LOUIS XVIII

 

LIVRE V. — LE DOUBLE VOTE.

 

 

SOMMAIRE

I. — Impression produite par l'élection de Grégoire. — Projet de modifier la loi électorale. — Projet préparé par M. de Serre et le duc de Broglie. — Modification dans le ministère ; Decazes, président du Conseil. — Annulation de l'élection Grégoire. — Embarras de M. Decazes ; comment il se rallie, en le simplifiant, au projet Serre-Broglie.
II. — Assassinat du duc de Berry (13 février 1820). — Déchaînement contre Decazes ; nouveau ministère Richelieu.
III. — De divers gages donnés à la droite. — On revient à la loi électorale. Comment, en l'absence de M. de Serre, son projet est complètement changé et comment s'introduit dans la proposition nouvelle le suffrage à deux degrés. — Rapport de Lainé (6 mai 1820). — Le débat à la Chambre des députés : avec quelle ardeur le public le suit ; les principaux orateurs. — Retour de M. de Serre ; instances inutiles de ses amis les doctrinaires pour le séparer du ministère. — Son intervention dans la discussion. — Troubles au dehors. — Comment le projet voté n'institue pas le suffrage à deux degrés, mais reproduit, par suite d'amendement, le projet primitif de M. de Serre.
IV. — Après la loi du double vote. — Élections partielles de 1820. — Comment on incline vers la réaction tout en se défendant encore d'y verser. — Événements extérieurs : Espagne, Naples, Piémont.
V. — Politique de vigilance plus encore que de réaction. — Prospérité générale, élections de 1821. — Hardiesse croissante de l'extrême droite. — De la coalition parlementaire qui amène la démission du duc de Richelieu (décembre 1821).

 

I

On se figurerait malaisément l'impression que produisirent sur les contemporains les élections partielles de 1819. Anxieusement on supputa les progrès de la gauche : en 1816, quelques sièges seulement : en revanche, une quinzaine de sièges gagnés en 1817 ; vingt-cinq en 1818 ; trente-cinq en 1819. Qu'en 1820 elle obtînt même succès, et elle serait, à elle seule, presque majorité. Le choix de Grégoire surtout exaspéra. L'orientation politique subissant un brusque ressaut, on jugea que la même sagesse qui avait conseillé de défendre la Charte conseillait désormais de se porter à la défense du trône.

Pour le défendre, le plus urgent était de refondre la loi électorale. L'idée n'était point tout à fait nouvelle. Huit mois auparavant, au Luxembourg, le vieux Barthélemy, l'ancien membre du Directoire, avait exprimé un vœu pour que le mode de suffrage fût changé. La motion, bien qu'elle eût été accueillie par les pairs, avait semblé, dans les sphères ministérielles, inutile ou du moins intempestive. Maintenant la crainte se propage de l'extrême droite à la droite, de la droite au centre droit ; elle gagne même quelques-uns des doctrinaires ; et parmi les royalistes, tout le monde s'appelle Barthélemy.

L'un des plus alarmés était le garde des Sceaux, M. de Serre. Chez lui nulle pensée d'atteinte aux, libertés publiques, mais seulement le dessein de superposer au corps électoral créé en 1817 un autre corps dont les éléments seraient fournis par la grande et la moyenne propriété, et qui contrebalancerait l'exclusivisme étroit de la société censitaire. Pour confident, pour collaborateur, il s'adjoignit le duc de Broglie qui, à la Chambre des pairs, siégeait alors aux limites du centre gauche et de la gauche ; et ce nom seul garantissait les intentions du ministre.

Le projet qui sortit du travail commun maintenait soigneusement, mais désormais avec le vote par arrondissement et le scrutin uninominal, les collèges électoraux existants. Leur droit d'élection directe était pleinement sauvegardé. Seulement voici l'innovation capitale : ceux des électeurs qui payaient plus de 600 francs d'impôts, après avoir voté avec les électeurs ordinaires, se réuniraient au chef-lieu du département et y exerceraient une seconde fois leur droit de vote en nommant un nombre de députés variable suivant les départements, mais toujours inférieur à ceux que nommeraient les collèges d'arrondissement. Le but non dissimulé était, tout en respectant les droits de la petite bourgeoisie, de lui enlever son monopole. Tout de même que le cens modeste qu'elle payait, considéré comme garantie de lumières et de situation sociale, lui avait, en 1817, fait attribuer un droit de suffrage, mais simple ; tout de même un cens plus élevé, signe présumé de lumières plus grandes et de condition sociale plus importante, assurerait un droit de vote supplémentaire, c'est-à-dire un droit de vote exercé deux fois. On se modelait en cela sur les sociétés commerciales où le nombre de voix attribué à chaque actionnaire augmente avec le nombre de ses actions[1]. — Tel était l'expédient par lequel on se flattait de corriger pour l'avenir les mauvais choix de la démocratie censitaire. Cette remarquable innovation, comme si on eût voulu, par avance, désarmer la critique, s'accompagnait de réformes diverses destinées à plaire aux libéraux et qui formaient comme un code général en matière d'élections[2]. Le nombre des députés était porté de 258 à 456. Les conditions d'éligibilité étaient adoucies, soit pour l'âge qui était abaissé de quarante à trente ans, soit pour le cens qui, au moins dans l'une des-rédactions, n'était plus que de 600 francs. Le cens pour l'électorat était lui-même, au moins d'après l'un des projets, réduit de 300 à 200 francs. Au renouvellement par cinquième était substitué le renouvellement intégral. La durée du mandat législatif serait de sept ans. Le vote serait public. Enfin diverses dispositions réglementaires avaient pour objet de mieux assurer la pratique du régime constitutionnel.

Quelles que fussent les concessions de détail, le projet organisait, au-dessus du privilège bourgeois, un privilège d'ordre supérieur, d'aspect aristocratique. Trois des ministres, le général Dessoles, le maréchal Gouvion-Saint-Cyr, le baron Louis, refusèrent leur adhésion. Ils furent remplacés aux Affaires étrangères par M. Pasquier, à la Guerre par M. de La Tour-Maubourg, aux Finances par M. Roy. Le 20 novembre, M. Decazes devint président du Conseil, mais en des conditions difficiles ; car les circonstances nouvelles l'obligeaient à ménager ceux qu'on appelait les ultras ; or, ceux-ci ne lui pardonnaient point l'ordonnance du 5 septembre.

La session législative s'ouvrit le 29 novembre. L'une des premières questions débattues fut l'élection de l'abbé Grégoire. L'élection fut annulée, mais pour des motifs tirés de la loi et sans que la question d'indignité fût posée, comme l'eussent voulu les plus ardents des royalistes. Presque aussitôt la droite prit sa revanche en élisant comme vice-président Villèle. Visiblement la tendance était de fortifier l'autorité. Mais en même temps le gouvernement s'appliquait à tempérer, par des mesures libérales, l'évolution qu'il n'accomplissait qu'à regret. Huit nouveaux pairs furent créés : tous avaient été jadis exclus de la Haute Chambre pour leur conduite pendant les Cent-Jours. Quelques militaires demeuraient en disgrâce : tels les généraux Gilly et de Grouchy qui, en 1815, avaient été dans le Midi les adversaires du duc d'Angoulême ; l'un et l'autre furent réintégrés dans leurs droits et honneurs, et cela à la demande du prince lui-même, toujours fidèle à la politique d'oubli vis-à-vis de ceux qui avaient été ses ennemis.

