SOMMAIREI. — Après le règlement de la question d'Orient. — De quels éléments se compose le cabinet du 29 octobre 1840. — Les chemins de fer : projets divers, nouveau projet présenté le 7 février 1842. — Loi du 11 juin 1842. — La mort du duc d'Orléans (13 juillet 1842) ; la loi de régence.II. — La politique extérieure : en quoi notre condition est à la fois très rassurante et un peu fragile. — Le ménage franco-anglais : dissentiments et retours d'harmonie. — Le droit de visite. — La reine Victoria à Eu (septembre 1843). — L'affaire Pritchard. — Le règlement de l'affaire du droit de visite. Lee mariages espagnols ; célébration des deux mariages (11 octobre 1846).III. — Les affaires intérieures. — La dernière période du régime de Juillet : Guizot, comment ses paroles révèlent le désir non seulement d'assurer au jour le jour la monarchie, mais de lui communiquer la durée. — Comment les éléments font défaut pour fonder ; quels obstacles se rencontrent dans la Chambre, dans le roi, dans le ministre lui-même.IV. — Le parti légitimiste ; comment il se fixe dans l'abstention. — Les manifestants de Belgrave Square : les flétris (janvier 1844).V. — Les groupes populaires quelles influences s'exercent sur eux : la presse ; les procès politiques ; le théâtre. — Les plans de réorganisation sociale : le saint-simonisme ; Pierre Leroux ; Buchez ; Fourier ; Cabet ; Louis Blanc. — De quelle façon ces doctrines s'infiltrent dans l'esprit des ouvriers. — Comment le gouvernement ignore ou connaît incomplètement le mal ; comment le mal est d'autant plus grand que les pouvoirs publics ignorent à l'excès ce qui est en dehors du pays légal.VI. — L'année 1847 : comment tout s'assombrit. — Crise alimentaire : faits de corruption et crimes ; les Girondins de Lamartine. — La réforme électorale et parlementaire : comment elle échoue à la Chambre. — Les banquets : banquet à Paris (9 juillet 1847), banquets en province.VII. — Guizot, président du Conseil (19 septembre 1847) ; comment il porte surtout son attention sur les affaires étrangères. — Affaires suisses. — Affaires italiennes.VIII. — Inquiétudes dans le monde officiel ; instances pour le renvoi de Guizot. — Le roi, ses dispositions ; comment il s'affermit dans la confiance ; sa résolution de garder Guizot.1X. — L'ouverture de la session. — Les passions ennemies ou aveugles. — Deux cris d'alarme : discours de Montalembert sur les affaires suisses (14 janvier 1848) ; discours de Tocqueville (27 janvier 1848). — Discussion sur la réforme électorale ; comment tous les amendements sont repoussés.X. — A la veille de la révolution ; universelle imprévoyance projet d'un nouveau banquet ; essai d'arrangement pacifique, et comment il est vain.XI. — Le 22 février : premiers troubles. — La Chambre des députés : demande de mise en accusation du ministère. — La soirée : espoir que l'émeute est apaisée. — Le 23 février comment l'insurrection renaît. — La garde nationale ; comment elle sympathise avec les émeutiers ; quelle consternation, à cette nouvelle, s'empare de l'esprit du roi.XII. — Chute de Guizot — Appel au comte Molé. — La collision du boulevard des Capucines. — Thiers, Berrot, Bugeaud. — Comment tout s'effondre. — Le roi abandonne les Tuileries : la révolution est consommée. — Quelle cause profonde peut expliquer cette soudaine catastrophe — Des services rendus par la monarchie de Juillet.I J'ai devancé l'ordre des dates pour fixer dans un tableau d'ensemble les deux faits principaux du règne : à savoir, la réaction religieuse contre le voltairianisme et la conquête de l'Algérie. Il reste à raconter les dernières années du régime de Juillet. Ce chapitre peut être à volonté très long ou très court : très long si l'on s'attache à tous les incidents qui ont ému ou passionné les contemporains, assez court si l'on ne retient que ce qui peut intéresser aujourd'hui. Nous voici en 1841. Le cabinet du 29 octobre 1840 compte une année d'existence. Bien que la présidence du Conseil ait été déférée au maréchal Soult, ministre de la Guerre, le vrai chef est Guizot, ministre des Affaires étrangères. Le portefeuille de l'Intérieur a été confié à M. Duchâtel, celui des Finances à M. Humann qui aura bientôt pour successeur M. Lacave-Laplagne, puis M. Du-mon. M. Martin du Nord est ministre de la Justice et sera remplacé plus tard par M. Hébert. Villemain est ministre de l'Instruction publique et cédera trois ans plus tard la place à M. de Salvandy. Le ministère de la Marine aura pour titulaires successifs l'amiral Duperré, l'amiral Roussin, l'amiral de Mackau, M. de Montebello. Le ministre du Commerce est M. Cunin-Gridaine, celui des Travaux publics, M. Teste. Et qu'on me pardonne de détailler tous ces noms : c'est que ce ministère, le dernier de la monarchie, doit durer huit années. Quand, après une année de crise, la question d'Orient se fut assoupie, une tâche capitale, remise d'année en année, s'imposa au