre le patronage administratif qui, en cette enfance du suffrage universel, assurait la réélection s'il était continué, laissait tout en suspens s'il était retiré. De cette masse honorable, mais un peu timide et inerte, une quarantaine de députés se détachaient, très sages, très éclairés, et tels qu'ils n'eussent déparé aucun Parlement. Depuis plus de huit années, ils se consumaient à défendre ce qui restait des franchises publiques, et l'œuvre était d'autant plus méritoire qu'en cette tâche ils s'exposaient à déplaire au pouvoir, sans qu'ailleurs l'obstination de leurs efforts fût appréciée ou même connue. Subordonnés au Conseil d'Etat, maîtres de rejeter ou d'adopter les amendements, ils avaient dans le huis clos des bureaux livré de longues batailles, un jour pour les attributions des conseils généraux ou pour les modestes conseils de prud'hommes, un autre jour pour l'intégrité de la liberté d'enseignement, un autre jour encore pour l'économie dans les dépenses publiques. Dès 1858, ils avaient discerné les premières déviations de la politique impériale ; les événements des deux années suivantes avaient achevé de les troubler. A la différence de leurs devanciers, ils n'aspiraient ni à faire ni à défaire des ministères. Mais ils jugeaient que le régime représentatif ne serait qu'un vain mot, s'ils ne puisaient dans leur mandat le droit et le devoir d'éclairer le gouvernement et de le contenir. Et maintenant, en face des complications croissantes, ils s'affermissent dans le dessein d'exercer dans toute sa plénitude le droit que leur confère le récent décret du 24 novembre. Ce qu'ils recueillent hors du Palais-Bourbon les encourage à oser. Dans leurs humbles presbytères, les curés ont perdu leur belle humeur, et le Domine salvum fac, au lieu d'éclater avec une allégresse magnifique, se précipite à la fin de la messe un peu honteusement. L'heure la plus mélancolique est celle du courrier. Depuis le 20 janvier 1860, l'Univers, qui, avec Louis Veuillot, tenait depuis dix années tout le clergé en joie, a été frappé de suppression ; et le facteur n'apporte plus que le Monde, un autre journal qui se contente d'être raisonnable et résigné. Les palais épiscopaux sont eux-mêmes un peu mornes et semblent porter le deuil des infortunes pontificales. A côté de la grande armée catholique, voici, avec Montalembert, Falloux, Cochin, la petite cohorte de ceux qu'on appelle les catholiques libéraux. On ne sait ce qui l'emporte, chez eux, de l'excitation ou de la tristesse, tant, après l'énervante inertie des années précédentes, ils subissent la griserie du grand public retrouvé. Ils ont pour organe le Correspondant, un recueil obscur, devenu tout à coup fameux. Bien en dehors du monde religieux, l'agitation se propage, non dans le peuple qui demeure indifférent, mais dans les milieux cultivés. Guizot, pénétré d'inquiétude, tremble que le chaos italien devienne le chaos européen. Cousin, dans ses entretiens de l'Académie, hasarde des prévisions très sombres. On n'a pas été habitué à voir les Débats s'associer au langage de la presse religieuse ; Saint-Marc Girardin ménage au public cette surprise. Villemain, en une brochure intitulée : la France, l'Empire et la Papauté, dénonce, au point de vue international, les dangers des révolutions récentes. Thiers, en son hôtel de la place Saint-Georges, s'effraie d'une grande Italie, rivale de la France ; il ne croit d'ailleurs ni à sa durée, ni à sa sagesse. Comme la plupart de ses contemporains, il n'imagine pas que le pape puisse être libre comme souverain spirituel s'il n'est en même temps prince temporel ; et déjà il essaie sur ses familiers les arguments que, plus tard, il développera avec tant d'éclat à la tribune. Quand tant de voix s'élèvent vers le gouvernement, le