LOUIS XVIII

 

LIVRE PREMIER. — LA CHARTE.

 

 

SOMMAIRE

I. — Louis XVIII. — Comment il ne dut son trône ni aux étrangers ni aux royalistes. — Talleyrand ; Alexandre ; le Sénat : comment la Restauration fut surtout l'œuvre des hommes qui auraient eu des raisons de craindre le retour des Bourbons. — Éveil de l'opinion royaliste. — Le comte d'Artois, lieutenant-général du royaume. — Le roi à Paris
II. — La Charte : principes généraux et garanties ; libertés fondamentales ; pouvoirs publics ; comment elle établit une monarchie tempérée plutôt qu'elle n'institue le gouvernement parlementaire.
III. — Séance royale du 4 juin 1814.
IV. — Objections que soulève la Charte : les obtus, les inquiets, les mécontents ; de la persistance des anciennes traditions et des souvenirs.
V. — Les ministres ; les grandes fonctions publiques ; le personnel administratif.
VI. — Les tâtonnements provenant de l'inexpérience : les réunions ministérielles.
VII. — Comment le gouvernement royal s'appliqua à contenir, autant qu'il le put, les excès de zèle de ses amis.
VIII. — Quelle fut, en 1814, la grande faute de la royauté.
IX. — Les Cent-Jours : force et faiblesse des Bourbons.
X. — Rentrée de Louis XVIII à Paris : embarras et périls.
XI. — Mesures diverses pour le rétablissement d'un ordre régulier. — L'ordonnance du 24 juillet 1815.
XII. — Ordonnance du 13 juillet 1815 convoquant les électeurs : quel système électoral est provisoirement adopté. — Quel esprit anime la Chambre nouvelle connue sous le nom de Chambre introuvable.
XIII. — Ney : son procès, sa mort.
XIV. — La Chambre introuvable : comment elle tend à aggraver l'ordonnance du 24 juillet 1815. — La proscription des régicides.
XV. — Encore la Chambre introuvable : ses traits principaux ; comment, en matière de législation électorale, ses vues s'élèvent bien au-dessus de l'étroit système censitaire.
XVI. — Quelles hostilités soulève la Chambre introuvable. Decazes : son influence sur le Roi. — Comment la Chambre travaille elle-même à se perdre : ses motions inconsidérées, surtout en matière financière.
XVII. — Clôture de la session (29 avril 1816). — L'été de 1816 : incidents divers. — Dissolution de la Chambre (5 septembre 1816).

 

I

Au château de Versailles, on peut voir, en l'une des salles de l'histoire moderne, un portrait qui retient l'attention par l'étrangeté du costume, par le contraste entre la jeunesse relative des traits et la lourde sénilité du corps, par l'opposition entre le regard qui est celui du commandement et la pesanteur physique qui éveille l'idée de l'impuissance. La tête serait belle si elle n'était trop forte ; le front est large, légèrement fuyant avec les cheveux tout blancs et ramenés en arrière ; le visage est plein et haut en couleur. Il y a de la sévérité dans le regard, mais de la bienveillance dans les plis des lèvres. A portée de la main, une petite table en bois d'une simplicité remarquable avec des livres, des papiers, ainsi qu'il arrive à ceux qui doivent chercher tout près d'eux l'aliment de leurs heures et que leurs infirmités condamnent au repos. En dépit de tous les artifices, c'est en effet un infirme que le peintre représente, assis en un fauteuil où il ne se redresse que par effort et qu'il remplit tout entier de son embonpoint. Sur les épaules tombantes sont fixées des épaulettes, sorte de simulacre militaire qui, chez ce vieillard précoce, parait ironie. Sur l'habit se détache la décoration du Saint-Esprit et au-dessous s'étale, de l'épaule à la hanche, le large cordon bleu. Les jambes, qu'on devine trop faibles pour porter cette masse, sont emprisonnées en de larges guêtres bleues à boutons d'or. Qu'on se recule pour voir l'ensemble et l'impression se gravera, celle d'une intelligence rayonnante mais retenue comme captive par les servitudes d'un corps à la fois pesant et débile, destiné à subir les envahissements progressifs d'une chair malsaine qui, à la longue, corrompra tout.

Je vais à la date : 1814. L'œuvre est du peintre Gérard. Celui dont l'image est fixée sur la toile s'appelle Louis-Stanislas-Xavier, comte de Provence, et vient d'être appelé au trône sous le nom de Louis XVIII.

Tandis que Napoléon s'acheminait vers Pile d'Elbe, le roi avait débarqué le 24 avril 1814 à Calais. Le 29, il était arrivé à Compiègne où il avait donné audience aux maréchaux et à quelques hauts personnages. Le 2 mai, il atteignit Saint-Ouen où il devait recevoir les grands corps de l'État. Parmi les familiers du prince, plusieurs n'envisageaient - pas sans inquiétude cette première rencontre. Pour qui gardait le souvenir de Bonaparte, ce nouveau maître, cloué sur un fauteuil ou ne se mouvant qu'avec l'appui d'une canne, n'éveillerait-il pas, au lieu du respect, un peu de pitié dédaigneuse ? Ce fut à sept heures et demie du soir, à Saint-Ouen, que les présentations commencèrent. La salle était mal éclairée. Si nous en croyons l'un des contemporains, on avait placé à dessein le siège royal en un endroit obscur, afin d'atténuer l'impression disgracieuse que produirait ce monarque impotent. Il fut bientôt visible que la précaution était inutile. Du premier coup, le prince conquit et subjugua. En lui une dignité calme qui suggérait l'obéissance sans inspirer la crainte ; une attitude haute, un peu hautaine même, mais si bien accommodée au rang suprême qu'elle ne blessait pas et rehaussait le prix de chaque marque de bienveillance ; une voix bien timbrée et aux harmonieuses sonorités ; des questions faites à propos ; beaucoup de paroles gracieuses quoique sans familiarité, et si bien étudiées qu'elles paraissaient naturelles. Parfois le rappel des souvenirs eût été importun, et le silence trop significatif pour n'être point maladroit ; alors, une phrase s'échappait, courte, d'une insignifiance très apprêtée, d'une banalité savante qui dispensait de commenter ou d'expliquer, de condamner ou d'absoudre. Tel ce mot à Talleyrand, retrouvé deux jours plus tôt à Compiègne : Monsieur le prince de Bénévent, je suis charmé de vous voir. Il s'est passé bien des choses depuis que nous nous sommes quittés.

Dès les premières audiences, ce fauteuil d'infirme sembla trône, et trône aussi solide que si jamais il n'eût été brisé. Pour ce roi, serait-ce même un discrédit que son apparente impuissance ? Tout épuisée de son long labeur, la France de 1814 n'a plus qu'une passion : le repos. Or, Louis XVIII, lent de mouvements et sédentaire autant que Napoléon était actif, n'apparaît-il pas, à cette heure, à la manière d'un personnage symbolique, incarnant, comme par une représentation visible, le vœu ardent du pays, c'est-à-dire la paix ?

Ce prince qui, du château de Saint-Ouen, allait rentrer dans Paris, y rentrerait-il, comme l'ont prétendu ses ennemis, par la grâce de l'étranger ou, comme l'ont proclamé ses amis, par l'ardent appel de ses sujets fidèles ? La vérité, c'est qu'il n'y eut, ni au dehors pression des alliés, ni au dedans explosion de loyalisme, en sorte que la malveillance s'est trompée et l'affection aussi.

La Restauration ne fut pas l'œuvre des coalisés. L'empereur Alexandre, le plus puissant d'entre eux, n'inclinait point vers les Bourbons. Il subissait encore, bien qu'il s'en défendît, le prestige de Napoléon. Louis XVIII, qu'il avait vu à Mittau, l'avait indisposé par ses hauteurs. Issu d'une dynastie où les révolutions de palais avaient plus d'une fois interverti l'ordre de succession au trône, il ne croyait pas, au moins à cette heure, à la vertu de la légitimité. Un agent royaliste, M. de Vitrolles, s'étant quelques semaines auparavant glissé jusqu'à Châtillon et s'étant insinué auprès de lui, il lui avait tenu un langage plus prévenu que favorable : Si vous connaissiez les Bourbons, lui avait-il dit, vous seriez persuadé que le fardeau de la couronne serait trop lourd pour eux. Son esprit indécis caressait vaguement toutes sortes de solutions chimériques Bernadotte, puis Eugène de Beauharnais qui était, disait-il, honoré dans l'armée. Par instants, il se hasardait à penser qu'une république bien organisée pourrait s'adapter au génie français. — Quoique très pénétrés des avantages de la légitimité, les Autrichiens n'étaient guère plus favorables que les Russes. Le. mariage de l'archiduchesse Marie-Louise les avait liés à la dynastie napoléonienne et, bien que peu chargés de scrupules, ils ne pouvaient se détacher de cette alliance qu'avec certains ménagements. Ils se défiaient, eux aussi, des émigrés et d-e leur incapacité. Ils jugeaient enfin que si la France voulait les Bourbons, c'était à elle à se soulever pour eux et à les rappeler. — De la Prusse, on dira peu de chose, son souci presque unique étant la victoire et le profit matériel à en tirer. — Restait l'Angleterre. Le langage récent de Louis XVIII, en quittant Londres, avait semblé révéler une extrême gratitude. Après Dieu, avait-il dit, c'est au prince régent que je dois ma couronne. Mais une longue et généreuse hospitalité exercée envers lui et envers ses amis n'expliquait-elle pas cette excessive chaleur ? Quelles que fussent les sympathies du prince régent pour la maison de Bourbon, le gouvernement britannique n'entendait pas se départir du principe de non-intervention qui était déjà la règle de sa politique. Cette prudente réserve avait guidé jusqu'à la fin de la campagne dernière le plus important des chefs militaires anglais. Comme, le 12 avril, à son arrivée à Toulouse, Wellington avait entendu les cris : Vive le roi ! il s'était gardé d'encourager ces manifestations et avait déclaré qu'à ses yeux, jusqu'à nouvelles instructions, le régime légal de la France était le gouvernement impérial. Sans doute le peuple de Londres venait de saluer de ses acclamations Louis XVIII partant pour le continent. Mais était-ce bien pour le roi de France que se déployait tout cet enthousiasme ; et par les élans de sa joie, la nation anglaise ne célébrait-elle pas plutôt sa propre victoire, sa victoire définitive sur le vieil ennemi : Napoléon ?

Si le trône ne fut pas rétabli par la coalition, il ne le fut pas davantage par les royalistes. Des royalistes, y en avait-il encore ? On a peine à se figurer combien ils comptaient peu. Parmi les anciens émigrés, beaucoup, propriétaires de grades dans l'armée ou titulaires de charges de cour, s'étaient absorbés dans l'équipe impériale ; les autres, rentrés sans bruit, vivaient petitement, avec un seul souci, celui de rassembler les débris de leur fortune ; avec une seule ambition, celle de se reposer en une demeure stable, après toutes les hôtelleries de l'exil. Qui se fût enquis des Bourbons ? Les journaux n'en parlaient pas. Depuis plus de vingt ans, ils avaient cessé de régner.

De temps en temps, au faubourg Saint-Germain ou dans les châteaux, on évoquait, toutes portes closes, des images tragiques et touchantes : le roi martyr, Marie-Antoinette, le petit Dauphin, Madame Royale, seule survivante de la grande catastrophe et maintenant duchesse d'Angoulême. Le plus souvent les souvenirs s'arrêtaient là. Les plus documentés se hasardaient jusqu'à parler du prétendant qu'on appelait tantôt le comte de Provence, tantôt le comte de Lille ; puis, fouillant dans leur mémoire, ils y retrouvaient les noms des princes : Monsieur, comte d'Artois, et ses deux fils, le duc d'Angoulême et le duc de Berry. On savait qu'après de multiples traverses, la famille royale avait trouvé asile en Angleterre. Mais de l'Angleterre ennemie, les courriers étaient rares, en sorte qu'aucune information n'alimentait ou ne mettait à jour les entretiens. Parlez-nous des Bourbons, disaient par intervalles les jeunes gens à leurs vieux parents, comme on sollicite d'un aïeul un conte d'autrefois. Certains aveux stupéfient. M. de Villèle confesse en ses mémoires qu'il ignorait tout à fait que la duchesse d'Angoulême n'eût point d'enfants[1]. M. de Vitrolles, cet agent politique de la légitimité, était si mal renseigné sur Louis XVIII qu'il le croyait en pleine vigueur ; et il ne dissimula pas sa déception lorsqu'il apprit que ce prince était incapable de monter à cheval[2]. Quand les alliés eurent atteint les confins de la Champagne, quand Wellington eut franchi les Pyrénées, la grandeur des événements contraignit les plus ignorants à s'informer et les plus oublieux à rassembler leurs souvenirs. Mais, après tant de disgrâces, à peine osait-on imaginer un retour de fortune. Venant d'Angleterre par la Hollande, le comte d'Artois avait pénétré en Franche-Comté et y avait recruté quelques amis, mais peu nombreux et sans crédit. Au duc d'Angoulême descendu en Guyenne, Bordeaux avait, dès le 12 mars, ouvert ses portes, mais sans que le reste du Midi se soulevât.

Voici, en ces conjonctures, le fait insigne entre tous : les hommes qui frayèrent aux Bourbons le chemin du trône ne furent pas ceux qui avaient toute raison de les souhaiter, mais ceux qui auraient eu de fortes raisons de les craindre.

L'initiateur fut Talleyrand. Il n'avait jamais aimé Napoléon. Le maître une fois vaincu, il jugea l'heure venue de l'abattre. Par qui le remplacer ? Une régence avec Marie-Louise, bien qu'il pût y espérer un rôle, lui avait paru une combinaison bien fragile, surtout si le conseil de régence et la régente elle-même quittaient Paris. Bien plus chimériques encore lui avaient semblé les autres expédients. La Révolution avait fait faillite, l'Empire aussi. Il ne restait que les Bourbons.

De la part d'un grand dignitaire de l'Empire, le projet avait un arrière-goût de traîtrise. C'est de quoi Talleyrand ne s'inquiéta guère, hormis pour réduire au minimum les risques très réels de l'entreprise. Ayant un pied dans lé gouvernement, il lui serait plus aisé de le livrer. A l'opération il apporterait d'ailleurs toute sa dextérité : ce serait un simple glissement d'un pouvoir à un autre, sans aucun aspect déplaisant de violence ou de révolution.

Ce qui suivit est connu de tous. Pour réussir il fallait à la fois, — au dehors un complice puissant qui se prêterait au changement, au dedans une assemblée qui serait instrument de légalisation.

Le complice — et le plus puissant qu'on pût imaginer — fut Alexandre. Le 30 mars avait été signée la capitulation de Paris. Le lendemain l'empereur de Russie, accompagné du roi de Prusse et du prince de Schwarzenberg, fit son entrée dans la ville. Tout avait été ménagé par les coalisés pour que l'appareil fût celui, non de conquérants, mais de libérateurs. Quand la cérémonie militaire fut achevée, le rôle de Talleyrand commença. Il eut une première habileté. Sous le faux prétexte que le palais de l'Elysée était miné, il attira le tsar en sa propre demeure. L'ayant pour hôte, il lui fut aisé de le chambrer. Dans la soirée, en l'hôtel de la rue Saint-Florentin, un conseil s'ouvrit auquel assistèrent l'empereur de Russie, le roi de Prusse, le prince de Schwarzenberg, et en outre Talleyrand lui-même ainsi que quelques autres personnages. Traiterait-on avec l'empereur vaincu ? D'un avis commun ce parti fut écarté. Accepterait-on la régence avec le roi de Rome ? Talleyrand eût pu ressentir quelque embarras ; car il faisait partie du conseil de régence institué par Napoléon. Mais de l'air le plus dégagé il entendit Pozzo di Borgo, ce conseiller du tsar, faire justice de cette solution bâtarde. La régence, dit Pozzo di Borgo, ne serait que faiblesse ou anarchie si elle était livrée à elle-même, et ne serait que le prolongement de l'empereur si Napoléon la dirigeait sous main. La régence écartée, Alexandre dit, à ce qu'on assure, quelques mots de Bernadotte, moins peut-être pour le soutenir que pour provoquer la réponse qu'il était impossible. Visiblement la cause des Bourbons gagnait, ne fût-ce que par l'élimination de tout ce qui n'était pas eux. A ce moment, Talleyrand intervint. En un ton moins nonchalant que de coutume et comme eût fait un homme qui n'aurait jamais varié, il vanta le principe de la légitimité. Tout ce que l'Europe voulait, dit-il, les Bourbons le voulaient aussi. L'Europe voulait la paix : les Bourbons, rétablis par la paix, ne régneraient que pour la consolider ; l'Europe souhaitait que la Révolution fût contenue : ce souhait était le vœu le plus ardent des Bourbons ; l'Europe voulait entre les puissances un raisonnable équilibre de forces : les Bourbons ne rêveraient point une France gigantesque et se contenteraient qu'elle fût grande. Alexandre était touché, non tout à fait convaincu. En ces derniers jours, il avait été frappé par l'attitude des paysans champenois, tout animés d'un patriotisme farouche et s'obstinant à crier : Vive l'empereur ! Était-ce là sympathie pour les Bourbons ? Je réponds de tout, répliqua Talleyrand. En dépit de cette assurance, le tsar se défendait encore. Dans l'antichambre stationnaient quelques-uns des familiers de l'hôtel, l'abbé de Pradt, le baron Louis. On les introduisit comme pour invoquer leur témoignage. L'abbé de Pradt parla, dit-on, longtemps, affirmant avec plus d'emphase que d'autorité que la France entière était royaliste. Alexandre lassé se sentait à bout d'objections. Nous ne pouvons, observa-t-il, proclamer nous-mêmes ni la déchéance de Napoléon, ni le retour des Bourbons. Il faut qu'en dehors de nous, une procédure régulière consacre le grand changement. — Je me charge de cela, répliqua derechef Talleyrand. Sur cette affirmation réitérée, les résistances cédèrent.