gouvernement, celle de réglementer la législation des chemins de fer. Jusqu'ici la grande œuvre a été à peine amorcée. Deux projets avaient été soumis aux Chambres, en 1837 et en 1838, mais sans qu'aucune entente pût s'établir : les uns craignaient la dépense, les autres, dédaigneusement sceptiques, jugeaient que l'invention nouvelle n'aurait jamais d'utilité que pour les petites distances et dans la banlieue des grandes villes : quelques-uns, plus clairvoyants, mais mauvais calculateurs, supputaient le trafic futur et estimaient que le transit ne paierait jamais les frais avancés. Je relève, à la date où nous sommes, l'état de nos voies ferrées. Quelques tronçons ont été établis par l'industrie privée dès la fin de la Restauration, dans la région de Saint-Étienne. On va en chemin de fer de Paris à Saint-Germain, de Paris à Versailles — rive droite et rive gauche — et les Parisiens, moitié admiratifs, moitié amusés, contemplent avec une curiosité inlassée ces petites voitures qui roulent doucement sur les rails : c'est, à leurs yeux, beaucoup plus qu'un joujou, mais bien peu y devinent une découverte destinée à transformer le monde. Voici maintenant quelques lignes, soit ouvertes, soit en construction ou autorisées, Épinac au canal de Bourgogne, Alais à Beaucaire, Montpellier à Cette, Strasbourg à Bâle, Mulhouse à Thann, Bordeaux à la Teste. Deux autres lignes, beaucoup plus importantes par elles-mêmes et par leur prolongement futur, celle de Paris à Rouen, celle de Paris à Orléans, ont été concédées, mais sans que rien puisse faire prévoir le prochain achèvement de l'entreprise. Deux circonstances aiguisèrent notre activité languissante. La première fut l'exemple des nations étrangères. Tandis qu'une circonspection excessive nous paralysait, l'Angleterre, les États-Unis, la Belgique se sillonnaient de chemins de fer ; la Prusse, l'Allemagne, l'Autriche elle-même nous devançaient. Si nous ne nous arrachions à notre torpeur, nous serions bientôt au dernier rang. Ce qui, en outre, nous stimula, ce furent les prédications de quelques hommes, économistes, savants, philosophes, dont l'ardeur contrastait avec la timidité routinière des milieux purement industriels. Plusieurs de ces hommes, en se remémorant leur passé, eussent peut-être été surpris des avatars de leur propre vie. Quelques-uns avaient été les adeptes du saint-simonisme, et ils pouvaient se revoir en pantalon blanc, toque rouge, habit bleu de ciel, officiant à Ménilmontant. Pour la plupart, ces oripeaux ne figuraient qu'illusion perdue. Mais rien n'est plus entreprenant qu'un rêveur quand il s'éprend de calcul. Même il arrive que ses rêves lui servent en lui communiquant l'habitude de voir en grand ce que d'autres ne conçoivent qu'en proportions plus exiguës. De là, de l'idéal dans la spéculation même, une certaine exaltation dans les entreprises, une poursuite obstinée de la richesse, mais d'une richesse où l'imagination a sa part, l'argent devenant une grandeur, à force de miroiter en chiffres inouïs. Ces hommes, tout enivrés d'innovations, s'appellent Michel Chevalier, Enfantin, les frères Pereire. Ils dédaignent les opérations bourgeoises aux mesquines proportions ; ce qu'il leur faut, ce sont des entreprises à vaste envergure : isthmes à percer, colonies à fonder, vastes organisations de crédit mobilier ou immobilier. Or, les chemins de fer, avec leurs perspectives illimitées de développement, semblent faits juste à l'unisson de leurs pensées. Avant toute réglementation, une question se posait : réserverait-on l'exécution à l'État ou se confierait-on à des compagnies ? Après examen, il apparut que l'entreprise était de caractère trop général, trop universel pour que l'autorité publique s'en désintéressât. Dans la fixation des lignes à construire, il y avait à considérer moins les profits du transporteur que le bien de l'industrie, les commodités offertes aux voyageurs ou aux expéditions de marchandises, enfin les besoins de la défense nationale. De là une intervention nécessaire des pouvoirs publics. D'autre part, il était opportun que l'État, après s'être assuré sa part d'action et de responsabilité, se confiât à l'initiative privée pour tout ce que celle-ci accomplirait plus vite, mieux, et à meilleur marché. Ainsi fut adopté un système mixte. L'État prendrait à sa charge les achats de terrains, les ouvrages d'art, les stations. Sur la ligne ainsi livrée, les compagnies concessionnaires poseraient le ballast, les rails, et fourniraient le matériel. Des baux ou concessions détermineraient la durée et les conditions de l'exploitation ainsi que le tarif des transports. A l'expiration, la valeur de la voie ferrée et du matériel serait, à dire d'expert, remboursée par l'État à la compagnie fermière. Le projet ainsi établi fut présenté le 7 février 1842 à la Chambre. On prévoyait l'établissement de six grandes lignes : de Paris à la frontière belge, de Paris au