Sur ces entrefaites, Decazes tomba malade et de Serre aussi : de là, pour le projet de réforme, un certain ajournement. La stagnation n'était pas telle qu'on ne discutât beaucoup. Un mémoire rédigé en ce temps-là par Cuvier, alors conseiller d'État, montre bien les premiers désabusements sur le régime parlementaire : Le danger, disait Cuvier, était qu'une Chambre entreprît de gouverner. Le rôle des députés devait se borner, selon lui, à discuter et à voter le budget. Il ajoutait : Toutes les autres lois qui ont été faites ou qu'on pourra faire d'ici à longtemps ne tendront qu'à ôter au gouvernement une partie de ce qu'il possède. Elles pourront transporter le pouvoir à un parti plutôt qu'à un autre ; mais renforcer le pouvoir entre les mains du gouvernement, jamais. A ce jugement sévère, Cuvier ajoutait quelques suggestions : il fallait que le pays acquît la certitude que le roi voulait sauvegarder la liberté religieuse et l'égalité civile. Il était surtout essentiel qu'il ménageât les susceptibilités bourgeoises, en ne réservant pas aux seules familles de l'ancien régime les honneurs de la cour ; car, disait le mémoire[3], les blessures d'amour-propre sont plus malaisées à guérir que celles qui proviennent de souffrances réelles.

Cependant la préoccupation dominante était la réforme électorale. M. de Serre, toujours malade, venait de partir pour le Midi. Demeuré seul, M. Decazes, à peu près rétabli, s'épuisait à la recherche d'une combinaison qui fût œuvre de prévoyance sans être œuvre de réaction. Se fiant à cette insinuante souplesse qui lui avait jusque-là réussi, il s'efforçait de retenir à ses côtés les doctrinaires ; puis, en dépit des méfiances que son nom éveillait, il s'ingéniait à nouer des intelligences dans les rangs de la droite, devenue l'alliée nécessaire. Toute cette habileté se dépensait avec un profit médiocre. Le ministère, disait Villèle, voudrait une loi qui ne lui donnât ni royalistes ni jacobins. Quant à l'opposition de gauche, elle ne tarissait pas en railleries sur les consultations contradictoires où le président du Conseil se consumait. Le matin, disait la Minerve, on veut les deux degrés avec M. Pasquier ; à midi, on n'en admet qu'un seul avec M. de Broglie ; le soir, on incline pour les trois ordres de M. Flaugergues. A minuit on est décidé pour trois collèges par département[4]. Pourtant l'incertitude ne pouvait se prolonger. Après plusieurs conseils tenus sous la présidence du roi, les ministres décidèrent de reprendre, en le modifiant et surtout en l'allégeant de ses dispositions additionnelles, le projet Serre-Broglie. Le 11 février, la rédaction définitive fut adoptée[5].

 

II

On en était là quand un événement sinistre secoua toutes les âmes.

Le 13 février, à onze heures du soir, sous le péristyle de l'Opéra, le duc de Berry fut frappé d'un coup de poignard. L'assassin était un ouvrier sellier du nom de Louvel. La blessure était mortelle ; quelques heures plus tard, le prince expira.

On eût dû n'accuser que le misérable meurtrier ou la fatalité qui pesait sur la maison de Bourbon. Aux pleurs se mêla la colère, une colère poussée jusqu'à la fureur ; et dans l'imagination surexcitée des royalistes, le poignard de Louvel devint le symbole de l'anarchie à laquelle conduirait, si l'on n'y prenait garde, le système suivi depuis trois années.

Cet excès de passion parait aujourd'hui incroyable. Pour le comprendre, il faut se figurer la Révolution, alors toute récente, et dont l'image obsédait les contemporains. Tout crime présent se grossissait par la vision rétrospective des crimes passés. De là — moitié réalité, moitié souvenir — des peurs qui ne réussissaient pas à se maîtriser et qu'on ne réussissait pas davantage à calmer. Il arrivait donc que le même régime qui jadis, par ses audaces ou ses forfaits, avait altéré les proportions des choses, les altérait encore pour ceux qui survivaient.

Les hommes, quand la raison a cessé de les régir, aiment à incarner leurs ressentiments. Sur Decazes se concentrèrent les colères. Contre lui s'ameutèrent les gens de cour qui détestaient en sa personne le favori du roi, les ultras qui ne lui pardonnaient pas l'ordonnance du 5 septembre, les envieux qu'avait outrés de dépit sa rapide fortune. A la Chambre, un député s'oublia jusqu'à l'accuser de complicité avec l'assassin. Dans la presse, ce fut un concert unanime, depuis les plus misérables folliculaires qui l'accablèrent de malédictions, jusqu'à Chateaubriand qui osa écrire : Les pieds lui ont glissé dans le sang.

Le roi d'abord résista, jugeant insensé ce débordement et répugnant à sacrifier son favori. Sous les instances de la cour, sous les supplications de sa famille, il finit par céder. Il relégua Decazes dans un splendide éloignement, en le nommant ambassadeur à Londres ; par surcroit il le fit duc. Avec douleur il se sépara de lui ; puis, moitié raison d'État, moitié égoïsme, il parut l'oublier.

Il fallait reconstituer le ministère. En l'automne précédent, après les élections partielles, Louis XVIII s'était séparé de Dessoles et s'était reposé sur la dextérité de Decazes pour ressaisir avec douceur les rênes qu'on avait trop laissé flotter. Maintenant, obligé d'accentuer encore l'évolution, il recherche quel personnage est placé assez haut pour que son nom ne soit ni défi pour l'opposition, ni trop vif mécompte pour l'extrême droite. En 1815, le duc de Richelieu avait été choisi pour reconquérir Alexandre. Derechef, et cette fois pour la politique intérieure, il parut l'homme nécessaire. Au centre droit et parmi les plus raisonnables de la droite, la satisfaction serait sans mélange ; les ultras, quoique un peu déçus, ne pourraient se dire mystifiés ; à gauche on ne pourrait crier à la provocation. Cependant le duc répugnait au pouvoir par absence d'ambition, santé un peu chancelante, inaptitude absolue aux manœuvres parlementaires. Il craignait surtout qu'attaqué par toute la gauche, il ne rencontrât, à l'autre extrémité de la Chambre, qu'un concours marchandé ou mis à trop haut prix. Le comte d'Artois le rassura, lui promit l'appui de tous ses amis, et ajouta, dit-on, avec sa bonne grâce de gentilhomme : Je serai votre premier soldat. Sur cet engagement, les hésitations cessèrent. — La répartition des portefeuilles marqua la volonté de contenir, loin de l'exciter, l'esprit de réaction : à l'Intérieur, le comte Siméon, ancien serviteur du Consulat et de l'Empire, modéré par l'effet de l'âge autant que par nature ; aux Affaires extérieures, Pasquier, autant que personne transigeant ; à la Guerre, M. de Latour-Maubourg, de vieille race mais ancien soldat de l'Empire ; aux Finances, M. Roy, homme d'affaires plus encore qu'homme politique. Dans la combinaison nouvelle, M. de Serre, conservé comme garde des Sceaux, était le seul qui fût de tempérament passionné ; mais son ardeur était tempérée par un sentiment profond de la légalité, par la conviction profonde que tout retour vers le régime ancien serait folie. Libéral, il l'a été avec toute la ferveur de son âme, et pendant trois années a été le fidèle allié des doctrinaires ses amis. Maintenant, sans cesser d'être libéral— ou plutôt parce qu'il est libéral et ne sépare pas la liberté de l'ordre — il se retourne avec la même ardeur pour faire face à l'autre danger.

 

III

A cet autre danger ne pourvoirait-on pas à l'excès ? Il faut ici accuser, non le roi, non les ministres, mais les royalistes eux-mêmes, exaspérés par les élections récentes, affolés par le crime de Louvel. Pour calmer leur peur, pour apaiser leurs colères, il fallait leur donner des gages. Donc deux projets furent déposés : l'un qui autorisait la détention, par mesure de police, de tout individu prévenu de complot contre la sûreté de l'État ; l'autre qui replaçait les journaux, affranchis depuis 1819, sous le régime de l'autorisation et de la censure. L'opposition était forte de toutes les recrues que les trois renouvellements successifs lui avaient apportées. Tout entière elle entra en lice et trouva des alliés parmi les doctrinaires : tel Camille Jordan, tel Royer-Collard. La discussion, mêlée de toutes sortes d'incidents — personnalités, duels, retours rétrospectifs — dura du 6 au 15 mars pour la loi sur la liberté individuelle ; du 21 au 30 pour la loi sur la presse. Des deux lois la première fut adoptée par 133 voix contre 116, la seconde par 136 contre 109. Les deux fractions de la Chambre se serraient de si près qu'un simple déplacement de 12 ou 15 voix suffirait à changer la majorité.

