LOUIS XVIII

 

LIVRE VII. — LE ROI ET LE RÈGNE.

 

 

SOMMAIRE

I. — L'été de 1824 : comment on prévoit un changement de règne.
II. — Des traits principaux du règne. — Les finances ; probité ; économie, sagesse avisée ; comment ministres et députés s'appliquent à restreindre leur horizon plutôt qu'à l'étendre.
III. — Les institutions ; la prérogative royale ; les députés.
IV. — Comment le roi, inhabile à conduire les affaires au jour le jour et peu soucieux de ce rôle, porta très haut l'art de régner. Le choix des hommes : quelle unité supérieure subsiste à travers les évolutions du règne.
V. — Le roi et la famille royale.
VI. — Ce qui subsiste chez Louis XVIII de l'ancien régime.
VII. — De la politique religieuse.
VIII. — De quelques fautes du gouvernement de la Restauration ; comment il négligea de développer les libertés qui l'auraient le mieux servi ; comment lui manqua parfois le sens des choses futures.
IX. — Derniers jours et mort du roi (16 septembre 1824).

 

I

Le règne du roi est fini, celui de son successeur commence, écrivait le duc de Broglie au début de 1820. En s'exprimant de la sorte, il avançait de quatre ans. Maintenant la parole est vraie. En une brusque colère, Louis XVIII a chassé Chateaubriand. Cet accès de passion n'est-il pas comme le ressaut d'une volonté qui se fait d'autant plus impérieuse qu'elle se sent moins maîtresse de la durée ? Au prince la politique peu à peu échappe, en même temps que la vie se retire de lui. Ses serviteurs le hissent encore dans sa voiture pour ses habituelles promenades ; bientôt les sorties s'espacent, puis cessent tout à fait. Le pauvre corps tout appesanti se décompose, la gangrène commençant à gagner les pieds, et la tête ployant sur la poitrine sans assez de force pour se redresser ou se soutenir. Les conseils des ministres se succèdent suivant la coutume ; le roi parait écouter, mais souvent sans entendre. Par intervalles, il se ressaisit et surprend alors par sa clairvoyance plus encore qu'il n'a étonné par ses engourdissements : Un roi peut être mort, dit-il un jour à Villèle ; il ne doit pas être malade. Le 25 août, jour de sa fête, le prince voulut recevoir selon l'usage les félicitations des corps constitués, les vœux du corps diplomatique. Quelle que fût son énergie, l'altération de ses traits et son irrémédiable décadence se révélaient par ses efforts mêmes pour dissimuler l'un et l'autre. Et le soir, en leurs dépêches à leur Cour, les ambassadeurs purent annoncer un prochain changement de règne, tandis que les courtisans regardaient vers un maître nouveau.

 

II

C'est ici le lieu de regraver les traits de ce règne qui finit.

Il fut avant tout réparateur. Comme un particulier recueille une succession obérée, ainsi Louis XVIII recueillit la France. A la manière d'un père de famille (ne se proclamait-il pas le père de ses sujets ?) il dressa avec lucidité et précision l'inventaire de ses charges. Elles étaient modérées en 1814 et se réduisaient à l'arriéré de l'Empire. Combien ne s'étaient-elles pas aggravées après Waterloo : 700 millions de contribution de guerre : l'entretien pendant cinq années d'une armée d'occupation de 150.000 hommes : enfin, le règlement des créances étrangères. A ce passif s'ajoutaient toutes les dettes des Cent-Jours.

Tel était l'héritage. Ayant achevé l'inventaire, le gouvernement royal entreprit l'œuvre de la liquidation.

Le premier ouvrier de la reconstitution financière fut comme on l'a dit, en 1814 et jusqu'à la fin de septembre 1815, le baron Louis, ancien prêtre, ancien fonctionnaire de l'Empire, en outre brusque et presque grossier de manières. C'est le propre d'un prince avisé de tourner au bien public, non seulement les qualités, mais les défauts de ses serviteurs. Serait-il inexact de dire que le baron Louis fut choisi en partie pour ses défauts ? Avec une légèreté téméraire, le comte d'Artois avait annoncé l'abolition des droits réunis : il fallait, pour les rétablir, une fermeté rude ; or, pour la rudesse, le nouveau ministre était fait à souhait. Il fallait reprendre promptement la perception des impôts dans les provinces ravagées par l'ennemi : or, à cette tâche, nul homme ne convenait mieux par une dureté péremptoire qui écarterait toutes les objections. Il fallait résister aux demandes des émigrés qui, en invoquant d'anciens souvenirs, sollicitaient des gratifications ou des places : or, nul comme le baron Louis n'était à l'épreuve des attendrissements et des larmes. Contre ce personnage tenace et discourtois, la malveillance s'acharna : Il pousse jusqu'à la stupidité, dit Chateaubriand, le culte de l'intérêt matériel. — Il représente, a écrit Villèle, tous les excès de la fiscalité. Lui cependant ne s'émouvait point : Le sujet le plus fidèle du roi, répétait-il, est celui qui paie le mieux ses impôts.

Son successeur fut Corvetto, un autre serviteur de Napoléon, non spécialement homme de finances, mais formé à cette sévère école qu'était le Conseil d'État impérial. Ce fut lui qui traversa les plus mauvais jours, c'est-à-dire l'hiver de 181.6 à 1817 : peu d'argent disponible ; une récolte presque nulle ; en outre, l'entretien des troupes étrangères rendu plus onéreux par le renchérissement des vivres ; enfin la contribution de guerre à payer par mensualités. Par prodige d'économie, par constante sagesse, par emprunts aussi, Corvetto réussit à traverser la crise, mais en y consumant ses propres forces ; car, à la fin de 1818, il quitta malade le ministère. Le baron Louis revint qui reprit la tâche. Au mois de novembre 1819 M. Roy lui succéda, trouvant une situation déjà bien éclaircie. Enfin arriva Villèle qui acheva de reconstituer le patrimoine de la France.

Après la probité l'économie, c'est-à-dire une gestion calquée sur celle d'un père de famille prudemment ménager de ses ressources. Tout pénétrés de ces règles, ministres et députés répugnaient d'instinct à emprunter. Ils s'y résignèrent pourtant : ils ajoutèrent à la dette publique, en 1816, 6 millions de rentes ; en 1817, 30 millions ; en 1818, 56 millions ; en outre des obligations furent créées pour solder les arriérés de l'Empire. En tout, la dette nationale s'était en trois ans accrue de plus de 100 millions de rente. Mais c'était pour la reconstitution, pour la libération de la France.

En empruntant, un souci domine, celui de rembourser. On a libéré le pays vis-à-vis de l'étranger. Maintenant il faut libérer le pays lui-même en éteignant peu à peu les dettes qu'on a été obligé de contracter. De cette prévoyance naquit la résolution d'assurer de larges ressources à la caisse d'amortissement. Sa dotation, fixée dès 1816 à 20 millions, fut l'année suivante portée à 40 millions. En outre 150.000 hectares de bois lui furent alloués, avec faculté de les appliquer au rachat de la dette. En 1819, elle avait déjà racheté 9 millions de rente.