littoral de la Manche, de Paris à Strasbourg, de Paris à Marseille et à Cette, de Paris à Nantes, de Paris à Bordeaux. La commission nommée élut pour président Lamartine, pour rapporteur M. Dufaure. Ainsi associait-on dans la même désignation le plus magnifique des poètes, le plus consommé des hommes d'affaires, et ce double choix avait une apparence symbolique, tant la grande œuvre était captivante pour les imaginations, tant elle exigerait aussi de sagesse pratique par toutes les questions nouvelles qu'elle soulèverait ! La commission adopta sans retouche notable le projet gouvernemental. Toutefois aux grandes lignes proposées, elle ajouta deux autres lignes, l'une de la Méditerranée au Rhin par Dijon et Mulhouse, l'autre de l'Océan à la Méditerranée par Toulouse. La discussion s'ouvrit le 26 avril. Les articles des journaux, les débats des années précédentes avaient tellement épuisé la matière qu'il semblait qu'aucun argument nouveau ne pût être produit. Néanmoins, la délibération se prolongea pendant quinze jours. Plusieurs se plaignirent que, dans l'exécution du programme, l'État eût restreint à l'excès le rôle des compagnies. D'autres eussent souhaité que l'effort, au lieu de se porter de tous les côtés à la fois, se concentrât d'abord sur une seule grande ligne ; l'expérience guiderait pour les travaux ultérieurs. On assista ensuite au long défilé des solliciteurs qui, par intérêt électoral, réclamaient le passage des voies ferrées par leur circonscription. La discussion, maintenue d'abord en des sphères élevées, se traînait un peu en ces vulgaires compétitions quand, le dimanche 8 mai sur la ligne de Paris à Versailles, rive gauche, un accident se produisit où cinquante voyageurs périrent. Sous le coup de la catastrophe, l'accident de la rive gauche, ainsi qu'on l'appela, les imaginations se peuplèrent de visions terrifiées, et pendant plusieurs jours, ce ne fut que déclamations sur l'incurie des règlements, que pronostics sinistres sur la satanique invention. Ce fut sous cette impression que la discussion s'acheva. L'ensemble du projet fut adopté au Palais-Bourbon par 255 voix contre 94, à la Chambre des pairs à l'unanimité moins six voix. La loi fut promulguée le 11 juin 1842. Ce jour-là fut le premier de l'histoire des chemins de fer français. La loi votée, les députés regagnèrent leur département, et avec d'autant plus de hâte qu'ils y étaient appelés par le souci de leur réélection. Le scrutin s'ouvrit le 9 juillet et ne mérite point qu'on s'y arrête ; car il ne modifia pas sensiblement l'état des partis. Les journaux relevaient dans leurs colonnes les noms des députés réélus, quand le 14 juillet, au milieu des énumérations banales, s'intercala une nouvelle qui pénétra d'émotion toutes les âmes. La veille, le duc d'Orléans s'était rendu en voiture à Neuilly afin d'y prendre congé de la famille royale avant de partir pour le camp de Saint-Omer. En route, ses chevaux s'étaient emportés ; il avait voulu descendre et dans sa chute il s'était brisé. Quelques heures plus tard, il avait expiré. La consternation fut profonde et l'inquiétude aussi, car il sembla que, pour la dynastie, le meilleur gage de perpétuité s'évanouissait. Le prince laissait deux enfants : l'aîné, le comte de Paris, devenu l'héritier présomptif de la couronne, avait à peine quatre ans. Tandis que le roi se recueillait dans sa douleur, tandis que la reine commençait, pour l'âme de son fils, une prière qui ne devait finir qu'avec sa propre vie, les Chambres, convoquées d'urgence, se rassemblèrent pour fixer la dévolution du pouvoir, dans le cas où le trône deviendrait vacant avant la majorité de l'enfant. Parmi les députés de l'opposition, beaucoup se prononçaient pour une régence maternelle. Tout autres étaient les vues du roi. Si accomplie que fût la duchesse d'Orléans, elle était étrangère d'origine, luthérienne de religion, sujette d'ailleurs en politique à des entraînements un peu téméraires qui effrayaient la prévoyance du souverain. La chimérique Hélène, disait Louis-Philippe avec une défiance un peu excessive, quoique toujours avec affection. La duchesse répudiait d'ailleurs avec beaucoup de dignité le fardeau dont quelques-uns eussent voulu la charger. Suivant l'esprit de la loi salique, le projet proposait que la régence fût déférée au duc de Nemours, second fils du roi, tandis que la garde et la tutelle de l'enfant royal seraient confiées à la veuve du prince infortuné. Ainsi fut-il décidé par 310 voix contre 94. II Même en ces années paisibles, les affaires extérieures jettent par intervalles dans les esprits une note soucieuse, et ce serait lacune que de les négliger. Notre condition est à la fois très rassurante et un peu fragile. Elle est très rassurante, car, après la crise orientale, l'Europe se repose en cette détente qui suit les grandes agitations. A Saint-Pétersbourg, Nicolas n'a point désarmé, mais il a épuisé contre nous