Ces débats, qui illustrèrent la tribune, seraient aujourd'hui peu instructifs. Combien n'est pas plus digne de mémoire la discussion de la réforme électorale ! car elle marque une des tentatives les plus notables pour réglementer le droit de suffrage.

Après beaucoup de tâtonnements, le ministère Decazes avait, comme on l'a dit, repris, en le retouchant beaucoup, le projet concerté entre M. de Serre et le duc de Broglie. Ce projet, présenté à la Chambre le 15 février, déplut à la droite qui se sentant toute-puissante, ne voulait pas d'une satisfaction incomplète. Les ministres, se sentant eux-mêmes tributaires des ultras qui formaient un des éléments de leur majorité, n'osèrent persister. Dans cet esprit, en l'absence de M. de Serre, ils modifièrent de nouveau tout son plan, au risque cette fois d'infliger aux électeurs créés par la loi de 1817 une humiliante diminution. D'après le nouveau projet, ces électeurs, c'est-à-dire les censitaires à 300 francs, au lieu de garder tous leurs droits comme le voulait M. de Serre, étaient, jusqu'à concurrence des quatre cinquièmes, privés de l'élection directe. Leur seul rôle se réduirait à un droit de présentation. Puis, sur la liste des candidats présentés, les collèges de département, formés seulement des plus imposés jusqu'au cinquième du nombre total des électeurs, procéderaient aux choix définitifs.

Le 6 mai, M. Lainé, nommé rapporteur, vint lire son travail. Un certain étonnement l'accueillit. N'avait-il pas été, trois ans auparavant, le rapporteur de la loi de 1817 ? Depuis le temps de la primitive Église, disait le duc de Broglie, jamais on ne vit pareil Mea culpa. Mais Lainé, de nature impressionnable, se montrait troublé jusqu'à l'angoisse par les événements récents : Il fallait, disait-il, choisir entre deux partis, ou changer la loi du 5 février ou changer la monarchie.

Quatre-vingt-quatre membres s'inscrivirent pour combattre le projet, trente-trois pour le défendre. Tout s'unissait pour grandir le débat : l'importance des questions en jeu ; l'incertitude du résultat, tant la Chambre était partagée en deux groupes presque égaux ; l'ardeur des ultras attentifs à exploiter leurs chances renaissantes ; la colère de la gauche qui perdait l'espérance d'obtenir, par un nouveau renouvellement quinquennal, la majorité. Puis, sous l'interprétation des textes, sous la réforme électorale elle-même se cachaient la lutte des propriétaires contre les patentés, la rivalité des campagnes contre les villes, l'effort suprême de- l'aristocratie rurale ardente à ressaisir quelques débris de son influence perdue.

Le public ne s'y trompa point. Un mot se propagea : C'est la bataille des élections, et le mot resta.

Qui n'eût douté qu'on assistât à une vraie bataille quand on vit, dès le premier jour, le général Foy prendre la parole ! Soldat dans l'âme, la politique ne lui plaisait que comme l'image d'un combat ; et il montait à la tribune comme il eût monté à l'assaut. En adversaire loyal, il déclara que le premier projet Decazes, si défectueux qu'il fût, eût peut-être fourni matière à examen ou à transaction. Mais le système nouveau, qui dépouillait la plupart des électeurs et, contrairement aux promesses de la Charte, ne- leur laissait d'autre droit que de présenter des candidatures, ne méritait qu'une opposition irréductible : Nous ne voulons, dit-il, d'autre Charte que la Charte, d'autre roi que le roi... Mais adosser le trône à l'aristocratie, c'est commencer une révolution. — Ce que le général Foy avait affirmé avec sa véhémence un peu théâtrale, avec son éloquence trop apprêtée, mais magnifique par instants, Royer-Collard le répéta, deux jours plus tard, avec l'autorité de son nom. Il commença par un magnifique hommage à la monarchie légitime, seule capable d'assurer et d'acclimater un régime libre. Ayant parlé de la sorte, il observa que la Charte avait consacré une inégalité, celle qui dérivait de l'hérédité de la pairie ; mais elle n'avait abrité dans la haute Chambre le privilège — privilège de la gloire, de la naissance, des grands services !indus — qu'à la condition que l'égalité régnât partout ailleurs. Partant de là, Royer-Collard s'élevait avec beaucoup de force contre l'idée qu'il pût y avoir, pour la Chambre des députés, deux catégories d'électeurs, et qu'une loi pût, sans violer la Charte, conférer aux uns des droits qu'elle refusait aux autres. Ainsi s'exprima le 'chef des doctrinaires, en un discours d'une trame très serrée mais qui pourtant comportait une fissure. L'apologie de 1 égalité, si éloquente -qu'elle fût, n'était-elle pas un peu fragile quand, à part quatre-vingt-dix mille citoyens, tout le reste de la nation était — de par la loi même de 1817 — exclu du corps électoral ?

M. de Serre n'était point revenu. On vit se lever pour la défense du projet le comte Siméon, ministre de l'Intérieur, personnage de sens droit et de haute sagesse, mais point tout à fait au niveau d'un si grand débat ; puis Pasquier, souple, insinuant, prompt à trouver les arguments, et — chose rare à ces débuts du régime parlementaire — d'une aisance remarquable à la tribune. — Cependant des confins de la droite et de l'extrême droite un auxiliaire puissant, Villèle, d'éloquence médiocre, mais d'autorité de plus en plus affermie, se détacha pour appuyer le ministère. Par une interprétation un peu subtile, il soutint que la Charte, si on en consultait les termes stricts, avait conféré aux censitaires à trois cents francs le droit, non d'être électeurs, mais de concourir à l'élection, et que par conséquent ceux-ci pouvaient être réduits, sans aucune violation du pacte constitutionnel, à la simple faculté de présenter des candidatures. Il critiqua la loi de 1817 qui avait organisé, parmi les moins riches d'entre les riches, une petite oligarchie, dépositaire exclusive du pouvoir. Il mit en relief l'inconséquence de déclamer contre l'inégalité quand on défendait un système fondé lui-même sur le privilège. Les ministres accueillirent le discours avec reconnaissance, avec un peu d'inquiétude aussi. Celui qui descendait de la tribune se présentait, si modeste qu'il parût, sous un aspect un peu équivoque, ami sans doute mais demain peut-être protecteur, et protecteur avec des airs d'héritier présomptif.