Les députés de ce temps-là — je ne parle pas de ceux de la Chambre introuvable — préparèrent au pays de bonnes finances sans être en rien financiers. Pour beaucoup, cette ignorance était volontaire et ils s'y confinaient comme en une vertu. Combien le munitionnaire Ouvrard ne les eût-il pas scandalisés quand il proclamait que la nécessité d'emprunter avait été bienfait, parce qu'elle avait révélé à la France la puissance du crédit ! Eux, par leur probité, ils fondèrent le crédit sans en connaître les ressorts, comme ce personnage de Molière qui faisait de la prose sans le savoir. — Voici le trait auquel on peut les reconnaître : ils étaient par excellence des terriens, voyaient dans la possession du sol la source presque unique de la richesse ; et tout de même qu'à l'époque révolutionnaire, toute religion se nommait fanatisme, ils appelaient volontiers agiotage toute spéculation. Un double souvenir affermissait les défiances, l'un très ancien mais non effacé, celui de la banqueroute de Law ; l'autre tout récent, celui de la faillite révolutionnaire. En outre, le Code civil, code admirable mais vieux en naissant — car il était calqué sur les anciennes coutumes — avait, en réglementant presque uniquement les biens immeubles, jeté comme par prétérition un léger discrédit sur tout le reste. Il arrivait donc que gentilshommes et gens de robe pensaient de même, les uns se souvenant de l'ancien régime, les autres penchés sur le recueil des lois. En un incident aujourd'hui fort oublié mais suggestif, se marqua bien cette disposition des esprits. En 1819, le baron Louis, pour permettre sans transports de fonds et sans déplacements, les acquisitions de rentes qui ne se négociaient qu'à Paris, imagina de créer, en chaque recette générale, un livre supplémentaire dit petit grand livre sur lequel seraient inscrits les créanciers de l'État. A la nouvelle du projet, en apparence fort inoffensif, et qui d'ailleurs devait produire peu de résultats, les critiques éclatèrent et se montrèrent si tenaces qu'au scrutin définitif la proposition ne fut adoptée que par 124 voix contre 104[1]. C'est que ces terriens obstinés appréhendaient que certains propriétaires ruraux ou certains paysans, alléchés par le revenu supérieur de la rente, ne renonçassent, pour le transformer en papier, à leur domaine, à leur champ héréditaire. Or cet échange paraissait déchéance, tant on jugeait que la richesse, en se mobilisant, n'est plus qu'une richesse de second ordre, dégradée pour ainsi dire et socialement inférieure à l'autre !

Je cherche à retrouver la mentalité de ces hommes qui, à partir de la fin de 1816, furent dans les Chambres, par la préparation et la discussion du budget, les gérants et les contrôleurs de la fortune publique. Chez eux un bon sens un peu court mais robuste, un haut sentiment de l'honnêteté publique ; un grand besoin de clarté : nulle imagination ; une médiocre recherche d'impôts nouveaux, mais un soin attentif à assurer le meilleur rendement des contributions existantes. Point de plans grandioses et hasardés. Des aventures, on en a tant connu durant la Révolution et l'Empire ! Maintenant, l'heure est venue de se reposer dans une conduite sans risques, économe et tranquille. Si l'on a une préférence, c'est, je le répète, pour la terre qu'il ne faut pas trop surcharger et qui demeure pour ces simplistes la grande nourricière. — La même sagesse, un peu terre à terre, inspire la politique économique. Pendant vingt ans, on a, au prix de dures privations, vécu en se passant de l'étranger. En cet isolement. une industrie a grandi, modeste, s'accommodant le mieux possible des produits nationaux. Aujourd'hui les frontières sont ouvertes ; mais il ne faut pas les ouvrir trop, de peur de submerger sous les importations les établissements encore faibles que la nécessité a créés. Donc on garde, on perfectionne même le régime de protection. Le système en honneur, c'est celui des petites usines qui s'alimentent sur place : telle la petite filature qui consomme les laines indigènes, telle la forge au bois, bientôt jugée archaïque, mais qui écoule les coupes de la forêt voisine. — Et ce système est bien à l'image du gouvernement, jaloux de ne demander que le moins possible à l'étranger qu'il sait encore sourdement hostile, se repliant sur lui-même après les grandes secousses des dernières années, sage quoique d'une sagesse un peu étroite et timide ; mais après tant d'agitations téméraires, se borner semble vertu.

En sa politique de reconstitution financière, le gouvernement rencontra, jusqu'au bas de la hiérarchie, des collaborateurs auxquels on n'a point assez rendu hommage. Pour rétablir le bon ordre, il fallait, dans toutes les administrations financières, des agents assez intègres pour planer au-dessus de tout soupçon, assez désintéressés pour ne pas ajouter à la détresse du trésor leurs propres exigences. Une chance heureuse assura à la Restauration ces concours. La haute on moyenne bourgeoisie française détenait en grande partie avant la Révolution, et à titre pour ainsi dire héréditaire, les offices de finances. Dépossédés de leurs emplois, les titulaires de ces charges dirigèrent tout naturellement, et par une sorte de survivance, leurs enfants vers les administrations qui semblaient comme le prolongement des anciens offices abolis. De là, sous l'Empire et plus encore sous la Restauration, des agents de qualité exceptionnelle, presque tous supérieurs à leur emploi par le rang social, les lumières, le haut sentiment du devoir professionnel, le dévouement aux institutions monarchiques. Cette haute tenue morale commandait dans le public une confiance et une considération qui remontaient vers le gouvernement lui-même. N'est-ce pas à cette époque que s'est surtout accrédité en Europe le bon renom de notre administration ? A employer de tels auxiliaires, le gouvernement trouvait d'ailleurs un très appréciable avantage. Les uns possédaient quelques ressources, les autres étaient assez forts de leur fidélité pour accepter les privations. Ainsi se prêtèrent-ils sans murmurer à des retenues de traitement qui ne cessèrent qu'en 1821. Ils se consolaient d'être pauvres en songeant qu'ils l'étaient, comme on disait alors, pour le service du roi.

 

III

Les gouvernements d'origine révolutionnaire peuvent sans grand danger mesurer avec parcimonie les franchises publiques. L'étiquette suffit ; et dans leur petite fiole libérale il leur est permis sans grands risques d'introduire beaucoup d'eau. Aux pouvoirs traditionnels qui ne peuvent payer par le cliquetis des mots, l'opinion demande des réalités plus tangibles. Louis XVIII qui incarnait sans alliage la tradition, dut plus que tout autre subir cette loi, et la Charte fut le gage qu'il donna à la France.

En fut-il tout à fait l'initiateur ? Le mot ne serait pas exact ; mais il s'y prit si bien qu'en l'acceptant du Sénat, il parut l'avoir donnée.

Il la proclama de bon cœur, car il la confirma deux fois : d'abord en la maintenant solennellement en 1815 au retour de Gand ; puis surtout en brisant par l'ordonnance du 5 septembre 1816 la Chambre introuvable. En ce jour du 5 septembre, il rompit la dernière amarre qui le rattachait à l'ancien régime.

C'est qu'aux yeux du roi cette Charte n'était pas une loi transitoire, une concession passagère à l'esprit public une satisfaction aux exigences du Sénat, mais un acte définitif destiné à consolider la monarchie loin de l'affaiblir : Elle n'est pas, écrivait-il à Decazes, un point d'appui pour abaisser le trône ; au contraire elle doit être le rocher contre lequel viendront se briser les idées révolutionnaires[2]. Elle figurait pour le monarque le pacte d'alliance entre l'ancienne société et la nouvelle : Marchons, répétait-il, entre la droite et la gauche en leur tendant la main et disons-nous bien que quiconque n'est pas contre nous est avec nous. D'autres fois il exprimait sous une autre forme la même pensée : Il faut nationaliser la royauté et royaliser la nation.

La Charte répondait assez bien à ce dessein. Elle s'inspirait des institutions anglaises, mais sans les copier servilement. Elle ne laissait pas glisser la souveraineté dans le Parlement, mais la retenait entre les mains du roi. Elle lui réservait le droit d'initiative, le droit de sanction aussi. Elle l'armait du droit de dissolution. Au-dessous du roi, la Charte avait placé les députés, à titre de législateurs et contrôleurs financiers ; puissants, non tout-puissants ; surveillant le pouvoir mais sans le déborder ; n'étant admis à exercer leur droit d'initiative que sous la forme de suppliques qui signalaient à la royauté, pour qu'elle y pourvût, les objets d'intérêt général ; investis comme attribution principale du droit de voter le budget, faculté maîtresse à la vérité et qui permettait d'embrasser à la longue presque tout le reste.