en 1840 ses traits les plus perfides, et sa malveillance ne peut plus se dépenser qu'en menues discourtoisies. A Vienne, le prince de Metternich n'est pas pour nous un ami, mais point un ennemi non plus ; que nous consentions à trouver géniale toute la philosophie dont il orne ses dépêches ; à ce prix il sera satisfait, et nous n'aurons à redouter de lui aucun mauvais procédé. A Berlin règne, non plus le sage Frédéric-Guillaume III, mais Frédéric-Guillaume IV, prince mystique, tout pénétré des souvenirs de 1813, rêvant d'une grande Allemagne ; et sur ses lèvres on pourra bientôt recueillir des propos troublants, soit qu'il parle de l'unité germanique comme eût pu le faire le plus nationaliste des étudiants de Tubingen ou d'Iéna, soit qu'il célèbre en termes pompeux et inquiétants le souvenir de Waterloo. Mais ce ne sont que des paroles ; et longtemps, bien longtemps la vision flottera, avant qu'un réalisateur puissant saisisse le rêve, le fixe et brutalement l'incarne. Donc rien à craindre, au moins dans le présent, et pourtant il y a de l'instabilité dans notre condition. Après 1830, une seule alliée était possible, l'Angleterre, et vers elle nous nous sommes tournés. Le traité du 15 juillet 1840 a brisé l'alliance. Elle s'est reformée, et, le 13 juillet 1841, la Convention, dite Convention des détroits, conclue à cinq, a marqué officiellement le retour à l'harmonie. Ce qui semblait réconciliation n'a été que raccommodage. Lune rousse, lune de miel, tel est déjà, tel sera surtout dans les années qui vont suivre, l'aspect du ménage franco-anglais. Dès le début de 1842, un incident montra la fragilité des liens mal renoués. Depuis longtemps, la suppression de la traite des nègres préoccupait à juste titre le gouvernement britannique. A Londres, on estimait que le meilleur moyen de répression serait une entente en vertu de laquelle les divers États autoriseraient réciproquement, sous certaines conditions et en certaines régions, la visite de leurs bâtiments respectifs. L'inconvénient était que la marine britannique étant, à elle seule, supérieure à toutes les marines des puissances continentales, l'application de cette règle conférerait à l'Angleterre un droit de police exorbitant. Ainsi avait pensé le gouvernement de la Restauration. Après la révolution de Juillet, l'objection, si forte qu'elle fût, n'avait pas arrêté, et en deux actes successifs l'un du 30 novembre 1831, l'autre du 22 mars 1833[1], les deux cabinets de Paris et de Londres s'étaient accordés. Cependant la Russie, la Prusse, l'Autriche qui avaient d'abord refusé leur adhésion venaient de se raviser : de là la convenance d'une nouvelle convention, cette fois à cinq, qui fut signée le 20 décembre 1841. Le traité ne serait définitif que moyennant la ratification par les Chambres. On put mesurer alors tout ce qu'il subsistait de rancœurs dans les âmes françaises. Où l'on croyait à une simple homologation, l'on assista au plus passionné des débats. Il s'ouvrit le 22 janvier 1842. Après M. Billault qui fut le plus ardent, on entendit Dupin, Thiers, Berryer, Odilon Barrot, en un mot les plus grands. Discussion d'affaires, mais toute mêlée d'émotions frémissantes, toute traversée d'amères réminiscences. C'est qu'on avait encore dans l'oreille les insolentes paroles de Palmerston et le bombardement de Beyrouth. Après une longue discussion, un amendement fut voté qui proclamait la nécessité de pratiquer l'indépendance de notre pavillon. C'était, sous une forme implicite, le rejet de la convention ; c'était bien plus encore la réponse de la France à l'acte du 15 juillet 1840. Dans le ménage franco-anglais, une grosse nuée venait de s'interposer. Est-ce vraiment la brouille ? Voici, à travers les ombres qui se dissipent, une belle éclaircie, et après la lune rousse, la lune de miel. Depuis 1830, aucun visiteur royal n'était venu en France. Quel gré ne saurait-on point à qui romprait la mise en interdit Avec une juvénile et gracieuse spontanéité, la reine Victoria, alors âgée de vingt-quatre ans. eut cette hardiesse. C'était en 1843. Elle avait vu à Londres les fils de Louis-Philippe, la reine des Belges, et aussi la princesse Clémentine qui venait d'épouser le prince Auguste de Saxe-Cobourg. Tout en eux l'avait charmée. Dès lors, elle fut possédée du désir de connaître pareillement ce roi des Français dont on vantait la sagesse, cette reine Marie-Amélie dont on célébrait les vertus. Jusqu'au dernier moment le secret fut gardé. Vers la fin d'août seulement, le roi, alors en villégiature à Eu, fut avisé. Le 2 septembre, on signala le yacht royal dans les eaux du Tréport. Un temps magnifique, une mer calme, et sur le rivage toute la population de la côte, en général peu favorable aux Anglais, mais qui, ce jour-là, crie à tue-tête : Vive la reine et acclame le God save the queen. Ce qui suivit fut moins entrevue royale qu'attendrissante idylle. Tout y prête et jusqu'au