La discussion générale se prolongea pendant dix séances, au milieu d'une curiosité publique surexcitée jusqu'à la passion. Dès le matin, les abords du Palais-Bourbon étaient assaillis, non seulement par des étudiants et des jeunes gens, mais par des hommes d'âge mûr et de la condition la plus élevée. Dans les tribunes pas une place libre, et une foule qui débordait dans les couloirs, à tel point qu'une consigne rigoureuse dut en interdire l'entrée. Les débats parlementaires captivaient comme jadis la guerre, et les mêmes discours qui aujourd'hui, à la lecture, nous paraissent ternes, obscurs ou diffus, éveillaient alors, d'après le témoignage de tous les contemporains, une extraordinaire émotion. Des tribunes on se montrait les orateurs. Tout à l'extrême gauche Manuel, l'ennemi irréductible des Bourbons, l'homme des perfidies préméditées ; esprit clair, parleur lucide, mais d'un art consommé pour amonceler les obscurités quand les ténèbres peuvent le servir ; n'ayant qu'un but, pousser toutes choses à bout ; ne connaissant qu'une joie, celle d'accumuler les colères qu'il domine par sa maîtrise de lui-même et qu'il exaspère encore par l'insolence de son sang-froid ; — puis La Fayette, l'éternel étourdi, l'homme aux pensées généreuses et aux desseins factieux, en perpétuel travail d'idées turbulentes, mais qui tournent sur elles-mêmes ; à la fois immobilisé comme le plus obtus des émigrés et bourdonnant comme le plus intempérant des novateurs ; adorant la liberté, mais seulement celle qui s'est proclamée en 1791, et incapable de rien voir en deçà, de rien prévoir au delà ; démocrate ayant gardé ses allures de gentilhomme, et osé avec des impertinences d'homme de qualité ; très recherché d'ailleurs par la curiosité du public, par la curiosité des étrangers surtout qui contemplent en lui comme le dernier type d'une génération qui ne se refera plus. — Que si les regards inclinent un peu de l'extrême gauche vers la gauche, voici Benjamin Constant, aussi mal doué des dons extérieurs que le général Foy en a été comblé ; traînant pour gagner sa place son long corps voûté et usé ; promenant autour de lui un regard éteint et sceptique ; blasé et pourtant capable de violences, mais de violences factices préparées à point pour les applaudissements du dehors ; portant le poids de trop de contradictions pour exercer l'autorité d'un chef — car il a, lui libéral, acclamé le 18 Fructidor et tour à tour honni et servi les Cent-Jours ; — en revanche apte à tout comprendre, doublement riche par l'heureuse facilité de sa nature et le trésor amassé de ses connaissances, étincelant d'idées, de malices, d'images, de style ; non seulement fin mais la finesse même ; notant tout au cours des séances et avec une rapidité incroyable, au point d'intercaler dans ses discours préparés de longue main tout ce que lui suggère l'opportunité du moment ; modéré par tempérament bien qu'esclave de son parti qu'il raille, qu'il méprise et qu'il suit ; ennemi souple, flexible, enlaçant, fait surtout pour la petite guerre mais non impropre à la grande ; capable à la fois de lancer comme en se jouant les traits qui effleurent et de porter d'une main légère les blessures qui tuent. — D'autres attirent les regards : tel le banquier Laffitte, riche, généreux, vaniteux plus encore, prêt à tout pour la popularité, hospitalier à la manière d'un Mécène, mais d'un Mécène taillé à point pour la société censitaire, fidèle représentant de la bourgeoisie, mais d'une bourgeoisie qui, ne se sentant pas à bout de conquêtes, souhaite vaguement une seconde révolution pour arriver au point où elle se reposera : tel aussi Casimir-Périer, de haute stature, prompt à l'action, prompt à la riposte, sanguin, passionné, colère, portant en lui d'impérieux appétits de domination, en revanche loyal, courageux, sensé, et capable de s'attacher à la monarchie si jamais la monarchie sait le conquérir. — De la gauche, où siège Benjamin Constant au centre gauche où sont rassemblés les doctrinaires, la transition est aisée. Benjamin Constant n'a-t-il pas été comme Camille Jordan l'ami de Mme de Staël et n'est-il pas encore l'hôte du salon de la duchesse de Broglie qui le reçoit, écrit-elle, par habitude plutôt que par goût. En ce groupe des doctrinaires, ne peut-on pas noter quelque désarroi ? Tant que Decazes a gouverné, ils ont gardé confiance, et le premier projet, œuvre commune de M. de Serre et du duc de Broglie, eût pu, avec quelques retouches, être agréé par eux. Mais comment ne pas être hostile au projet nouveau qui réduit au rôle d'électeurs au premier degré les censitaires à trois cents francs ! Ainsi pensent, quoique avec des retours, quoique avec des regrets, Royer-Collard, Camille Jordan, et du même coup ils participent, eux naguère dédaignés et raillés par la presse de gauche, à la popularité bruyante qui environne l'opposition. --- Des tribunes, une curiosité bien moins excitée mais assez vive encore, observe les bancs de la droite : là se montre, tout près de Villèle, son inséparable compagnon Corbière. Tout à l'extrémité siègent les ultras, et les noms de quelques-uns commencent eux-mêmes à se répandre dans le public : M. de La Bourdonnaye, fameux par ses violences ; M. de Castelbajac, toulousain comme Villèle, et aussi bruyant que Villèle est calme ; M. de Salaberry, député de Loir-et-Cher, et représentant bien fougueux d'un département bien paisible ; M. de Marcellus, d'un mysticisme ardent et personnifiant en lui l'alliance du trône et de l'autel. Cependant au fauteuil préside M. Rayez tellement adapté à son rôle qu'il ne semble pas qu'un autre puisse le remplir. Vers la fin de la discussion, une maladie passagère l'éloignera de ses fonctions, et il sera remplacé par Villèle qui trouvera en cette circonstance une nouvelle occasion de mettre en relief ses capacités et son nom.

Sur les instances de ses collègues, M. de Serre s'était décidé à hâter son retour. Il revenait mal guéri, triste mais résolu. Il n'avait pas connu sans dépit les changements apportés à son projet. Quel que fût son déplaisir, il ne jugeait pas que cette altération de ses vues l'autorisât à abandonner ses collègues. Il s'épouvantait de l'absolue prépondérance que la loi de 1817 assurait aux petits bourgeois des villes, aux petits propriétaires : Il faut, disait-il, leur conserver leur droit, mais leur ôter la domination. Comme beaucoup de nobles âmes au dix-neuvième siècle, il s'inquiétait jusqu'à l'angoisse au spectacle d'une société réduite en poussière, livrée par conséquent à toutes les entreprises du despotisme ; et, pour échapper au péril, il souhaitait l'organisation d'une aristocratie terrienne qui, à la manière de plantations dans le sable, agglomérerait et fixerait le sol mouvant. Si on lui objectait que cette aristocratie résidait déjà dans la Chambre des pairs, il ne se laissait pas convaincre, cette haute Chambre se composant ou de grands seigneurs qui y trouvaient une satisfaction de vanité, ou d'anciens fonctionnaires pour qui elle figurait un -lieu de repos. C'était dans cet esprit qu'il avait imaginé le double vote, sans beaucoup d'illusions, sans excès de complaisance pour sa propre conception, mais faute de trouver un expédient meilleur. En route, son âme impressionnable, et devenue plus impressionnable encore par la maladie, se consumait en ces pensées. Peu de jours auparavant, il écrivait à sa mère : Adressez à Dieu vos bonnes prières pour que quelque temps encore, il prête un corps à mon âme, l'expression à mes pensées, le souffle à mes paroles. Il m'est témoin que je n'en veux user que pour sa gloire, pour le salut du roi et de mon pays[6].

A Paris, M. de Serre retrouverait non seulement les luttes de tribune, mais une autre lutte plus intime, plus pesante à son cœur, celle contre ses propres amis les doctrinaires, ardents à le reconquérir. Le plus insistant fut Guizot qui lui avait écrit dans le Midi et qui, dès son retour, lui renouvela ses instances pour qu'il se séparât du duc de Richelieu, pour qu'il recouvrât sa liberté. Puis ce fut le tour de Royer-Collard qui, s'étant rendu à la Chancellerie sans trouver son ami, s'adressait à lui en ces termes : Il y a entre nous de l'ineffaçable. Il ajoutait : En composant mon discours d'hier, je pensais à vous et regrettais le temps où je vous l'aurais montré, où vous l'auriez approuvé[7]. Le duc de Broglie avait collaboré au premier plan de réforme, mais le jugeait dénaturé au point d'être inacceptable. Ce qu'avait tenté Royer-Collard, la duchesse de Broglie l'essaya aussi, et avec toute la chaleur de son amitié. M. de Serre écouta, profondément troublé et portant sur ses traits animés d'une rougeur maladive la trace des émotions qui le consumaient. Quand elle eut fini : Il n'est pas possible, répliqua-t-il, de faire autre chose que cette loi. Si le côté gauche triomphait, tout périrait. Il continua : Je crois à l'impossibilité de fonder la liberté sans une aristocratie. Cela ne s'est jamais vu. — Vous parlez d'aristocratie, répliqua la duchesse, mais il n'y en a plus. — Il faut la refaire, il faut soigner les germes qui en restent ; c'est la condition du salut. — Mais la loi nouvelle n'est pas bonne, même pour cela. — Cela peut être vrai, mais on a changé mon projet. — Je suis homme de liberté, ajouta M. de Serre, mais il y a des moments où il faut donner la préférence à l'ordre, dans l'intérêt même de la liberté. Je veux, poursuivit-il, sauver la dynastie ; mon honneur y est engagé. Ayant ainsi parlé, il se leva pour prendre congé : Où que vous soyez, dit-il, je conserverai pour votre mari et pour vous un attachement bien tendre. La duchesse avait les larmes aux yeux. Vous jugez, dit M. de Serre, que je vais à ma perte et vous vous en affligez ? Et le cœur brisé mais résolu, il s'éloigna[8].