Le prince de Bénévent — car c'est ainsi que les documents officiels appellent le plus ordinairement Talleyrand — le prince de Bénévent tenait son complice. Il tenait aussi l'assemblée qui légaliserait tout. Cette assemblée était le Sénat. En sa qualité de vice-grand électeur, le prince avait, en certaines circonstances, le droit de le présider. Il jugea que, par extension, il pouvait le convoquer ; et le lendemain 1er avril, le réunit. A ne considérer que les convenances ordinaires, les sénateurs semblaient tout désignés pour qu'on ne les consultât point. Ils n'avaient qualité ni pour renverser Napoléon qu'ils avaient suivi jusqu'à la plus honteuse servilité, ni pour rappeler les Bourbons dont presque tous s'étaient proclamés les ennemis. Mais il en est des palinodies dans la politique comme des mésalliances dans les familles il n'y a que la première qui coûte. Talleyrand savait cela et qu'il pouvait compter sur ces vétérans du parjure. Donc le 1er avril, à trois heures, les sénateurs arrivèrent au palais du Luxembourg. Beaucoup, soit reste de fidélité, soit crainte de se compromettre, s'étaient abstenus. On a fait le compte des assistants. Ils étaient 64, chargés pour la plupart d'années et de péchés. Avec un sang-froid remarquable, le prince de Bénévent leur avait gradué leur programme. Ils commencèrent par nommer un gouvernement provisoire composé de cinq membres : Talleyrand et deux de ses acolytes, le duc de Dalberg et M. de Jaucourt, puis le général Beurnonville et l'abbé de Montesquiou. La besogne achevée, on se sépara. Le lendemain, à l'appel du grand metteur en scène, nouvelle réunion au Luxembourg. Cette fois, proposition pour la déchéance de l'Empereur. La proposition fut incontinent adoptée. Le jour suivant, sur un rapport violemment accusateur, le vote de la veille fut ratifié, et avec une seule excuse, celle que Napoléon eût sacrifié les sénateurs aussi aisément que les sénateurs sacrifiaient Napoléon. A ce point de la tâche, on se souvint du Corps Législatif. Trois mois auparavant, à la suite d'observations sur l'urgence de la paix et sur les avantages d'un régime plus libre, il avait été brutalement ajourné par Napoléon. Ceux des députés qui étaient demeurés à Paris furent convoqués, et leur vote contre l'Empire s'ajouta à celui du Sénat. Il restait à jouer le dernier acte de la pièce, c'est-à-dire à proclamer les Bourbons. A cette perspective, n'y eut-il pas, en ces âmes désabusées, un ressaut de répugnance, un ressaut de crainte aussi ? En ces conjonctures, la perfection serait de payer d'audace et, loin de réclamer amnistie, de s'incorporer au nouveau régime, à la manière de bienfaiteurs qui veulent être remerciés. Cette prévoyance suggéra aux sénateurs trois résolutions. D'abord, au lieu de considérer la royauté comme l'institution fondamentale inhérente au droit public français, ils imaginèrent de lui conférer une nouvelle investiture en déclarant que la nation appelait au trône le chef de la maison de Bourbon. En second lieu, par méfiance contre les retours offensifs de l'ancien régime, ils s'appliquèrent à enchaîner la royauté par un acte constitutionnel qui serait soumis à l'approbation du peuple français et qui signifierait, pour le passé oubli des opinions ou des votes, pour l'avenir liberté. Ayant ainsi pourvu aux intérêts nés de la Révolution, ces vieillards ne jugèrent pas au-dessous de leur dignité — et là était la troisième stipulation — de songer à leur propre sort. Ils l'assurèrent avec une sollicitude raffinée ; car ils établirent avec une surabondante accumulation de textes que leur rang, leurs honneurs seraient conservés, qu'ils feraient tous partie de la haute Assemblée, que les dotations et que les revenus des sénatoreries leur appartiendraient exclusivement, et qu'ils se les partageraient entre eux. Le 6 avril, tout fut achevé. Et vraiment il fallait que le rappel des Bourbons fût bien la solution unique, la solution nécessaire, pour que leur retour fût l'œuvre de ceux qui, s'étant traînés à travers la Révolution, le Directoire, le Consulat, l'Empire, et ayant tout accepté, tout ratifié, tout juré, tout adulé, n'avaient gardé jusque-là qu'une seule obstination, celle de leurs répugnances contre la monarchie.

Mais déjà le Sénat, le gouvernement provisoire, Talleyrand lui-même étaient débordés. Le jour de l'entrée d'Alexandre, quelques cris : Vive le roi ! avaient éclaté aux abords du cortège ; aux fenêtres quelques drapeaux blancs s'étaient déployés, tandis que, sur la place Vendôme, un petit groupe d'exaltés avaient, au mépris de toute pudeur, insulté bassement l'Empire tombé. Malgré tout, l'opinion royaliste était lente à s'affirmer. Bientôt des manifestations très notables, — proclamation du Conseil municipal, adresses des corps constitués avaient encouragé à oser. Cependant Chateaubriand préparait depuis quelque temps une brochure que très clandestinement il faisait imprimer feuille par feuille. Le 5 avril, il la publia sous ce titre : Bonaparte et les Bourbons. Contre Napoléon déchu il retournait l'apostrophe que celui-ci avait jadis adressée au Directoire : qu'avez-vous fait de la France ? Avec une véhémence qui, sans se soucier d'être juste, s'appliquait surtout à être implacable, le pamphlet — peut-on l'appeler d'un autre nom ? — détaillait toutes les fautes de l'Empire. Puis, d'accusateur devenant sentimental, il regravait les noms, les services, les vertus de ces princes que la Providence tenait en réserve pour le salut de la France. L'effet fut prodigieux. Presque aussitôt, aux vitrines, les images, les emblèmes, les portraits se montrèrent, se multipliant avec une rapidité déconcertante, et tous exaltant les Bourbons hier encore inconnus ou méconnus. Du jour au lendemain, toute une langue s'acclimata, faite d'invectives et d'amour. Bonaparte devint l'ogre de Corse, Attila, Genséric, Robespierre, Cromwell. En revanche, on se mit à parler de la tige renaissante des lys, de l'amour héréditaire des Français pour leurs princes, des enfants un moment égarés et rassemblés de nouveau sous le sceptre d'un monarque paternel. Aux grands tournants de l'histoire, on observe de ces brusques ressauts. Jamais plus qu'en ce temps-là, l'exagération des désirs ne suivit de plus près leur réveil. A profusion les mémoires se repeuplaient de souvenirs ; et l'illusion aidant, ceux même qui avaient le plus oublié se figurèrent de bonne foi qu'ils se rappelaient.

Talleyrand n'eut plus qu'une crainte, celle d'avoir trop réussi. Il avait souhaité une monarchie subordonnée dont il eût été le patron et le Sénat le conseil tutélaire. Or, voici qu'il était condamné à suivre au lieu de diriger. Le comte d'Artois — Monsieur, frère du roi comme on l'appelait — était à Nancy. Dès le 4 avril, M. de Vitrolles avait insisté pour que le prince pût se rapprocher de Paris et, en y entrant, y marquer par un signe visible la monarchie rétablie. M. de Talleyrand s'était d'abord efforcé d'éluder la requête ou d'ajourner la réponse ; puis il s'était résigné. Le 8 avril, Monsieur avait quitté Nancy ; le 9 il était à Vitry, le 11 à Livry. Le 12, il fit son entrée dans Paris, à cheval, sous l'uniforme de la garde nationale, et portant au chapeau la cocarde blanche. Le prince, de tournure svelte malgré son âge, d'aspect ouvert et loyal, possédé par-dessus tout du désir de plaire, était excellent à montrer, à la condition qu'on se contentât de le montrer, et qu'on ne lui laissât pas le temps de faire des fautes. Ce fut au bruit des acclamations qu'il gagna Notre-Darne, puis les Tuileries.

L'arrivée du prince mettait virtuellement fin au gouvernement provisoire. Le 14 avril, le Sénat reconnut le comte d'Artois comme lieutenant-général du royaume ; et celui-ci, à son tour, se porta garant que son frère accepterait les bases de la Constitution votée par la haute Assemblée. La monarchie était faite. Le roi n'avait plus qu'à prendre possession du trône. On a dit son débarquement à Calais, son arrivée à Compiègne, puis à Saint-Ouen. Le 3 mai il entra dans Paris et y fut accueilli non moins chaleureusement que son frère. C'est que la Restauration, bientôt si combattue, répondait alors à tous les intérêts. Seuls, à cette heure, demeuraient réfractaires, les soldats qui regrettaient le drapeau tricolore, et les Lorrains ou Champenois exaspérés de l'occupation étrangère. Ailleurs l'assentiment était presque unanime. Les commerçants se réjouissaient pour l'abolition du blocus continental. Les gens des ports ne se sentaient pas d'aise à la pensée de la mer libre. Au fond de leurs demeures, les bourgeois rendaient grâces à Dieu de ce que leurs fils avaient échappé à la faveur funeste des brevets de garde d'honneur. Et quant au peuple des campagnes, courbé depuis plusieurs années sous l'intolérable fardeau de la conscription et maintenu de force en une soumission toute chargée de révolte, il lui suffisait, pour être conquis, de lire l'avis que le gouvernement provisoire avait publié, et qui était ainsi conçu : Les conscrits actuellement ressemblés sont libres de retourner chez eux, et ceux qui n'ont pas encore été enlevés de leur domicile sont autorisés à y rester[3].

 

II

Le premier gage à donner au pays, ce serait la promesse d'institutions libres. Le Sénat y avait déjà pourvu et avait à cet effet rédigé, article par article, une constitution que le roi n'aurait qu'à ratifier. Cet excès de simplification n'avait pas plu à Louis XVIII. Avec un haut sentiment de son droit traditionnel, il jugea qu'il ne pouvait être le client de personne, qu'un acte contractuel seyait peu entre le Sénat et lui, et qu'il ne devait se dessaisir comme prince constitutionnel qu'à la condition de s'être d'abord affirmé comme roi héréditaire. Ce souci de dignité lui inspira une double habileté. La première fut de considérer l'acte sénatorial comme un simple projet, dont les principes généraux méritaient l'approbation. La seconde fut de reprendre cet acte et de lui imprimer, en le modifiant légèrement, l'estampille royale, en sorte que le souverain proclamerait lui-même, en toute indépendance, sous la forme d'un motu proprio, ce qu'on souhaitait qu'il accepte. Tel fut le sens d'une déclaration dite déclaration de Saint-Ouen qui fut affichée, dès le matin du 3 mai, jour de l'entrée du roi dans Paris. Louis XVIII ratifiait le vœu des sénateurs, mais confisquait à son profit leur initiative, en s'appropriant résolument l'honneur d'être libéral et de l'être par sa volonté spontanée.

A travers beaucoup de tâtonnements ou d'inexpérience, tout ce qui suivit répondit à ce plan de conduite.

Quelques jours après le retour du roi, une commission fut nommée qui réviserait et mettrait au juste point des institutions monarchiques le travail préparé au Luxembourg. Elle se composait de sénateurs choisis parmi les plus notables : Pastoret, Fontanes, Boissy-d'Anglas, et de députés, entre autres Lainé, Maine de Biran, Clausel de Coussergues. Le roi y eut trois représentants : l'abbé de Montesquiou, le comte Ferrand et Beugnot, personnage d'esprit très délié, qui tiendrait note des délibérations et en a consigné dans ses Mémoires les principaux incidents.

Nulle stipulation ne régla l'ordre de succession au trône. C'est que, l'hérédité monarchique étant vieille comme la France elle-même, il parut inutile de rappeler ce que la tradition avait consacré.

La situation la plus urgente à fixer était celle des acquéreurs de biens nationaux. La rédaction proposée était ainsi conçue : Toutes les propriétés sont inviolables sans exception de celles dites nationales, la loi ne mettant aucune différence entre elles. C'était le texte sénatorial, mais plus formel, plus explicite encore. — Il y eut des objections, notamment de Fontanes et de Lainé. Leur cônscience se façonnait mal à l'idée que les biens d'Église et d'émigrés fussent pleinement assimilés aux biens patrimoniaux. Puis, au fond de l'âme, ils n'eussent point été fâchés qu'une prolongation d'incertitude permît les transactions entre les anciens et les nouveaux propriétaires. Beugnot fit prévaloir la rédaction primitive. En cela il se conformait à l'ordre du roi, résigné à sacrifier à la paix publique, même la stricte justice et l'intérêt de ses propres amis.

La même largeur de vues suggéra une disposition qui interdisait toute recherche des opinions passées. On ajoutait : Le même oubli est recommandé aux tribunaux et aux citoyens. C'était l'exécution du testament de Louis XVI.

Une règle toute nouvelle s'introduisait dans le droit public, je veux dire l'abolition de la confiscation. Méritoire était cette maxime sous la plume de ceux qui l'inscrivaient. Les Bourbons, en rentrant en France, traînaient à leur suite tout le cortège de leurs amie ruinés par les spoliations. Or, c'étaient ces mêmes Bourbons qui, supérieurs en ce moment à toutes représailles, disaient à leurs adversaires : La confiscation est abolie. Et ils ajoutaient : Elle ne pourra être rétablie. C'est la plus belle disposition de la Charte, dira plus tard en une heure de justice Benjamin Constant.

La monarchie recueillait une succession grevée de toutes les dettes qu'avait engendrées les dernières guerres, grevée en outre des gros traitements que Napoléon, bien que sagement économe à l'ordinaire, avait multipliés. L'acte constitutionnel stipulait que tous les engagements des anciens gouvernements seraient respectés. Cette disposition mérite d'être notée. Louis XVIII daterait ses actes de la dix-neuvième année de son règne : c'était le signe, jugé aujourd'hui un peu puéril, que la tradition royale n'avait pu subir d'interruption. Mais de ce même pouvoir révolutionnaire ou impérial qu'on estimait usurpateur, on acceptait, en fait, tout l'héritage. Ainsi s'affirmaient les maximes de probité stricte que la Restauration observerait sans en dévier jamais.

Sur un autre point, la règle ne se formulait que pour subir aussitôt une altération qui la détruisait. L'inamovibilité de la magistrature était reconnue, mais seulement aux magistrats nommés ou confirmés par le roi, ce qui semblait impliquer la condition d'une nouvelle investiture, Sans doute on se défiait des misérables juges installés par la Révolution, tolérés et tenus muselés par l'Empire, mais qui, sous un régime moins compressif, pourraient se montrer sourdement ou ouvertement hostiles.

Tout ce que le Sénat avait stipulé à titre de garantie, le roi le ratifiait par sa volonté souveraine. L'égalité de tous devant la loi et l'abolition de tous privilèges étaient consacrés. L'institution du jury était maintenue ; l'ordre de la Légion d'honneur était conservé ; les honneurs, grades, pensions, accordés par les régimes précédents, étaient confirmés. La monarchie, à cette heure, apparaissait, ne répudiant rien, n'abolissant rien, mais apportant seulement à la France le bénéfice de la tradition renouée. Nous allons avoir une charte nouvelle et une ancienne dynastie, écrivait en ce temps-là Mounier à M. de Barante ; ce sont deux avantages bien rarement réunis.

 

Quand, après l'énumération de ces garanties, il fallut définir les libertés principales à inscrire dans le droit public français, l'inexpérience se trahit par de regrettables lacunes ou de singulières confusions. La liberté individuelle fut proclamée, et pareillement la liberté des cultes, avec cette seule réserve que la religion catholique serait la religion de l'État. Mais en vain eût-on cherché dans le travail des commissaires quelques stipulations en faveur de la liberté d'association ou de la liberté d'enseignement. C'est que la première était enveloppée dans le discrédit qui, depuis le dix-huitième siècle, s'attachait à toute idée de corporation ; et quant à la seconde, il semble qu'on l'ait oubliée. Le projet sénatorial avait consacré la liberté de la presse. A ce point de la délibération, des craintes très vives se formulèrent : Je sais, dit Fontanes, ce qu'on a déjà dit et ce qu'on peut dire encore en faveur de cette liberté. Je ne la tiens pas moins pour le dissolvant le plus actif de toute société. C'est par là que nous périrons si l'on n'y prend garde, et dès à présent, je déclare que je ne me considérerais jamais comme libre là où la presse le sera[4]. On ne pouvait, comme pour la liberté d'enseignement ou pour la liberté d'association, se dérober par le silence. En ce grand embarras, on réussit à se persuader que, par liberté de la presse, il ne fallait entendre que la liberté des livres, des brochures, tout au plus des pamphlets, mais que la surveillance ou la répression des journaux quotidiens était simple objet de police[5]. L'ignorance ou l'ingénuité des uns, l'indifférence ou l'aveuglement plus ou moins voulu des autres accueillirent cette glose, et ce fut à l'abri de cette équivoque que fut créée cette puissance terrible qui, tantôt contenue, tantôt affranchie de ses servitudes, grandirait d'année en année au point d'emporter la monarchie elle-même.