cadre : non un palais, mais un grand château, assez semblable aux nobles résidences de l'aristocratie anglaise : toute proche la mer, toute proche aussi, une magnifique forêt : des hôtes, empressés à plaire, offrant le spectacle de l'union familiale et alliant à leur bonne grâce princière une simplicité presque bourgeoise. Louis-Philippe avait beaucoup connu le duc de Kent, père de la reine Victoria : de là de touchants rappels de souvenirs. L'auguste visiteuse est ravie : Ma chère Louise, un ange sur la terre, dit-elle de la reine des Belges. — Ma chère Hélène, dit-elle aussi de la duchesse d'Orléans qui se tient un peu à l'écart en habit de deuil et en refoulant ses larmes. Le roi Louis-Philippe lui semble bon et paternel, spirituel autant que simple. La reine Marie-Amélie lui inspire vénération, et cette vénération se mêle d'attendrissement quand celle-ci, en des allusions brèves, discrètes comme pour ne pas troubler ces jours de fête, parle de sa récente douleur maternelle. Les princes ne plaisent pas moins et en particulier le prince de Joinville qui serait tout à fait accompli s'il n'était point sourd. La jeune souveraine se fait tout montrer, le château, la forêt, la chapelle qui est, dit-elle, la première chapelle catholique qu'elle ait vue[2]. Pendant ce temps, les ministres confèrent à huis clos, et si nous en croyons Guizot, alors ministre des Affaires étrangères, l'accord est complet, sauf sur les affaires d'Espagne, ainsi qu'on le dira plus tard. Le 7 septembre, les visiteurs regagnèrent l'Angleterre, tous charmés, même le prince consort qui pourtant nourrissait des préventions contre la France[3]. C'est bien la lune de miel. Elle ne se montre que pour se voiler de nouveau. Un incident bien minime, mais que je n'ose omettre, tant il émut les contemporains, dressa de nouveau l'une contre l'autre les deux nations. En 1842, l'amiral Dupetit-Thouars avait, au nom de la France, pris possession des îles Marquises, puis ses vues s'étaient portées sur un autre archipel, les îles de la Société et en particulier sur la belle île de Tahiti. Là régnait une princesse indigène, la reine Pomaré. Bien que sans instructions de son gouvernement, mais avide d'étendre notre influence, l'amiral amena la reine à accepter notre protectorat. Le 17 avril 1843, l'acte fut ratifié, mais sans empressement, car depuis de longues années déjà, l'Angleterre exerçait dans Pile une sorte de patronage ; des missionnaires protestants s'y étaient établis dont le principal, nommé Pritchard, était en même temps consul britannique ; et à Paris, l'on jugeait peu raisonnable de risquer un conflit pour un si petit objet. Autant prévalait chez nous la prudence, autant, dans l'océan Pacifique, nos marins s'enhardissaient. S'autorisant d'intrigues ourdies, à l'instigation de Pritchard. autour de la reine Pomaré, l'amiral Dupetit-Thouars prit sur lui de convertir le protectorat en annexion. Cette fois le gouvernement jugea que c'était trop : le 26 février 1844, en une note du Moniteur, il désavoua l'amiral et ne maintint que le protectorat. Jusque-là, nul motif sérieux de querelle avec la Grande-Bretagne, mais dans l'entrefaite, tout dans l'île s'était gâté. Dès que Pritchard avait su que le protectorat devenait souveraineté directe, il avait publié qu'il cessait ses fonctions de consul, avait travaillé de toutes ses forces à fomenter la révolte, et à tel point que jamais on n'avait vu plus bouillant missionnaire d'un évangile de paix, Le mal eût été médiocre si, de notre côté, on avait conservé le sang-froid. Il n'en alla pas de la sorte, L'amiral Dupetit-Thouars était loin de l'île, et son suppléant, le capitaine de vaisseau Bruat, était pareillement absent. A leur défaut, l'autorité était exercée par un capitaine de corvette, M. d'Aubigny. Celui-ci employa, comme on dirait aujourd'hui, la manière forte. Il empoigna Pritchard, le mit au cachot, le traita en un mot comme il eût fait à son bord pour un matelot rebelle. Sur ces entrefaites, le commandant Bruat revint, comprit la faute, libéra le prisonnier, lui témoigna des égards, le transféra à bord d'un navire anglais. Était-ce la fin de l'incident ? N'en était-ce pas plutôt le début ? Le bâtiment britannique emmena Pritchard qui, le 26 juillet 1844, débarqua à Londres, clama ses misères et fut élevé incontinent à la dignité de martyr. Pendant quelques jours, ce fut, d'un bout à l'autre du Royaume-Uni, un étourdissant vacarme, le fifre aigu du patriotisme anglais se mêlant aux pieuses et furibondes prédications des sociétés bibliques. Tout emporté par le courant, le chef du cabinet, sir Robert Peel, protesta le 31 juillet aux Communes contre l'outrage fait à son pays. Le gouvernement anglais réclamait que Pritchard fût ramené à Tahiti, que nos officiers fussent publiquement désavoués : double exigence qu'à Paris on jugea incompatible avec notre dignité. Comme on était loin des effusions du château