LOUIS XVIII

 

LIVRE IV. — LES FORCES HOSTILES.

 

 

SOMMAIRE

I. — Comment l'esprit d'opposition se développe, à mesure que s'affaiblit le souvenir des guerres et des périls. — Quels sont les ennemis dans l'ordre civil et dans l'ordre militaire. — Les acquéreurs de biens nationaux : comment et pourquoi ils forment le noyau de l'armée hostile. — Leurs alliés : les blessures d'amour-propre : les gens de loi. — Comment la puissance électorale réside précisément dans ces classes moyennes mécontentes ou ennemies. — Renouvellements partiels de 1817 et de 1818.
II. — L'élément militaire : libéralisme et bonapartisme ; étrangeté et opportunité de l'union. — En quelles régions surtout domine le souvenir de l'Empire. — Comment l'image de Napoléon est accommodée aux besoins de la politique. — La propagande. L'officier en demi-solde. — Comment les élections de 1819 marquent un nouveau progrès de l'opposition. — Élection de l'abbé Grégoire.

 

I

L'opposition ne s'est révélée, ni dans les élections pour la Chambre introuvable, ni, d'une façon sensible, dans le renouvellement législatif qui a suivi. C'est que, l'image des récentes catastrophes étant alors présente à tous les yeux, la nation, d'un instinct simpliste, se portait là où était le salut. Et le salut était dans la monarchie.

Maintenant plus de sécurité suggère plus de hardiesse. Qu'on se dégage des faits secondaires pour voir les choses par grandes masses. Deux souvenirs engendrent deux haines. La monarchie a, comme par fatalité de condition, deux ennemis : dans l'ordre civil les acquéreurs de biens nationaux ; dans l'ordre militaire les soldats de l'Empire. Et le danger sera surtout terrible si ces deux forces hostiles se rejoignent jamais.

Parmi les détenteurs de la propriété foncière — et là réside l'un des plus grands malheurs du temps — il y a les spoliateurs et il y a les spoliés. La Révolution, en confisquant le patrimoine de l'Église, en confisquant surtout le patrimoine des émigrés, a creusé cet abîme. Quiconque détient le bien suspect est son homme lige et par suite ennemi des Bourbons.

La monarchie restaurée a discerné le péril. Avec une surabondance d'affirmations qui révélait ses inquiétudes, elle s'est appliquée à dissiper les craintes. Elle a, par la charte, répudié toute différence entre les propriétés patrimoniales et les propriétés dites nationales. Puis, pour écarter toute équivoque, elle a, en diverses lois, regravé la même règle. Entre les anciens et les nouveaux possesseurs, il y a eu des luttes : elle a durement condamné les prétentions de ses plus fidèles amis. En plusieurs lieux, des comités se sont établis pour réviser les ventes faites à trop vil prix : elle n'a toléré dans ces comités la présence d'aucun de ses fonctionnaires. Des brochures ont paru, prétendant que la charte n'avait entendu ratifier que les aliénations accomplies régulièrement et que presque toutes avaient été plus ou moins frauduleuses : ces brochures ont été poursuivies.

Les acquéreurs se sont sentis rassurés, mais en même temps protégés ; et d'être protégés, de subir la honte d'une protection, ils bouillonnent en une sourde colère. Menacés, ils se fussent insurgés ; confirmés dans leurs biens, ils se révoltent encore, en gens qui se cabrent contre la ratification qu'on leur inflige et qui n'ont besoin ni d'être amnistiés ni d'être absous.