Corps législatif peut-il rester muet ? Au mois de mars 1861, la discussion générale de l'Adresse s'ouvrit. On vit alors se lever de leur banc ceux qui défendaient non seulement la souveraineté pontificale, mais plus encore l'ancien ordre européen : M. de Flavigny, M. Kolb-Bernard, M. Plichon, M. Relier. Cependant, en face du projet rédigé par la commission de l'Adresse, la plus grande habileté serait de combiner un amendement si adouci, si peu provocant qu'il n'effraierait personne, même les plus timides. Il faudrait, sinon fuir la clarté, au moins éviter une clarté trop crue, et incliner presque à leur insu vers l'opposition des hommes qui ne craignaient rien tant que de paraître opposants. Dans la rédaction du paragraphe sur les affaires italiennes, nul texte nouveau ne fut ajouté à celui de la Commission ; mais une simple phrase fut effacée, celle qui reprochait au Saint-Père d'avoir résisté à de sages conseils. Une grande agitation suivit ; car, quand le silence a été longtemps la règle, peu de bruit suffît pour provoquer beaucoup d'émoi. Au dépouillement du scrutin, il se trouva que 91 députés contre 126 avaient voté l'amendement. C'était, après huit ans de compression, la première grande émancipation. Le gouvernement prit la chose fort à cœur ; et avoir fait partie des 91 sembla défection. Le plus irrité fut M. de Persigny, ministre de l'Intérieur. Rencontrant après le vote l'un des signataires, M. Ancel, il alla à lui et, avec un ressentiment qui ne se déguisait pas : Nous nous retrouverons, lui dit-il, aux élections. IX C'est à dessein que je souligne ce mot de M. de Persigny. Il avait raison de se confier dans les masses. Cette fidélité du suffrage universel est même l'un des traits les plus notables qui marquent le règne de Napoléon III. Le peuple, qui a adopté le prince dès le début de sa carrière, ne lui refusa jamais son témoignage. Après l'avoir acclamé en 1848, il sanctionna en 1851 le coup d'État et, en 1852, l'établissement de l'Empire. Quatre fois on procéda au renouvellement du Corps législatif, en 1852, en 1857, en 1863, en 1869 : quatre fois, — et bien qu'avec des chiffres qui varièrent, — la réponse marqua une très nette volonté de maintenir le trône. Même lorsque apparurent, très visibles, les signes d'une fortune déclinante, les votes ne trahirent pas l'inquiétude des âmes ; et presque à la veille de la chute, le vote, à la fois funèbre et triomphal, du plébiscite attesta une soif de stabilité qui contrastait avec l'ébranlement de la confiance. Cette adhésion obstinée s'explique par le prestige du nom de Napoléon, un nom si grand qu'il semblait pouvoir porter le poids de toutes les fautes sans en être accablé. Elle s'explique, au moins pour les campagnes, par l'état de prospérité matérielle qui inclinait à la faveur envers le pouvoir. Elle s'explique par l'attrait d'un régime qui incarnait en lui l'égalité, la gloire, une certaine révolution disciplinée où la sécurité trouvait son compte et l'esprit d'émancipation aussi. Elle se justifie en outre par les qualités personnelles du souverain, bon, bienveillant, généreux, empressé à remercier, d'esprit élevé, de cœur compatissant, ayant en ses communications avec son peuple le sens des paroles opportunes, par surcroît, machiniste consommé, prodigue de fêtes et de réjouissances, attentif à faire naître à point nommé les incidents imprévus, les manifestations éclatantes, en sorte qu'un perpétuel changement de décor captive les yeux et prévienne l'ennui. J'ajoute qu'une habileté supérieure avait déposé dans la Constitution elle-même le principe de la souveraineté nationale, dominant toute autre souveraineté, de telle manière que le peuple, même lorsqu'il subissait des lois fort dures, pouvait se consoler et s'amnistier d'obéir, par