 

Il restait à organiser les corps politiques qui éclaireraient et contiendraient la royauté. Il y aurait une haute Assemblée qui prendrait le nom. de Chambre des pairs et dont le Sénat fournirait au début les principaux éléments. Les pairs, dont le nombre n'était point limité, seraient nommés par le roi qui les créerait à volonté héréditaires ou à vie. A leurs attributions législatives, ils joindraient des attributions judiciaires en matière de complot ou de haute trahison. — Quand on dut constituer l'autre Chambre, celle des députés, l'incertitude fut extrême, tant s'entrecroisaient dans les esprits les souvenirs de l'ancien régime, de la Révolution et de l'Empire ! En cette perplexité, l'abbé de Montesquiou suggéra une solution remarquablement simpliste. Au lieu de nous évertuer à créer des collèges électoraux, ne vaudrait-il pas mieux, dit-il, remettre au roi la nomination des députés ? Il les recruterait dans les listes de notabilités ainsi que le faisait le Sénat sous l'Empire. Quelle que fût la confiance en la personne du souverain, ce système déplut comme une abdication. Le roi, observa Boissy-d'Anglas, nomme déjà les pairs ; s'il nomme pareillement les députés, nous n'aurons plus que des commissions royales[6]. Pour se dérober à toute décision, on résolut de remettre à une loi spéciale la réglementation des collèges électoraux. On se borna à fixer les conditions d'électorat : 300 francs d'impôt, trente ans d'âge ; et les conditions d'éligibilité : quarante ans d'âge, 1000 francs d'impôts. Puis on stipula que la Chambre se renouvellerait par cinquième. En attendant et jusqu'à la loi électorale, le Corps législatif impérial serait continué dans ses fonctions ; et la solution fut adoptée d'autant plus aisément qu'on le savait très irrité contre Napoléon et, à ce titre, très docile envers quiconque lui succéderait. — Quelles seraient les attributions des députés ? Ici se marqua clairement la volonté d'assurer une place prépondérante à l'autorité royale. La Chambre voterait le budget, exercerait son contrôle sur les finances, provoquerait la sollicitude du pouvoir sur les objets qu'elle croirait d'intérêt public et, par la voie de rapports sur les pétitions, ferait valoir le vœu du pays ; mais elle ne gouvernerait pas. Rien dans ce dessein primitif n'offre l'image de ce qu'on a nommé plus tard le régime parlementaire. Le roi, maître des traités, maître de la paix ou de la guerre, gardait toute la direction de la politique extérieure. C'était à lui qu'appartenait l'initiative des lois. Aucun amendement ne pouvait être proposé sans son autorisation[7]. La loi votée, c'était à lui qu'il appartenait de la sanctionner et de la promulguer. Il était investi enfin du double droit d'ajournement et de dissolution. Ce n'est que peu à peu, et par une sorte de jurisprudence plus forte que tout le reste, que la Chambre s'émancipera et jusqu'à dresser quinze années plus tard le Palais-Bourbon contre le palais des Tuileries.

Telle fut, dans ses grandes lignes, la loi fondamentale de l'État : sur la fin, la rédaction en fut hâtée à l'excès, car les souverains étrangers devaient partir le 5 juin ; et ils avaient à cœur que l'œuvre fût achevée avant qu'ils ne s'éloignassent. Sous quel vocable présenterait-on ce grand acte au pays ? Le souci d'unir la vieille France à la nouvelle suggéra un nom très ancien pour désigner une conception très moderne ; et en mémoire des Chartes concédées jadis par les rois aux communes, la Constitution fut appelée la Charte constitutionnelle des Français.

 

III

Le 4 juin s'ouvrit au Palais-Bourbon la session législative. Louis XVIII aimait la pompe ; rien n'avait été négligé pour rehausser la cérémonie. Sur les bancs circulaires à droite étaient assis les pairs, au nombre de 154, soit 83 de l'ancien Sénat et le reste de nouvelle création : à gauche on voyait les députés qui n'étaient autres que les anciens membres du Corps législatif. A deux heures, Louis XVIII quitta les Tuileries. Il avait lui-même composé son discours, en roi soucieux de ce premier contact avec les assemblées, et aussi en lettré, attentif au bien dire autant qu'à la politique. Il l'avait appris par cœur, et en route, dit-on, se le récitait encore. Un trône lui avait été préparé ; il y monta, appuyé sur le bras d'un de ses familiers. On attendait ses paroles : elles furent dignes de lui, de l'auditoire et de la France. Il parla de la paix qui venait de se conclure : La guerre, dit-il, était universelle ; la réconciliation l'est pareillement. Il ajouta que la gloire des armées françaises n'avait reçu aucune atteinte et que la France gardait le rang qu'elle avait toujours occupé parmi les nations. Il affirma sa confiance que les manufactures allaient refleurir et les villes maritimes renaître. Une voix nette et sonore, une bonne grâce aisée rehaussait l'exquise mesure des paroles et en soulignait la fière simplicité. A ce point de son discours, le roi, faisant allusion aux malheurs de sa famille, évoqua le souvenir de Louis XVI et de son testament. A ce rappel du passé, une émotion extraordinaire, attestée par tous les contemporains, gagna l'assistance ; et les larmes devenant contagieuses, les anciens sénateurs, les anciens députés de l'Empire ne furent pas les moins attendris. Le roi continua : C'est les yeux fixés sur ce testament immortel, c'est pénétré des sentiments qui le dictèrent, c'est guidé par l'expérience et secondé par les conseils de plusieurs d'entre vous, que j'ai rédigé la Charte constitutionnelle dont vous allez entendre la lecture et qui assoit sur des bases solides la prospérité de l'État. Ainsi s'exprima le prince, salué par d'unanimes applaudissements. Ni le chancelier Dambray qui, prenant ensuite la parole, défigura sous une forme un peu archaïque les institutions nouvelles, ni le conseiller d'État Ferrand qui lut d'une voix sourde et peu intelligible la charte elle-même — la charte octroyée, comme disait le préambule — ne réussirent à gâter le succès de la séance ; et ce fut sous les acclamations que Louis XVIII, ravi de son succès, plus ravi encore de son discours, regagna le château des Tuileries.

 

IV

Cette universelle belle humeur dura peu. On venait de promulguer la Charte. Il faudrait maintenant la pratiquer.

Dès le début, elle eut pour ennemis ceux qui ne la voulaient pas et aussi ceux qui, sans la répudier, la comprenaient mal ou pas du tout.

Parmi ceux qui ne la veulent pas, il y a d'abord les obtus. La plupart sont d'anciens émigrés, défendus contre toute lumière par une couche impénétrable d'ignorance et de préjugés. Tout en jouant au reversis ou en lisant les gazettes, ils s'égaient fort de cette charte qui fait tant de bruit et que, par un mauvais jeu de mots qui eut alors du succès. ils appellent la chatte du roi. Ayant ainsi parlé, ils se pâment d'aise. Ils se proclament d'ailleurs les meilleurs amis du prince ; et c'est en effet l'une des grandes faiblesses du roi que de traîner à sa suite de pareils amis.

Ces esprits obstinément fermés sont, grâce à Dieu, peu nombreux. Mais très divers sont ailleurs les motifs qui entretiennent les préventions. Ceux-ci disent dédaigneusement : le roi a puisé toutes ces rêveries en Angleterre ; et ils ajoutent : c'est une fantaisie qui lui passera. Ceux-là, tout dominés par leurs souvenirs, s'abandonnent à de folles terreurs. Ils ont encore dans les yeux les séances de la Législative et de la Convention, les afflux de pétitionnaires hurlant des cris de mort ; et quand ils lisent dans la charte qu'il y aura une Chambre, qu'il y en aura même deux, qu'on y discutera, que des pétitions pourront y être portées, ils subissent, sans réussir à s'en dégager, l'obsession du passé. — Il y a enfin ceux qui, ayant été dépouillés de leurs biens, lisent, relisent dans l'espoir d'avoir mal compris, cette charte qui déclare inattaquables les propriétés nationales ; et alors, après s'être exaspérés de l'iniquité, ils s'exaspèrent doublement qu'elle soit consacrée par le roi leur maître. Faut-il ajouter qu'en descendant un peu plus bas dans l'échelle sociale, on discernerait chez quelques-uns une pointe de dépit ; plusieurs qui ne sont jamais sortis de France, ressentent un repentir, celui de leur vertu. Tel ce régisseur qui disait à M. de Villèle : Ah ! les beaux lopins qu'il y eut alors à vendre ! Ah ! si j'avais su ! Comme j'aurais eu bonnes occasions d'en acheter ![8]

A côté de ceux qui se dressent railleurs, inquiets ou mécontents, beaucoup se rencontrent, d'esprit plus éclairé, mais devant qui s'interpose si vivante l'image des institutions anciennes qu'elle intercepte la vue des choses présentes. Il ne manque pas de vieillards, d'hommes mûrs, qui ont connu jadis les états provinciaux, par exemple les états de Languedoc, les états de Provence ; ils s'en rappellent l'activité féconde ; ils en amplifient encore le rôle, par cette magie de souvenir qui grandit, à distance, ce qui a disparu. Tout pénétrés de ces visions, ils jugent qu'il vaut mieux recomposer ce qui fut que de créer de toutes pièces un régime de liberté centralisée que la France ne cannait pas et n'a jamais connu. Nous préférons les départements aux provinces, dit en ce temps-là à Toulouse le duc d'Angoulême[9] ; et dans la vieille cité jalouse de sa suprématie régionale, la déclaration fait presque scandale. — D'autres ont été, dès leur jeunesse, façonnés à des coutumes et à un vocabulaire qu'ils ne réussissent pas à oublier. Qu'on se représente, au fond de leurs hôtels, à Aix, à Rennes, à Dijon, ou bien encore à Paris au quartier du Marais, les anciens magistrats du Parlement. Ils lisent la charte avec un peu de surprise, un peu de dédain aussi, comme si, pour contenir le pouvoir royal, eux seuls n'eussent pas suffi. Même avec la meilleure volonté du monde, ils ne parviennent pas à se démarquer. Pour eux il n'y a point de lois, mais des édits, point d'opposition politique, mais des remontrances, point de sanction du prince ou du peuple, mais des enregistrements, point de séances royales, mais des lits de justice. Dans le gouvernement même, ils ont un représentant en la personne du chevalier Dambray, personnage de mémoire tenace, qui s'obstine à parler d'ordonnances de réformation, et qui, dans la commission préparatoire de la charte, a demandé que celle-ci fût soumise à l'enregistrement des cours[10]. Et qu'on ne nie pas la persistance de ces souvenirs ; car, à quelque temps de là, pour couper court à toute équivoque, une motion sera présentée au Palais-Bourbon à l'effet de déclarer que la Chambre des pairs et la Chambre des députés unies au roi, forment seules le Parlement de France[11]. — Ce n'est pas tout. A ces réminiscences provinciales ou parlementaires, d'autres souvenirs plus récents s'ajoutent, ceux de l'Assemblée constituante. Quand les sénateurs ont discuté leur plan de constitution, Lebrun, duc de Plaisance, est arrivé, un papier à la main : A quoi bon, dit-il, nous donner tant de peine ? Et il a lu un projet qui se bornait à copier la plus chimérique de nos constitutions, celle de 1791[12]. — Tels sont les survivants du passé. Voici maintenant des hommes, très modernes ceux-là, qui, pour des motifs très opposés, ne comprennent pas mieux ; ce sont les anciens serviteurs de l'Empire. Ils ont connu un autre régime, un maître tout-puissant, d'activité incroyable, concevant tout, décidant tout, ne recourant à d'autres lumières qu'à celles d'un corps consultatif, le Conseil d'État. L'aspect était celui d'une régularité silencieuse et sévère. Eux, les fonctionnaires, ils observaient l'obéissance ponctuellement, et exigeaient la même obéissance au-dessous d'eux. En cette disposition, ils s'étonnent de ce roi qui se dépouille, de cette monarchie qui d'elle-même se limite. Volontiers, en ce dessaisissement, ils verraient un signe de faiblesse. Je veux bien le roi, disait en ce temps-là le maréchal Soult, mais je ne veux pas un roi de cire.

 

V

Ni ces résistances ni cette confusion n'ébranlèrent le roi. Ayant publié la charte, il y fut invariablement fidèle : Je suis résolu, écrivait-il un peu plus tard à Talleyrand, à ne m'écarter jamais, au dehors, de ce que prescrit l'équité, au dedans, de la constitution que j'ai donnée à mon peuple.

Jamais prince ne fut, au moins en ce qui concerne les grandes fonctions publiques, plus parcimonieux envers ses amis personnels. Sa sagesse fut de ratifier la Révolution sans l'amnistier et de maintenir son droit sans aliéner celui de la France. Le 14 mai, le Moniteur a publié la liste ministérielle. Qu'y voyons-nous ? Aux Affaires étrangères, Talleyrand que Louis XVIII n'aime pas, mais que soigneusement il conserve, parce qu'il est le personnage qui connaît le mieux l'Europe et a le plus de chances d'être écouté. Et quand Talleyrand partira pour le congrès de Vienne, son suppléant sera M. de Jaucourt, ancien membre de l'Assemblée législative et protestant de religion. Aux Finances, je vois le baron Louis, ancien fonctionnaire de l'Empire, en outre prêtre abdicataire. N'importe ; le roi bannit de sa mémoire ces souvenirs. C'est que le baron Louis a renom de financier habile, rude jusqu'à la dureté, mais économe jusqu'à la passion. A l'Intérieur, voici l'abbé de Montesquieu. Dans le ministère on l'appelle l'abbé sans rien ajouter. Et en effet sous l'ancien régime, il a été pourvu de l'abbaye de Beaulieu au diocèse de Langres. Afin d'effacer la tare, il prend pour secrétaire général M. Guizot, protestant comme Jaucourt ; et à ceux qui lui reprochent ce choix : Tranquillisez-vous, réplique-t-il, je n'en veux pas faire un pape. Les autres portefeuilles sont distribués à l'avenant : à la Guerre, Dupont, un ancien général de Napoléon, pas l'un des meilleurs, et qui sera remplacé bientôt par le maréchal Soult ; à la Police, Beugnot, un ancien préfet de l'Empire ; à la Marine, Malouet, ancien constituant, royaliste sans doute, mais l'un de ces monarchiens que jadis, dans les cercles de l'exil, on écartait comme on eût fait d'excommuniés. Deux hommes seuls, le chancelier Dambray, lé comte de Blacas, ministre de la maison du Roi, peuvent être justement suspectés de tendances rétrogrades.

La même largeur de vues a dicté l'organisation de la haute Chambre. Parmi les pairs, je note une magnifique, trop magnifique énumération de ducs — ils sont quarante, — mais une énumération presque aussi magnifique de maréchaux et de généraux de l'Empire : treize maréchaux, une dizaine de généraux. Sur la liste je vois d'anciens serviteurs de la monarchie, mais aussi et en plus grand nombre d'anciens serviteurs de Napoléon ou des hommes de l'époque directoriale ou consulaire : tels Fabre de l'Aude, Lecouteulx de Canteleu, Lenoir-Laroche. Je compte cinq évêques, mais pareillement Laplace, Volney, Destutt de Tracy, ces idéologues comme disait Bonaparte, qui déjà, au temps du Consulat, étaient les pontifes de la libre pensée. Si du Luxembourg nous passons au Palais-Bourbon, nous y trouvons l'ancien Corps législatif gardé tout entier sous le nom de Chambre des députés.

Dans l'administration le même souci domine, celui de ne pas briser témérairement les anciens cadres. Les directeurs des grandes administrations sont presque tous les mêmes : le comte Duchâtel aux domaines, M. Bergon aux forêts, M. Laumond aux mines. Aux ponts et chaussées est préposé Pasquier, fonctionnaire de l'Empire ; Cuvier, membre du conseil de l'Université impériale, devient conseiller d'État. Pour les préfectures, la tentation eût été grande d'en changer les titulaires : mais on ne cède qu'avec réserve à l'entraînement d'innover. Qu'on suppute les noms : parmi les préfets en fonction en 1814, plus du tiers sont des préfets de Napoléon.

En ce début du règne, tous les citoyens, tous jusqu'aux régicides, sont pleinement à l'abri. L'oubli eût même été complet si l'honnête et intègre Carnot, par une justification au moins inopportune du vote fameux, n'eût prouvé que tous les maladroits n'étaient point les royalistes. Alors on se mit à parler un peu des votants, mais sans aucune des colères qui éclateraient plus tard. Ah ! mon pauvre Cambacérès, disait Napoléon à son ancien collègue du Consulat, je n'y puis rien ; mais si les Bourbons reviennent, vous serez pendu. Napoléon s'était trompé, et Cambacérès était libre, n'ayant d'ailleurs pas plus changé que le plus immobilisé des émigrés, toujours somptueux de costume, solennel de langage, subtil d'esprit, sagace de jugement, sybarite d'habitudes, et, en compagnie de quelques familiers, se cantonnant voluptueusement dans la gourmandise qui fut la maîtresse passion de sa vie.

 

VI

Tant de sagesse n'excluait point les tâtonnements qui naissent de l'inexpérience. A travers les idées qui veulent être modernes s'interposent les habitudes qui sont anciennes. De là des maladresses, des gaucheries, des embarras d'adaptation, ainsi qu'il arrive quand on endosse un vêtement qu'on n'a point eu coutume de porter.

Il y a des documents suggestifs : telle une ordonnance du 29 juin 1814 qui s'applique à organiser les conseils dont le roi s'entourera. Il y aura un Conseil d'En haut, composé des princes du sang, du chancelier et de ceux des ministres ou conseillers d'État que le souverain jugera bon d'appeler. Puis, en dessous, il y aura le Conseil privé ou des parties qui sera le Conseil d'État. L'archaïsme se souligne par une disposition additionnelle qui annonce la création de conseillers d'Église et d'épée[13]. Qui découvrirait sous ces textes le vrai rôle des ministres et leur place auprès du roi ? Tout se ressent de cette confusion. Il y a des séances, mais où les donneurs d'avis se mêlent aux vrais responsables : tel le duc d'Angoulême qui, un jour, s'élève avec véhémence contre l'aliénation projetée des bois de l'État, provenant en grande partie de l'ancien domaine du clergé[14]. Puis en un coin de la salle est un étranger, M. de Vitrolles. Il est ou se dit secrétaire du Conseil ; à ce titre, il tient la plume, et contre sa présence chacun proteste tout bas sans qu'on ose le dénoncer tout haut. Ainsi mêlées d'éléments divers, les réunions apparaissent moins comme des conseils d'où sortiront des décisions fermes, que comme une sorte de salon élégant où l'on parlerait politique. Est-ce même toujours de politique qu'on s'entretient ? Le roi est, plus que personne, brillant causeur, délié d'esprit autant que pesant de corps. Il se plaît aux anecdotes qu'on lui conte et plus encore à celles qu'il raconte. Ce sont de belles conversations, écrit, mi-admiratif, mi-ironique, M. de Jaucourt à Talleyrand.