Le pire, c'est qu'en se dressant contre toute apparence de pardon, ils ne réussissent pas toujours à se pardonner à eux-mêmes. L'acquisition du mauvais bien a faussé les ressorts de leur conscience, mais pas au point que, par intervalle, le ressort dévié ne grince ou se redresse. Ce sont souvent d'honnêtes gens — honnêtes à l'ordinaire — qui un jour ont cessé de l'être sous une cupidité trop forte pour leur vertu. Anciens régisseurs, anciens fermiers ou bien encore bourgeois bien munis d'assignats, ils ont acheté au district, un champ, une métairie, peut-être tout un domaine. Or, cette même acquisition, qui a ravi leur convoitise, parfois les brûle un peu. De là une susceptibilité maladive, tout à coup exacerbée au moindre signe où se marque le vice originel de leur enrichissement. Ils vont à leur ferme, sont satisfaits de leurs gens, du bétail, des récoltes. Cependant leurs regards se portent sur une croix, un emblème nobiliaire, un vestige d'écusson, une pierre tombale ; et ce seul rappel met une ombre sur leur front. Ils reviennent à la ville, heureux d'être riches, mais gardant l'impression troublante. Voici qu'en l'une des rues, un rideau se soulève, une persienne s'entr'ouvre : c'est la maison d'un noble, d'un émigré rentré, d'un spolié de jadis. A travers le rideau ou le volet, ils devinent, croient deviner, avec le sens suraigu de la conscience mal assurée, un regard, un geste, un sourire de mépris. Et de cette réprobation réelle ou prétendue, ils s'exaspèrent. Et rentrés chez eux, ils ont beau lire la charte ; ils sentent bien qu'il y a en eux une fleur de probité flétrie et qu'aucune loi, fût-ce la charte, ne pourra raviver. De là à penser que, sous les Bourbons, ils ne seront jamais que des citoyens tolérés, il n'y a qu'un pas. Il y a des remords qui, en se dénaturant, deviennent des haines. L'histoire de la Restauration pourrait se résumer en ce mot fameux : Qui a offensé ne pardonne pas.

Tel est le dur et inentamable noyau de l'opposition. Autour de ce point central, d'autres éléments, un peu plus flottants, ne viendront-ils pas se fixer ? On se trouve au confluent de deux mondes, et il faut y doser tout ensemble les prétentions de celui qui grandit, les regrets de celui qui disparaît. Si l'on interroge les privilégiés d'autrefois, on constate généralement en eux un curieux mélange d'abnégation à se dépouiller, d'obstination à retenir. Pour toutes les fonctions publiques, pour toutes les réalités tangibles de la politique, ils se résignent de bonne grâce au partage et même à se laisser distancer. En concédant l'influence et jusqu'à la laisser glisser hors de leurs mains, ils se retranchent en leur rang social comme en une forteresse qui ne capitule pas. Très loyalement l'égalité se pratique, j'entends celle qui est inscrite dans la charte ; mais une hiérarchie jalouse redresse aussitôt les barrières que la législation a abaissées. Presque partout, la diversité des origines a perpétué deux cités, petites villes closes où ne s'ouvre aucune fenêtre qui renouvelle l'atmosphère. Les préfets, se conformant à leurs instructions, s'évertuent à laisser passer un peu d'air à travers ces cloisons fermées ; et le duc d'Angoulême, en ses voyages princiers, se donne une peine infinie pour concilier les deux mondes. Le plus souvent l'effort est vain. Que s'il réussit, il arrive parfois que le succès est pire que l'échec ; car le rapprochement ne fait que souligner les divergences. Celles-ci s'accusent rarement par des actes positifs, mais par des nuances : suscriptions ou formules de lettres, formes d'appellations, façon de saluer, manières où sous la politesse la condescendance se cache, sorte de riens qui sont tout, menues impertinences, moitié inconscientes, moitié voulues, qui sont désinvolture de gentilshommes et qu'un bourgeois s'exaspère de ne pouvoir copier ; car il n'atteindrait que la grossièreté.

Et ici apparaît la répercussion de tous ces petits dépits sur la politique elle-même. Avec une joie peu bruyante, mais profonde, les bourgeois français ont accueilli la Restauration. C'était la fin des guerres, la fin des levées, la sécurité pour les enfants, avec cela un régime réparateur. Maintenant, sous les menues piqûres, ces mêmes hommes se redressent, d'autant plus fiers qu'ils n'ont plus peur. Le monde foisonne de Sancho Pança qui, le péril passé, deviennent Don Quichotte. Bien loin sont les jours sombres de 1813 où le fils, au milieu des larmes, est parti pour l'armée et où, pour conserver un souvenir de lui, on l'a fait peindre en son bel uniforme tout neuf de garde d'honneur. Aujourd'hui, dans la sécurité retrouvée, le portrait qui orne le salon a tout à fait bon air et vaut bien, après tout, ceux qui figurent dans la galerie du voisin Monsieur le marquis. Et les voici, ces bourgeois, très honnêtes, souvent d'âme très bonne, qui se retrouvent tout à coup, sans bien raisonner tout ce pêle-mêle, libéraux, progressistes, patriotes, presque souriants au bonapartisme, tant ils sont glorieux de n'avoir plus peur ! A leurs propres yeux comme aux yeux des autres, ils s'excusent, se justifient. Non, ils ne sont pas ennemis de la monarchie ; seulement ils veulent la charte, toute la charte. Et voilà la force toute prête à se laisser capter. Le gros de l'armée opposante, ce sont les détenteurs de biens nationaux ; l'armée auxiliaire, c'est cette bourgeoisie, hier paraissant toute ralliée, aujourd'hui endolorie de vanité froissée, et déjà toute tournée contre la royauté, bien qu'en se défendant encore de la combattre.