la pensée qu'il obéissait à un maître qui n'était que le chef d'une démocratie disciplinée et que lui-même avait choisi. X Tandis que les masses, au moins les masses rurales, se reposaient sur l'Empereur, un peu passivement, on put noter les premiers signes de la grande confusion qui ne ferait que croître jusqu'à la fin du règne. Toutes sortes de problèmes surgirent, comme si l'Europe, lasse du repos, voulût tout soulever à la fois. Dans le langage des contemporains, on appela cela des questions. Il y a la question italienne sur laquelle se greffe la question romaine. Il y a, presque dans le même temps, la question de Syrie. Il y aura en 1863, après la révolte de Varsovie, la question polonaise ; en 1864, après la mort de Frédéric VII, la question danoise ; en 1864 encore, comme si le trouble de l'Europe n'eût pas suffi, la question mexicaine ; enfin, se développe la question allemande, dans laquelle tout le reste s'absorbera. On dirait que cet entrecroisement de choses est advenu tout exprès pour fournir à l'âme subtile de l'Empereur plus d'occasions de s'égarer. Il aurait eu autant de peine à être simple que d'autres à être compliqués. Et le voici qui porte ses pensées de tous côtés, imaginant les combinaisons, les remaniant, les ressaisissant, s'interrompant en de longs intervalles de paresse, de distractions voluptueuses ou de maladies, puis reprenant l'écheveau de ses idées comme on reprendrait un jeu solitaire abandonné, n'écoutant d'ailleurs d'autre conseil que la voix qui parle au dedans de lui. Cette voix lui souffle des desseins presque toujours élevés, parfois même très sages, mais qui, à force de se retoucher et de se torturer eux-mêmes, finissent par devenir méconnaissables ; car une méditation trop prolongée ramène souvent l'obscurité qu'une méditation, sagement surveillée et maîtresse d'elle-même, eût réussi à dissiper. Parmi les ministres, on distingue surtout, — car la politique extérieure domine, — les ministres des Affaires étrangères : d'abord Drouyn de Lhuys, qui a été le ministre des premières années et qui, pendant la guerre de Crimée, s'est efforcé vainement d'incliner son maître vers l'alliance autrichienne ; puis Walewski, que nous avons vu, tout décoratif, présider le Congrès de Paris ; ensuite, Thouvenel, très dégagé de la politique traditionnelle et appelé aux affaires en janvier 1860 pour ratifier les annexions de l'Italie ; maintenant Drouyn de Lhuys, à la faveur d'une accalmie, est revenu au quai d'Orsay, et son nom signifie statu quo, respect des traités, protection pour le Saint-Père, attente patiente pour la Vénétie. Cependant la condition de tous ces hommes d'État est la même. Ils sont, non des conseillers, mais les exécuteurs de desseins qu'ils n'aperçoivent que par fragments, sans pouvoir en reconstituer la trame ; ils détiennent leur portefeuille, mais ils le détiennent en dépôt, presque en entrepôt, tant ils ne sont que les figurants d'un maître à la fois compliqué, mystérieux, obstiné, qui aspire à tout attirer à lui en laissant parfois tout flotter, et qui déconcerte par sa nature fuyante autant qu'il séduit par son abord bienveillant. Drouyn de Lhuys, en 1855, est parti, très irrité qu'on ne l'écoutât pas. Walewski, en 1859, a vu, avec un ahurissement indigné, des agents italiens pénétrer en privilégiés par les guichets des Tuileries sans prendre langue au ministère des Affaires étrangères. Thouvenel lui-même, si italianissime qu'il fût, n'a pas vu sans scandale, en 1860, Garibaldi envahir Naples, et Cavour les Etats pontificaux. Drouyn de Lhuys, de nouveau ministre en 1862, tente de réparer le passé en pratiquant la sagesse, mais c'est une sagesse si précaire et si peu certaine de durer qu'elle ose à peine s'appeler de son vrai nom. De temps en temps, il