Les conversations, même belles, avancent rarement les affaires. Aussi, en dehors de ces réunions, les ministres prennent l'habitude de se présenter isolément dans le cabinet du roi et de lui remettre les ordonnances qu'ils ont préparées. Le prince écoute les explications avec une bonne grâce toujours courtoise, tout en laissant discrètement entendre qu'il ne les aime pas trop prolongées. Quand le nombre des dossiers est trop considérable : Vous ne m'avez pas ménagé, dit-il avec aménité, tout en apposant lentement, et pièce par pièce, sa signature. Cependant ces pratiques sont celles des anciens commis de la monarchie, non celles de conseillers de la Couronne, déclarés responsables par la Charte et destinés à coordonner leurs résolutions. Mais ici se rencontrent les résistances de ceux que hante encore le souvenir de l'ancien régime. Comme on parle un jour de solidarité entre les ministres, de conseils où ceux-ci, seuls admis, délibéreront en présence du roi, le chancelier Dambray devient, dit-on, cramoisi, tant l'innovation lui paraît téméraire ![15] En attendant et comme pour ménager la transition, les titulaires des divers portefeuilles décident de se rassembler en des dîners où ils prépareront et mettront à jour leurs projets. Mais Talleyrand, tout désigné pour donner une impulsion directrice, est à Vienne ; fût-il demeuré à Paris que peut-être il n'eût réussi qu'à demi ; car, entre toutes les expériences, une lui manque, celle du gouvernement constitutionnel. Il a pour suppléant Jaucourt dont la correspondance, plus spirituelle que bienveillante, fournit quelques renseignements sur ces agapes officielles. En l'absence d'un chef reconnu, les amours-propres se défient les uns des autres et refusent de se subordonner. Quand, après le dîner, le cercle se forme, celui-ci, ai nous en croyons Jaucourt, demeure cadenassé ; celui-là garde jalousement ses vues ; un troisième dort ; un quatrième aussi, et jusqu'à ronfler. Le tableau n'est-il pas chargé ? Cependant onze heures sonnent ; les convives se séparent, les uns pour rentrer chez eux, les autres pour se rendre aux réceptions ou aux bals, qui sont très nombreux cette année. Ainsi se terminent ces repas politiques qui, le plus souvent, eux aussi, tournent en conversations et en conversations pas toujours belles, mais qui donnent en revanche beaucoup d'importance aux cuisiniers.

Soit chez le prince, soit chez ses serviteurs, nul calcul déloyal, nul dessein prémédité de reprendre ce qu'on a donné. Que si d'aventure on usurpe, c'est faute de connaître où s'arrête le droit. Pouvoir administratif, pouvoir législatif, nulle jurisprudence n'en a encore fixé les limites réciproques. — Le 7 juin, Beugnot rend une ordonnance de police très extraordinaire qui punit d'une amende pouvant aller jusqu'à cinq cents francs le travail du dimanche. C'est que, le passé refluant sur le présent, il a copié les anciens lieutenants de police avec leurs pouvoirs presque discrétionnaires ; et il faut lui rappeler deux choses, d'abord que l'arrêté est, par sa rigueur, peu raisonnable, puis que c'est au pouvoir législatif qu'il appartient d'édicter des peines. — Il arrive aussi que le souvenir routinier d'anciennes formules imprime à certains actes officiels un aspect de retour au passé : tel est le préambule d'une ordonnance du 30 juillet qui, en rappelant un édit de 1751, semble réserver l'école de Saint-Cyr à la jeune noblesse du royaume[16]. — C'est surtout en matière de presse que se manifeste l'indécision. On l'a déclarée libre, sauf aux lois postérieures à réprimer les abus de cette liberté. Mais dans les esprits, une distinction subsiste, obstinément entretenue, entre les livres, seuls vraiment libres, et les journaux dont le régime est objet de police. L'affaire des journaux est terminée, écrit le 27 septembre Jaucourt à Talleyrand[17]. Beugnot en aura la surveillance ; la haute direction appartiendra à Blacas. Et il ajoute : On va tâcher de leur donner une existence un peu moins insipide. Bientôt une loi est votée[18], mais qui se ressent des mêmes influences ; car, en affranchissant les livres, elle soumet les journaux jusqu'à la fin de 1816 à une double servitude, celle de l'autorisation préalable, puis elle de la censure, en ce sens que le directeur de la librairie pourra exiger la communication des articles. N'est-ce pas pousser jusqu'à l'excès les restrictions que la charte a autorisées dans l'intérêt de l'ordre public ? Et pourtant quels ont été les rédacteurs du projet de loi ? Guizot et Royer-Collard. Ce qui doit aussi rassurer, c'est la liste des censeurs royaux ; j'y relève, outre le nom de Guizot, ceux de Quatremère de Quincy, de Sylvestre de Sacy, de Charles de Lacretelle, hommes de sagesse, dégagés de l'ancien régime et offrant toute garantie de large équité. Et le ton de certaines feuilles publiques marque bien jusqu'où s'étend la tolérance. Quelles ne sont pas en 1814 les hardiesses du Nain jaune, cette petite gazette qui raille sans pitié les nobles, les prêtres, les émigrés ! Voilà un bien mauvais papier, dit un jour le duc d'Angoulême, en voyant le journal sur le bureau de Louis XVIII : Laissez, dit le roi ; il m'instruit beaucoup en m'apprenant des choses que ni vous ni personne n'oserait me dire.

 

VII

Je voudrais regraver ce tableau. Si l'on entre dans les détails, on peut noter, et en assez grand nombre, des imprudences, des provocations même. Imprudences ou provocations furent le plus souvent imputables non au roi, mais à ses amis.

On vit dans les campagnes de violentes querelles entre les anciens propriétaires et les acquéreurs de biens nationaux. Il y eut des intimidations, des menaces, à l'effet d'arracher des transactions ou des restitutions. Je m'étonne, non de ces conflits, mais qu'ils n'aient pas été plus fréquents. Quelles ne devaient pas être les rancunes des spoliés, placés face à face des spoliateurs et en contact journalier avec eux ! En ces conjonctures, la charte demeura pour le pouvoir royal l'invariable loi. En certains départements, des comités cantonaux se formèrent, composés du maire, du juge de paix, du curé, à l'effet de réviser, par des sortes de sentences arbitrales, les paiements en assignats ; aussitôt le gouvernement interdit à ses agents toute ingérence en ces matières. Deux avocats, ayant demandé l'annulation des ventes nationales, furent poursuivis. Plus tard, un publiciste considérable, M. Bergasse, proposera que les biens nationaux soient rendus aux anciens propriétaires, quitte à ce que les acquéreurs soient indemnisés. En cette motion, le ministère public verra une atteinte à la charte, et M. Bergasse sera traduit devant le jury.

L'heure parut favorable à quelques gentilshommes terriens pour revendiquer, soit des privilèges, soit certaines primautés d'honneur. Celui-ci réclamait à l'église le rétablissement de l'ancien banc seigneurial ; celui-là exigeait qu'à l'office divin le pain bénit lui fût offert avant d'être présenté au maire. Un autre, se souvenant des exemptions de l'ancien régime, s'étonnait fort que sa feuille de contributions fût de même forme que l'avertissement adressé à ses métayers ou aux bourgeois de la ville voisine. Le pouvoir ne négligea aucune occasion de réprouver cet état d'esprit. Le Journal des Débats s'appliqua même, en des articles humoristiques, à railler ces prétentions[19]. Qui fut l'auteur de ces articles ? Un royaliste d'extrême droite, M. de Vitrolles[20]. Qui en fut le lecteur le plus empressé ? Le roi lui-même.

C'était l'un des grands embarras de la Restauration, que, placée aux confins de deux sociétés longtemps ennemies, elle ne pouvait récompenser l'une sans paraître condamner l'autre. Nulle part plus qu'en Anjou et en Vendée l'équilibre n'était malaisé à tenir. Les Vendéens pouvaient énumérer leurs morts, montrer la trace de leurs blessures, marquer l'emplacement de leurs demeures incendiées. Quand revint le roi, ils crurent que leur jour était arrivé : de là, chez quelques-uns, l'espoir de faveurs exceptionnelles, bien dues, pensaient-ils, à leurs immenses sacrifices. Dès 1814, le duc d'Angoulême vint en Vendée, moins pour remercier que pour recommander l'union et l'oubli. Parmi les chefs vendéens, plusieurs furent pourvus de grades dans l'armée ou de charges de cour. Quelques-uns des anciens soldats furent nommés à des emplois modestes, gendarmes, receveurs buralistes, gardes forestiers. Plus tard des pensions annuelles seront accordées, mais combien minimes par le chiffre ! 200 francs pour les capitaines, 150 francs pour les sous-officiers, 100 francs pour les soldats ; 150 ou 75 francs pour les veuves suivant le grade du mari[21].

Un zèle provocant souhaitait de remettre en honneur la mémoire des anciens conspirateurs royalistes : Pichegru, Cadoudal, Moreau. On célébrerait leurs noms en des services religieux qui seraient moins rassemblement pour la piété que rappel de souvenirs. Le gouvernement s'efforça de contenir en de justes bornes ces manifestations. Dans le même temps, l'érection d'un monument fut décidée en l'honneur des victimes de Quiberon. Qui prit l'initiative ? Soult, l'ancien lieutenant de Bonaparte.

Parmi les victimes, les plus augustes étaient Louis XVI et Marie-Antoinette. Ce qu'on put rassembler de leurs restes, fut, le 21 janvier 1815, transféré à Saint-Denis. Louis XVIII eût d'abord souhaité une cérémonie très simple et qui ne prêtât à aucun étalage de souvenirs. Entraîné bientôt à déployer toute les pompes officielles, il persista dans le même souci, celui de modérer l'ardeur de ses amis. Dans la soirée du 20 janvier, on apprit que certains royalistes réclamaient que les Parisiens portassent des crêpes, que la fête funèbre s'accompagnât d'actes expiatoires. Aussitôt un avis fut envoyé au Moniteur qui recommandait le silence comme la meilleure manière d'honorer les morts[22]. La seule manifestation qu'on ne put empêcher fut, à Saint-Denis même, un discours violent de l'évêque de Troyes, M. de Boulogne. Ce discours, le Moniteur se garda de l'insérer, et pour en trouver le texte, il faut le chercher dans un journal d'extrême droite, la Quotidienne[23].

 

VIII

En contenant les excès de zèle, en étouffant les manifestations intempestives, Louis XVIII ne sut pas se garder pour lui-même de la plus lourde des fautes.

Entre tous les amours-propres à ménager, le plus susceptible était celui des militaires. Les officiers de l'armée impériale avaient vu les fleurs de lys remplacer les aigles et la cocarde blanche le drapeau tricolore. Les effectifs étant fort diminués, beaucoup d'entre eux avaient dû être placés à la suite ou mis en demi-solde. Frappés dans leurs ressources matérielles par la réduction de leur paie, dans leurs souvenirs par la suppression de leurs emblèmes, dans leur ambition par l'ajournement de tout avancement, ils offraient une proie facile aux adversaires de la monarchie. En ces conjonctures, la pire des imprudences serait la création de corps privilégiés, recrutés surtout dans la noblesse, favorisés pour l'uniforme, la solde, la résidence, et préposés à la garde du souverain. Alors, une jalouse amertume dominant tout le reste, ceux qui n'étaient que des mécontents deviendraient des ennemis.

Comment le sage Louis XVIII s'aveugla-t-il au point de méconnaître ou de braver ce danger ? Une idée dominait chez lui, celle que, pour les charges politiques ou civiles, il ne devait rien donner à la faveur ; mais que, dans les limites de son palais et pour sa garde, sa liberté de choix était entière, tout de même qu'un particulier ne doit compte à personne de ses préférences et de ses amitiés. C'était aussi chez le roi goût de la pompe ou, comme on disait, soin de pourvoir à la splendeur du trône. Puis dans la famille royale une croyance se perpétuait, celle que Louis XVI, en congédiant ses corps d'élite, avait rendu sa ruine inévitable. A ces raisons un très noble motif s'ajoutait. Beaucoup de royalistes avaient occupé autrefois des grades dans l'armée. Ils suppliaient qu'on les réintégrât, faisant valoir, non sans raison, leurs longues souffrances, leur pénurie, leur inviolable fidélité. En les groupant autour de lui pour la garde de sa personne, Louis XVIII échapperait à un reproche qu'on lui faisait déjà, qu'on lui ferait surtout plus tard, celui d'ingratitude envers ses amis.

S'étant ainsi justifié à ses propres yeux, le roi ne retarda point d'un instant la constitution de sa maison militaire et, perdant tout à coup le sens de la mesure, l'organisa avec une ampleur qui déconcerte.

Qu'on en juge plutôt ! Il y eut six compagnies de gardes du',corps,_ ayant tous rang d'officiers ; puis deux compagnies de mousquetaires qu'à cause de leur uniforme on appela les Rouges ; puis encore une compagnie de gendarmes de la garde, et cela sans compter les gardes de la porte, eux aussi tous officiers, les gardes suisses, les grenadiers à cheval. Ce n'est pas tout. Il parut que la splendeur du trône ne serait pas complète si Monsieur, frère du roi, n'en recueillait quelques rayons, et il fut décidé qu'au pavillon de Marsan, il aurait, lui aussi, deux compagnies de gardes du corps. Enfin, les fautes appelant les fautes, ces créations s'accompagnèrent de faveurs inattendues : par exemple, des royalistes nommés ou réintégrés avec le grade de colonel, de maréchal de camp, de lieutenant général. Les uns n'avaient pas servi depuis 1789 ; les autres avaient servi, souvent avec éclat et vaillance, mais dans les armées russes, prussiennes ou autrichiennes.

On devine les colères des officiers de l'Empire, réunis en assez grand nombre à Paris, malgré les ordres qui les en éloignent et s'y consumant dans une pauvreté aigrie, dans une oisiveté ardente. Ils supputent les soldes, assez élevées pour le temps ; songeant à leur propre pénurie, ils contemplent les uniformes tout neufs, tout brillants de galons et d'aiguillettes, et les comparent à leur équipement tout usé par les marches, les intempéries, les batailles. A l'heure de la parade, les voici rôdant aux abords des Tuileries. D'un regard chargé de malveillance, ils suivent les manœuvres des jeunes gentilshommes qui ne savent pas leur métier ou des vieux qui l'ont oublié. Puis il y a les types qui éveillent leurs railleries : tel ce duc d'Havré qu'on voit âgé de soixante-dix ans à la tête de ses gardes du corps, la perruque poudrée et une canne noire à la main. Le soir, ils se retrouvent Galerie de Chartres, au Café Lambelin, au Café du Caveau, tandis que tout près de là. en d'autres cafés, se rassemblent de jeunes royalistes ; et des deux côtés on s'épie, prêts à passer des regards aux propos, des propos aux provocations, des provocations aux duels. Vous êtes un bon enfant, mais vous servez dans les Rouges, dit en un ton de reproche à un jeune mousquetaire le vieux chef de bataillon que Vigny a peint dans Laurette. Ce que le vieux soldat héroïque exprime en un accent attristé, d'autres le répètent avec exaspération. Mousquetaires, gardes du corps, gendarmes-de la garde, tous semblent une petite armée dynastique dressée en dehors de l'autre et presque contre l'autre. En vain, dans cette maison militaire, s'est-on appliqué à mêler les noms des maréchaux de l'Empire avec ceux de l'ancienne cour. La scission s'est creusée ; voici qu'elle s'élargit, et au point de devenir abîme. Que celui qui est l'île d'Elbe reparaisse ; et pour le suivre, il retrouvera tous ceux qui ont combattu sous lui.

 

IX

Le 28 octobre 1814 en une lettre à Talleyrand, Louis XVIII faisant allusion à un projet d'éloigner Bonaparte des côtes italiennes, jugeait, disait-il, excellente l'idée d'une transportation aux îles Açores[24]. Cette rigueur eût paru cruelle. N'était-elle pas prévoyance ? Le 5 mars 1815 dans l'après-midi, on apprit aux Tuileries que Napoléon avait débarqué à Cannes.

La nouvelle, vaguement propagée le 6, fut publiée le 7 par le Moniteur. Déjà le comte d'Artois était parti pour Lyon afin de barrer la route à l'envahisseur. Certains royalistes affectèrent d'abord une sécurité mêlée de fanfaronnades. Les jours suivants grand silence, le brouillard interceptant, disait-on, les signaux. Le 11 mars, la vérité commença à se découvrir : l'usurpateur avait atteint Bourgoing ; déjà sans doute il était à Lyon. Dès lors tout empira. L'Empereur était le 14 à Chalon, le 15 à Autun, le 17 à Auxerre. Son armée, non seulement grossissait en chemin, mais se fortifiait de tous les corps envoyés contre lui. Aux Tuileries, divers partis furent débattus : se jeter dans l'Ouest ou descendre vers le Midi, attendre de pied ferme l'envahisseur. Mais que pouvait ce roi infirme, incapable non seulement de monter à cheval, mais presque de marcher ! Puis tout valait mieux que la guerre civile. Napoléon approchait. On sait le reste ; le départ furtif dans la nuit du 19 au 20 mars, l'arrivée à Lille, enfin le roi et la cour se fixant à Gand.