Pour tout mettre en branle, il ne manque plus que des animateurs. On ne tarde pas à les trouver. Dans les villes de petite ou de moyenne étendue, peu de grands propriétaires, ceux-ci résidant en général à la campagne ; et pareillement peu de grands industriels, l'industrie n'ayant pas pris les développements qu'elle prendra plus tard. En revanche, autour du palais de justice s'agite toute une corporation d'hommes de loi. Le plus souvent un ou deux membres du barreau émergent qui s'exercent au rôle de chef de file. Cette époque est celle où les avocats, dissous comme corps par la Révolution, sévèrement contenus sous l'Empire, commencent à déborder. Tout les aide à prendre figure. Presque toujours ils sont les seuls qui osent parler sans papier et qu'un publie n'intimide pas. Puis, comme la jurisprudence n'a pas encore fixé l'interprétation du code civil, ils sont consultés en de fréquents procès, procès à enjeu modeste, à honoraires modestes aussi, mais qui attirent à la longue sur eux la notoriété. A qui apporteraient-ils leur concours sinon à l'opposition ? En eux mijotent à feu doux, en attendant qu'elles bouillonnent, de petites passions faites d'envie, de gêne besogneuse, d'aspirations à monter. A cet égard, certains rapports conservés aux archives sont suggestifs : tels ceux .du procureur général de Rennes[1] qui signale pour son ressort l'hostilité presque unanime des membres du barreau. Aux avocats quelques magistrats ne laissent pas que de se mêler. Au début, ils se sont montrés très timides, n'ayant pas encore reçu l'institution sans laquelle ils n'étaient point inamovibles. Maintenant ils sont institués et se sentant abrités contre les risques, ils se jettent fièrement dans l'opposition.

Le plus grand danger, c'est que cette oligarchie bourgeoise détient, de par le système électoral, la majorité des suffrages. On arrivera de la sorte à des résultats extraordinaires et qu'on accepterait malaisément si les statistiques ne les établissaient. Parmi les départements au vote le plus hostile, je compte le Morbihan, le Finistère, et plus encore la Vendée. C'est que là-bas, tandis que les campagnes sont restées imprégnées des traditions monarchiques et surtout catholiques, les villes, les gros bourgs sont peuplés des descendants de ceux, que vingt-cinq ans auparavant, on appelait les Bleus. Or, c'est dans ces villes, c'est dans ces bourgs que résident presque tous les électeurs censitaires. A un degré moindre, la même constatation pourrait s'étendre à beaucoup de départements.

A deux reprises déjà, aux renouvellements partiels, cette opposition s'est essayée. Au mois de septembre 1817, elle a réussi à faire élire, outre Laffitte déjà député, Casimir-Périer, Delessert, Dupont de l'Eure, le marquis de Chauvelin, quelques autres. Assez modestement, ils sont entrés au Palais-Bourbon où ils ont grossi d'une quinzaine de voix le petit groupe de la gauche. En octobre 1818, une nouvelle poussée, cette fois nettement hostile, a introduit dans la Chambre La Fayette, Benjamin Constant, Corcelles, Daunou, enfin Manuel, cet ennemi des Bourbons, élu à la fois par le Finistère et par la fidèle Vendée. Sur cinquante-cinq siéger, la gauche en a, en ce second renouvellement, obtenu vingt-cinq, ce qui a porté à plus de cinquante le nombre total de ses membres.

 

II

Combien les chances de l'opposition ne grandiront-elles pas si elle réussit à se fondre en une légende de gloire qui lui prêtera ses rayons et en qui elle incarnera ses réalités ? Or, l'épopée napoléonienne fournit à point nommé la légende.