arrive que l'auguste penseur a trouvé une formule tout à fait à son gré. Alors, il ne résiste pas à la confier à un brochurier, — il en a à son service, — qui la répandra en laissant discrètement percer la marque d'origine. A de plus rares intervalles, Napoléon, de plus en plus subjugué par ses projets, se sent ressaisi par cette tentation de reconstruire en grand qui l'obsédait déjà dans sa prison de Ham. C'est alors que, non sans faste, il jette en ses discours le mot de Congrès. Mais tout s'évapore en paroles, soit que l'Empereur, comme il arrive en 1860 pour les affaires italiennes, rende inutile par ses propres initiatives l'intervention des puissances, soit que la divergence des vues fasse par avance craindre l'insuccès. Plusieurs causes générales n'eussent-elles pas d'ailleurs rendu bien dangereuses ces assises solennelles ? L'Europe, avec son organisation séculaire, ressemble à ces maisons très solides, mais très vieilles qui peuvent durer indéfiniment, si l'on n'y touche qu'avec prudence, mais où des remaniements téméraires risquent de tout ébranler. Puis une révision générale, sous prétexte de tout régler, ne réveillerait-elle pas des débats irritants, comme il en sommeille toujours entre les chancelleries, en sorte que le même Congrès, convoqué pour la paix, rallumerait plus de conflits qu'il n'en apaiserait ? Une circonstance particulière s'ajoutait pour rendre méfiantes les puissances. Napoléon III ne déguisait pas son hostilité contre les traités de Vienne : Je les déteste, devait-il dire un jour à Auxerre, en un discours retentissant. Dans cet esprit, tout nouveau Congrès ne lui plairait tout à fait que s'il remaniait en quelque façon ces traités abhorrés : or, ces mêmes traités formaient le statut fondamental qui avait réparti les territoires entre les Etats, et si jamais ceux-ci en provoquaient le redressement, ce serait à leur profit, non au profit de la France. XI Il y a quelque chose de brillant, mais d'un peu fragile dans cet appareil du gouvernement impérial. Cette fragilité apparut surtout quand se dressa devant nos yeux l'image des ambitions prussiennes. Le 24 septembre 1862, M. de Bismarck est arrivé aux affaires. Ce jour-là fut le premier de nos vrais périls. Dans l'œuvre de Bismarck, on ne peut contester la part du génie ; mais telle fut aussi la part des circonstances que jamais homme politique ne fut plus favorisé par la fortune. Il eut le singulier bonheur de trouver l'Europe en tel état qu'il ne l'eût pas façonnée autrement, s'il avait eu la liberté de la composer à son gré. La Russie, depuis le Congrès de Paris, était devenue notre amie ; et en 1857, une fastueuse ambassade de M. de Morny, reprenant les errements de la Restauration, avait eu pour objet de cimenter les liens entre Paris et Saint-Pétersbourg. Que ce bon vouloir réciproque s'accentuât, que surtout il se transformât en intimité ; et du même coup les aspirations prussiennes eussent été contenues ou du moins ajournées. Mais, sur ces entrefaites, tout au début de 1863, l'insurrection de Pologne, en montrant les sympathies françaises pour les révoltés, change en amertume l'amitié du tsar ; Bismarck, toujours aux aguets, se montre impitoyable pour les insurgés autant que la France fait de souhaits pour eux ; et maintenant le premier ministre prussien acquiert une certitude, c'est que, quelles que soient ses entreprises, il n'aura rien à craindre sur sa frontière orientale. Une autre sécurité pour le chef du Cabinet de Berlin, ce sont les dispositions un peu équivoques qui règnent dans une portion du public et du gouvernement anglais à l'endroit de la France. Le ménage franco-britannique n'a pas subsisté depuis dix ans sans nuages : nuage à propos de l'Italie où l'Angleterre, sans risquer un homme ou un