Nul n'ignore quel désastre abattit de nouveau l'Empire. Après Waterloo, les Bourbons revinrent, portant en eux une grande force, une grande faiblesse aussi.

Leur force, c'était leur nécessité. En dehors d'eux, rien que l'anarchie et sans doute le démembrement. On ne vit jamais mieux ce que peut, aux jours de suprême détresse, la tradition incarnée en une dynastie vieille comme le pays lui-même. Une seconde fois, en face de l'étranger irrité, les Bourbons, premier nom de l'Europe, furent la caution de la France.

A côté de la force, la faiblesse. De Gand, pendant ces tragiques journées de juin, on avait épié, avec une curiosité ardente, les nouvelles de Fleurus, des Quatre-Bras, de Waterloo. Par une cruelle fatalité des choses, en ces âmes d'émigrés, pourtant très françaises, chaque progrès de l'ennemi avait surexcité l'espoir, chaque avance de Bonaparte avait consterné. Tandis que les restes de l'armée se repliaient sur la Sambre et sur l'Oise, à Gand cloches et carillons sonnaient joyeusement, et tout se préparait pour la rentrée en France. L'image, dans sa brutalité crue, était de celles que le peuple simpliste retient. Il arriva donc que, par un malentendu terrible, la dynastie parut antinationale au moment même où elle sauvait la nation.

Le pire pour la maison de Bourbon, c'est que ce qui faisait sa force devait aller s'amoindrissant, tandis que s'accentuerait ce qui constituait sa faiblesse. Quand le péril du démembrement serait conjuré, quand la conscription et les morts seraient oubliés, quand les troupes alliées auraient par échelons commencé l'évacuation, le peuple se prendrait à jouir de la patrie libérée sans se rappeler — si même il le sut jamais — à qui il devait la délivrance. Qui avait négocié avec sagesse, cédé ou résisté avec mesure, économisé avec persévérance ? c'étaient là services obscurs, rendus au jour le jour, un peu malaisés à démêler, et qui exigeraient, pour être mis en valeur, un étalage de publicité que la Restauration dédaignerait toujours. C'est ainsi que, dans l'âme populaire, moitié indifférence, moitié ignorance du bien, la trace de l'immense bienfait s'effacera : au contraire, les noms des victoires, des défaites même, se graveront avec le relief qui s'attache aux choses très voyantes, à portée des intelligences les moins affinées. Contre la France bourbonienne, gouvernante et agissante, se dressera alors le Napoléon de la légende, fantôme plus redoutable qu'aucune créature de chair ne le fut jamais ; et c'est dans la lutte contre ce fantôme que se consumeront les Bourbons jusqu'à ce qu'eux-mêmes ils soient abattus.

 

X

Le 22 juin, Louis XVIII quitta Gand. Le 25, une proclamation, datée du Cateau, laissa percer, par sa sèche brièveté, un certain ressentiment de l'abandon où la France avait laissé son roi. Trois jours plus tard, la maladresse fut réparée. De Cambrai, en un appel à la nation, le monarque parla le seul langage qui fût digne de lui. J'accours, disait-il, pour me placer une seconde fois entre les alliés et les Français. Parlant de l'année précédente : Mon gouvernement devait commettre des fautes. Peut-être en a-t-il fait. L'expérience seule pouvait avertir. Elle ne sera pas perdue. Je veux tout ce qui sauvera la France. Les lignes suivantes furent une confirmation des franchises consacrées par la charte. D'un mot bref le prince écartait tous les bruits calomnieux retour à la dîme ou aux droits féodaux, révision des ventes nationales. Il promettait le pardon à tous les Français égarés, réservant ses seules rigueurs aux auteurs de la trame par laquelle la France avait failli périr. Ainsi s'exprima le roi. Bientôt, joignant l'acte aux paroles, il offrit à ses adversaires le gage le moins équivoque et aussi le plus inattendu. Fouché, qui était capable de tout, même du bien, avait, pendant les Cent-Jours, protégé les royalistes et arraché à une mort presque certaine M. de Vitrolles arrêté dans Toulouse, puis transféré à Vincennes : de là pour lui au faubourg Saint-Germain une certaine faveur qui n'est pas l'un des traits les moins curieux de cette carrière déconcertante. Par un sacrifice qui contraste avec son ordinaire fierté, Louis XVIII introduisit cet homme dans ses conseils, en lui confiant, le 6 juillet, le ministère de la Police. Cette fois, cette fois seulement durant toute sa vie, le prince abaissa la dignité royale. Mais quand Fouché était aux affaires, quel ennemi des Bourbons ne se fût pas senti rassuré !

Le 8 juillet fut le jour de la rentrée dans Paris. Pour les royalistes, il -y eut de la tristesse jusque dans les acclamations, de l'inquiétude jusque dans la joie du retour. C'est que tout était péril pour la dynastie et pour la nation.

Il y a d'abord le péril né de l'étranger. On n'est séparé de la guerre ni par un traité, ni par des préliminaires, ni même par un armistice, mais par une simple suspension d'armes, conclue quatre jours plus tôt, à la condition que l'armée se retire derrière la Loire. On est à la merci des coalisés, non plus enclins comme en 1814 à se montrer modérés, mais irrités de leur nouvel effort ; un peu désabusés sur le prestige des Bourbons ; exaspérés surtout contre les Français eux-mêmes, jugés les vrais ennemis du repos de l'Europe.

A côté du péril étranger, celui de la guerre civile. Dans certaines villes, dans certaines campagnes du Midi, la réaction contre Bonaparte vaincu provoque, dans les bas-fonds royalistes, une explosion de violences démagogiques. Dès le 26 juin, à la nouvelle de Waterloo, massacres à Marseille. Dans le Gard, le duc d'Angoulême a, au début des Cent-Jours, organisé la résistance contre l'usurpateur. Il a été vaincu, obligé de capituler, et quelques-uns de ses partisans, en rentrant dans leurs foyers, ont subi d'odieux traitements. A ces excès répondent maintenant les plus barbares représailles : massacres de fédérés, massacres de soldats désarmés, surtout massacres de protestants. Aux passions politiques, aux fureurs religieuses se mêlent les rancunes privées ardentes à se satisfaire. Parmi ces bandits, un nom sinistre émerge, celui de Trestaillons. Encore quelques jours, et le désordre s'étendra. Voici les meurtres de généraux : le 2 août, le maréchal Brune à Avignon ; le 15 août, le général Ramel à Toulouse.

En cette double crise, crise extérieure, crise intérieure, nulle force nationale. Ce qui reste d'armée est au delà de la Loire. Doit-on s'en plaindre ? Si elle était plus près, ne serait-elle pas ennemie ?

Pas plus d'argent que de soldats. L'année précédente la réorganisation des services douaniers, le rétablissement des contributions indirectes, une vigilance active à faire rentrer les impôts, toutes ces mesures ont grandement amélioré les finances publiques. Quant aux dettes de l'Empire, dettes que la Restauration a tenu à honneur de reconnaître intégralement, une émission de bons royaux remboursables en trois ans en a assuré le règlement. Maintenant tout est redevenu précaire : nulle contribution à espérer des départements envahis : toutes les dettes des Cent-Jours s'ajoutant aux dettes impériales : les armées alliées à entretenir : puis, en perspective, l'indemnité de guerre que les coalisés, généreux en 1814, impitoyables aujourd'hui, s'apprêtent à réclamer.

Voici un autre sujet de perplexité, et celui-là terrible !

Du champ de bataille, des chefs militaires reviennent, félons envers le roi, héroïques envers la patrie. Amnistie ou châtiment, où est l'habileté, la prévoyance, la vraie justice ? Épargner les coupables, ce sera, aux yeux des royalistes et aussi aux yeux de l'Europe, faiblesse. Les châtier, ne sera-ce pas préparer des martyrs pour les autels futurs de la religion napoléonienne ?

 

XI

Tels sont les périls. En ces conjonctures, qui se fût préservé de toute faute ? Du moins, celles que commit le roi ne furent rien auprès de celles qu'il répara.

En rentrant aux Tuileries, il trouva les Prussiens campés aux abords de son palais. Dès la première heure, il opposa sa dignité royale aux insolences de cette soldatesque. Comme Blücher menaçait de détruire par la mine le pont d'Iéna, il écrivit ce billet : Quant à moi, s'il le faut, je me porterai sur le pont ; on me fera sauter si on veut[25]. Bientôt, rejoignant Wellington, arrivèrent l'empereur de Russie, le roi de Prusse, l'empereur d'Autriche. Maîtres, ils l'étaient de par la victoire. Combien ne l'eussent-ils pas été davantage si, en face d'eux, le roi déjà réinstallé et secourable par sa seule présence réelle, n'eût figuré le droit, la tradition, la France !

Ces princes ligués contre nous, il fallait les apaiser, réduire, s'il se pouvait, leurs exigences. Talleyrand, seul nom connu en Europe, avait été, en 1814, l'homme désigné pour représenter la France. Maintenant il est odieux à Alexandre, car à Vienne il s'est rangé, comme on l'exposera plus loin, du côté de l'Autriche et de l'Angleterre, contre la Prusse et la Russie. On ne peut pourtant le congédier brutalement. Mais dans le ministère dont il demeure le chef, est introduit, comme ministre de la Maison du roi, le duc de Richelieu. Celui-ci décline la charge, ne voulant pas être le collègue de Fouché. En dépit de ce refus, on le tient en réserve. C'est non seulement parce qu'il est de grande race, intègre comme on le fut rarement, désintéressé comme on ne le fut jamais, c'est surtout, par-dessus tout, parce qu'il est l'ami du tsar qu'il a servi avec éclat à Odessa et en Crimée. Encore trois mois, il remplacera Talleyrand, achèvera de négocier la paix. Mais de ces pénibles négociations on ne parlera point ici ; je me réserve de les exposer plus loin et de retracer en même temps le patient travail qui amènera, au bout de trois années, l'entière libération de la France.

Pendant la crise des Cent-Jours, l'argent a coulé sans compter, comme il arrive quand la nécessité de vaincre rend insensible à tout le reste. Sans se décourager, le baron Louis ressaisit la tâche brutalement interrompue et que reprendra, trois mois plus tard, M. Corvetto. Il débute par un acte de probité mémorable. De même qu'on a reconnu toutes les dettes de l'Empire, on décide de reconnaître toutes celles qui ont été contractées pendant les Cent-Jours. Tout sera réglé, même les dépenses non soldées du ministère de la Guerre. Ainsi le veut une ordonnance du 28 juillet[26]. Cependant les caisses sont vides. Sous le nom de réquisition de guerre, une contribution de cent millions est imposée aux départements, qui en répartiront la charge entre les principaux propriétaires et capitalistes[27]. La mesure est arbitraire, mais excusée par l'urgence des besoins. Bien vite on reviendra aux formes régulières un instant abandonnées. Alors commencera, pour se prolonger pendant quinze ans, cette gestion sévère faite d'économie et de fidélité aux engagements, qui demeurera l'honneur de la Restauration. Quiconque jugera les Bourbons les reconnaîtra à deux traits : ils servirent aussi bien le pays par leur probité qu'ils se compromirent souvent eux-mêmes par leurs maladresses.

Ce qui reste de force militaire est au delà de la Loire. Il ne suffit pas que cette armée soit éloignée, il faut qu'elle soit licenciée. Ainsi le veulent les alliés. Sous la mise en demeure, le roi se courbe, humilié comme souverain, mais en même temps rassuré et comme délivré. En ces conjonctures la véritable sagesse sera, en se résignant au licenciement, de le faire traîner de façon à ce qu'il ne soit achevé que quand une nouvelle armée sera organisée. Dans cette nouvelle armée, on se flatte qu'une opportune modification des cadres, la substitution des légions aux régiments, une habile fusion d'éléments divers affaiblira à la longue les regrets et les souvenirs. Ce sera le travail des années qui suivront, travail un peu ingrat, car jamais les soldats de l'Empire ne deviendront royalistes ; et tout ce qu'on pourra obtenir du temps et de la discipline, ce sera que l'hostilité se transforme en une attitude correctement fidèle.

L'une des tâches les plus malaisées était de réprimer les troubles du Languedoc et de la Provence. Là s'agitaient des forcenés, mais des forcenés qui criaient : Vive le roi ! Souvent les autorités locales se montrèrent indécises, et lentes à sévir. Souvent aussi, quand on voulut poursuivre, les témoins se dérobèrent, soit par complaisance pour les coupables, soit par crainte d'attirer sur eux les vengeances. Ainsi arriva-t-il que Trestaillons lui-même échappa au sort qu'il méritait. Le gouvernement s'éleva au-dessus de ces faiblesses. Avec un intègre désir d'ordre et de justice, il s'appliqua à prévenir les excès, à protéger surtout les protestants indignement maltraités. Le calme était à peu près rétabli dans Nîmes quand, à la fin de l'automne, l'ouverture d'un temple réformé provoqua un retour de désordres. Dans la bagarre devenue véritable émeute, le général de Lagarde fut grièvement blessé. Une proclamation royale flétrit en ces termes la sédition : Si un tel attentat demeurait impuni, il n'y aurait plus ni ordre public ni gouvernement. Une instruction fut ouverte, des troupes furent envoyées à Nîmes qui y seraient entretenues aux frais de la ville ; puis on ordonna le désarmement de tous les habitants qui n'avaient pas le droit de faire partie de la garde nationale.

Cependant les coalisés réclamaient vengeance contre les complices de celui qu'ils appelaient l'usurpateur. Maîtres de Paris, leur ton était celui, non de la prière, mais de l'exigence. La plupart des royalistes parlaient comme eux. Dans le gouvernement, les hommes, même les plus modérés comme Pasquier, cet ancien serviteur de l'Empire, jugeaient, eux aussi, impossible l'impunité. Au ministère de la Police était Fouché. Il n'avait qu'un moyen d'échapper à la proscription, c'était de dresser lui-même la table des proscrits. Il la dressa, et avec un extraordinaire déploiement de rigueurs, soit qu'il lui plût d'étaler son zèle, soit qu'il se flattât de décourager la répression elle-même en outrant les sévérités. Combien de noms contenait la liste qu'il présenta d'abord à ses collègues ? Plus de cent, dit Talleyrand[28] ; 300, dit Barante[29] ; 60, dit Vitrolles[30] ; trois ou quatre fois plus qu'il n'était nécessaire, dit Pasquier[31]. Vraiment Fouché n'a oublié aucun de ses amis. Ainsi s'exprimaient les ministres au sortir du Conseil. Cependant, au fond de son palais, le roi pouvait méditer sur l'étrange destin qui avait tenu en réserve la main d'un régicide pour dresser le bilan des représailles royales. Quand les ardeurs, réelles ou feintes, du ministre de la Police furent calmées, on décida d'établir deux catégories. La première, composée de dix-neuf noms, comprit les chefs militaires qui, comme Ney ou Labédoyère, avaient, en se prononçant dès le début pour l'usurpateur, permis par leur trahison le succès de l'usurpation. Aux militaires fut adjoint M. de la Valette qui, dès le matin du 20 mars, avait pris par violence possession de l'Hôtel des Postes. Les proscrits de cette catégorie seraient traduits devant les tribunaux compétents. Dans la seconde catégorie furent inscrits 38 suspects qui seraient placés sous la surveillance de la police et pourraient être contraints de sortir de France. Tel fut le texte d'une ordonnance rendue le 24 juillet, ordonnance contraire à la proclamation de Cambrai qui avait réservé aux Chambres la désignation des coupables. Mais les Chambres, quand elles se réuniraient, ne seraient-elles pas plus rigoureuses que le roi lui-même ; et n'était-ce pas humanité que de se hâter ! La liste une fois publiée, l'exécution tarda, comme si le principal souci eût été de n'avoir à juger que des contumaces. Parmi les militaires compromis, beaucoup étaient à l'armée de la Loire ; avant l'arrivée des mandats d'arrêt, Macdonald lui-même, qui commandait là-bas, les fit avertir qu'ils eussent à pourvoir à leur sûreté[32]. A Bordeaux, le général Clauzel reçut du préfet lui-même deux passeports en blanc qui lui permirent de quitter la France[33]. Pour Labédoyère, tout était disposé pour qu'il passât en Amérique ; avant de s'éloigner, il voulut revoir Paris, y fut reconnu et fut arrêté[34]. La Valette était demeuré à son domicile ; Pasquier, son ami, qui était garde des sceaux, le conjura de fuir. La suggestion fut dédaignée. Un matin, un agent vint pour l'arrêter ; comme il était au lit, l'agent répondit qu'il reviendrait à onze heures ; le second avis fut négligé comme le premier, et le mandat dut enfin être exécuté. Entre tous les proscrits, Ney était le plus illustre. Il eut tout le loisir de se dérober, tant la police se montra d'abord peu active ! Il avait sur lui deux faux passeports, peut-être trois. Il séjournait en un château de l'Auvergne où d'ailleurs il ne se cachait guère, quand le zèle d'un délateur le désigna au préfet du Cantal. Ainsi fut-il arrêté. C'était dix jours après l'ordonnance. Si nous en croyons Decazes, préfet de police et déjà en faveur auprès de Louis XVIII, le roi, à cette nouvelle, fut consterné. Le malheureux ! dit-il ; en se faisant prendre, il nous cause plus de mal qu'il ne nous en a causé en passant à Bonaparte[35].