 

IV

Contenu non enchaîné, Louis XVIII eût pu participer sous une forme effective au gouvernement. Mais les longues années passées loin de la France l'avaient laissé très étranger au train accoutumé des affaires, et il eût craint, en s'y mêlant, de révéler son ignorance. L'exil, en le façonnant à la patience, l'avait aussi enveloppé de paresse, et si éveillé que fût son esprit, il répugnait à toute application trop soutenue. Enfin il plaçait à un tel niveau la dignité royale que s'abaisser aux détails lui eût paru indigne de son rang. Donc il ne gouverna point ; il se contenta de régner ; mais il régna de si haut qu'il servit son pays en y restaurant le respect, autant que d'autres en y accomplissant au jour le jour leur métier de roi.

Un sens très affiné l'avertit qu'il ne pouvait succéder à l'Empire qu'à la condition de ne pas lui ressembler. Il fallait revêtir la tradition de tout le prestige qu'avait accumulé la gloire. Pour ce rôle, Louis XVIII était fait à souhait. Il se montra à sa cour et à ses sujets avec une aisance naturelle et simple comme s'il n'y eût eu aucune fissure dans la trame continue de la monarchie. Avec la même impassibilité hautaine il accueillit les souverains alliés. Le retour de l'île d'Elbe émut le monarque sans l'abattre. Chateaubriand nous le montre à Gand, y conservant toutes les sévérités de l'étiquette ; ayant sa cour, ses grands officiers, ses gardes ; faisant chaque jour à la même heure sa promenade en carrosse à six chevaux ; commandant, à force d'assurance, le même sang-froid autour de lui et redoublant de majesté à mesure que l'infortune le frôlait de plus près. Qu'on est sot quand on se trouve pour la première fois en présence d'un vrai roi[3], écrivait Guizot venu à Gand pour y porter des conseils, et tout stupéfait que la timidité paralysât les mots sur ses lèvres. — Une des habiletés de Louis XVIII fut de ne point se prodiguer. Le dimanche, aux Tuileries, il passait après la messe dans les rangs des courtisans, distribuant avec une parcimonie voulue de brefs témoignages ; et de ce peu de mots on se montrait très vain. Il ne pouvait, à cause de ses infirmités, sortir qu'en voiture. Dans son carrosse, les jambes tout enflées, le bas Tu corps défiguré d'embonpoint disparaissaient, et l'on ne voyait que la tête qui était belle, quoique trop colorée et trop forte, et respirait la majesté. Ainsi allait-il fréquemment jusqu'à Saint-Cloud, toujours au galop de ses chevaux, toujours gourmandant son cocher, à la manière de beaucoup d'infirmes qui aiment d'autant plus la vitesse que la nature les a condamnés à l'immobilité.

Ce prince qui, à l'ordinaire, se contentait de régner, sut avec un tact merveilleux choisir qui gouvernerait. Pour chaque heure il discerna l'homme nécessaire et l'éleva à ses côtés. En 1814, il choisit pour les affaires diplomatiques Talleyrand, l'homme que l'Europe connaissait le mieux, et pour les finances le baron Louis. En 1815, comme le seul espoir était dans Alexandre, il appela le duc de Richelieu qu'Alexandre traitait en ami. A l'intérieur, comme l'essentiel était de décliner toute solidarité avec la Chambre introuvable, il remania son ministère et y introduisit Lainé qui figurait, outre la liberté réglée, l'éloquence et l'honneur. Il fallait reformer l'armée licenciée après Waterloo, lui assurer des cadres solides et un bon mode de recrutement. Parmi les maréchaux, l'un des plus instruits, le plus compétent peut-être, était Gouvion-Saint-Cyr. Ce personnage était d'ailleurs le moins courtisan qui fut jamais. Il importait peu, pourvu que l'armée fût solide, la France bien servie ; et ce fut à lui que le roi confia la grande œuvre de la réorganisation militaire. Louis XVIII goûtait peu les doctrinaires. Dès que, pour affirmer ses intentions libérales, il jugea leur concours utile, il n'hésita point à les employer. En les employant, il choisit, pour l'introduire dans son conseil, M. de Serre, l'un des plus éloquents, l'un des plus intègres d'entre eux. Cependant trois séries d'élections mauvaises ont révélé le péril de trop concéder. Alors commence la remontée. Mais avec quel art le prince ne s'est-il pas appliqué à ménager l'évolution ! Il est revenu d'abord au duc de Richelieu, au nom universellement respecté. Puis, quand, sous la pression de la Chambre, il a été contraint d'accentuer sa politique, celui qu'il a choisi a été le plus sage des hommes de droite, Villèle, Villèle qu'il se réserve d'ailleurs de prémunir contre l'emprise des ultras. Et ainsi en sera-t-il jusqu'à ce que, sous un autre règne, ce même Villèle, se sentant débordé au Palais-Bourbon et ne se sentant plus soutenu aux Tuileries, s'abandonnera, quoique à regret, aux passions de son propre parti.

Aux changements dans les hommes se sont ajoutés les changements dans les choses. Deux lois électorales, trois lois sur la presse, deux dissolutions, tel est le tableau qu'offre le règne. Tant de variations en si peu d'années ne sont cependant ni contradiction ni incohérence. A travers les évolutions diverses, une influence directrice s'exerce, celle du roi qui ne lâche les rênes que dans les derniers temps, quand ses forces décidément l'abandonnent. Un don prévaut en lui, le don de la mesure, lequel n'est autre chose que le sentiment de ce qu'il faut, à l'heure où il le faut. Cette faculté précieuse lui permet de maintenir — et c'est là l'un des grands bienfaits de la monarchie — une sorte d'unité supérieure au-dessus des contingences toutes passagères de la politique. En 1814, il s'est orienté vers la liberté et pareillement en 1815, bien qu'après un moment d'hésitation dont la proclamation de Cateau-Cambrésis porte la trace. Dans cette voie il a persévéré jusqu'en 1819. A ce point de son règne, il a discerné des hardiesses qui, si elles n'étaient contenues, risqueraient d'ébranler le trône. Alors il a freiné, doucement d'abord, puis avec plus de vigueur. A travers ces oscillations, qui ne découvrirait la permanence d'un même effort ? Modéré, le roi l'a été avec Decazes ; modéré, il l'est pareillement avec Villèle. Une seule chose varie : le dosage de la liberté et de l'ordre, l'un et l'autre s'administrant à des proportions différentes suivant les besoins du temps et les indices de l'opinion. Ce n'est d'ailleurs ni sans perplexités, ni sans inquiétudes sur l'avenir que ce délicat travail s'est poursuivi. En une lettre à Decazes, le 9 mars 1817, le roi exprime bien ce souci d'équilibre qui l'obsède : Si j'ai embrassé, écrit-il, le système de la modération, ce n'est pas par paresse ni par goût personnel, mais par raison ; c'est parce que je crois que seul, il peut empêcher la France de se déchirer de ses propres mains et en faire à l'avenir un État florissant au dedans et au dehors. Or, le succès de ce système ne dépend pas de moi ; il tient à une longue persévérance. — Puis-je l'espérer encore, continue-t-il un peu tristement. Et il ajoute avec un surcroît de mélancolie : Il est facile de prévoir que je descendrai tout entier au tombeau[4].

 

V

J'ai tenu à citer ces dernières lignes désabusées. A se montrer vraiment le roi selon la Charte, Louis XVIII eut un double mérite ; car, pour l'être, il dut lutter contre les résistances de sa propre famille, du moins jusqu'à ce que celle-ci crût, par l'avènement du ministère Villèle, le vieux roi lassé et désarmé.