shilling, a tenté de nous dépasser en popularité : nuage à propos de l'annexion de la Savoie qui nous a fait accuser d'avidité territoriale ; nuage à propos de la Syrie où l'on a soupçonné, feint de soupçonner chez nous des vues intéressées. Puis, lord Palmerston et lord John Russell, ces deux dirigeants de la politique anglaise, nous sont peu favorables, le premier par malveillance naturelle, le second par une ardeur protestante qu'il ne dépouillera jamais. Qui ne peut douter que de pareilles dispositions ne retardent ou n'amollissent, si elles doivent se produire un jour, les remontrances britanniques ? Voici une autre chance. L'Autriche, dût-elle être d'abord pour Bismarck une alliée, se trouvera tôt ou tard sur le chemin des ambitions prussiennes. Quel ne serait pas le danger pour la Prusse si, sur ce chemin, la France posait résolument ses armées Mais justement, entre tous les Etats, l'Autriche est celui que l'empereur Napoléon tient le plus en méfiance, par antipathie de jeunesse, par souvenir du Congrès de Vienne, par une crainte à la fois révérencielle et envieuse du vieil empire germanique. Décidément, l'examen de la carte d'Europe n'est pas pour Bismarck décourageant ; mais il n'est pas au bout de ses constatations heureuses. Entre tous les atouts qu'il se découvre, le plus inattendu, le plus précieux aussi, c'est la sympathie de cette France elle-même dont, par politique, il juge nécessaire de poursuivre l'abaissement. Il se trouve qu'entre tous les Etats, la Prusse est celui qui répond le mieux à la conception de l'empereur des Français. Tout jeune, à Ham, il en a étudié avec un intérêt particulier le système militaire ; il la juge la vraie puissance moderne aux méthodes savantes, à l'outillage perfectionné, à l'administration régulière ; et il lui arrive de dire : Le progrès est avec la Prusse ! Ainsi, ceux qui gouvernent à Berlin peuvent d'autant mieux s'immiscer chez nous, qu'ils n'auront rien à arracher par dol ou par piège, et qu'il sera superflu de violer aucun secret, puisqu'avec tout l'abandon de la confiance, on les livrera tous. Malgré tout, la politique prussienne obligera peut-être à formuler des exigences un peu rudes. Hasard et calcul à la fois, tout se trouve rassemblé pour engourdir la prévoyance française. Quand des lèvres de Bismarck se seront échappées des maximes un peu inquiétantes ou réalistes à l'excès, une autre voix se fera entendre, celle du roi Guillaume, un vieillard de haute mine, gentilhomme accompli qui déconcertera tout soupçon, tant il semblera pétri d'honneur et inhabile au mensonge ! Il y a un an déjà, en 1861, on l'a vu à Compiègne, avant même qu'il eût son terrible ministre ; et il semble qu'il s'y soit montré à dessein comme pour -calmer par avance toute appréhension. Il a gagné les gens de cour par sa politesse, conquis les militaires par son aspect de franchise, séduit les femmes, et très particulièrement l'Impératrice, par une galanterie savamment empressée. C'est ainsi que, dans la tâche patiemment entreprise, le monarque et le ministre se distribuent les rôles, celui-ci posant d'une main déjà un peu rude les premiers fondements de sa grandeur, celui-là déguisant, à force d'aménité, des travaux d'approche qu'il ne faut pas laisser trop tôt deviner. Bientôt toutes choses ont paru assez à point pour que le grand novateur essayât ce qu'il pouvait oser. La monarchie danoise lui a fourni son champ d'expériences. Il s'agissait, en invoquant ce droit historique qui n'est souvent ni le droit, ni l'histoire, d'arracher le Slesvig, celui du Sud, celui du Nord aussi, à l'antique royaume. Ici encore, M. de Bismarck a eu tous les bonheurs, et notamment celui de traîner à sa suite l'Autriche qui deviendra sa complice avant de devenir sa victime, en sorte