d'Eu ! Au milieu de cette excitation, Lord Aberdeen, moins échauffé que la plupart de ses compatriotes, laissa entendre à mots couverts, en un entretien avec notre chargé d'affaires M. de Jarnac, qu'une compensation en argent pourrait peut-être apaiser. A Paris, la suggestion fut d'autant mieux accueillie que, si nous avions à bon droit expulsé Pritchard, l'expulsion avait été accompagnée de procédés un peu rudes qui méritaient quelque dédommagement et même quelques expressions de regret[4]. Et tout se régla, comme on eût fait en matière civile, en des dommages-intérêts dont le montant serait débattu et fixé sur les lieux mêmes par les autorités navales des deux pays. Les martyrs deviennent inoffensifs quand une suffisante lettre de change a payé leur martyre. Ainsi en fut-il du malencontreux prédicant. Pourtant il ne rentra pas dans l'oubli aussi vite qu'on l'eût souhaité. En France on s'indigna qu'à un homme qui avait entravé tous nos desseins on accordât non seulement le pardon, mais un dédommagement, et l'indemnité Pritchard fournira à l'opposition, jusqu'à la fin du règne, l'un de ses meilleurs griefs contre le cabinet. Par bonheur, ceux qui gouvernaient furent plus sages que la nation. Après quelques jours d'émoi, sir Robert Peel retrouva son sang-froid. Lord Aberdeen n'avait jamais perdu le sien, et pas davantage M. Guizot : de là un méritoire effort pour recoudre les déchirures de l'alliance. Il fallait rendre la visite, faite à Eu l'année précédente. En octobre 1844, Louis-Philippe fut l'hôte de Windsor. Il fut reçu avec honneur par la Cour, avec affection par la reine, avec faveur par le peuple. Était-ce le retour à l'ancien accord ? On crut l'harmonie à peu près rétablie quand, le 29 mai 1845, un traité nouveau, destiné à réprimer la traite des nègres, se substitua au droit de visite repoussé en 1842. Par ce traité conclu pour dix années, l'organisation sur les côtes d'Afrique de croiseurs empruntés aux deux nations et, s'il était possible, des accords avec les chefs indigènes empêcheraient ou réprimeraient — on l'espérait du moins — l'infâme trafic. A Paris et à Londres, la convention fut acceptée par le Parlement. Après deux brouilles et deux raccommodements la paix semblait revenue dans le ménage franco-anglais. Mais bientôt un nouveau conflit surgit à propos de la question que, dans le langage du temps, on a appelé la question des mariages espagnols. On a dit[5] en quelles complications la mort de Ferdinand VII avait jeté l'Espagne. D'un côté don Carlos, invoquant l'hérédité masculine et la coutume française, de l'autre l'infante Isabelle fille du roi défunt. L'intérêt supérieur de notre politique nous eût porté vers don Carlos ; car, avec lui, l'œuvre de Louis XIV serait, mieux que par toute autre combinaison, préservée de toute atteinte présente et future ; mais don Carlos, inféodé, disait-on, au parti rétrograde, était soutenu par les légitimistes de France, et il sembla dès l'abord que cette considération nous obligeait à patronner la jeune infante Isabelle, placée sous la régence de la reine Marie-Christine, sa mère. Ainsi fîmes-nous, quoique avec le souci dominant de ne point nous compromettre dans les affaires d'Espagne. Après une longue guerre civile, les carlistes furent dispersés, mais le parti de l'infante, appuyé par les modérés, ne triompha que pour être débordé à son tour par une fraction plus avancée, celle des radicaux. Ceux-ci s'imposèrent à la reine Christine, et l'asservirent si bien qu'elle fut contrainte à chercher un refuge en France. Ce ne fut qu'au bout de quatre années, au début de 1844, qu'un nouveau revirement de la politique ramena un peu d'ordre dans la Péninsule et permit le retour de la reine régente à Madrid. Cependant, bien que l'infante n'eût alors que quatorze ans, le choix de son époux préoccupait déjà les chancelleries. Un mariage avec le duc d'Aumale eût été la combinaison la plus avantageuse pour la France, mais contre le projet se dresserait l'Angleterre, cette jalouse amie. Louis-Philippe le sentit : s'il caressa cette pensée, ce ne fut que pour l'abandonner presque aussitôt, et le duc d'Aumale épousa au mois de novembre 1844 une princesse napolitaine. Une union avec le fils de don Carlos -arrangement très patronné par le prince de Metternich eût, à titre presque égal, servi les intérêts français ; mais outre les attaches légitimistes du prince, les souvenirs de la lutte récente étaient trop profonds pour que cette solution pût être acceptée par les partis naguère rivaux. L'Angleterre avait aussi, quoique non officiellement, son candidat préféré : c'était le duc Léopold de Saxe-Cobourg. Mais à ce dessein, la France ne pouvait s'associer à aucun prix : Un prince allemand en Espagne, écrivait à Guizot notre ambassadeur à Madrid, M. Bresson[6], ce serait le coup le plus pénétrant, le plus sensible à l'honneur de la France. Après de nombreux échanges de dépêches, les