Dès son retour M. de Serre reparut à la Chambre, mais sans prendre part à la discussion, soit que ce fût chez lui fatigue, soit qu'il attendît qu'un excès de provocation l'arrachât à son silence.

L'occasion ne tarda pas. C'était le 27 mai. La discussion générale avait été close, et l'on venait d'aborder l'article premier du projet, article qui instituait le double vote, La Fayette gravit la tribune. il proclama que la Charte imposait une double obéissance et n'obligeait la nation qu'autant que le gouvernement lui-même se jugeait enchaîné par elle. Partant de là, il montra le ministère dominé par l'esprit de réaction et tentant de fixer ce même esprit dans les Chambres. Puis, déviant de plus en plus et mêlant toutes choses, il dénonça le parti de l'émigration, glorifia le drapeau tricolore, et en un véritable appel à la révolte, laissa entrevoir le jour où le peuple, menacé dans ses droits, se lèverait pour les principes sacrés proclamés par la Révolution. — Ce fut alors que M. de Serre prit la parole. Le discours de La Fayette, déclamation vague et factieuse plutôt que discussion, n'offrait guère de prise par où on pût le saisir. Il n'appelait qu'une courte réplique. Elle fut foudroyante. Avec des formes magnifiques de hauteur et de mépris, le garde des sceaux rappela qu'il pouvait y avoir imprudence pour certains hommes à parler de la Révolution et à en rejeter la responsabilité sur ceux-là seuls qui en avaient souffert : Ces temps désastreux, ajouta-t-il, n'ont-ils pas laissé au préopinant de douloureux souvenirs ? N'a-t-il pas senti plus d'une fois, la mort dans l'âme et la douleur au front, qu'après avoir ébranlé les masses populaires, non seulement on ne peut pas les arrêter quand elles vont au crime, mais on est souvent forcé de les suivre et presque de les conduire. A cette allusion à la conduite de La Fayette pendant les journées des 5 et 6 octobre, à cette offensive hardie qui rendait provocation pour provocation, la droite, le centre droit, un peu intimidés sous l'audace des attaques, se ressaisirent, et ce fut au milieu des applaudissements que M. de Serre, achevant son discours, flétrit l'impudent appel à la révolte.

A distance, cette rencontre oratoire, brève et rapide comme un croisement d'épées, ne semble que brillant épisode. Sur l'heure l'effet fut prodigieux. La gauche devint d'accusatrice accusée. Dans l'enceinte, tout, du même coup, disparut, hormis l'homme au verbe puissant qui revendiquait généreusement la responsabilité du projet bien qu'en son absence on l'eût changé ; et désormais, espérances de la droite, colères de la gauche, tout se concentra sur lui.

On le vit bien quand, trois jours plus tard, fut poussée à fond la lutte parlementaire. Elle s'engagea à propos d'un amendement présenté par Camille Jordan. Tout concourait à rendre périlleuse la condition du ministère. L'auteur de l'amendement ne comptait dans la Chambre que des sympathies, et M. de Serre l'avait eu, se flattait encore de l'avoir pour ami. L'amendement lui-même, tout en maintenant les principes fondamentaux de la loi de 1817, à savoir l'élection directe et l'égalité des suffrages, substituait au vote au chef-lieu le vote à l'arrondissement, au scrutin de liste le scrutin uninominal : une double satisfaction était donnée par là à un grand nombre de députés qui condamnaient le scrutin de liste comme propice à l'intrigue, et le vote au département pour le voyage onéreux et souvent impossible que ce mode de suffrage exigeait. La Chambre venait de marquer ses dispositions favorables, en accordant à une voix de majorité la priorité à l'amendement Jordan sur un autre amendement. Ce fut en ces conditions douteuses, en face d'une assemblée divisée littéralement en deux, que le garde des sceaux prit la parole. Sauf un démissionnaire et deux malades, tous les députés étaient à leur place, tous en un silence anxieusement attentif, tant demeurait incertain le résultat ! M. de Serre se défendit d'abord de toute arrière-pensée rétrograde, et rappelant toute la politique suivie depuis trois ans, il ajouta : Quoi que vous ayez fait pour les intérêts nouveaux, vous n'avez pas fait plus que nous. Puis il dénonça les vices de la loi de 1817. Elle était fondée sur un système d'exclusivisme, en sorte que d'importantes nuances d'opinion n'étaient pas représentées : elle paralysait dans le corps électoral la portion la plus riche, la plus éclairée, la plus attachée à l'ordre ; or, c'était l'ordre qu'il fallait surtout défendre, ne fût-ce que pour sauvegarder la liberté. L'orateur établissait une distinction entre les partis et les factions : les partis dont les rivalités étaient légitimes, les factions qui ne méritaient que rigueur. Ainsi parla M. de Serre, dominant, à force de volonté. la fatigue et la maladie. Par instants, sa voix baissait. On lui criait : reposez-vous. Un moment il s'arrêta, se couvrant le visage des deux mains. D'après le témoignage de la duchesse de Broglie qui assistait à la séance, le discours fut admirable : il le fut par l'éloquence ; il fut plus remarquable encore par l'intense crise d'âme qui s'y révélait. En M. de Serre, deux hommes coexistaient, l'homme d'autrefois passionné pour la monarchie, l'homme des temps nouveaux non moins passionné pour les idées modernes. Maintenant la fidélité monarchique l'emporte, quoique avec un effort infini pour ne pas sacrifier la liberté. Mais n'est-ce pas la rupture avec les doctrinaires ? De là, à travers la passion oratoire, tout le regret intime et profond des liens qui vont se briser. Ce qui était touchant, a écrit la duchesse de Broglie, c'est que le discours était adressé à Royer-Collard. Il y avait une amertume d'amitié que la Chambre ne comprenait pas, mais qui était entendue de ceux qui savaient. Il semblait que tout se passât entre trois hommes : Serre, Royer, Camille. Entre eux se débattait — et c'est ce qui dépassait toute cette loi d'élection — le grand débat entre l'aristocratie et l'égalité, entre l'empire des souvenirs et les institutions nouvelles. Camille a dit à M. de Serre : Je pleure sur vous. Et moi sur vous, a répondu M. de Serre[9].