Les mémoires contemporains permettent de reconstituer la vie officielle et mondaine en ce temps-là. Quand les personnages ayant rang à la Cour ont offert leurs hommages à Louis XVIII, ils se rendent au pavillon de Marsan pour y saluer le comte d'Artois ou, comme on dit, Monsieur frère du roi. Entre l'un et l'autre accueil, tout est contraste. Là-bas, c'est-à-dire dans la grande galerie des Tuileries, beaucoup de solennité, des règles sévères, et peu de paroles tombées de haut. Ici un prince svelte, demeuré presque jeune agréable de figure, quoique avec un regard sans profondeur et des lèvres disgracieusement entr'ouvertes ; désireux de plaire autant que son frère d'être respecté ; empressé à adoucir l'étiquette sans la laisser oublier ; galant auprès des femmes, cordial avec les hommes ; prodigue de promesses sans grand souci de l'échéance où il faudra les réaliser ; attentif à payer de paroles gracieuses les anciens dévouements, et retrouvant dans sa mémoire avec un merveilleux à-propos les souvenirs qui touchent, émeuvent et font pleurer. Et les courtisans, tous sous le charme, s'éloignent : L'autre, se disent-ils entre eux — l'autre, c'est Louis XVIII — l'autre est peut-être un plus grand roi ; mais comme celui-ci est meilleur homme ! — Entre les deux frères tout a creusé les dissentiments. En 1814, le comte d'Artois, lieutenant général du royaume, a été pour ainsi dire le fourrier de la monarchie. Confiant en lui-même — car il est de nature avantageuse — il a fait un beau rêve : le roi est impotent, il sera auprès de lui l'homme d'action. Il s'est mis à réaliser le rêve ; et pour commencer, il est devenu commandant général des gardes nationales. Puis, au pavillon de Marsan, il a recruté toute une police et organisé tout un gouvernement, sinon contre la Charte, du moins en paraissant l'ignorer. Il a fallu le secouer de ses illusions, et comme il arrive d'un beau songe interrompu, il s'est réveillé d'assez méchante humeur. Les tendances du gouvernement et la dissolution de la Chambre introuvable ont accentué le désaccord. Anciens émigrés, partisans de l'ancien régime ennemis de la Charte, tous se sont tournés d'instinct vers le pavillon de Marsan, comme vers le lieu de consolation et aussi — car Louis XVIII est vieux — comme vers le signe d'espérance. Et sans calcul prémédité de la part du comte d'Artois, toute une petite cour s'est formée autour de lui, tout à la fois chagrine et railleuse, se grossissant des mécontents, des inquiets, des évincés, jugeant mauvais tout ce qui se décide en l'autre partie du palais. On se défie de Lainé, on est froid pour Richelieu ; on éclate en hostilité contre Decazes. Quand, à la fin de 1818, celui-ci devient, sous le général Dessoles, le vrai chef du ministère, le mécontentement tourne à l'exaspération ; et les plus excités traitent Louis XVIII de jacobin : Jacobin ! il a pourtant été à Gand, objecte à mi-voix Talleyrand avec son sourire glacé. Ce temps est celui des scènes de famille, des querelles aiguës entre les deux frères. Par intervalles, le roi cède à de grandes colères, des colères d'infirme ; et alors sa grosse voix — sa voix de cloche comme il dit lui-même — résonne d'un bout à l'autre du château. Maintenant Villèle gouverne et il semble que la réconciliation soit scellée. Est-ce bien la réconciliation ? Le roi veut un Villèle qui contienne l'extrême droite, et Monsieur un autre Villèle qui en soit l'instrument, l'instrument au point de vue politique, l'instrument aussi au point de vue religieux ; car le prince en vieillissant est devenu dévot autant qu'il a été libertin dans sa jeunesse. Ainsi subsiste, sous la paix apparente, la contrariété des pensées. Et en attendant, Monsieur, qui n'aime pas à perdre son temps, prend ce qu'il peut d'acomptes sur les fautes qu'il commettra quand il sera roi.

Avec le roi, avec Monsieur, la tournée des courtisans n'est pas achevée. A l'Élysée réside la duchesse de Berry, veuve tragique dont le deuil commence à s'éclaircir, mère et gardienne de l'héritier du trône, peu influente d'ailleurs dans la politique. Cependant le château des Tuileries abrite encore d'autres hôtes le duc et la duchesse d'Angoulême.

Du duc d'Angoulême, fils du comte d'Artois, on pourrait tracer deux images, vraies toutes deux quoique très opposées. Il n'avait guère connu l'ancien régime et, simple dans ses goûts, austère dans ses mœurs, ne le regrettait pas. Sa modestie, son esprit d'obéissance, ses préférences pour un pouvoir tempéré le prédestinaient pour être le fidèle observateur de la Charte et le plus docile serviteur du roi. Il était non seulement loyal, mais la loyauté même. Il se montrait affamé de justice et ardent, plus que personne, pour la réconciliation des partis. Sa piété qui était profonde se tempérait de tolérance, et il s'était constitué dans le Midi le protecteur des calvinistes persécutés. — Le portrait est assez beau pour séduire. Voici maintenant l'autre image. Jamais plus nobles intentions. ne s'encadrèrent plus mal. Les infirmités de Louis XVIII le condamnant à l'immobilité, le duc était le messager chargé de populariser dans les provinces la dynastie. La première impression était profond mécompte. Il était timide, gauche, sans finesse dans l'esprit, sans flamme dans le regard, affligé en outre, même au repos, d'un incessant dandinement qui achevait de le rendre disgracieux. Consciencieux jusqu'au scrupule, il ne manquait ni une réception ni une visite de monuments, mais sans trouver aucun de ces mots qui plaisent, électrisent ou réconfortent. Soit distraction, soit inconscient égoïsme de prince, il négligeait souvent de remercier. Assez instruit, sensé, et non sans intelligence, il disait en général des choses justes, mais souvent au rebours de l'opportunité. Ainsi arriva-t-il que, recevant dans l'Ouest les délégués des chefs vendéens, il ne sut que leur parler d'oubli sans un mot de reconnaissance ; en quoi il blessa cruellement ceux qui jadis avaient tout sacrifié pour la monarchie. Le pauvre prince appelait cela l'impartialité. Le pire était que, sa clairvoyance lui montrant qu'il ne réussissait pas, il s'en prenait aux autres et à lui-même : de là, des mauvaises humeurs, des impatiences que, malgré son extrême bonté native, il ne savait pas maîtriser à temps. Le roi prisait en lui le seul parent qui lui obéît, mais en même temps se dépitait d'un neveu si peu brillant. Cependant, en cette fin du règne, l'expédition d'Espagne avait fort relevé le prince aux yeux du peuple et de l'armée. Et ceux qui l'avaient vu là-bas, actif, simple, accessible à tous, dur à la fatigue, bienveillant et jusqu'à la faveur envers les soldats de l'Empire, avaient jugé que tant de vertus méritaient bien qu'on excusât beaucoup de maladresses.

Aux côtés du prince, la duchesse. En elle revivaient tant d'augustes malheurs que, parmi les royalistes même un peu tièdes, son nom seul provoquait un attendrissement sacré. Mais elle ressemblait à ces héroïnes de légende qui gagnent à ne point s'incarner. La présence réelle lui nuisait. Dans sa jeunesse, elle avait été jolie, avec une profusion de cheveux blonds, un teint clair, une candeur d'expression qui charmait : telle, en 1799, elle apparut, au jour de ses noces, à la cour de Mittau, à la manière d'un ange d'espérance. Maintenant ses traits se sont durcis et grossis ; une physionomie froide ; une voix rude et forte ; nulle grâce féminine, et une timidité gauche qui la paralyse, si bien que souvent elle blesse, même lorsque d'aventure elle s'efforce de plaire. Comme son époux, elle porte en elle, et avec plus de dignité royale, l'esprit de piété. le goût de la bienfaisance, le culte du devoir, le courage, l'ardeur au bien public. Mais ces qualités, elle les cache presque toujours sous un aspect distrait et maussade qui désole et qui glace. Tandis que le duc d'Angoulême se range aux côtés du roi avec la plus correcte obéissance, la duchesse s'associe le plus souvent aux remontrances du comte d'Artois. Bien autre est pourtant la présomptueuse légèreté de Monsieur, et la gravité anxieuse de la princesse. En elle l'excès du malheur a tari les sources mêmes de la confiance ; elle ne se figure pas, elle ne peut se figurer que la main de Dieu ait cessé de s'appesantir sur la race royale ; et c'est sous cette terreur presque superstitieuse qu'elle prêche le retour en arrière. Ce qu'on, appelle sécheresse de cœur est souvent effort pour ne pas pleurer. Elle ne se livre qu'à de bien rares intervalles, quand la grandeur des choses la soulève au-dessus d'elle-même. On raconte qu'un jour en 1823, en un voyage en Vendée, on vit tout à coup son froid visage se colorer d'émotion, presque d'enthousiasme. Elle venait de gravir le Mont des Alouettes, cet admirable observatoire qui domine les deux Vendées, celle du Marais, celle du Bocage. A la vue de cette terre où reposaient tant de morts héroïques, son âme toute fermée éclata : Comme je suis heureuse d'avoir vu cela, répéta-t-elle plusieurs fois. Et elle ajouta : Je veux que sur cet emplacement on érige une chapelle. Deux ans plus tard, la chapelle commença de s'élever, d'un style néogothique qui contrastait avec les affreuses constructions de l'époque. Elle subsiste aujourd'hui, mais tout ouverte au vent, tout inachevée ; et cette ruine, non du temps, mais des hommes qui ont refusé de pousser l'édifice jusqu'au faîte, est comme l'image du destin de la princesse et du destin même des Bourbons.