vues de notre gouvernement se précisèrent. On renonçait, pour la main de la jeune reine à toute candidature d'un prince français, mais à la condition que toute candidature d'un prince étranger — notamment celle de Léopold de Cobourg — fût pareillement exclue, et que le prétendant préféré fût pris dans la maison de Bourbon, c'est-à-dire dans la descendance de Philippe V. Entre les Bourbons, qui choisir ? Il y avait le comte de Trapani, fils du roi de Naples ; mais les Espagnols n'eussent pas adopté volontiers un Napolitain. En Espagne même, il y avait le duc de Cadix, neveu de Ferdinand VII, mais il déplaisait à la jeune reine qu'à la vérité, on ne consultait guère et pareillement à la reine mère qui comptait un peu plus. Ces incertitudes laissaient le champ libre à toutes sortes d'arrière-pensées. En Angleterre, on n'avait pas perdu l'espoir que la candidature Cobourg prévaudrait un jour. Aux Tuileries même, une idée s'accréditait, celle de se ménager un petit succès à défaut d'un grand : on marierait le dernier fils de Louis-Philippe, le duc de Montpensier, non avec Isabelle elle-même, mais avec sa sœur cadette, l'infante dona Louisa-Fernanda ; seulement, pour ménager nos ombrageux voisins d'outre-mer, il fut convenu, semble-t-il, que le second mariage ne serait célébré qu'après celui de la jeune reine et quand celle-ci aurait eu un enfant. Je m'excuse de conduire le lecteur à travers ces fastidieuses obscurités. Mais, sous ces négociations un peu mesquines, se cachait une grande politique, celle qui s'appliquait à garder aux descendants de Philippe V leur exclusif domaine. On en était là quand au mois de juillet 1846, Palmerston remplaça au Foreign office le sage et loyal lord Aberdeen. En 1840, il avait mis tous ses soins à nous déplaire. Malgré quelques éclaircies de belle humeur, on s'aperçut bientôt que sa manière n'avait pas changé. Avec lui la candidature Cobourg reprit corps et sous un aspect très inquiétant : n'avait-elle pas pour patrons plus ou moins avérés le prince Albert, le roi des Belges, en un mot tous ceux qui se rattachaient à l'ambitieuse et débordante maison de Cobourg. Il y avait urgence à conjurer le péril d'un prince allemand s'installant en Espagne. L'habileté serait de déjouer les intrigues en précipitant le mariage d'Isabelle. Seulement, le candidat espagnol, le duc de Cadix, était si peu attrayant qu'il serait malaisé de le faire agréer. Il arrive souvent que les affaires les plus hautes sont traitées à la façon des plus vulgaires. Au temps où les automobiles n'avaient pas encore remplacé les attelages, le manège invariable des maquignons était, dans la vente de deux chevaux, d'en montrer un excellent qui ferait passer le moins bon. M. Guizot, si imposant personnage qu'il fût, s'avisa d'un calcul à peu près pareil. Le duc de Cadix était fâcheux à produire, mais le duc de Montpensier très bon à présenter. Qu'on liât les deux mariages, et le second des prétendants ferait passer le premier. La reine mère, ravie d'unir sa seconde fille au duc de Montpensier, se résignerait à ce que sa fille aînée fût à demi sacrifiée. Par compensation, elle serait reine, et le sort infortuné des reines n'a-t-il été, de tout temps, de recevoir et non de choisir leur époux ? Sans doute nous nous étions engagés à demi avec la Grande-Bretagne à ne célébrer le second mariage qu'après le premier. Mais la candidature Cobourg, de nouveau accueillie et même secrètement préférée, nous déliait de tout scrupule. M. Guizot conduisit toute l'affaire avec une prestesse avisée qu'on n'eût osé attendre de son tempérament de doctrinaire. Le 11 octobre 1846, les deux mariages furent célébrés. Les Anglais protestèrent, se disant joués ; et ce fut dans les relations franco-britanniques un nouveau et très épais nuage. Mais qu'importait ce froissement auprès de l'œuvre de Louis XIV à maintenir et à préserver ? III J'ai hâte d'échapper à la politique extérieure pour étudier dans son esprit et ses tendances ce ministère Guizot, le plus long qu'ait vu la France au dix-neuvième siècle. On peut, sans être accusé de divisions arbitraires, distinguer dans la monarchie de Juillet trois périodes. La première est celle de l'établissement. Tout brûle encore des feux de la guerre civile. Il faut contenir les passions débordantes, assurer la paix de la rue, la paix au dehors aussi. Cette œuvre est celle de Casimir Périer, merveilleux restaurateur d'ordre, mais d'ordre matériel surtout. La seconde période est la période de fixation. La monarchie se stabilise, mais non sans retour des anciennes agitations. Puis l'ardeur des ambitions rivales, en multipliant les crises ministérielles, ne permet guère les longs desseins. Enfin éclate la crise d'Orient. On côtoie la guerre, mais sans y tomber. Ce fut l'heureux privilège de cette époque que, si beaucoup d'incendies s'allumèrent, les pompiers arrivèrent à temps. Maintenant Guizot gouverne. Tout est