Des notes de la duchesse de Broglie une phrase se détache. Après avoir loué l'éloquence de M. de Serre, elle ajoute : Son discours a paru peu en harmonie avec le ministère actuel, peu fait pour plaire au côté droit, car il n'a fait que défendre son ancienne loi. Ici se révèle en M. de Serre, malgré tous les signes de rupture, un arrière-espoir tenace de concilier ses anciens amis et ses nouveaux alliés. Avant de partir pour le Midi, il a conçu le dessein d'une représentation spéciale attribuée à la grande propriété terrienne et destinée à contre-balancer l'exclusivisme de la bourgeoisie censitaire. Mais, pour le reste, sa pensée, celle du duc de Broglie son ami, a été de maintenir dans tous ses droits le corps électoral créé conformément à la Charte, en 1817. C'est ce plan qui, en son absence, a été transformé ou plutôt bouleversé : on a gardé soigneusement la conception aristocratique d'un grand collège, mais en frappant de diminution les censitaires à 300 francs qui, jusqu'à concurrence des quatre cinquièmes, seront réduits à un simple droit de présentation ; et là s'est trahi l'esprit de réaction. De ce système M. de Serre n'ose ostensiblement se dégager ; mais par une évolution hardie dont on trouve peu d'exemples dans les annales parlementaires, il revient dans la seconde partie de son discours, et par une sorte de changement en cours de route, au plan primitif que lui-même a conçu. Ce plan, il le rappelle, l'insinue, le glisse pour ainsi dire entre les mains des plus modérés de ses adversaires. L'espoir avoué est que ceux-ci le saisiront, le reproduiront à titre d'amendement et qu'ainsi sera conclue une transaction qui satisfera aux nécessités de l'ordre monarchique, sans que la loi électorale précédente, complétée plutôt que directement atteinte, paraisse abrogée.

Sur l'heure, M. de Serre déplut à ses collègues sans rallier l'opposition qui espérait le vote de l'amendement Jordan. Mais le 1er juin cet amendement fut rejeté. Alors, du centre droit au centre gauche, des conversations s'échangèrent, témoignages de dispositions amollies. Cependant l'opposition, dans l'espoir d'intimider, avait au dehors mobilisé toutes ses forces. Le 31 mai, des rassemblements s'étaient formés devant la Chambre. Le 1er, le 2 juin, ils avaient grossi. C'étaient des étudiants, des hommes de lettres, des commis de banque. On se contenta d'abord d'acclamer au passage les députés hostiles à la loi. Puis au cri : Vive la Charte, succédèrent des cris séditieux. Entre les manifestants et les agents de la force publique, des rixes s'engagèrent. Le 3 juin, un étudiant, du nom de Lallemand, fut tué.

Le 4, la Chambre des députés chôma. C'était le jour de la Fête-Dieu. Dans les rues 'redevenues calmes, les processions sortirent. Mais le 5, les démonstrations recommencèrent et prirent même un air de sédition ; car des bandes formées en colonne descendirent vers la place de Grève en criant : Au faubourg ! Au faubourg ! Dans les régions officielles, l'inquiétude fut extrême ; on parlait de complot jacobin et plus encore de complot militaire. C'est que l'image des grandes journées révolutionnaires était encore présente à tous les yeux ; et la crainte s'alimentait, non seulement de ce qu'on voyait, mais du souvenir de ce que jadis on avait vu.

Ces troubles de la rue, en démontrant le besoin d'une autorité forte, favorisèrent grandement les plans de conciliation. Dans la Chambre, les discours publics demeuraient très bruyants ; les dispositions intimes inclinaient vers l'entente. Le 6 juin, un amendement présenté par M. Courvoisier reproduisit à peu près, mais sans le double vote, le projet primitif de M. de Serre. Cet amendement fut repris — et cette fois avec le double vote par un membre obscur du centre gauche, M. Boin. Ce double vote que le gouvernement jugeait nécessaire et que tout un côté de la Chambre réprouvait au nom de l'égalité, ne serait-il pas un obstacle à l'accord ? Durant deux jours, la discussion se poursuivit, sans que rien pût faire préjuger le résultat. — Au dehors, la journée du 7 juin fut paisible. Mais dans la soirée, des rassemblements composés d'ouvriers se formèrent sur la place Louis XV, et parcoururent les boulevards en une attitude voisine de la révolte. Trois gardes nationaux furent blessés. — Cette persistance des troubles n'accentuerait-elle pas encore les chances du ministère ? On ne put guère en douter quand, à la fin de la séance du 8 juin, on entendit l'un des membres du centre gauche, le général Brun de Villeret, s'exprimer en ces termes : J'ai vu un grand nombre de nos collègues disposés à sacrifier de la rigueur de leurs principes ; ils reculent devant l'idée de la guerre civile. Ils ont besoin de se concerter pour reconnaître jusqu'à quel point ils peuvent entrer dans les mesures de conciliation qui leur sont proposées, et jusqu'à quel point ils peuvent faire le sacrifice de leur opinion personnelle ! Le lendemain, on alla aux voix et à une majorité qui surprit — car elle était de 185 contre 66 l'amendement Boin fut voté. Le projet ministériel, ou pour parler plus exactement le projet de Serre, l'emportait.

La loi dans son ensemble fut adoptée le 12 juin au Palais-Bourbon par 154 voix contre 95 et le 28 juin au Luxembourg par 141 voix contre 56. Elle fut promulguée le 29. Elle ne dépouillait point les censitaires à 300 francs, car elle consacrait leur droit à élire directement un nombre de députés égal à celui dont la Chambre, alors en fonction, se composait, c'est-à-dire 258. Seulement les citoyens les plus imposés, en nombre égal au quart de la totalité des électeurs, auraient le privilège,

après avoir voté à l'arrondissement, de se constituer en une sorte de collège supérieur et de voter de nouveau au chef-lieu de département. Le nombre de députés à élire de la sorte devrait être pour toute la France de 172[10].

L'opposition, déçue mais non réduite, tenta de prolonger l'agitation dans les esprits. Médiocre fut son succès. L'année précédente, dès le dépôt de la proposition Barthélemy, elle avait organisé un vaste pétitionnement pour le maintien de la loi de 1817. A cet effet elle avait envoyé de tous côtés des modèles de protestation et avait recueilli pour toute la France environ 60.000 signatures. Désormais ce moyen manquait. Pour entretenir la fermentation, on avait imaginé pareillement une souscription au profit des victimes de la loi sur la liberté individuelle ; mais des poursuites venaient d'être ordonnées contre les organisateurs, en sorte que, de ce côté aussi, l'espoir s'évanouissait. Quelques appositions de placards, quelques brochures clandestinement distribuées, quelques démonstrations contre les députés de la droite, tels à Rennes M. de Corbière, à Brest M. Bellart ; et ce fut à peu près tout.

Quand la loi eut été votée, M. de Serre partit pour les eaux du Mont-Dore. Il y arriva, justement satisfait de la réussite, mais sans excès d'illusions sur son œuvre. Dans la citadelle censitaire que la loi du 5 février 1817 avait édifiée, la sagesse eût été de pratiquer deux ouvertures, l'une en haut, l'autre en bas. M. de Serre venait d'ouvrir au profit de la grande propriété la porte d'en haut. La pleine clairvoyance eût été d'ouvrir aussi la porte en bas, c'est-à-dire d'attribuer à tout citoyen une part de vote proportionnée à la condition sociale, familiale, et pécuniaire de chacun. De cette manière on eût créé autour de la bourgeoisie, demeurée le vrai centre de toutes choses, deux influences qui, en se contrebalançant, se fussent complétées, celle de l'aristocratie qui conserve, celle de la démocratie qui pousse en avant, renouvelle et rajeunit. Cette vigueur d'initiative manqua. Ainsi arriva-t-il que le gros du peuple demeura à l'écart. Il y demeurera longtemps en une patience remarquable, jusqu'à ce qu'à l'heure la plus inattendue, devenu tout à coup impétueux, il submerge à la façon d'un raz de marée la petite forteresse censitaire, et au point de n'en plus laisser que le souvenir.

 

IV

Sur l'heure, du moins, le succès fut complet. Le gouvernement avait voulu de meilleures élections ; il les eut, et au delà de ses espérances. De vrai tout y aida, la prospérité générale, la diminution des impôts, l'affermissement de la paix publique ; puis le 29 septembre 1820, la naissance du duc de Bordeaux, fils de la duchesse de Berry, en assurant un héritier au trône, consolida la confiance dans la dynastie. Les collèges d'arrondissement se réunirent le 4 novembre pour le dernier renouvellement par cinquième ; les collèges de département se rassemblèrent le 13 novembre. On ne doutait guère du résultat pour les collèges de département qui, sur 172 députés, ne fournirent guère qu'une quinzaine de voix à l'opposition. Mais les collèges d'arrondissement, quoique formés d'après la loi de 1817, donnèrent eux-mêmes au ministère une majorité de 31 voix contre 17.