 

VI

Ce roi, si apte à pratiquer les institutions modernes, mais si peu aidé dans sa famille, n'avait pas lui-même tout à fait secoué les souvenirs de sa jeunesse. Deux hommes subsistaient en lui et parfois se combattaient : l'homme que l'ambiance de Versailles avait pétri, l'homme que la réflexion avait réformé.

De l'ancien régime il avait gardé une habitude, celle de s'entourer de favoris. Dans l'exil, il avait eu le duc d'Avaray, serviteur loyal et fidèle, sans limite en son dévouement. Puis sa confiance s'était concentrée sur M. de Blacas, personnage intègre, raide et hautain, très fier de la prédilection du maître, tout pénétré des préjugés de l'émigration quoique avec d'intermittentes lumières. Au duc de Blacas succéda bientôt Decazes. A Decazes le roi écrivait chaque jour quand il ne pouvait le voir, l'appelait son fils, le tutoyait, et ses lettres dont le style aujourd'hui confond se revêtaient de toutes les formes de l'amour, tandis qu'elles ne représentaient pas même la véritable amitié ; car, en cette liaison, le goût égoïste d'être distrait et de trouver à toute heure un auditeur complaisant tenait autant de place que l'affection. Enfin le cœur du vieillard s'était attaché à Mme du Cayla, favorite de la dernière heure, comblée de dons, et jusqu'à rendre jalouse la Cour qui s'égayait tout bas de la sénile et innocente intrigue. En cédant à un sentimental besoin de commerce intime et de confidence, le prince ne permit point que ses affections influassent sur la politique. Quand il eut éloigné Blacas en l'envoyant comme ambassadeur à Rome, il ne le revit guère. La même réserve le guida quand il eut nommé Decazes son représentant à Londres. Que si l'un de ces deux personnages traversait Paris, des bruits circulaient aussitôt de retour de faveur, d'intrigues pour le pouvoir. En ces conjonctures, le roi rassurait ses ministres. Il n'aurait jamais, disait-il, deux gouvernements, un gouvernement occulte, un gouvernement public. Et en parlant de la sorte, il était sincère ; car, soit sagesse et effort sur lui-même, soit légèreté, après avoir étonné par ses engouements. il n'étonnait pas moins par sa faculté d'oublier.

Prince constitutionnel, Louis XVIII le fut. Le fut-il sans retour d'omnipotence royale, sans révolte contre les servitudes qui l'enchaînaient ? Il lui arrivait par intervalles d'affirmer sa pleine autorité, et avec d'autant plus de véhémence qu'il craignait qu'on la contestât. Tantôt en une fièvre très passagère d'activité, il disait : C'est moi qui dois tout faire ; tantôt en langage familier, il s'insurgeait contre son effacement : Je ne suis pas, s'exclamait-il, un roi de carton. Parfois aussi, comme il était très lettré, il donnait à ses regrets une forme classique.

Attale, était-ce ainsi que régnaient tes ancêtres ?

écrivait-il un jour à Decazes avec une pointe de dépit. Ce n'était en général qu'accès peu durable, et après une explosion de mauvaise humeur, la froide raison reprenait sur lui son empire.

A un autre signe on eût reconnu chez Louis XVIII l'esprit qui avait souvent inspiré les princes de sa race. Plusieurs des rois de France avaient pratiqué cette sorte de démocratie qui consistait à tenir en dépendance, presque en suspicion, leurs sujets trop grands et à chercher dans les rangs obscurs ou même inférieurs leurs auxiliaires. C'était jalousie contre quiconque se rapprochait trop d'eux ; c'était espoir de trouver en une condition plus humble plus de dépendance et d'application. Louis XVIII portait en lui, à son insu et comme par transfusion héréditaire, cette disposition ombrageuse. Il n'aimait pas les trop grands, ni Talleyrand qu'il relégua avec un empressement joyeux dans les fonctions de grand chambellan ; ni Richelieu que l'amitié d'Alexandre avait porté trop haut et qu'il laissa s'éloigner sans déplaisir, dès qu'il en eut extrait ce qu'il en pouvait tirer ; ni Mathieu de Montmorency qui, outre une dévotion jugée tout à fait singulière, était coupable d'un nom placé trop près du nom royal ; ni Chateaubriand qui s'élevait plus qu'il ne convenait sur les ailes de son génie. C'est ainsi que le roi continuait l'ancien régime par des répugnances qui, pour quiconque ne voyait que la surface, semblaient au contraire concession à l'esprit démocratique. Sans doute, il avait employé à leur heure ces personnages de premier plan ; car à ses yeux l'intérêt national dominait tout. Mais combien ne préférait-il pas des instruments plus modestes : Decazes, souple, insinuant, flatteur sans être adulateur, et toujours fertile en expédients ; Villèle, ministre aux allures de commis, mais l'un des plus grands commis depuis Colbert ; Corbière, jugé bien rustique mais fécond en ressources. Que ces hommes fussent moins décoratifs, c'est de quoi le roi ne s'inquiétait guère. Il ne lui déplaisait pas que ceux qu'il employait tinssent tout de lui. Après tout n'était-il pas le dispensateur des titres et libre d'élever quiconque le servait bien. Ainsi fit-il Decazes duc, Villèle comte et par surcroît Corbière comte aussi.

 

VII

En cette politique de conservation et de paix sociale, l'une des principales forces à ménager était la religion.

Dans sa jeunesse, Louis XVIII avait cédé aux idées philosophiques de son temps, mais il était trop éclairé pour ne pas comprendre combien la foi en l'autre vie assure d'ordre et de discipline en celle-ci. Puis il était trop imprégné de la tradition monarchique pour répudier le titre de roi Très chrétien. Enfin il gardait dans les yeux l'image de ce qu'il avait vu à Versailles, même en une société fort peu dévote ; et il n'imaginait pas que le train de la Cour fût complet si la splendeur du culte ne !s'ajoutait à la splendeur du trône.

Le souci de revenir au passé avait même suggéré, tout au début du règne, une entreprise assez osée. Dès 1814, le gouvernement français avait amorcé à Rome une négociation dont l'objet était de remplacer par une convention nouvelle le Concordat de 1801. Le 11 juin 1817[5], un traité avait même été signé qui remettait en vigueur le Concordat de 1516, supprimait ceux des articles organiques qui se trouvaient contraires à la doctrine -de l'Église, augmentait le nombre des archevêchés ou évêchés et stipulait qu'une dotation en biens-fonds serait attribuée aux évêques dès que l'état des finances le permettrait. Quand tout fut conclu, on s'avisa que l'acte, pour être valable, exigeait l'approbation des Chambres qui, ayant été saisies autrefois du Concordat de 1801, devaient en être saisies de nouveau pour en approuver l'abolition. Un projet de loi fut présenté à cet effet. Mais aussitôt les objections s'accumulèrent. Le Concordat de 1801 était entré dans les mœurs et constituait, malgré ses lacunes, une transaction très raisonnable entre l'Église et l'État ; quant aux articles organiques, les idées gallicanes, très en faveur en ce temps-là, en eussent rendu malaisée l'abolition. En fin de compte, le traité signé demeura non avenu ; et il ne figure aujourd'hui dans l'histoire de la Restauration qu'à titre documentaire, comme un épisode sans dénouement.