Pour qui tient compte de la logique, cette conjonction stupéfie.  La souveraine opportunité de s'unir fit taire tout le reste. De là la déviation l'une vers l'autre de deux forces contraires qui arriveront à se fusionner, quitte à se corrompre toutes deux.

Tout meurtri Mis les rigueurs qui ont suivi les Cent-Jours, le bonapartisme commence justement à se ressaisir. Dans les casernes, il y a les sous-officiers conservés dans les cadres' et gardant en secret, au fond de leur équipement, la cocarde tricolore. Dans les villes, il y a les officiers en demi-solde qui clament leur misère. Dans les campagnes, il y a les militaires congédiés, réfractaires peut-être de jadis, mais façonnés bientôt par la vie des camps, enivrés comme les autres de la griserie des combats, et qui maintenant racontent par fragments ce qu'ils ont vu.

Quel terrain propice pour y semer les colères ! Et si l'on ameute tous ces hommes contre les Bourbons, avec quel entrain ne suivront-ils pas, sans s'inquiéter de comprendre ou d'analyser !

On pourrait, en prenant la carte de France, dessiner du sud-est au nord-est, toute une longue traînée bonapartiste. On en chercherait- vainement la marque dans les Alpes de Provence ; mais dès qu'à travers les hautes montagnes, on descend du bassin de la Durance dans celui de l'Isère, on peut la suivre, comme une piste d'abord très étroite, parfois coupée de lacunes, mais qui va bientôt s'élargissant. On atteint de la sorte Grenoble, la cité militaire et patriote qui a reçu Napoléon revenant de l'île d'Elbe et s'en souvient. A ceux qui rêvent du grand empereur, la ville a inspiré une extrême confiance, une confiance même excessive. C'est vers Grenoble que, le 4 mai 1816, un aventurier du nom de Didier s'est dirigé, suivi d'une bande de trois à quatre cents hommes et évoquant l'image de l'Empereur misérable échauffourée découverte à temps et réprimée sans pitié ! De Grenoble, la traînée s'étend vers Lyon. A Lyon, en dépit de toutes les influences monarchiques et surtout catholiques, un souvenir subsiste, celui des années prospères que l'industrie de la soie a connues sous l'Empire : de là un zèle un peu froid pour les Bourbons et de silencieux retours vers le régime déchu. Les anciens militaires, les officiers en demi-solde y sont puissants ; à la suite de la mauvaise récolte de 1816, la pénurie des subsistances y a encore aigri les âmes et, en juin 1817, l'autorité y a surpris des menées factieuses que la cour prévôtale a punies avec une impitoyable rigueur. Que de Lyon on remonte le cours de la Saône. Chalon, Mâcon, ont, comme Grenoble, vu en 1815, passer l'Empereur et l'ont acclamé, moins pour lui-même qu'en haine du régime qu'il venait abattre : car ces vignerons à l'âme rude, à l'esprit tout hanté de formules révolutionnaires, détestent avant tout les prêtres, les émigrés, les nobles, l'ancien régime ; c'est leur façon, à eux, d'être libéraux. Plus haut, dans la Côte-d'Or, la Haute-Marne, la Haute-Saône, les souvenirs de 1815 et du passage des troupes étrangères ont entretenu un patriotisme un peu aigri, favorable à l'esprit de critique dénigrante. — Voici cependant l'Alsace. Ici la traînée s'étale au point de devenir large tache. Là subsiste toute vivante l'image de la guerre et de l'invasion. Là l'esprit militaire domine, entretenu en une grande ville fortifiée, Strasbourg, en une ville moindre, Belfort, en de petites places fortes, Haguenau. Neubrisach, petites cités propices aux officiers retraités par le bon marché de la vie, l'accueil hospitalier des habitants et une certaine accoutumance guerrière qui a pénétré la population civile elle-même. Beaucoup d'industrie, notamment à Mulhouse, mais avec des chefs d'usine souvent libéraux et patriotes. D'assez nombreuses garnisons ; mais en cas de trouble, sera-ce une ressource pour le pouvoir ou une force toute prête pour la défection ? Si jamais un complot militaire peut se tramer avec quelque espoir de réussite, c'est bien dans ces contrées.