 

XII

En 1814, le roi avait gardé le Corps législatif impérial. Au retour de Gand, la même conduite eût été malaisée. Parmi les membres de l'assemblée, quelques-uns étaient morts ; d'autres avaient adhéré aux Cent-Jours ; ceux qui demeuraient siégeaient en vertu d'un mandat trop ancien pour que ce mandat même ne parût point périmé. Le 13 juillet 1815, une ordonnance royale prescrivit, pour le mois suivant, de nouvelles élections.

La Chambre qui sortirait du scrutin mérite qu'on s'y arrête, non à cause de sa durée — car elle sera brusquement dissoute, — non à cause de son œuvre — car elle ne laissera guère que des commencements de pensées, mais parce qu'elle sera, entre toutes les assemblées françaises, la première qui pratiquera au sens moderne du mot le régime constitutionnel, et, chose digne de remarque ! le pratiquera tout en le réprouvant.

Tout en elle fut en dehors des règles, et d'abord la source où elle puisa ses pouvoirs. Nulle loi électorale, la Chambre de 1814 n'ayant rien fixé sur cet objet. En cette grande lacune, l'ordonnance du 13 juillet s'inspira des lois consulaires. Celles-ci avaient confié aux assemblées de canton le soin de nommer à vie des collèges électoraux : collèges d'arrondissement composés d'un habitant sur 500, sans condition de cens : collèges de département à raison d'un habitant sur mille et pris parmi les six cents plus imposés. L'ordonnance royale emprunta à l'Empire ce système des collèges. Seulement voici la différence essentielle : sous l'Empire, les collèges n'avaient qu'un droit, celui de proposer des noms, et le choix définitif appartenait au Sénat : tout au contraire, l'ordonnance du 13 juillet remettait aux collèges de département l'élection des députés, à la condition de prendre la moitié des élus parmi les candidats présentés par les collèges d'arrondissement. Simple droit de proposition, telle était la législation impériale ; droit d'élection, tel était, en attendant une loi définitive, le règlement royal.

C'était la liberté, mais combien compliquée clans ses formes, combien malaisée à reconnaître sous l'accumulation des textes consulaires ou impériaux ! En outre, l'ordonnance ne laissait pas que de s'écarter de la charte, car elle abaissait à 21 ans le droit d'être électeur, à 25 le droit d'être élu, tandis que la charte avait fixé l'électorat à 30 ans, l'éligibilité à 40.

Il semble qu'on ait craint pour le résultat du scrutin. De là un autre emprunt à l'Empire. La législation napoléonienne autorisait les préfets à ajouter dix membres aux collèges d'arrondissement, vingt aux collèges de département. Par une ordonnance du 21 juillet, le gouvernement rétablit à son profit la même faculté. Puis il s'attribua le droit de nommer les présidents des collèges départementaux. Le comte d'Artois fut nommé pour Paris, le duc d'Angoulême pour la Gironde, le duc de Berry pour le Nord.

Les élections eurent lieu le 14 août à l'arrondissement, le 21 au département. Quand les résultats arrivèrent aux Tuileries, on jugea le premier jour que c'était bien, le second jour que c'était très bien, le troisième jour que c'était trop bien. Sur 400 élus, à peine une trentaine étaient de dévouement douteux. C'est une Chambre introuvable, dit le roi, tout charmé de cette fidélité, un peu inquiet aussi pour les intempérances futures de cette fidélité même.

Dès le milieu de septembre, les voitures publiques commencèrent à déverser dans Paris les nouveaux députés. C'étaient pour la plupart des gentilshommes ruraux. Beaucoup ne connaissaient point la ville et s'y mouvaient en gens à la fois importants et intimidés, tout ensemble novices et affairés. En attendant la session, ils occupaient leurs loisirs à visiter les monuments, à parcourir les musées où des commissaires étrangers déclouaient les tableaux jadis enlevés par nous et maintenant récupérés pour l'Allemagne et l'Italie. Plusieurs, renouant d'anciennes relations, frappaient aux hôtels du faubourg Saint-Germain où, pour les fortifier en leur royalisme, on les recevait avec des égards qui eussent achevé de les gagner s'ils avaient eu besoin d'être conquis. D'autres se hasardaient dans les ministères, mais ne revenaient pas de leur surprise en y retrouvant presque inchangé le personnel de l'Empire et même de la Révolution. Ainsi la politique avait agité la surface, mais sans atteindre les couches inférieures où s'accomplissait patiente, probe, un peu routinière, la tâche quotidienne. C'était surtout vers le Palais-Bourbon que se tournaient les élus. Là ils se coudoyaient, mais sans se connaître, tant la plupart étaient obscurs, et tant les provinces étaient alors séparées les unes des autres ! Que s'ils s'abordaient, c'était pour confesser une ignorance pareille des lieux, des règlements, des traditions. En cet embarras, les huissiers intervenaient. Ils guidaient à travers les couloirs, ouvraient les salles, enseignaient les coutumes et, comme au collège les anciens habituent les nouveaux, ils habituaient, eux aussi, les nouveaux élus.

Le 7 octobre, la session s'ouvrit. On n'attend point ici le menu détail des débats parlementaires. Je voudrais seulement marquer les traits principaux où se reconnaît cette Chambre, la Chambre introuvable, comme on devait l'appeler.

Certaines assemblées, aux tendances éclectiques, aux instincts affinés, ont surtout des répugnances et pour ainsi dire des nolontés. Quiconque évite les heurts et voile les dissidences est assuré de les gouverner. Tout autres apparaissent les députés de 1815. Ce sont en général des provinciaux, robustes de tempérament, simplistes d'esprit, obstinés de conviction. Poussent-ils leurs visées jusqu'à rétablir l'ancien régime ? Ils s'en défendent, et très sincèrement. Mais ils portent en eux une haine vigoureuse, implacable, celle de la Révolution dont l'Empire leur apparaît comme le prolongement. Pour la détruire, ils sont prêts à foncer, avec une ardeur toute neuve. A vingt-cinq ans de distance, le même emportement qui a précipité les constituants vers l'avenir, les ramène vers le passé ; et les voici qui s'apprêtent à serrer les freins au risque de les briser.

Le gouvernement leur fournit des gages. Avant même qu'ils ne soient réunis, il leur livre en pâture le misérable Fouché chassé du ministère. Bientôt c'est Talleyrand qui est remplacé par Richelieu. Puis voici que se succèdent les lois de réaction : loi qui, pour réprimer les manifestations bonapartistes, punit rigoureusement les cris séditieux[36] ; loi qui permet de détenir provisoirement sans les mettre en jugement les inculpés de complot[37] ; loi qui, ressuscitant certains agissements de l'ancien régime et de l'Empire, crée, sous le nom de cours prévôtales, des tribunaux, moitié militaires, moitié civils, statuant sans appel ni recours en cassation, et destinés à juger les rébellions, brigandages ou vols à main armée, les conspirations ou complots[38]. Les députés votent tout, mais en réclamant davantage. Il y a des magistrats de moralité douteuse ou de dévouement suspect : sous couleur de réorganisation, ils se prononcent pour la suspension pendant un an de l'inamovibilité judiciaire ; et il faut que les pairs, intervenant, écartent le projet. Une autre fois, ils songent à supprimer la Cour des Comptes où siègent encore beaucoup de serviteurs des régimes déchus, et qui pourrait être remplacée, pensent-ils, par un simple bureau de comptabilité. Surtout ils poussent aux sévérités. Et pour justifier à leurs propres yeux leurs ardeurs répressives, ils se répètent que les rigueurs qu'ils réclament ne sont rien auprès de celles qu'eux-mêmes ont subies.

Fidèles au roi, ils le sont et sans rien réserver, mais d'une fidélité rude et presque rogue. Leur trait dominant, c'est l'indépendance. Le jour où la session s'est ouverte, le roi a recommandé avec une insistance marquée l'observation de la charte ; or, au moment de jurer l'obéissance à cette même charte, plusieurs ont hésité. Un député de Tarn-et-Garonne, nommé Domingon de Bronsac, a même osé, par une hardiesse extraordinaire, commencer un discours : Je demande, a-t-il dit, la parole à mon seigneur et roi ; et il a fallu que le duc de Richelieu l'interrompant lui rappelât que nul ne peut parler en une séance royale. Les députés n'ont pas le droit d'initiative. Mais quand les projets leur arrivent, non seulement ils les amendent, mais ils les remanient, les refondent, s'enhardissent jusqu'à leur imprimer une forme toute nouvelle, en sorte qu'ils ressaisissent, avec une audace tranquille, cette même faculté que la charte leur a déniée. Et qui combat ces ardeurs d'envahissement ? Les libéraux de demain tels que Royer-Collard, qui proclame que l'influence directrice appartient au roi et qu'il y aurait péril à méconnaître cette règle fondamentale de la monarchie. Mais eux, les ultras, — ainsi commence-t-on à appeler les royalistes extrêmes — n'écoutent guère l'avertissement. Et voici que par un curieux renversement des rôles, ils empiètent sur le pouvoir royal sous le prétexte de le mieux défendre. Ce sont des réactionnaires, mais de nature tout à fait singulière, des réactionnaires que la charte scandalise, mais prêts à usurper dans la pratique bien plus de liberté que la charte n'en tolère. Avec une entière sécurité de conscience ils poursuivent leur travail de retouches, d'amendements, de contre-projets. Ne sont-ils pas les meilleurs amis de la monarchie ? Seulement, en croyant travailler pour la royauté, ils acclimatent l'habitude de la discuter, de la combattre même, et tout en répudiant le gouvernement parlementaire, ils fournissent, avec une imprévoyance à la fois véhémente et candide, toutes les formules qui serviront à le consacrer.

Les indépendants sont ombrageux. Ces royalistes nourrissent des répugnances tenaces. Une de leurs antipathies les plus marquées, c'est la Chambre des pairs. Elle vient d'être diminuée de vingt-neuf membres par l'élimination de ceux qui ont adhéré aux Cent-Jours et accrue de quatre-vingt-douze par une nouvelle promotion. En dépit de ces éliminations et de ces accroissements, deux éléments principaux dominent en elle : les anciens serviteurs de l'Empire, puis l'abondante série des ducs dont la monarchie s'est ornée. Or, au Palais-Bourbon, on méprise les premiers avec leurs longues servilités ; et quant aux seconds, on ne laisse pas que de contempler avec un peu d'envie cette aristocratie d'ordre supérieur qui se superpose à l'autre. Que tous les gentilshommes soient égaux, tel est le rêve des châtelains venus de province ; car il y a dans la noblesse comme ailleurs une démocratie. Ce n'est pas tout. Sur les projets à la fois naïfs et téméraires des députés, les vieux sénateurs devenus pairs, soufflent leur froide prudence, et les grands seigneurs leur ironie sceptique en gens que le dix-huitième siècle a nourris. De là, au Palais-Bourbon., une impatience mal contenue entre ces tuteurs importuns qui ne descendent pas jusqu'à se montrer hostiles et se contentent d'être dédaigneux.

C'est un peu au hasard et sans grande discipline. que se succèdent les votes ; car, au début, la seule cohésion est celle qu'a créée le groupement par département. Maintenant les députés ont pris contact. Il se trouve qu'un d'entre eux, l'avocat Piet, homme d'humeur hospitalière, possède un appartement spacieux en un quartier central. Chez lui se tiennent des réunions qui deviendront très nombreuses et où les royalistes concertent leurs résolutions. Quiconque y assisterait pourrait dénombrer avec exactitude les éléments dont se compose la Chambre. Le fonds commun, ce sont les gentilshommes de province auxquels se mêlent, au nombre d'une douzaine, des cadets de grande maison dont les aînés siègent au Luxembourg ; puis il y a les bourgeois, le plus souvent avocats, quelques-uns récemment anoblis et, plus que tous les autres, férus de privilèges. Un assez grand nombre sont fonctionnaires, car aucune loi n'a interdit le cumul des emplois publics et du mandat législatif. Chose remarquable ! en cette assemblée très zélée pour la religion, pas un seul ecclésiastique. En revanche, beaucoup de magistrats ; c'est survivance de la vieille idée qui concentrait dans les Parlements toute l'action politique. — Cependant quelques noms déjà se répètent que le public commence à retenir. Le 11 novembre, on a vu se lever du milieu de ses collègues un gentilhomme angevin qui, avec une prodigieuse ostentation de violence, a réclamé qu'à l'ordonnance du 24 juillet d'autres rigueurs s'ajoutassent. Avec une âpreté froide il a dressé des catégories de coupables qui seront, s'il plaît au roi, exceptés de toute amnistie. Quel en sera le nombre ? on ne le sait pas, douze cents peut-être. Pour briser les trames, il faut, a-t-il dit, du feu, des bourreaux, des supplices ! Cet homme que soulève la joie d'excommunier, la fureur de proscrire, se nomme La Bourdonnaye. Tel il se montre aujourd'hui, tel il sera pendant les quinze années de la Restauration ; et dès à présent, tout ce que la Chambre recèle de passions s'incarne en lui. — Voici un autre personnage, d'allures toutes contraires, qui ne pratique d'autres hardiesses que celle des idées. Il est le théoricien de la monarchie comme La Bourdonnaye en est le chien de garde et dogmatise comme l'autre aboie et mord. Quand il parle — ce qui lui arrive assez rarement — nul bruit, mais un extrême effort d'attention, et une grande aspiration à comprendre. D'un essor naturel il s'élève au-dessus de la terre, mais parfois s'arrête dans la région des brouillards, sans réussir à monter jusqu'aux couches supérieures où se retrouve, en une atmosphère dégagée de vapeurs, la vraie clarté. Il se plaît surtout aux questions religieuses ; mais quand il plaide pour la religion, il juge qu'il plaide plus encore pour la monarchie, les deux puissances étant à ses yeux solidaires, et à tel point qu'il serait inouï plus encore que criminel de séparer l'une de l'autre. A l'origine de toutes choses, il place Dieu, véritable inspirateur des rois qui ne sont responsables que devant lui, mais sont tenus cependant d'observer les coutumes que le temps a consacrées. Il rêve une Église propriétaire et c'est pourquoi on le verra s'élever avec une force singulière contre la vente des bois de l'État qui proviennent en général du clergé. La solidité du pouvoir repose à ses yeux sur l'indissolubilité de la famille ; dans cet esprit, il réclamera et obtiendra l'abolition du divorce. Ce haut philosophe s'appelle Bonald ; et l'Assemblée aime à se parer de-lui. — Çà et là quelques physionomies secondaires se détachent : Michaud, le directeur de la Quotidienne, aussi jovial en ses propos qu'il est grave en son journal ; Vitrolles, l'un des confidents du comte d'Artois, courageux, fécond en ressources, mais si habitué aux temps de conspiration qu'il en gardera les allures, même dans les temps de paix. — Parmi les députés je n'ai pas nommé celui qui tient alors le moins de place, mais deviendra plus tard le premier. C'est un représentant de la Haute-Garonne, gentilhomme mais de médiocre lignage, petit de taille, d'aspect peu robuste, de voix peu harmonieuse. Il s'appelle Villèle, nom qui n'éveille aucun souvenir. Dans les premiers jours, il s'est dissimulé, presque caché derrière ses collègues ; est-ce gaucherie ? n'est-ce pas plutôt habileté ? Mal pourvu des dons extérieurs, il a senti qu'il lui appartenait de s'imposer par travail. Il accepte, moitié goût de s'instruire, moitié calcul, toutes les tâches que dédaigne la paresse des autres. Avec une remarquable faculté d'adaptation, il s'applique, en étudiant les dossiers, à apprendre la politique, les finances surtout. Il est d'autant plus à son aise pour observer les hommes que de ce provincial silencieux nul ne se méfie. Et maintenant il commence à émerger : Il ira plus loin qu'on ne pense, dit de lui l'un de ses compatriotes, on se sait pas ce qu'est un Gascon qui se possède. Mettez Toulousain au lieu de Gascon, et combien ce pronostic n'était-il pas clairvoyant ! Puissance de travail, lucidité d'esprit, ambition qui chemine d'autant plus sûrement qu'elle se voile de modestie, par-dessus tout calme et ferme sang-froid, voilà, dès la fin de 1815, tout Villèle.

 

XIII

Au commencement de décembre, tous les regards se détournent du Palais-Bourbon pour se porter vers le Luxembourg. Ney, cité d'abord devant un conseil de guerre qui s'est déclaré incompétent, vient d'être traduit devant la Cour des pairs, constituée en Cour de Justice. Une trahison flagrante envers la royauté, tel est le crime ; et cette trahison a déchaîné la guerre, Waterloo, l'invasion. Parmi les royalistes s'élève une formidable clameur de vengeance. Les coalisés prêchent la rigueur et sont bien près de l'imposer. Quelques jours auparavant, en saisissant du procès la Haute Chambre, le duc de Richelieu, malgré sa modération ordinaire, lui a pour ainsi dire prescrit l'arrêt. Au faubourg Saint-Germain, les femmes sont cruellement impitoyables. Des hommes se rencontrent qui, se transformant en sbires volontaires, sollicitent comme un honneur de prévenir toute évasion. A la Bourse, Maris les cercles, des bourgeois, mal revenus de leur peur, s'en vont répétant qu'il faut une victime. Puis à la façon d'un cordon sanitaire, une barrière se forme autour des Tuileries pour intercepter la pitié.

Le 4 décembre, les pairs se réunissent : deux jours de débat ; une défense assez faible et qui discute pied à pied au lieu de tout risquer pour tout sauver. Parmi les pairs, un seul, le duc de Broglie, se prononce contre la condamnation ; cinq s'abstiennent ; dix-sept votent la déportation, cent trente-huit la mort. S'estimant juges plutôt que jurés, ils ont appliqué la loi.