Je me persuade que l'avortement du projet laissa au roi Louis XVIII peu de regrets. Il eût plu à son orgueil de démarquer l'œuvre de Napoléon, mais sans que le prix fût payé par de trop larges concessions à la Cour de Rome. Protecteur de l'Église, il entendait l'être, mais sans aucune abdication de la société séculière, et en bienfaiteur qu'on remercie.

Les concessions furent le plus souvent des concessions de détail. Le clergé était très pauvre : des suppléments d'allocation furent accordés aux prêtres qui desservaient deux paroisses ; puis on accrut les traitements des curés de ville, des chanoines, des curés de campagne, désignés sous le nom de succursalistes ; en outre on attribua des indemnités aux vicaires[6]. Toutes ces augmentations furent graduées d'après des tarifs qui paraîtraient aujourd'hui dérisoires : tel curé de ville, tel chanoine qui recevait 1.000 francs en reçut 1.100. Les curés de campagne qui touchaient 500 francs en reçurent 600, puis 650 : les allocations aux vicaires furent fixées à 200 francs, puis portées à 250, enfin à 300. Cette parcimonie était inspirée par le ferme propos de n'alourdir en rien les charges publiques. Ainsi adopta-t-on comme règle de n'accroître les émoluments du clergé que dans la mesure où le permettrait l'extinction des anciennes pensions ecclésiastiques. Un peu plus tard, des sommes, bien modestes d'ailleurs, furent consacrées à adoucir le sort des prêtres âgés et infirmes et aussi des anciennes religieuses[7]. Cependant le recrutement du clergé était malaisé ; pour y aider, mille bourses furent créées dans les séminaires ; dans le même esprit, certains diocèses furent autorisés à ouvrir une seconde école ecclésiastique. Dans l'entrefaite, à ces faveurs de détail, une autre mesure, beaucoup plus importante, s'était ajoutée. Afin d'aider le clergé paroissial et de ranimer la foi, une société dite des Missions, créée sous l'Empire, puis interdite, s'était reconstituée sous la direction de l'abbé Rauzan. Le 15 octobre 1816, une ordonnance royale avait autorisé l'association. De là un apostolat très extérieur, très bruyant même, qui produisit en beaucoup de lieux les fruits les plus heureux, mais en d'autres, par exemple à Brest, se heurta à de violentes hostilités. A ces actes ne s'arrêta point la bienveillance royale. De nombreuses congrégations de religieuses hospitalières ou enseignantes furent autorisées. Enfin du Concordat de 1817, une disposition fut détachée : c'était celle qui stipulait une augmentation dans le nombre des évêchés ; et une loi du 4 juillet 1821[8] autorisa l'ouverture des crédits nécessaires pour établir trente sièges épiscopaux ou métropolitains.

Ce qui était louable sollicitude pour les besoins des diocèses et pour les paroisses urbaines ou rurales devint profusion pour le service religieux des résidences royales. Qu'on ouvre le recueil des ordonnances. Il y a aux Tuileries un grand aumônier qui est grand-officier de la couronne, un premier aumônier qui est grand-officier de la Maison, huit aumôniers en second, un maître des cérémonies de la chapelle, un secrétaire général des aumônes, un trésorier des aumônes. J'abrège l'énumération qui se complète par quelques menus clercs ou chapelains[9]. Cette surabondance de confesseurs supposerait une Cour très affamée de direction, très à l'affût de toutes les faveurs spirituelles. Il n'en est rien, et tout cet appareil est survivance de l'ancienne étiquette plutôt que témoignage de piété. Je touche ici à l'un des traits les plus curieux de cette époque. Autant le catholicisme est honoré et soutenu comme puissance moralisatrice, autant manque le sens profond des choses religieuses. Dans les milieux intellectuels et mondains même très attachés à la monarchie règne le plus souvent une sorte d'indifférence paisible qui contraste avec le zèle extérieur déployé pour le catholicisme : Tous ces grands serviteurs de l'autel n'en approchent guère, écrivait en ce temps-là Paul-Louis Courier. Et il ajoutait : Je voudrais bien savoir le nom du confesseur de M. de Chateaubriand. Ces dispositions ne sont-elles pas celles du roi ? Le dimanche il assiste régulièrement à la messe à la chapelle des Tuileries et participe, en une attitude recueillie, à toutes les cérémonies traditionnelles. Mais combien ses entretiens ne se ressentent-ils pas du dix-huitième siècle où il a vécu ! La dévotion lui paraît chose amusante : telle celle de Mathieu de Montmorency, ou bien encore du baron de Damas. Sous le nom de Congrégation, une association, déjà ancienne, tend à enrôler la jeunesse catholique. Cette association, le roi ne la favorisera point ou plutôt est censé l'ignorer ; et si jamais elle doit exercer une influence sur la politique, ce ne sera que sous un autre règne. Quand, de son fauteuil d'infirme, Louis XVIII voit son frère partir le jour de la Fête-Dieu pour suivre à pied la procession de Saint-Germain-l'Auxerrois, il ne laisse pas que de le railler, tout en l'enviant peut-être un peu ; car il est bon d'avoir des jambes, fût-ce pour suivre une procession. Sur la petite table en bois apportée d'Hartwell et près de laquelle le prince passe presque toutes ses journées, des livres sont amassés : classiques français, classiques latins surtout, puis mémoires du siècle dernier, et les plus libres ne sont pas les moins goûtés. C'est que le roi a l'imagination libertine autant que la raison froide. De temps en temps, la duchesse d'Angoulême survient, messagère de suggestions pieuses, et cherche à glisser quelques livres dévots à portée du fauteuil royal. Le roi, quoiqu'il l'aime bien, l'accueille souvent avec quelque maussaderie. Ce dévouement sans bornes mais sans grâce l'importune : Elle est sèche comme un cent de clous, écrit-il d'elle un jour dans une lettre à M. Decazes.

Ce scepticisme intime n'altère pas la conduite extérieure. Résolument le roi veut protéger l'Église, mais il veut la protéger à sa façon. il ne veut ni la compromettre par trop de faveurs, ni se compromettre lui-même comme le fera son successeur, en heurtant de front des préventions qu'il comprend d'autant mieux qu'il en garde la trace. Puis, dans la tradition monarchique, il a trouvé le gallicanisme, et là aussi est un héritage qu'il ne veut pas répudier. C'est ainsi qu'en 1820 l'évêque de Poitiers est l'objet d'une déclaration d'abus pour avoir publié sans autorisation un bref pontifical : trois ans plus tard une pareille sentence atteint l'archevêque de Toulouse qui, dans une lettre pastorale, a émis des propositions contraires au droit public et aux lois du royaume. Ces bénignes sévérités ne sont d'ailleurs qu'intermittentes. Aux évêques, aux prêtres, le roi est prêt à beaucoup concéder, à la condition que la protection ne soit pas trop voyante, que le repos public, que son propre repos ne soit pas troublé. Sous cette réserve, il est disposé à une bonne volonté qui s'étend à tous, sans même en excepter les Jésuites. Comme un jour, en 1820, on lui parle d'eux : Que les Pères, répond-il, ne reprennent ni le nom ni l'habit de la Compagnie, qu'ils s'occupent sans bruit de leurs affaires, et ils n'ont rien à craindre[10]. Et toute la politique du roi en matière religieuse tient en ce mot[11].

 

VIII

Villèle a écrit de Louis XVIII : Le prince est bien supérieur par ses qualités royales au jugement qu'en portera la postérité. A ce roi qui fut excellent, que manqua-t-il pour qu'il fût tout à fait un grand roi ?