En dehors de cette longue bande, on peut noter quelques îlots bonapartistes. Dans le Nord, Lille est royaliste, Amiens aussi ; mais dans les petites places fortes du Hainaut français, on retrouverait, quoique à un moindre degré, l'esprit qui règne en Alsace. En beaucoup de villages de Champagne, on garde mémoire des exactions des alliés : de là des sympathies pour Napoléon qui a remporté en ces contrées ses dernières victoires. Dans le Midi, depuis Marseille jusqu'aux bouches de la Garonne, presque tout est royaliste ; pourtant on ne constate pas sans surprise que Bordeaux, la ville du 12 mars comme elle aime à se nommer, renferme deux cent cinquante officiers en demi-solde. La région du Centre est assez mollement indifférente : mais dans les départements riverains de la Loire, l'armée qui a été ramenée en ces contrées après 1815, a laissé quelques traces de ses colères et de ses regrets. Dans l'Ouest, la masse rurale est presque tout entière royaliste ; cependant dans les villes, les bleus du temps de la Convention et les bonapartistes de 1815, tout teintés de révolution, se rapprochent par trop de points communs pour qu'il soit malaisé de les associer en un pacte d'union.

Pour unir, il faudra pratiquer la confusion comme on recherche ailleurs la clarté. En un savant désordre on mêla tout : ancien régime, drapeau blanc, traité de 1815, curés, nobles, émigrés, principes de 1789, rappel des dates révolutionnaires, anniversaires de victoires, fanfares guerrières. Qui n'eût réussi à dégager de cette mixture de quoi alimenter ses passions ou ses haines ? Le vrai Napoléon, celui de la toute-puissance, eût gêné. On entreprit de le recréer. Pour graver une effigie toute renouvelée, n'avait-on pas un modèle, le Napoléon revenu de l'île d'Elbe, et que la France avait pu entrevoir à Paris dans l'intermède des Cent-Jours ? Il s'était jadis montré inflexible : voici que presque humblement il avouait ses fautes. Il avait concentré tous les pouvoirs en ses mains : voici qu'il les déléguait par l'acte additionnel. Il avait un peu oublié ses origines populaires : voici qu'il convoquait le peuple au Champ de mai. Ainsi s'était montré Napoléon, souple, insinuant, adoucissant sa voix ; appliquant à son visage, en comédien sans pareil, un masque tout nouveau ; se disant qu'il pouvait tout concéder, puisque victorieux il reconquerrait tout et que vaincu il ne garderait rien. C'est cette image que, par un instinct d'opportunité géniale, l'opposition reconstitue après coup et dresse contre les Bourbons. Elle la recompose, assez ressemblante pour qu'on puisse la reconnaître, mais en même temps, truquée à point pour la politique qu'elle doit servir. Et ainsi se dessinent, à la fois vagues et prestigieux, les traits d'un personnage mythique, comblé de victoires et en même temps paré des desseins pacifiques que sans doute il eût poursuivis si on ne l'eût renversé ; issu en ligne directe de la Révolution comme les Bourbons, en ligne directe aussi, sont issus de l'ancien régime ; libéral par conséquent ; égalitaire en outre ; propice aux bourgeois qu'il eût rassurés pour leurs biens, aux militaires qu'il eût confirmés dans leurs grades, au peuple qu'il eût enveloppé de sa gloire ; en un mot, un Napoléon non plus oppresseur, mais transformé, transfiguré, et, sur son rocher de Sainte-Hélène, presque martyr.