Restait le droit de grâce. Deux voix, semblait-il, gardaient assez de puissance pour dominer l'excès des passions. Wellington était à Paris, d'un crédit alors sans égal, et il était digne de l'Europe chevaleresque et chrétienne que le vainqueur, se souvenant d'une noble émulation de valeur, devint l'avocat du vaincu. Une autre intercession pouvait surgir, si haute qu'aucune consigne ne réussirait à l'écarter. A celle qu'on appelait l'orpheline du Temple, il appartenait de déployer autant de pitié que sa famille avait subi de rigueurs ; et l'image de la fille de Louis XVI arrachant la grâce de Ney fût demeurée comme une de ces visions que les peuples gardent éternellement dans leurs yeux. Le soldat fut impitoyable et la princesse se tut. — A défaut de l'une et de l'autre intercession, Louis XVIII pouvait-il, devait-il, en dépit de l'Europe, de la Chambre, de ses ministres, de ses propres amis, exercer de lui-même son droit suprême et abaisser les fusils prêts à tirer ? Une résolution si courageusement humaine l'eût exposé dans le présent à une explosion de terribles reproches, mais lui eût assuré dans l'avenir une place à part entre Louis XVI, l'homme du pardon héroïque, et Henri IV, l'homme des grandes réconciliations nationales. En ce prince résidait la sagesse, non cette prévoyance géniale qui discerne le futur, et cette grandeur d'âme qui trouve sa volupté à pardonner. Le 7 décembre l'exécution se consomma. Et ainsi le monarque manqua-t-il l'occasion d'accabler l'Empire vaincu sous un tel fardeau de clémence qu'il se fût affaissé sous ce poids pour ne se relever jamais.

 

XIV

Comme on repasse en traits pleins une écriture trop faiblement tracée, la Chambre méditait d'alourdir les sévérités officielles, en regravant d'une main pesante tout ce qui signifiait indulgence ou indécision à frapper.

Ney venait d'expier sa défection. Le lendemain, 8 décembre, le duc de Richelieu, accompagné de ses collègues, se présenta au Palais-Bourbon et y déposa un projet qui n'était que la confirmation de l'ordonnance du 24 juillet, complétée par une disposition additionnelle bannissant à perpétuité les Bonaparte. Les poursuites commencées seraient continuées ; mais, à part cette réserve, quiconque n'était pas désigné par l'ordonnance pouvait se considérer comme en sûreté. A ce langage, les députés se levèrent en criant : Vive le roi ! Quand les ministres furent partis, un retour d'indépendance raviva les objections ; et plusieurs parlant comme naguère La Bourdonnaye, on jugea que tant de modération serait duperie. Cette Chambre pratiquait vis-à-vis de la royauté une manière à la fois passionnément fidèle et légèrement impertinente qui consistait à la prémunir, comme ferait un tuteur, contre ses propres faiblesses. Donc une Commission fut nommée qui, en acceptant le projet, y ajouta deux dispositions fondamentales : d'abord elle énuméra quatre catégories de fonctionnaires civils ou de chefs militaires qui, à raison de leur participation aux Cent-Jours, pourraient, dans les trois mois, être l'objet de poursuites : puis elle proposa le bannissement de ceux des régicides qui avaient rempli des fonctions sous l'Usurpateur ou voté pour l'Acte additionnel. Orné de ces deux appendices, le projet n'était plus que loi pénale et il y aurait eu dérision à parler d'amnistie. Le gouvernement protesta, jugeant que créer des catégories, c'était détruire l'ordonnance du 24 juillet, et que frapper les régicides, c'était violer la charte et ses promesses d'oubli. La Commission résista. Du 2 au 6 janvier 1816, au Palais-Bourbon, une discussion pleine d'âpreté mit aux prises les violents et les modérés. Le gouvernement déploya toutes ses forces. Les catégories furent repoussées, mais à neuf voix seulement de majorité. — Restaient les régicides. Le roi était hostile à ce qu'on les frappât. Mais dans la Chambre une opinion très forte soutenait qu'ils n'étaient plus fondés à invoquer la Charte puisqu'un fait nouveau, l'adhésion éclatante à Napoléon, avait montré qu'ils étaient rebelles, relaps, incorrigibles. Sous cette pression, le gouvernement les abandonna. Le 12 janvier 1816, leur bannissement fut voté par les députés et peu après par les pairs. Ils étaient encore 206. Cent cinquante-trois tombaient sous le coup de la loi. Beaucoup étaient vieux et, à ce titre, dignes de pitié. Quatorze furent, à raison de leurs infirmités, autorisés à demeurer en France. Dans les années suivantes, trente-six autres furent graciés. Parmi les proscrits, il en était un dont le cas paraîtra curieux. Il s'appelait Richard, et avait été sous l'Empire préfet de la Charente-Inférieure ; après les Cent-Jours, il avait été maintenu dans son emploi et n'avait cessé que six mois plus tard sers fonctions. Pouvait-on jeter en exil celui à qui le Roi avait, après son retour, marqué, paru marquer sa confiance ? Vis-à-vis de lui aussi la clémence prévalut[39]. Quelques-uns tentèrent de se cacher, et l'un d'eux y réussit : c'était Drouet, l'homme de Varennes. Sous le nom de Maergesse, mécanicien, il se procura un passeport pour Mâcon ; il y vécut huit ans ; et ce fut seulement après sa mort que la vérité se découvrit[40].

 

XV

Au moment où se règle le sort des régicides, la Chambre de 1815 compte près de quatre mois d'existence. Par ses manifestations, elle a achevé de se révéler.

Elle est à la fois fougueuse et inexpérimentée, osée et timide. Sous la passion, elle se hausse jusqu'aux clameurs, puis rendue tout à coup humble par le sentiment de son ignorance, elle baisse la voix jusqu'à se contenter de balbutiements. Indépendants et insuffisants, tels sont ces hommes. A l'inverse des vrais politiques, ils déploient avec ostentation leurs desseins, quitte à demeurer bien en deçà ; et par cette conduite ils courent un double risque, celui d'exaspérer les amis de la Révolution qui se jugent provoqués et de lasser le roi lui-même qui se juge compromis.

Malgré tout, en ce personnel tout neuf, il y a des ressources, et précieuses. Ces hommes sont en général de nature saine, ni gâtés de corruption, ni envahis de scepticisme. Ils sont désintéressés. S'ils ont des pissions tenaces, c'est qu'ils ont des affections, tenaces aussi. Ils ignorent encore l'art des compromis. Ce qu'ils disent, ils le croient. Sur eux passe un souffle matinal que les miasmes du parlementarisme n'ont pas encore vicié.

Ils professent une sorte de loyalisme ému que les époques suivantes ne connaîtront plus au même degré. Cette même Chambre qui avait ses jours d'exaspération avait aussi ses jours d'attendrissement. Peu après la proscription des régicides, on découvrit dans les papiers de l'un d'eux, qu'on appelait Courtois, une lettre écrite par Marie-Antoinette à Madame Élisabeth le matin même de sa mort et qui était comme son testament. Le 22 février 1816, M. Decazes vint lire au Palais-Bourbon ces lignes tracées à la dernière heure et dans l'attente du bourreau. Ce fut au milieu des pleurs que la lecture se poursuivit. Quand elle fut finie, plusieurs minutes s'écoulèrent sans que l'émotion se calmât. Le document fut tiré en fac-simile. C'est le plus beau souvenir que je puisse vous envoyer, écrivait Villèle à sa famille.

L'ignorance elle-même a son excuse. Tous ces députés ont vécu les uns en exil, les autres blottis au fond de leurs terres ; et sur leur intelligence s'est accumulée une rouille de vingt années. La plupart sont trop vieux ou trop paresseux pour se nettoyer ce cette rouille. Pourtant quelques-uns — et Villèle en est le meilleur exemple — s'évertuent de leur mieux à regagner le temps perdu. Ils assistent, quoiqu'elles soient fort longues, à toutes les séances publiques. Bien qu'ils n'aiment point les hommes de l'Empire, ils s'efforcent de profiter de leurs lumières. Quoique Royer-Collard ne leur agrée guère non plus, ils se pressent autour de la tribune quand celui-ci lit ses discours et, à la fois attentifs et défiants, s'initient à la philosophie politique. Puis le soir, chez M. Piet, en discutant les projets, ils s'exercent à mettre en pratique ce qu'ils ont appris. Ils s'essaient à tout comprendre, même la charte. Y parviennent-ils toujours ? Mal façonnés à l'art des interprétations, ils ne réussissent à se fixer, ni sur le droit royal qu'en théorie ils eussent jugé illimité et qu'en pratique ils restreignent jusqu'à l'enchaîner, ni sur leur propre droit qui, d'après la tradition de leur jeunesse, ne peut être que celui d'humbles sujets, et que par leurs empiétements ils étendent jusqu'à l'usurpation. Ainsi se débattent-ils en une obscurité plus forte que tout leur bon vouloir. Qui se fût étonné ? Trois hommes seuls à cette époque avaient la notion du régime constitutionnel : Benjamin Constant qui l'avait appris par l'étude ; Royer-Collard qui l'avait pénétré par méditation ; Chateaubriand qui l'avait deviné par intuition et s'apprêtait à écrire la Monarchie selon la charte. Et j'ajoute que de la fréquentation de ces grands esprits on eût recueilli plus de plaisir intellectuel que de profit réel ; car ils étaient trois professeurs de droit constitutionnel qui professaient trois enseignements différents.

Chambre introuvable, chambre réactionnaire, une opinion s'est accréditée qui a lié ensemble les deux mots. Ce jugement serait simpliste à l'excès. Ces députés savaient être libéraux, quoique à leur façon. Ils le montrèrent en une circonstance digne de mémoire. On se souvient qu'il n'y avait point de loi en matière d'élection. Le 18 décembre 1815, Vaublanc, ministre de l'Intérieur, déposa un projet, mais inacceptable, tant il noyait le corps électoral dans la masse des fonctionnaires, petits ou grands. Un autre système, fondé sur la Charte et préconisé dans l'une et dans l'autre Chambre par Royer-Collard, Parquier, Barante, Molé, ne reconnaissait d'autre signe de la capacité électorale que le chiffre de l'impôt : trois cents francs pour l'électorat, mille francs pour l'éligibilité. Ce fut le grand mérite de ceux qu'on appelait les ultras de discerner à la fois ce qu'il y avait de dérisoire dans le plan ministériel, ce qu'il y avait d'étroitesse dans le monopole bourgeois. Par une de ces initiatives dont ils étaient coutumiers, mais qui cette fois était très heureuse, les commissaires de la Chambre imaginèrent un système plus large. Il consistait à créer des assemblées cantonales où figureraient tous les citoyens payant un cens fixé d'abord à 25 francs, puis élevé à 50 francs. Ces électeurs du premier degré désigneraient, parmi les électeurs à 300 francs, les électeurs du second degré ; et ceux-ci, réunis au chef-lieu de département, procéderaient à l'élection définitive, en choisissant les élus parmi les censitaires à 1.000 francs. Dans l'esprit des commissaires, ce projet combinait les divers éléments qui composent une bonne représentation nationale. A la base, il s'offrait avec un caractère démocratique puisqu'il attribuait à presque tous les citoyens un droit de suffrage, droit de suffrage proportionné d'ailleurs à leurs lumières présumées et à leurs intérêts dans la société. Le même projet tendait aussi — et les députés ne le déguisaient point à fortifier la condition des grands propriétaires qui, s'ils étaient sages et habiles, pourraient exercer une sorte de patronat dans les assemblées primaires, composées en majorité de ménagers,. artisans ruraux ou métayers. Ainsi se fondraient heureusement l'élément démocratique et l'élément aristocratique, à la condition que les services et le bon exemple, venant d'en haut, attirassent en bas la confiance. Entre les deux, la bourgeoisie, — négociants, commerçants, hommes des professions libérales — ne serait point tout, comme dans le système uniformément censitaire, mais tiendrait une place proportionnée à son instruction, à ses richesses, et ne perdrait que le droit de tout absorber. Tel fut le projet auquel Villèle, nommé rapporteur, imprima toute sa pratique sagesse. Le 6 mars 1816, il fut, avec quelques retouches, voté au Palais-Bourbon. Mais il ne fut pas ratifié par les pairs qui le jugèrent en contradiction avec le texte de la Charte[41].

 

XVI

Que fût-il advenu si un chef énergique et sensé avais entrepris de discipliner les bonnes volontés et de calmer les ardeurs de réaction ? Sur cette Assemblée deux hommes semblaient désignés pour une influence directrice : c'était Lainé, président de la Chambre, fameux pour avoir le premier, à la fin de 1813, osé découvrir à Napoléon la vérité ; c'était le duc de Richelieu, président du Conseil. Par malheur, ni l'un ni l'autre n'était apte à la tâche.

A M. Lainé la souplesse manquait. De sensibilité extraordinaire, il lui arrivait parfois de monter, sous le coup de l'émotion, jusqu'à des accents d'une communicative éloquence où se révélait tout son amour du bien public, toute la noblesse de son âme. Mais cette ardeur vibrante qui soulevait les autres en le soulevant lui-même ne lui laissait pas toujours le sang-froid qu'exige la politique. Assez clairvoyant pour discerner les intrigues, il se contentait de les mépriser sans descendre à les démasquer. Une certaine indolence naturelle l'inclinait à l'inaction, à moins qu'un grand mobile ne secouât sa paresse. Comme beaucoup d'âmes fières, il était susceptible ; et dans l'exercice de sa présidence, il se montrait plus irritable qu'il ne convient à un homme d'État. On le peindra d'un mot en disant qu'il était de ceux qui ornent magnifiquement les assemblées, non de ceux qui les guident et les tiennent dans la main.

La même inaptitude à diriger se retrouvait chez le duc de Richelieu. Sa grande faiblesse était d'avoir quitté la France pendant plus de vingt ans. C'est l'homme qui connaît le mieux la Crimée, avait dit de lui Talleyrand à la nouvelle de son élévation. En son dépit de ministre disgracié, Talleyrand avait pénétré le seul point vulnérable de son successeur. Du personnel gouvernemental, le duc ignorait presque tout, et c'était, disait-on ironiquement, dans la lecture de l'Almanach royal qu'il puisait ses meilleures lumières. Ses collègues lui avaient été présentés sans qu'il les connût ; et il se mouvait, à la fois novice, timide et fier, à la surface d'un monde où il inspirait le respect, mais sans qu'aucune intimité ne lui permît d'en pénétrer les couches profondes. La grandeur de son rang lui interdisait d'interroger trop ouvertement, et cette même grandeur gênait quiconque eût voulu le renseigner. C'était surtout vis-à-vis de la Chambre que le président du Conseil se sentait dépaysé, tant les habitudes de sa vie l'avaient rendu étranger au maniement des assemblées ! De temps en temps, il conférait avec quelques députés, par exemple Villèle, et leur prêchait le calme, le renoncement, la patience. Mais ces conseils très sages manquaient de la précision qui, seule, les eût rendus efficaces.

A la fois inexpérimentée et privée de guide, suspecte au gouvernement pour ses émancipations et au public pour ses tendances, la Chambre allait se discréditant. C'est alors que la crainte de ne pouvoir la contenir fit naître l'idée de ne point la garder.

Les plus ardents à la combattre étaient les anciens fonctionnaires de l'Empire, ralliés à la royauté et maintenus au Conseil d'État ou dans les grandes charges publiques. Ils notaient avec stupéfaction les discours inconsidérés des députés, leurs amendements mal étudiés, leurs contre-projets où la passion gâtait même la sagesse. Plus ils observaient le Palais-Bourbon, plus ils se sentaient choqués et déconcertés. La forte hiérarchie de l'Empire les avait pénétrés : or, là-bas régnait la confusion. Ils considéraient l'ancien régime comme débris mort : or, dans les propositions de la Chambre se retrouvaient des maximes archaïques proclamées avec une provocante ostentation. Une longue habitude de l'obéissance les avait désabusés de la liberté : or, il se trouvait que ces réactionnaires endurcis du Palais-Bourbon se montraient par instants des libéraux téméraires, en sorte que le contraste de formules rétrogrades et de hardiesses très osées achevait de stupéfier.

La Chambre introuvable avait d'autres adversaires. C'était en elle-même qu'elle les recélait : Il y a parmi nous une cinquantaine de véreux, avait écrit Villèle à la suite des élections. Parmi ceux que Villèle nommait les véreux, fallait-il comprendre Royer-Collard, de Serre, Pasquier et quelques autres de dévouement non suspect ou sincèrement ralliés, mais qui déploraient l'effervescence des ultras ? Au début, ces députés dissidents étaient isolés les uns des autres. La communauté des inquiétudes les rapprocha. Bientôt ils se grossirent par de nouveaux adhérents : Becquey, Bourdeau, Blanquart de Bailleul. Ainsi se forma un nouveau groupe qui, tout au début de 1816, avait coutume de se réunir rue Saint-Honoré. Tous ces hommes étaient loin de se ressembler. Quoi de commun entre le royalisme hautain de Royer-Collard ou la fidélité ardente de M. de Serre, et l'opportunisme raffiné du baron Pasquier ! Mais tous se rapprochaient par un éclectisme fort aiguisé qui réprouvait toutes les exagérations : à ce titre, la Chambre de 1815 ne pouvait que leur déplaire. En outre, et c'est ce qu'ils pardonnaient le moins, elle leur barrait, sous l'inculpation de modérantisme, la route du pouvoir. De là à souhaiter le prompt remplacement de cette Assemblée importune, il n'y avait qu'un pas ; et le succès ne serait point impossible si l'on disposait d'un intermédiaire puissant auprès du roi.