Le constant effort du prince fut, à l'intérieur et à l'extérieur, non d'innover ou d'accroître, mais de maintenir et de conserver. Il était patient et, quand il ne pouvait vaincre les difficultés, il s'appliquait à vivre avec elles. Il excellait à contenir, à déjouer ; quand on le sollicitait pour une intervention trop active, il objectait habilement les limites de son pouvoir Je ne puis être à la fois, disait-il, roi absolu et roi constitutionnel. D'autres fois, pour écarter des instances qui lui paraissaient inopportunes, il couvrait son silence sous un aspect d'engourdissement : Le roi est malade, disaient les uns. Non, répondaient les plus avisés, mais il ne veut pas répondre. A part quelques accès de colère, il gardait un imperturbable sang-froid ; c'était impassibilité de l'homme qui a connu toutes les fortunes ; c'était aussi sentiment un peu égoïste que les émotions ne valent rien aux vieillards. Et ces émotions qu'il s'épargnait à lui-même, il s'appliquait à les épargner au pays.

Ces qualités négatives sont celles qui préservent des fautes, mais qui, si d'autres dons ne s'y ajoutent, laissent un règne un peu incomplet. Ceux qui ont le mieux connu Louis XVIII ont, tout en rendant plein hommage à son intelligence, douté parfois de son cœur. Le vrai, c'est qu'on ne cite de lui aucun de ces traits de générosité, de bonne grâce spontanée qui ont rendu populaires quelques-uns des Bourbons. Il n'aimait pas à faire plaisir, a dit de lui avec une malveillance concise M. Molé. On l'a accusé d'ingratitude envers ceux qui avaient souffert et s'étaient sacrifiés pour lui. Je crois bien qu'à force de prêcher l'oubli, il le pratiqua jusqu'à oublier un peu trop ses amis. Il ne refusait pas, mais il avait une manière à lui de se prémunir contre la pitié, qui était de ne pas se laisser approcher. C'était peut-être chez lui souci de ne pas être débordé. Mais on cherche, avec le regret de ne pouvoir les saisir, quelques-uns de ces mouvements où l'âme se révèle. Ainsi apparaît Louis XVIII dans le recul des temps, sage, spirituel, instruit, lettré, avisé, mais confiné dans son palais, un peu replié dans son égoïsme de vieillard, sans que se pose sur sa mémoire ce beau rayon de bonté qui éclaire tout.

 

L'ancien régime avait maintenu, en matière criminelle, des édits sévères jusqu'à l'inhumanité ; puis la Révolution était venue avec ses violences ; et contre ces excès le rude régime de l'Empire n'avait qu'à demi réagi. De là des traditions de dureté indignes d'un gouvernement réparateur. La Restauration ne sut pas toujours — et c'est l'une de ses taches — se dégager de ces influences funestes. La loi sur les Cours prévôtales[12] marqua la survivance de pratiques arbitraires, qu'un gouvernement libéral aurait dû désavouer. On a déjà mentionné ces tribunaux d'exception, moitié civils, moitié militaires, jugeant sans appel ni recours en cassation et destinés à statuer, outre certains délits de droit commun, en matière de cris séditieux, d'exposition d'emblèmes, d'attroupements ou de rébellion armée, d'attentats sur les grands chemins. Pendant plus de dix-huit mois, ces Cours prévôtales exercèrent leur justice, souvent capricieuse et passionnée, parfois rigoureuse jusqu'à la cruauté, et outre beaucoup de sentences très sévères, prononcèrent, en matière soit d'insurrection ou d'attroupements à main armée, soit de pillages ou de révoltes à l'occasion des subsistances, plus de trente condamnations à mort suivies d'exécution. Le double souvenir de l'ancienne maréchaussée et des Cours spéciales prévues par le Code impérial avait inspiré cette déplorable création. Convient-il pourtant de s'indigner plus que n'ont fait les plus illustres des contemporains ? Je note que les commissaires chargés de défendre la loi au Palais-Bourbon furent le sage Cuvier, le grave Royer-Collard ; et dans la discussion à la Chambre des députés, je ne remarque qu'un seul discours hostile, celui de Voyer d'Argenson.

 

Voici, je crois, l'une des plus grandes erreurs de la Restauration. Entre toutes les franchises publiques, celles qu'elle négligea le plus de développer ou qu'elle se refusa à reconnaître furent précisément celles qui lui auraient le plus servi.

Tandis que la Charte avait, au sommet de l'État, organisé la liberté, l'émancipation ne s'était étendue ni à la commune ni au département. Il se trouva donc que le pays, jugé apte aux grandes affaires, fut privé de tout contrôle pour les petites. Cette centralisation de toutes choses, outre qu'elle blessait la logique, était pour le gouvernement non force, mais faiblesse. En effet, si diminuées que fussent les influences dérivant de la possession de la terre, de la naissance, d'une longue résidente, il en subsistait assez dans les villes et surtout dans les campagnes pour que les assemblées urbaines ou départementales apportassent au gouvernement un efficace appui. Je ne voudrais pas associer des termes qui semblent s'exclure. Mais l'extrême droite, qui fut, de tous les groupes, le plus rétrograde, en fut aussi, à certains égards, le plus libéral. Ce furent les députés de la Chambre introuvable qui, les premiers, réclamèrent pour les libertés municipales ou provinciales. Par malheur, la revendication parut suspecte par cela seul qu'ils s'en constituaient les défenseurs. Puis des méfiances de nature diverse enchaînèrent les bonnes volontés. L'opposition craignait que les libertés provinciales ne fortifiassent l'influence des grands propriétaires ; quant aux franchises municipales, beaucoup se rappelaient les excès des administrations locales au temps de la Révolution ; commune, district, ces mots sonnaient mal, et sous l'obsession des souvenirs, l'empressement était médiocre pour ressusciter des institutions qui avaient si terriblement dévié. En outre, les fonctionnaires de l'Empire, demeurés très puissants, n'imaginaient guère le gouvernement que sous la forme d'ordres précis partant d'en haut et exécutés ponctuellement en bas. Enfin, toute une école se rencontrait qui, se fondant sur l'histoire, rappelait que les communes à l'origine n'avaient point de droits, qu'elles n'en avaient acquis qu'en vertu de privilèges ou chartes accordés par le roi, et que la règle devait être la tutelle gouvernementale soigneusement conservée. — Tout se ressentit de cette disposition. Au Conseil d'État, divers timides projets d'émancipation administrative furent élaborés en 1817 et en 1819. En 1821, un autre projet fut présenté à la Chambre des députés, mais sans aucun aboutissement. Je note une seule mesure, et non politique, mais de prévoyance financière. Une loi du 15 mai 1818 prescrivit que, pour tout vote de crédits extraordinaires, les citoyens les plus imposés seraient adjoints aux conseils municipaux. Pour le reste, la législation impériale_ subsista qui laissait à l'administration le choix des membres des conseils, soit à la commune, soit à l'arrondissement ou au département. Plus tard, sous le règne suivant, une proposition de loi sera déposée en vue d'élargir les entraves ; mais cette proposition même sera retirée.

 

Je ne voudrais rien retrancher à l'éloge que mérita si bien le gouvernement royal. Il fut prudent, mais parfois sa prudence nuisit à sa prévoyance ; et un sens lui manqua souvent : le sens des choses futures.