Comme au jour où fut élue la Chambre introuvable, le roi n'est pas éloigné de juger qu'on a réussi trop bien ; et dans un entretien avec ses ministres, il leur livre sa pensée sous forme d'apologue : Un jour, dit-il, un pauvre cavalier qui n'avait pas assez d'élasticité pour s'élancer sur son cheval pria saint Georges de lui communiquer la force. Il pria si bien que le bon saint lui donna plus de vigueur qu'il ne fallait et qu'il sauta de l'autre côté. L'autre côté, dans la pensée du prince, c'est le parti extrême devenu puissant, et entre les mains duquel il importe de ne pas tomber.

Il faut pourtant lui fournir quelques gages. Dès le mois de juillet, Royer-Collard, Jordan, Barante, Guizot, ces adversaires de la réforme électorale, ont été rayés du conseil d'État. Parmi les préfets, quelques-uns sont malveillants ou même ouvertement hostiles ; plusieurs sont relevés de leurs fonctions. Au mois de décembre, une mesure plus éclatante marque l'orientation nouvelle. Villèle est nommé ministre d'État ; il sera comme l'agent de liaison entre le gouvernement et l'extrême droite. Le même titre est conféré à Corbière qui devient en outre président du conseil royal de l'instruction publique ; et, à cette époque où commence la lutte entre l'Université et l'Église, ce choix est révélateur.

Tout en déviant vers la droite, le roi tient à ménager l'évolution et à lui garder l'aspect d'un insensible glissement. Ses principaux conseillers, Pasquier, Siméon, Roy, de Serre, Richelieu lui-même, appartiennent au centre droit ; et malgré les avances à Villèle, à Corbière, il voudrait bien ne pas être entraîné. Mais devant lui se dresse la Chambre, à la fois fidèle et débordante, respectueuse et dominatrice. Puis il faut compter avec les événements extérieurs et leurs répercussions. Or, en ce temps-là, les dépêches diplomatiques annoncent sur divers points, notamment en Espagne et en Italie, des mouvements révolutionnaires. Si l'on n'y prend garde, si l'on ne resserre l'autorité, le désordre ne gagnera-t-il pas la France elle-même ?

L'insurrection avait d'abord éclaté en Espagne. Là-bas régnait Ferdinand VII, restauré en 1814. Les alliés, en le rétablissant, n'avaient pu lui souffler ni la modération ni la sagesse. Il ne s'était signalé que par son incapacité, son humeur despotique, ses rigueurs envers plusieurs de ceux qui, sous Napoléon, avaient combattu pour l'indépendance nationale. Le bas peuple et les moines étaient pour lui : tout le reste de la nation gémissait sous les caprices royaux. Cependant, tout au sud de l'Espagne, une armée était rassemblée, destinée, disait-on, à reconquérir les colonies américaines perdues ; mais l'argent manquait pour les transports ; et elle se consumait dans une oisiveté propice à l'indiscipline. En cette armée, tout au début de l'année 1820, une révolte avait éclaté, fomentée par deux officiers, le colonel Quiroga, le lieutenant-colonel Riego. L'insurrection s'était peu étendue en Andalousie. En revanche elle avait, au nord de l'Espagne, gagné la Galice, la Navarre, La Catalogne, l'Aragon avaient subi eux-mêmes le contre-coup de l'agitation. Sous la peur, le roi avait feint de céder. Jadis, en 1812, les Cortès avaient proclamé à Cadix une constitution, copiée en partie sur la Constitution française de 1791 et qui, sans abolir la royauté, la désarmait. Le roi, sous la pression des révoltés, avait rétabli cette Constitution et avait convoqué les Cortès.

Six mois plus tard les courriers venus de Naples annoncèrent une révolte à peu près pareille. Là-bas, une société secrète, celle des Carbonari, avait multiplié ses affiliations et avait surtout recruté ses adhérents dans l'armée. Le 2 juillet 1820, une sédition militaire éclata à Nola, puis gagna Avellano et s'étendit de proche en proche. Victorieux, les insurgés décidèrent d'établir le régime constitutionnel et sommèrent le roi de le proclamer. Épouvanté, le souverain, tout en protestant en secret, délégua provisoirement son autorité à son fils. Cependant on avait entendu parler de la constitution espagnole de 1812. A tout hasard elle fut adoptée par les rebelles qui ne la connaissaient guère et acceptée par le gouvernement qui ne la connaissait pas mieux.

L'esprit de révolte se propageait comme par contagion. Au mois de mars 1821, à Alexandrie, puis à Turin, des mouvements insurrectionnels se produisirent dans les régiments. Le mot de ralliement était : Vive la Constitution d'Espagne ! Guerre aux Autrichiens ! A ce cri se mêlait celui de : Vive le roi ! car en cette patriote population du Piémont, la livrée révolutionnaire n'était qu'apparence ; le but réel était l'expulsion de l'étranger. N'osant ni accueillir ni combattre le vœu de ses sujets, le roi délégua ses pouvoirs au prince de Carignan, puis ayant abdiqué, partit pour Nice.

Ce n'était pas sans trouble qu'aux Tuileries on recevait toutes ces nouvelles. Une circonstance aggravait l'inquiétude. A l'origine de tous les mouvements insurrectionnels, on découvrait la prédominance de l'élément militaire. Or, ce qui était en France hostile aux Bourbons, c'était surtout l'armée. L'exemple de Cadix, de Naples, du Piémont ne porterait-il pas ses fruits ? Dans ces conjonctures, le soin le plus urgent était de se garder contre les infiltrations révolutionnaires ; et que fallait-il pour s'en préserver ? Fortifier la police, contenir la presse, en un mot déployer pour l'ordre tout le zèle qui, dans les années précédentes, s'était déployé pour la liberté.

 

V

C'est une politique de vigilance plus encore que de réaction. Au dehors et au dedans, la sagesse du roi et celle de ses ministres graduent savamment l'évolution, en sorte que rien n'apparaît, au moins à cette heure, qui soit trop complet reniement du passé.

Aux Tuileries, on s'inquiète des révoltes espagnoles, napolitaines, sardes. Mais, en s'associant aux trois grandes puissances continentales, on s'applique — autant que l'on peut sans brisement — à répudier les maximes absolutistes. Les résistances sont un peu timides ; car on ne veut ni compromettre la paix générale, ni se séparer trop complètement de la Russie. Aux Congrès qui Be tiennent à Troppau, puis à Laybach, la diplomatie française s'applique à retarder, à limiter l'intervention autrichienne à Naples ; surtout, elle insiste pour que cette intervention ne se produise que quand tous les moyens de conciliation auront été épuisés. Le gouvernement de Vienne, après s'être concerté avec la Prusse et la Russie, tente de consacrer le principe d'intervention contre tout État qui introduirait dans ses institutions des principes révolutionnaires ou prétendus tels. Tel est l'objet d'un protocole soumis le 19 novembre 1820 aux délibérations des puissances. Qui s'élève contre cette politique ? La France ; et elle n'adoucit ses objections que par la crainte de blesser la Russie. — Dans les affaires sardes, la conduite est la même. Moitié libéralisme ou ambition, moitié haine de l'Autriche, le prince de Carignan s'est montré favorable au vœu des rebelles. Par ces agissements, il s'est rendu odieux à Vienne et a éveillé les méfiances de l'Europe. Qui intervient pour lui ? Qui s'efforce de calmer les passions surexcitées ? Le gouvernement français. — Et le même souci de modération inspire la politique française en Espagne.