L'intermédiaire était trouvé. Préfet de police sous Fouché, Decazes avait eu cette chance heureuse d'entrer presque de suite en contact direct avec Louis XVIII qui, en recevant le subordonné, s'épargnait tout commerce avec l'odieux régicide. Fouché disgracié, Decazes l'avait remplacé comme ministre. De figure charmante, de voix agréable, de formes insinuantes et douces, il avait bientôt affermi son crédit. Il savait parler à propos, se taire à propos aussi. Sa naissance qui était assez modeste ne pouvait lui nuire, les rois aimant à prendre à mi-hauteur leurs favoris. Le grand art par lequel Decazes pousserait sa fortune serait celui d'écouter. En homme du dix-huitième siècle, le roi prenait à la conversation, surtout à la sienne, un plaisir extrême ; et dans sa vie d'infirme, c'était d'ailleurs, avec celui de la lecture, le seul qui lui restât ; or, Decazes se montra, dès le début, l'auditeur idéal, assez intelligent pour tout comprendre, assez affiné pour sourire à propos, assez avisé pour ne jamais interrompre le dévidement des souvenirs, et courtisan d'autant plus accompli qu'il paraissait ne jamais courtiser. Quand le prince avait fini, il racontait avec esprit, mais en se gardant d'en avoir autant que le roi, les bruits de la ville. Qui les eût connus mieux que lui ? N'était-il pas ministre de la Police ? Et par l'accumulation des petites nouvelles il achevait de plaire au monarque qui, après ses propres malices, n'aimait rien tant que les malices des autres. Qu'un tel homme fût bien différent de ceux que déjà on appelait les doctrinaires, on ne pouvait le nier ; mais il nourrissait contre les ultras les mêmes griefs que les doctrinaires eux-mêmes. Dans la Chambre tout le rebutait : une fidélité rude qui contrastait avec sa souplesse ; des formules tranchantes qui choquaient son esprit tout en nuances ; des allures d'ancien régime qui le blessaient dans les susceptibilités de sa modeste origine. Déjà il s'était haussé jusqu'à marquer la divergence. Il avait présenté le 18 octobre la loi qui suspendait la liberté individuelle. Quand cette loi avait été votée, il en avait, par une circulaire aux préfets, tellement adouci la portée que cette glose presque libérale semblait le désaveu de ce que la Chambre avait voulu. Non, Decazes ne ressemblait en rien à Royer-Collard et à ses amis. Mais de la communauté des antipathies naîtrait, au moins passagèrement, l'union.

Outre la complicité de Decazes, la petite minorité parlementaire puisait en ses propres maximes un moyen de s'insinuer dans l'esprit du roi. Au cours des discussions, qui s'élevait contre les amendements introduits à la hâte et avec une inexpérience passionnée à travers les projets ? C'étaient les députés du centre, par exemple M. de Serre : or, combattre cette fureur de retouches, n'était-ce pas rendre hommage à l'autorité royale de qui les propositions découlaient ? Ce que M. de Serre marquait dans ses chaudes improvisations, Royer-Collard le soulignait dans ses amples et philosophiques discours. Il jugeait que le jour où la Chambre pourrait, en fait, repousser les ministres du roi et lui en imposer d'autres qui seraient ses propres ministres, c'en serait fait de la monarchie. C'était au roi, répétait-il, qu'appartenait la prépondérance, et à tel point que les députés étaient moins les représentants du pays que des citoyens appelée, à raison de leurs lumières présumées, à l'examen des lois. En ces maximes, qui eût pu doser la part de la sincérité et aussi la part du calcul raffiné qui, pour incliner le roi vers une autre politique, accusait d'empiétement, presque d'irrévérence, les amis les plus passionnés de la monarchie ? Quoique Louis XVIII goûtât peu les hautes spéculations de Royer-Collard, était-il possible que cette reconnaissance de ses prérogatives le laissât indifférent ? Decazes d'ailleurs veillait, et l'on pouvait compter sur sa dextérité pour souligner ce langage respectueux, pour le comparer au zèle mal avisé des ultras qui, tout en acclamant leur prince, l'enchaînaient.

La Chambre aurait pu se sauver. Elle fit tout ce qu'il fallait pour se perdre. — Pendant tout l'hiver, sur les questions religieuses, des débats se traînèrent qui accrurent son impopularité : celui-ci voulait que la faculté de recevoir librement des donations fût reconnue au clergé ; celui-là réclamait que les registres de l'état. civil fussent remis aux curés. — Ce fut surtout en matière financière que se manifesta la contrariété de vues entre la Chambre et le ministère. Pour régler l'arriéré de 1814, le gouvernement avait proposé et fait voter la création d'obligations remboursables en trois ans, portant un intérêt de 8 pour 100 et gagées par le produit de la vente de forêts de l'État jusqu'à concurrence de 300.000 hectares. Pour solder l'arriéré des Cent-Jours, le ministre des Finances suggérait, outre diverses économies ou augmentations d'impôts, le même expédient, c'est-à-dire création d'obligations, puis vente de bois de l'État avec autorisation d'aliéner 100.000 hectares de plus. Dès la réunion des bureaux, l'opposition éclata ; elle s'affirma dans la commission. Reconnaître intégralement, disaient les députés, les dettes des Cent-Jours, dettes souvent mal justifiées et contractées pour le service de l'usurpateur, ce serait moins équité que duperie. Dans cet esprit, on proposait que ces dettes — si vraiment on voulait les acquitter — fussent payées en rentes 5 pour 100 au pair. Comme la rente était à 60 francs, c'était une banqueroute des deux cinquièmes. Que si le ministre des Finances objectait l'improbité de ce règlement, les députés, loin de s'excuser, s'irritaient ; Qu'est-ce, disaient-ils, que ce petit dommage infligé aux créanciers de Bonaparte si on le compare aux spoliations dont nous avons souffert et qui demeurent irréparées ? Dans leur exaltation, beaucoup allaient jusqu'à contester le règlement de 1814 qui était devenu loi. — Ce qui fortifiait les résistances, c'était la nature du gage qui, dans le projet officiel, devait garantir les obligations. Pour cette Assemblée de propriétaires ruraux, conservateurs par essence, la vente, même partielle, de notre domaine forestier apparaissait comme une dilapidation : Il sera plus aisé à nos neveux, disaient-ils, d'amortir des rentes que de créer des forêts. Une considération dominait tout le reste. Les bois que le ministre se proposait d'aliéner étaient en partie d'anciens bois du clergé. De là des scrupules religieux, et d'autant plus vivaces que l'espoir des députés d'extrême droite était de reconstituer, au moins en partie, le patrimoine ecclésiastique. Cette Chambre royaliste prenant de plus en plus les allures d'une Chambre opposante, les débats se prolongèrent avec une singulière obstination. En fin de compte, le gouvernement dut consentir une transaction et se contenter de créer des reconnaissances dont le mode de règlement serait fixé en 1820. La Chambre triomphait, au moins en apparence, mais d'un triomphe pire qu'un insuccès ; car elle fournissait la plus puissante des armes à qui méditait de la congédier.

 

XVII

Le 29 avril, la session fut close. Les députés avaient agité beaucoup de projets, mais n'avaient voté que deux lois durables, l'une qui abolissait le divorce[42], l'autre qui organisait le régime des douanes et des contributions indirectes[43]. Ceux qui se séparaient reviendraient-ils jamais ? A quelques jours de là, Lainé, président de la Chambre, succéda comme ministre de l'Intérieur à M. de Vaublanc, et ce choix qui portait sur un modéré fut considéré comme un échec pour les ultras. Mais, en même temps, le garde des sceaux Barbé-Marbois, ancien serviteur de l'Empire, fut remplacé par le vieux Dambray, homme d'ancien régime, en sorte que, déconcertées par des signes contraires, les conjectures s'égarèrent sans pouvoir se fixer. — D'autres événements occupaient d'ailleurs, en ce printemps de 1816, l'attention publique : à Grenoble un complot, de caractère bonapartiste, semble-t-il, dirigé par un nommé Didier, et que le zèle des autorités locales réprima avec une rigueur extrême, car il y eut plus de vingt exécutions : puis à Paris une conspiration dite des patriotes qui fut suivie de trois sentences capitales. — On se souvient que la loi d'amnistie n'avait point visé les procédures déjà entamées : de là quelques procès tardifs qui se traînaient douloureusement et rendaient un son de vengeance, tandis que le roi avait semblé pardonner. Il y eut des acquittés : tel Drouot et Cambronne ; pour d'autres, les peines furent commuées. Mais le général Chartran fut fusillé à Lille le 22 mai, et le général Mouton-Duvernet à Lyon le 27 juillet. — Images de représailles, images de joie, tout se mêlait. Le 17 juin, les portes de Notre-Dame s'ouvrirent pour le cortège nuptial du duc de Berry qui devenait l'époux de la princesse Caroline des Deux-Siciles. — Cependant un grand fléau menaçait, celui de la disette. La récolte de 1815 avait été médiocre, celle de 1816 s'annonçait pire encore ; de là pour l'automne et l'hiver suivants, une inquiétante perspective de misère et de pénurie.

De plus en plus avancé dans la faveur royale, Decazes poursuivait secrètement, mais avec persévérance, son offensive contre la Chambre. Dès le mois de juillet se posa devant le conseil la question de la dissolution[44]. Tout d'abord les objections furent très vives. Lainé, bien qu'il eût comme président déploré plus d'une fois les incartades des députés, tremblait à la pensée de sacrifier les plus fidèles amis de la monarchie ; puis il goûtait peu Decazes et répugnait à s'associer à lui. Quant au duc de Richelieu, il lui était arrivé souvent, en sa correspondance, de déplorer l'indiscipline, la passion, l'aveuglement de la Chambre. Que faire, écrivait-il un jour à l'empereur Alexandre[45], dans un pays où les bons sont extravagants et les méchants atroces ? Quelles que fussent ces accès de découragement, il se sentait bien vite ressaisi par l'ambiance du faubourg Saint-Germain où il Vivait, par ses relations d'amitié personnelle avec plusieurs des ultras. Puis, comme Lainé et plus encore que Lainé lui-même, il s'agitait en une vraie torture de conscience, à la pensée d'éloigner du prince, comme on ferait d'une garde fidèle, les plus éprouvés de ses partisans. Que si Decazes tentait d'envelopper le roi de ses discrètes suggestions, le monarque se dérobait plutôt qu'il ne se laissait gagner. Il s'effrayait de la grande décision, et surtout de ses conséquences : si le pays renvoyait au Palais-Bourbon les mêmes députés, ce serait un échec pour sa politique : que si au contraire les élus étaient des hommes nouveaux, ces hommes nouveaux ne seraient-ils pas des amis bien tièdes, peut-être des ennemis ?

Decazes ne se découragea pas. Il multiplia les notes qu'à l'heure propice il ferait passer SOUS les yeux du roi, notes émanées de lui-même, notes du baron Pasquier, notes de Guizot, très mêlé à la politique quoique étranger à la Chambre et ardent à pousser sa fortune. Ces notes insistaient toutes sur l'indiscipline de la Chambre, sa manie d'amendements, son influence désorganisatrice. Indépendante, elle l'était ; impopulaire, elle l'était pareillement, en sorte qu'à la briser il n'y avait que profit sans risques. Le roi se prêtait aux entretiens, lisait les rapports ; mais un reste de crainte le retenait. Les scrupules de ses deux principaux ministres, Richelieu, Lainé, avivaient les siens. Même au mois d'août, le duc, ainsi qu'en témoigne une lettre de sa sœur Mme de Montcalm[46], n'était pas décidé. Quant à Lainé, il semble qu'il ait caressé un projet aussi arbitraire que peu pratique, celui de ne point dissoudre la Chambre, mais de la ramener au chiffre de 258 membres, fixé par la charte, en ne gardant que les premiers élus de chaque département[47]. — Cependant les gouvernements étrangers, s'étaient arrogé, au double titre de leur occupation militaire et de leur qualité de créancier, un droit de conseil, presque d'intervention dans les affaires de France. Or, Wellington au nom des Anglais, Pozzo di Borgo au nom des Russes, dénonçaient les tendances de la Chambre qui ne rassurait ni l'Europe tant elle était peu raisonnable, ni la France elle-même tant elle était pénétrée d'ancien régime. De ces interventions le patriotisme très chatouilleux du duc de Richelieu s'irritait ; puis un retour de ce même patriotisme le poussait à céder. Son plus ardent désir était que le corps d'occupation fût diminué, que le fardeau de l'indemnité de guerre fût allégé. Or, conserver la Chambre qui, à l'occasion du budget, avait révélé, en matière financière, tant d'inexpérience et tant de témérité, ne serait-ce pas diminuer le crédit de la France et retarder l'heure où les conditions du traité seraient adoucies ? Il semble que cette considération ait fixé les incertitudes du duc, et son exemple entraîna Lainé.

Louis XVIII de son côté, mi-convaincu, mi-résigné, s'était décidé. Le 14 août, ayant rassemblé ses conseillers, il leur notifia sa résolution. Il y a trois mois, leur dit-il, j'étais résolu à conserver la Chambre ; c'était encore mon avis, il y a un mois. Tout ce que j'ai vu, tout ce que je vois encore me persuade qu'il serait dangereux de la garder. Vous pouvez donc la considérer comme dissoute. Ayant parlé de la sorte, il leva la séance en recommandant le secret le plus absolu ; car il voulait éviter avant tout les reproches de son frère, les colères de la Cour, les remontrances de ceux qu'il sacrifiait.

En dépit de ce langage péremptoire, on put surprendre encore, dans les jours qui suivirent, quelques arrière-indécisions. Le 5 septembre fut enfin signée l'ordonnance de dissolution. Par cet acte le roi confirmait irrévocablement la charte, rompait les dernières attaches avec l'ancien régime et se fixait dans le rôle le plus périlleux, le plus sujet à mécomptes, mais aussi le plus méritoire, qui est celui de modéré. Il était désormais prémuni contre les exagérations de ses amis. Il lui restait, appuyé sur les centres, à se défendre contre ses ennemis. Ce sera la seconde partie du règne. Mais avant de la retracer, il faut dire le patient effort pour libérer la France et réparer Waterloo.

 

 

 



[1] VILLÈLE, Mémoires et correspondance, t. I, p. 201.

[2] VITROLLES (baron DE), Mémoires, t. I, p. 203.

[3] Arrêté du 4-9 avril 1814. (DUVERGIER, Collection des lois, t. XVI, p. 5.)

[4] BEUGNOT, Mémoires, t. II, p. 180.

[5] Comte FERRAND, Mémoires, p. 80.

[6] BEUGNOT, Mémoires, t. II, p. 222.

[7] Cette règle, qui aurait restreint, jusqu'à l'annihiler, le pouvoir de la Chambre, ne fut jamais appliquée.

[8] VILLÈLE, Mémoires et correspondance, t. I, p. 248.

[9] VILLÈLE, Mémoires et correspondance, t. I, p. 248.

[10] BEUGNOT, Mémoires, t. II, p. 250.

[11] Chambre des députés, 29 juin 1814.

[12] PASQUIER, Mémoires, t. II, p. 316 et suiv.

[13] Ordonnance du 29 juin 1814. (DUVERGIER, Collection des lois, t. XIX, p. 95.)

[14] Correspondance de M. de Jaucourt avec M. de Talleyrand, p. 25.

[15] Correspondance de M. de Jaucourt avec M. de Talleyrand.

[16] DUVERGIER, Collection des lois, t. XIX, p. 197.

[17] Correspondance de M. de Jaucourt avec Talleyrand, p. 10.

[18] Loi du 2 octobre 1814. (DUVERGIER, Collection des lois, t. XIX, p. 272.)

[19] Journal des Débats, 29 mai et 2 juin 1814.

[20] VITROLLES, Mémoires, t. II, p. 224-226.

[21] GABORY, les Bourbons et la Vendée, p. 127.

[22] Correspondance de M. de Jaucourt avec M. de Talleyrand, p. 159.

[23] Quotidienne, 22 janvier 1815.

[24] Correspondance de Talleyrand et du roi Louis XVIII, p. 72.

[25] TALLEYRAND, Mémoires, t. I, p. XXXIII.

[26] DUVERGIER, Collection des lois, t. XX, p. 18-19.

[27] Ordonnance du 16 août 1815. DUVERGIER, Collection des lois, t. XX, p. 39.

[28] TALLEYRAND, Mémoires, t. III, p. 251.

[29] BARANTE, Souvenirs, t, II, p. 190.

[30] VITROLLES, Mémoires, t. III, p. 146.

[31] PASQUIER, Mémoires, t. III, p. 368.

[32] MACDONALD, Souvenirs, p. 405 et 409.

[33] Camille de Tournon, préfet de la Gironde, par l'abbé MOULARD, 30.

[34] PASQUIER, Mémoires, t. III, p. 402.

[35] Ernest DAUDET, Louis XVIII et M. Decazes, p. 74-75.

[36] Loi du 9 novembre 1815. (DUVERGIER, Collection des lois, t. XX, p. 106.)

[37] Loi du 29 octobre 1815. (DUVERGIER, Collection des lois, t. XX, p. 130.)

[38] Loi du 27 décembre 1815. (DUVERGIER, Collection des lois, t. XX, p. 149.)

[39] Archives nationales, F7 carton 6715, reg. 4.

[40] BLIARD, les Conventionnels régicides, p. 407.

[41] Rapport de M. de Pastoret à la Chambre des pairs, 28 mars 1816.

[42] Loi du 8 mai 1816.

[43] Loi du 28 avril 1816.

[44] POUTHAS, Guizot pendant la Restauration, p. 135, d'après un mémoire de M. Decazes.

[45] Lettre du 2 décembre 1815. (Recueil de la société impériale de Russie, t. LIV, p. 459.)

[46] HYDE DE NEUVILLE, Mémoires, t. II, p. 249.

[47] GUIZOT, Mémoires, t. I, appendice n° 7.