Cette insuffisante compréhension de l'avenir n'apparut nulle part mieux que dans la législation électorale. Le signe de la capacité politique était l'argent, peu d'argent d'ailleurs, trois cents francs de contribution, juste assez pour écarter le peuple et pour submerger les grands. Ainsi l'avait voulu la Charte. Ici, comme en matière de franchises municipales et provinciales, les vrais libéraux, on ne saurait trop le répéter, furent en 1816 les membres de cette singulière Chambre introuvable qui fut travaillée à la fois par toutes les réminiscences de l'ancien régime et par tous les instincts de la liberté. Avec clairvoyance elle discerna le mal. De là, divers projets plus ou moins précisés, soit pour la représentation des professions ou des métiers, soit pour l'organisation du suffrage à deux degrés. Mais les contingences de la politique l'emportant sur les intérêts permanents, l'opinion libérale ou qui se disait telle, crut découvrir au fond de ces combinaisons, soit un retour aux influences corporatives, soit une emprise de l'aristocratie sur les paysans électeurs au premier degré. — Cependant, après trois renouvellements par cinquième, le gouvernement sentit la nécessité de changer. Un vrai génie constructeur eût entrepris de bâtir à neuf en tenant compte, pour le droit de suffrage, des conditions de famille, des fonctions, des lumières présumées. Excès de timidité ou urgence de se hâter, médiocrité de vues, crainte d'outrepasser la Charte ou embarras de concilier les opinions diverses, le gouvernement n'entreprit rien de pareil. Au lieu de se dégager du système en vigueur, il se contenta d'en doubler l'armature. Au-dessus des électeurs censitaires, il créa d'autres électeurs, mais censitaires aussi. La supputation des suffrages changea ; mais à la base l'argent demeura comme l'unique critérium. Peu d'argent assurerait un simple droit de suffrage ; plus d'argent assurerait un second droit de suffrage ; telle fut la loi du double vote, loi sage, mais d'une sagesse courte qui n'assurait que le présent. Sur l'heure, le gouvernement y gagna ; mais il avait approfondi l'ornière au lieu de s'en dégager.

 

IX

Quelles que fussent ces lacunes, le roi, en ses derniers jours, pouvait en toute justice rendre un plein hommage à sa propre sagesse. Une réalité positive lui apparaissait, très consolante pour ses yeux qui allaient se fermer. Il avait trouvé la France envahie : il la laissait libérée. Il l'avait trouvée pauvre : il la laissait riche. L'armée avait dû être licenciée : elle avait été reconstituée. Une seule œuvre restait inachevée, celle de la réconciliation entre l'ancien régime et la société nouvelle. Mais ici, le recul des temps, le travail des générations pourrait rapprocher ceux qui demeuraient désunis ; et il y avait lieu d'espérer cette paix, à moins qu'avec un nouveau règne les maladresses ne se multipliassent, au point de se transformer en lourdes fautes.

Fautes ou maladresses, se garderait-on des unes et des autres ? Il semble que ce souci ait obsédé le roi mourant. Il affectionnait son frère, mais se méfiait de lui. A travers son frère, sa prévoyance inquiète se reportait sur le jeune duc de Bordeaux, seul héritier de sa maison : Gardez bien, disait-il, la couronne à cet enfant. Puis ses regards se fixaient sur un autre palais, le Palais-Royal, où résidait le duc d'Orléans, très correct en son attitude, mais, malgré lui, vague espoir des mécontents. Le roi lui avait toujours témoigné de la froideur : Je ne le vois pas marcher, disait-il, mais je sens qu'il chemine. L'un de ses derniers actes souligna avec quelle parcimonie de faveur il entendait le traiter. Comme on lui demandait le cordon bleu pour le fils du prince, le jeune duc de Chartres : Il n'a que quatorze ans, observa-t-il. Comme on insistait, il consulta ses souvenirs : Le duc d'Enghien, conclut-il après avoir recherché les dates, n'a eu le cordon qu'à quinze ans ; et du ton le plus péremptoire, il ajouta : Le duc de Chartres ne l'aura que dans un an.

Pour le roi, il n'était plus question d'années ni même de mois, mais seulement de jours. Après la fête du 25 août, il donna encore quelques rares audiences. Mais déjà son pauvre corps se décomposait, avant même que la mort ait commencé de le dissoudre. Ce n'était que par un incroyable effort d'énergie qu'il retenait le reste de vie prêt à se retirer de lui. C'était une tradition parmi les Bourbons que, souvent reprochables durant leur vie, ils se montraient intrépides devant la mort. Nul mieux que Louis XVIII n'imita cet exemple. Sur la santé du souverain le Moniteur se taisait. Il se bornait depuis deux semaines à répéter chaque jour le même avis : Sa Majesté n'est point sortie aujourd'hui. Le 13 septembre, on se décida enfin à publier l'état presque désespéré du souverain. Bien que le peuple connût peu le monarque, Paris, à cette nouvelle, s'enveloppa de tristesse. Les théâtres se fermèrent, les lieux de plaisir aussi. Les églises se remplirent de fidèles. Autour des Tuileries une foule pressée stationnait, attendant les nouvelles en un recueillement ému. C'était expression d'un loyalisme déjà bien entamé, mais vivace encore ; puis le public comprenait d'instinct que celui qui allait s'éteindre avait été, sans recherche d'éclat, sans réclame, un sage et ferme mainteneur de la sécurité nationale. Cependant, comme les forces du malade achevaient de s'épuiser, un grand souci agita la Cour, celui des devoirs religieux auxquels nul des rois très chrétiens ne s'était soustrait. La plus inquiète était la pieuse duchesse d'Angoulême, tandis que s'agitait autour d'elle tout un peuple d'aumôniers. Aux premières suggestions, le roi répondit : Il n'est pas temps encore, puis parut s'engourdir ainsi qu'il faisait jadis au Conseil quand une affaire l'ennuyait. On recourut, non sans quelque humiliation, à la favorite, Mme du Cayla. Celle-ci réussit où les autres avaient échoué. Un prêtre fut appelé qui recueillit les secrets de l'âme royale. Puis la cérémonie des derniers sacrements s'accomplit suivant le rite accoutumé, tandis que le malade, philosophe hier et maintenant tout animé de ferveur, suivait avec une étonnante présence d'esprit les prières de l'Église. Avec la nuit du 15 au 16 septembre commença l'agonie. Dans la chambre se tenaient les médecins, les gentilshommes de service, et un peu à l'écart la famille royale qui manifestait la plus vive douleur. Il y régnait une atmosphère irrespirable, à tel point que plusieurs pensèrent s'évanouir. Comme le jour commençait à poindre, la respiration, déjà très ralentie, devint presque imperceptible, puis cessa tout à fait. Le roi est mort, dit le médecin placé près du lit. Alors, le premier gentilhomme de la Chambre, se tournant vers celui qui devenait Charles X, s'écria d'une voix forte : Vive le roi !

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Loi du 14 avril 1819 (DUVERGIER, Collection des lois, t. XXII, p. 127).

[2] Lettre du 3 septembre 1819. (DAUDET, Louis XVIII et Decazes, p. 452).

[3] POUTHAS, M. Guizot pendant la Restauration, p. 87.

[4] Voir DAUDET, Louis XVIII et le duc Decazes, p. 445.

[5] Sous ce titre : Un concordat oublié, la Convention de 1817 a été récemment analysée avec beaucoup de détails par M. LE MARCHAND dans la Revue des questions historiques, 1er juillet 1923.

[6] Ordonnance du 5 juin 1816. (DUVERGIER, Collection des lois, t. XX, p. 401.)

[7] Ordonnances du 20 mai 1818 et du 31 juillet 1821. (DUVERGIER, Collection des lois, t. XXI, p. 347, et t. XXIII, p. 309.)

[8] DUVERGIER, Collection des lois, t. XXIII, p. 289.

[9] Article 8 de l'ordonnance du 1er novembre 1820 sur l'organisation de la maison civile de Sa Majesté. (DUVERGIER, Collection des lois, t. XXIII, p. 178.)

[10] Le père BURNICHON, la Compagnie de Jésus en France, 1814-1914, t. I, p. 68.

[11] Ces incidents et bien d'autres encore mériteraient des développements plus étendus. Mais c'est surtout sous le règne de Charles X que les affaires religieuses et les questions d'enseignement exercent leur répercussion sur la politique ; et c'est alors que je me propose, par un retour en arrière, de réunir en un tableau d'ensemble ce que je n'indique ici que sommairement.

[12] Loi du 27 décembre 1815. (DUVERGIER, Collection des lois, t. XX, p. 149.)