qu'il lui ravira son manteau d'honneur avant de la dépouiller de sa prééminence. Cependant, au milieu de toutes ses bonnes fortunes, Bismarck courait un risque, celui que la France, associée à l'Angleterre, ne s'émût pour la protection du faible. Du même coup, on aurait restauré la justice et, ayant défendu le droit sur les bords de l'Eider, on eût été dispensé de le défendre sur les bords du Rhin. L'heure eût été favorable, non tout au début de la crise, non tout à la fin du conflit, mais au moment où l'invasion du Slesvig septentrional et mieux encore celle du Jutland étalèrent jusqu'au cynisme les desseins des envahisseurs. Napoléon ne déploya pas cette énergie. Il aimait à ne se dépenser que pour des causes retentissantes, et le petit, le faible, le lointain Danemark n'avait d'autre grandeur que celle du droit. Son esprit, à la fois très méditatif et peu sûr, était le prisonnier de quelques idées vagues et sonores ; pour peu qu'il fût conquis par l'illusion de la souveraineté du peuple, il était prêt à suivre, surtout si un certain étalage d'ethnographie et d'érudition achevait d'abuser sa courte science. Une considération s'ajoutait à toutes les autres. Tout dernièrement, à Saint-Pétersbourg, il avait été rebuté, non sans rudesse, dans ses remontrances pour la Pologne ; était-il à propos de renouveler l'expérience en intervenant auprès des puissances allemandes ? Qu'ajouterai-je ? La France manqua à l'Angleterre, l'Angleterre à la France, toutes deux à l'Europe ; et c'est alors que le terrain se déblaya devant celui qui, sentant les craquements de l'ancien droit public, résolut de pousser une nouvelle et décisive étape dans la voie où le poussaient ses ambitions. XII En l'été de 1858, au moment le plus solennel de sa vie, Cavour avait dit à l'un de ses amis les plus intimes : Je veux voir ce qu'il y a au fond de l'âme de Napoléon. Et il s'était rendu à Plombières. Sept ans plus tard, Bismarck obéit à la même inspiration ; et en octobre 1865, il s'achemina vers Biarritz où séjournait l'Empereur. Il serait excessif d'assimiler entièrement les deux entrevues ; car il en est de l'histoire qui ne se recommence jamais de point en point, comme il en est des visages humains qui ne se ressemblent jamais tout à fait. En 1858, Cavour avait pour lui le prestige de son long ministère, le renom d'une dextérité éprouvée, la confiance de son roi. Bismarck, en conflit avec les Chambres de son pays, réputé pour un esprit plus paradoxal que sûr, plus bruyant que réfléchi, était de bien moindre crédit. En revanche, si, par sa situation personnelle, il était inférieur à son devancier italien, il le dépassait de beaucoup par l'appareil de puissance qu'il traînait à sa suite. Il incarnait en lui toutes les ressources de la Prusse qui, dans une longue paix, patiemment utilisée pour la guerre, s'était appliquée à déguiser ses forces, non à les étaler. A la petite cour de Biarritz, il semble qu'une curiosité plus amusée que soucieuse ait accueilli l'hôte venu de Berlin. Bismarck trompait moins par mensonge qu'il ne déconcertait par des hardiesses jugées bouffonnes à force d'être fantastiques ; et il semait avec une négligence si étudiée l'erreur et la vérité qu'on ne saurait distinguer l'une de l'autre qu'après coup, quand déjà les germes auraient grandi. Il scandalisa un peu, divertit fort, parut très original et, tout en étonnant, ne déplut pas. C'était une opinion commune alors qu'en tout Allemand sommeille un fond de cette sentimentalité un peu naïve que la langue germanique exprime sous le nom malaisément traduisible de gemüth. M. de Bismarck manque complètement de gemüth, dit Mérimée qui était alors à Biarritz. Mérimée ne croyait pas si bien dire ; et entre toutes les notations des contemporains, celle-là est