La politique intérieure, en ces années 1820 et 1821, est régie par les mêmes règles. On y discernerait sans peine quelques mesures vexatoires et aussi d'assez nombreuses maladresses. Puis la crise née de la loi électorale a provoqué des froissements douloureux : les doctrinaires se sont éloignés, alliés hier, maintenant presque ennemis ; et de cette scission le gouvernement ne laisse pas que de souffrir, tant ces brillants auxiliaires lui communiquaient de prestige ! Mais, si l'éclat est un peu moindre, quelle n'est pas la solidité du régime !

Quiconque aspire non à l'agitation, mais à la tranquillité, jouit d'une paix que, depuis un demi-siècle, la France n'a point connue. Sans doute, dans les régions officielles règne un sens plus aigu de l'ordre social à défendre ; mais la Charte demeure la loi souveraine, et de par l'inébranlable volonté royale, elle subsiste hors de toute atteinte. L'agriculture est prospère ; l'industrie aussi. La population s'accroit régulièrement, avec un excédent de près de deux cent mille naissances par an. La fin des guerres, la réduction des charges militaires assure une main-d'œuvre abondante, trop abondante même, car le taux des salaires s'abaisse à l'excès. Un strict esprit de probité domine et s'étend même à ceux qu'on pourrait considérer comme adversaires. Ainsi arrive-t-il qu'en 1821, une loi dite loi des donataires assure, sous forme de pension, une indemnité aux militaires ou aux fonctionnaires civils que Napoléon a gratifiés de dotations sur le domaine extraordinaire et qui, par suite de la rétrocession des territoires, ont été privés de leurs avantages[11]. C'est surtout par la sage administration des deniers publics que le gouvernement mérite bien du pays. Le projet de budget de 1821 qui se solde en excédent atteste, mieux que tout le reste, la prospérité publique. Un dégrèvement de 28 millions est accordé à la propriété foncière. La retenue qui, depuis 1816, pesait sur les fonctionnaires, est supprimée. Un arrangement équitable intervient entre l'État et les porteurs de créances antérieures à 1815. La rente 5 pour 100 est à 85 francs ; bientôt elle atteindra 90 francs. Et le duc de Richelieu, si modeste par nature, si éloigné de toute vanterie, écrit avec une noble fierté à Pozzo di Borgo : Tout le monde autour de nous est obligé d'emprunter ; et nous, non seulement nous n'empruntons pas, mais nous pouvons diminuer le poids des impôts. Il ajoute : Ah ! si nous pouvions et voulions être sages, dans quel état de prospérité la France ne se trouverait-elle pas au bout de cinq ou six ans[12].

Ces cinq ou six ans de sagesse souhaités par Richelieu, les aurait-on jamais ? Ce fut le sort malheureux des Bourbons que, quand ils ne furent pas débordés par leurs adversaires, ils furent submergés sous leurs amis. Les élections partielles avaient été fixées au ter octobre 1821 pour les collèges d'arrondissement et au 10 octobre pour les collèges de département. La gauche eut une douzaine de sièges, le centre ministériel une vingtaine ; le reste, soit une cinquantaine de sièges environ, appartint à la droite ou à l'extrême droite. Une fois de plus, pour emprunter à Louis XVIII son apologue, le cavalier avait sauté trop loin.

Ceux qu'on appelait les ultras étaient désormais assez forts pour se démasquer. Ils ne perdirent pas un instant. Dans le ministère, il y avait Pasquier qu'ils détestaient, le comte Siméon et le comte Roy qu'ils considéraient comme suspects, Richelieu lui-même qui leur apparaissait comme faible et usé. Ce furent ces hommes qu'ils décidèrent de renverser. Seuls ils n'étaient point majorité. On vit alors, et pour la première fois depuis l'établissement de la Charte, l'une de ces coalitions qui ont tant contribué à discréditer le régime parlementaire. Le terrain choisi fut la politique extérieure, c'est-à-dire celui où le gouvernement était le plus inattaquable. Nul scrupule n'arrêta les meneurs. Il ne s'agissait ni de vérité, ni de justice, mais de convoitises ou de passions à satisfaire. La gauche jugeait que, dans la direction des affaires étrangères, le gouvernement avait trop favorisé la contre-révolution : la droite estimait qu'au contraire il avait montré trop de complaisance pour les aspirations des peuples. Un même langage fut concerté pour traduire des vues contradictoires. L'occasion fut l'adresse en réponse au discours de la Couronne. D'un savant effort pour atteindre une perfide obscurité, la phrase suivante sortit : Nous nous félicitons, Sire, de vos relations constamment amicales avec les puissances étrangères, dans la juste confiance qu'une paix si précieuse n'est point achetée par des sacrifices incompatibles avec l'honneur de la nation et la dignité de votre couronne. L'union de la droite avec la gauche et une portion du centre gauche entraîna l'adoption du paragraphe. A travers les ministres, ce langage atteignait le roi. Piqué au vif, Louis XVIII répondit : Dans l'exil et la persécution, j'ai soutenu mes droits, l'honneur de mon nom, celui du nom français. Sur le trône, entouré de mon peuple, je m'indigne à la seule pensée que je puisse jamais sacrifier l'honneur de ma nation et la dignité de ma couronne. J'aime à croire que la plupart de ceux qui ont voté cette adresse n'en ont pas pesé toutes les expressions S'ils avaient eu le temps de les apprécier, ils n'auraient pas souffert une supposition que, comme roi, je ne veux pas caractériser, que, comme père, je voudrais oublier.

A ces paroles sévères, ceux des modérés qui, par faiblesse, s'étaient associés à l'équivoque manœuvre, furent consternés. Mais l'extrême droite tint bon, acharnée qu'elle était à renverser le ministère. Le duc de Richelieu tenait peu au pouvoir ; mais il jugea indigne de lui de se retirer devant une coalition. A l'avènement de son second ministère, le comte d'Artois lui avait promis l'appui de ses amis, c'est-à-dire des ultras. Il crut l'heure venue de lui rappeler sa promesse. Le prince répondit d'un air distrait, éludant l'engagement et s'efforçant de tourner l'entretien en badinage. Richelieu exaspéré donna sa démission. Roi constitutionnel — et ce jour-là jusqu'à s'effacer — Louis XVIII, après s'être élevé si énergiquement contre la manœuvre des ultras unis à la gauche, céda, parut à lui-même céder, aux passions qu'il avait flétries. Il ne fit rien pour retenir l'homme de bien et de loyauté qu'à deux reprises, il avait appelé dans ses conseils. C'était le 12 décembre 1821. Ce jour-là fut le premier de la réaction monarchique. Heureusement le roi, en se résignant à accentuer son évolution, ne se départit pas de son habituelle sagesse. Un homme dans la droite représentait le bon sens, l'aptitude aux affaires, la modération. Le 13 décembre 1821. Villèle fut appelé aux Tuileries.

 

 

 



[1] Duc DE BROGLIE, t. II, p. 69.

[2] Le projet primitif, tel qu'on en trouve aux Archives nationales plusieurs ébauches toutes chargées de ratures, portait ce titre : Loi sur la législature. (Série BB30, carton n° 251.)

[3] Mémoire du 20 janvier 1820. (Papiers de Cuvier, Bibliothèque de l'Institut de France.)

[4] La Minerve, lettre sur Paris, 27 janvier 1820, t. VIII, p. 621.

[5] PASQUIER, Mémoires, t. IV, p. 335.

[6] Lettres du 16 et du 18 mai. (Correspondance de M. de Serre, t. III, p. 429.)

[7] Lettre du 18 mai. (Correspondance de M. de Serre, t. III, p. 433.)

[8] Souvenirs du duc DE BROGLIE, t. II, p. 153-159.

[9] Souvenirs du duc DE BROGLIE, t. II, p. 160-161.

[10] Loi des 29-30 juin 1820 (DUVERGIER, Collection des Lois, XXIII, p. 12 et suiv.).

[11] Loi du 26 juillet 1821. (DUVERGIER, t. XXIII, p. 401.)

[12] Recueil de la Société impériale de Russie, t. LIV, p. 581.