L'idole est taillée. Il ne faut pas qu'à son autel le culte chôme un instant. Tout devient matière à entretenir le feu sacré. Une vigilance très aiguisée épie toutes les occasions où le théâtre peut fournir prétexte à manifester : ainsi arrive-t-il au mois de mai 1817, à la représentation de Germanicus, un drame médiocre, mais dont l'auteur, Arnault, fidèle à l'empire, est encore en exil. Les cérémonies funèbres sont aussi un prétexte à se revoir et à se compter. Les bonapartistes ont leurs lieux de rassemblement, par exemple, au Palais-Royal le café Lambelin. De 1817 à 1819, peu de journaux quotidiens : le Constitutionnel supprimé a été remplacé par le Journal du commerce et ce n'est qu'un peu plus tard qu'il reparaîtra. En revanche, la lithographie, invention assez récente, permet de multiplier à bon marché des reproductions suggestives s celles-ci représentent le 15 août à Sainte-Hélène ou Napoléon au bord des flots contemplant l'océan : celles-là figurent Ney, La Bédoyère, gisant à terre après l'exécution, ou bien encore La Valette s'évadant de sa prison. Ces images emblématiques, habilement soustraites aux recherches de la police, sont propagées dans le voisinage des casernes : là des militaires en bourgeois ou des civils abordent les soldats, les entraînent dans les cabarets, leur glissent les images, les invitent à boire à la santé de l'Empereur désigné sous le nom, tantôt de l'ami commun, tantôt de M. du Rocher, par allusion au rocher de Sainte-Hélène. Puis il y a les livres : Victoires et conquêtes des Français, les Fastes de la gloire, l'Almanach des guerriers. Une sollicitude perfide souligne tout ce qui peut éveiller la moquerie. Le gouvernement vient de nommer des maréchaux, et parmi eux M. de Viomesnil et M. de Coigny. Quel n'est pas le persiflage quand on compare les noms de ces vieillards, bons serviteurs mais d'une époque déjà oubliée, à ceux de Ney, Davout, Lannes, Masséna ! Une initiative récente a institué en chaque régiment un aumônier ; et à cette nouvelle éclatent en fusées comme alitant de pièces d'artifice toutes les plaisanteries que vingt ans d'impiété ont popularisées dans les camps. Puis on répand le bruit, vrai parfois, le plus souvent inventé, qu'une pression s'exerce sur les soldats pour leurs devoirs religieux : Nous communions par numéro de compagnie, tel est le propos qu'en un de ses pamphlets Paul-Louis Courier met dans la bouche d'un fantassin. Ce que grave en traits incisifs Paul-Louis Courier, Béranger le vulgarise en ses chansons. Maintenant voici les petites manifestations frondeuses, simples gamineries, mais révélatrices. Un matin, il se trouve qu'un drapeau tricolore, arboré pendant la nuit, flotte à Toulouse sur l'un des ponts de la Garonne ou à Arles au sommet d'une croix de mission. A Lyon, en octobre 1818, au moment du tirage au sort, les conscrits portent de petits drapeaux blancs, de petits drapeaux bleus, de petits drapeaux rouges, et à certains moments s'amusent à les rassembler. Même malice en quelques écoles où des enfants portent avec eux des cahiers blancs, bleus, rouges et les étalent en emblèmes tricolores. Les spéculations commerciales s'en mêlent : il y a les bretelles tricolores ; il y a les mouchoirs en coton sur lesquels sont imprimés les portraits des chefs militaires ; il y a aussi une liqueur qu'on appelle la liqueur des braves. Cependant l'influence bonapartiste déborde bien en dehors de l'armée : on peut la discerner parmi les étudiants, en 1.814 fervents royalistes et maintenant enclins à fraterniser avec les militaires ; on la surprend au Palais où quelques jeunes avocats, destinés, après de nombreux avatars, à fournir le personnel du second Empire, mêlent dans leurs plaidoiries la fanfare patriotique à la cantilène libérale ; on la découvre jusque dans les collèges royaux : en l'un d'eux une souscription s'ouvre pour les militaires de l'Empire réfugiés au Texas, et les élèves de souscrire à la barbe du proviseur.