certainement la plus juste. Je sais tout ce qu'il y a de pédantesque et souvent d'un peu puéril à recomposer l'histoire après coup ; mais il semble que, par deux conduites toutes contraires, on eût pu déconcerter le dangereux visiteur Une politique d'entière probité lui eût opposé le droit traditionnel et eût affirmé la volonté de la France, ne revendiquant aucun agrandissement pour elle, repoussant de même tout agrandissement des autres, et n'aspirant qu'à demeurer la gardienne de la paix. Ce langage eût été la droiture, et la droiture, qui a toujours un mérite, celui d'être la droiture, en a souvent un second, celui d'attraper l'ambition ou la ruse. Le séducteur eut regagné les bords de la Sprée, et l'entrevue de Biarritz, simple fait divers vite oublié, n'eût jamais acquis dans l'avenir le renom qu'elle a gardé. Une conduite tout opposée, bien moins sage, mais défendable, eût consisté à mesurer avec sang-froid les chances de celui qui venait à nous parce qu'il avait besoin de nous. On l'amènerait à préciser ce que peut-être il ne voulait qu'insinuer et on stipulerait nettement un partage de profits. A une politique réaliste, on eût répondu par une politique plus réaliste encore qui déjouerait chez notre partenaire tout espoir de promettre sans livrer. Et, soit qu'il se dérobât, soit qu'il fournît des gages, Bismarck eût été réduit à une condition embarrassante, celle de l'homme de calcul gagné de vitesse et contraint d'abattre ses cartes avant le temps. Dans les affaires de ce monde, les hommes se nuisent souvent par les vertus qui leur manquent, mais parfois aussi par les scrupules qu'ils gardent. Napoléon n'était pas l'homme d'impeccable probité qui, d'un clair regard, eût percé à jour l'ambitieux, contenu l'ambition elle-même, et assuré à son pays les bénéfices de l'entière droiture. Mais il était encore moins l'homme d'humeur inscrupuleuse qui trafique délibérément du bien d'autrui. En quoi, il perdit tout ensemble les nobles avantages d'un haut désintéressement et les profits vulgaires de réalistes calculs. Sévère gardien des traités, il ne le serait pas ; copartageant de bénéfices, il ne le serait pas davantage. Attentif à ne rien soutenir, à ne rien décourager non plus, il se fixerait dans une attente qu'il croirait habileté, ne doutant guère de la lutte prochaine entre les deux puissances allemandes, ne doutant pas non plus que les circonstances ne lui permissent de dominer les événements et d'en tirer profit. Voilà ce que l'homme d'Etat prussien devina, et sans doute avec plus de sécurité que de trouble. Sur l'heure, nul veto français, ce qui permettrait d'oser ; en outre, nulle stipulation de bénéfices à notre profit, ce qui permettrait, en cas de succès, de tout garder pour soi et d'éconduire même, avec plus ou moins d'impertinence suivant le degré de fortune, quiconque parlerait de compensations. Du voyage de Biarritz, Bismarck ne rapportait ni promesse, ni quasi-promesse. Mais c'était déjà beaucoup qu'on l'eût écouté, que, sous l'hôte de belle humeur qui tantôt enlaçait par ses flatteries, tantôt stupéfiait par ses hardiesses, on n'eût point deviné l'homme terrible devant qui toutes les oreilles eussent dû se fermer, toutes les lèvres se clore ; et ce succès tout négatif était déjà, pour notre ennemi de demain, une première victoire. |
[1] Lettre du 6 novembre 1848. BARANTE, Souvenirs et correspondance, t. VII, p. 387.
[2] Mme DOSNE, Mémoires, t. I, p. 244.
[3] Aus dem Brief wechsel
Friedrich-Wilhelm IV mit Bunsen, von Léopold DE RANKE, p. 295 et
299.
[4] Discours du 9 juin 1850.
[5] Discours du 15 août 1850.
[6] Discours du 4 septembre 1850.
[7] Rêveries (Œuvres de Napoléon III, t. I, p. 385).
[8] Œuvres de Napoléon III, t. I, p. 163.
[9] BIANCHI, Storia documentata, t. VIII, p. 181.