En ce tableau de la renaissance bonapartiste, un personnage domine dont on a plus d'une fois prononcé le nom, mais qu'il faut ressaisir : l'officier en demi-solde. A Paris il n'est qu'un assez mince embarras ; combien n'est-il pas plus redoutable dans les campagnes ou dans les petites villes ! Là, au lieu d'être perdu dans la foule, il émerge ; ses services militaires le mettent en relief ; aux yeux de qui ignore tout, ses demi-lumières paraissent science ; sa pauvreté, loin de lui nuire, semble comme un reproche vivant contre qui le laisse dans le besoin. Le plus souvent il vit seul : un petit logement, une petite pension, le tout à l'unisson de sa fortune. Son inaction le torture ; il se soulage par des récits souvent grossis ou forgés, mais qu'il se figure vrais, à force de les avoir redits à lui-même et aux autres. S'il y a dans la ville une garnison, il est à moitié sauvé ; car un plaisir lui reste, celui de s'égayer des officiers nobles, des manœuvres maladroites, de la messe militaire, de l'escorte des processions avec des lys dans le canon des fusils, de l'aumônier surtout qui touche une ration de fourrage et a le rang de capitaine de première classe, le tout pour confesser des soldats. Autant que son budget le lui permet, la meilleure partie de sa vie se passe au café : il y a sa place à lui, sa table à lui, sous peine de duel pour qui y prétendrait. Avec les bourgeois parfois il se querelle, mais souvent aussi il s'entend, et alors trop bien. Ceux-ci le font parler ; il ne demande que cela et raconte ses beaux jours, jours de bataille, de beuverie, de faciles amours. Le bourgeois, l'homme civil juge le moment propice et, dévidant tout ce qu'il a lu, fait ronfler les mots modernes : liberté, égalité, progrès, charte à défendre. Le soldat d'abord reste muet, ne comprenant pas. Puis, des profondeurs de sa mémoire, à coups d'efforts, il tire de vieilles, de très vieilles réminiscences. La liberté ! il en a entendu le nom au temps de la Révolution. Il était alors jeune soldat, soldat du dernier contingent. Il se rappelle maintenant fort bien : on lui a lu des proclamations où on lui parlait d'affranchir les peuples, de détrôner les rois, de détruire le fanatisme ; et sa mémoire, tout à fait dégourdie, se rajeunit au souvenir de toutes les libertés qu'il a promenées à travers ses longues étapes, non sans briser d'ailleurs ni sans saccager. Libéral, il l'a été en Égypte en s'habillant en musulman ; en Allemagne en tailladant de la pointe de son sabre les emblèmes moyenâgeux ; en Italie — et ici il se répète les termes mêmes des vieilles proclamations — en libérant de leurs chaînes les descendants des Brutus et des Scipions. Libéral, il l'a été surtout en Espagne en ouvrant aux moines et aux moinesses les portes des monastères préalablement pillés. Le bourgeois écoute, un peu ahuri. En vérité, il n'en demandait pas tant. D'un ton modérateur, il représente cive le temps de ces grandes prouesses est passé. Être libéral, c'est réprimer l'insolence des officiers nobles ; c'est garder en secret le drapeau tricolore en attendant qu'on puisse le déployer ; c'est voter pour les députés patriotes qui veulent la charte, et même un peu plus ; c'est surtout veiller à ce que le sort des soldats de Napoléon ne soit pas pire que celui des misérables émigrés qui ont combattu jadis avec les Cosaques ou les Anglais. Le soldat approuve tout, adhère à tout, promet tout ; et sur la table même du café ou de l'auberge, voilà l'alliance scellée.

Déjà cette alliance a commencé à produire ses fruits. En 1817, aux élections partielles, l'opposition s'est montrée timide, peu sûre d'elle-même, attentive à assourdir son propre bruit ; en 1818, elle s'est enhardie, mais sans se découvrir encore. Aujourd'hui elle achève de jeter le masque. Dès le printemps de 1819, elle s'est appliquée à entretenir l'agitation par des pétitions adressées à la Chambre et demandant le rappel des bannis, y compris les régicides, tous les régicides. Pour mieux assurer son action, elle s'est centralisée en un comité directeur qui rassemble les informations, discute, puis impose les candidatures. Nettement elle se sépare des doctrinaires que jusqu'ici elle a ménagés. Les élections pour le renouvellement partiel ont été fixées au mois de septembre. Quand on opère le dépouillement, on constate que, sur 54 élus, 35 appartiennent à l'opposition. Parmi les nouveaux députés, plusieurs généraux de l'Empire : tels dans la Vienne le général Demarçay et dans l'Aisne le général Foy. D'autres noms soulignent l'hostilité Labbey de Pompières, Mechin, Lecarlier. Un nom surtout, celui de l'abbé Grégoire, élu dans l'Isère, se détache du milieu de tous les autres. Il n'a pas, étant en mission, voté la mort du roi ; mais il s'est, par une lettre à la Convention, associé à la pensée de ses collègues. Ainsi, comme on ne pouvait nommer de régicide, on a nommé celui qui s'en rapprochait le plus, celui qui était régicide non de fait mais de consentement.

 

 

 



[1] Archives nationales, BB20.