pacifié, si pacifié qu'il est à craindre que tout ne s'assoupisse. L'heure est venue, si jamais elle doit venir, de consolider, c'est-à-dire de dépouiller les institutions de leur apparence viagère, pour leur communiquer l'aspect de la durée. Il n'est pas douteux que Guizot n'ait conçu cette ambition d'être pour la monarchie, non seulement le ministre qui gouverne, niais le ministre qui réussit à fonder. Dès le début du règne, ses pensées maîtresses dominent de haut le terre à terre de la politique courante. A deux reprises, en 1834, il confesse tout ce que les révolutions portent en elles de danger et ajoute qu'il n'y a de vrai progrès qu'avec l'ordre. Deux ans plus tard, le 24 mars 1836, il proclame que la société a besoin de s'organiser, de retrouver les principes d'ordre qu'elle a longtemps perdus. La même année, il tient un langage semblable à ses électeurs de Lisieux. Dans le même temps, dans son discours à l'Académie où il remplace M. de Tracy, il marque, quoique avec ménagement, tout ce que le dix-huitième siècle a accrédité de faux dogmes qui subsistent encore. Le 3 mars 1837, à propos des fonds secrets, il signale, même dans les classes où dominent les instincts conservateurs, une certaine inintelligence du véritable ordre social, et il juge que quiconque veut bien servir la France doit accueillir toutes les supériorités, anciennes ou nouvelles, quel que soit leur nom ou leur caractère. De telles paroles étaient de celles qui engagent. Faisant allusion à son avènement au milieu de la crise de 1840, Guizot a écrit lui-même[7] : J'avais, je l'avoue, une autre ambition que celle de tirer mon pays d'un mauvais pas. Et le 15 février 1842, il s'exprimait en ces termes au Palais-Bourbon : Nous avons à fonder une société nouvelle, des institutions nouvelles, une dynastie nouvelle. On comprit alors qu'il est plus facile de déchaîner les révolutions que de les clore. Pour fonder, il fallait trouver un point d'appui. Où le chercher ? On entend pratiquer le régime parlementaire. C'est donc vers le parlement, vers la Chambre des députés surtout. que le regard doit d'abord se tourner. Qu'on essaie de la recomposer en ses différents groupes, et telle que l'ont vue les contemporains. On la connaît déjà, mais le tableau vaut la peine d'être ressaisi. A l'extrême gauche, Ledru-Rollin, successeur de Garnier-Pagès, aussi enflé que son prédécesseur était sobre ; puis, un peu fourvoyé là-bas, Arago, grand par la science et d'intègre renom. Plus loin Odilon Barrot, chef de la gauche dynastique, Arne honnête, bouche sonore, tête faible. Dans son ombre se cache Tocqueville, aussi riche d'idées que Barrot est gonflé, triste par prévoyance de l'avenir, timide par fierté et horreur d'être vulgaire, inégal d'humeur par nature et faiblesse de santé, inquiet par recherche impuissante d'une formule démocratique qui ne soit pas le despotisme, parlant rarement et d'une voix mal timbrée, en sorte que les plus hautes pensées sont celles qui s'entendent le moins. Bien que se rattachant à la gauche dynastique, Tocqueville est un solitaire, tant ses méditations l'isolent de ceux qui l'entourent ! Solitaire aussi, mais avec quel autre éclat est Lamartine ! Après de longues fluctuations, il a évolué décidément vers l'opposition, mais en homme trop grand pour se donner. Orateur d'affaires, il sait l'être à l'occasion. Poète, il l'est toujours, et en ses magnifiques envolées d'éloquence, laisse échapper, au milieu de ses flottements, des prévoyances qui touchent à l'intuition : ainsi a-t-il deviné l'avenir de l'entreprise algérienne, entrevu la faiblesse de Méhémet-Ali, dénoncé, à l'occasion du retour des cendres, le péril bonapartiste. Cependant, à droite, Berryer domine le groupe légitimiste. Puis on distingue, un peu disséminés sur les bancs, et en une dispersion qui est l'image de la diversité de leur tempérament, les membres du centre gauche, ou, comme on dit aussi, du tiers parti ; Dupin, d'esprit délié, de bon sens à la fois pénétrant et vulgaire, d'âme subalterne, indiscipliné et en même temps docile : Dufaure, avocat bordelais, discuteur puissant, solide, impitoyablement ironique, envoyé en 1834 à la Chambre comme pour prouver que l'élégante Gironde sait aussi bien se hérisser de rudesse que se parer d'harmonieuse éloquence : Billault, un peu superficiel, mais laborieux, incisif, brillant, habile à s'assimiler toutes choses. Au-dessus de tous domine Thiers, le grand rival de Guizot. Dans la loi de régence il s'est rangé résolument du côté de la royauté et, dans les temps qui ont suivi, il a paru désarmer. Maintenant tous ses instincts combattifs se sont réveillés, et de toutes ses forces il se porte à l'assaut du pouvoir. Tels sont les groupes divers. Le reste compose la majorité. Sans être très considérable, elle l'est assez pour inspirer une certaine sécurité. Mais est-elle assez dévouée, assez confiante en son chef pour le suivre le jour où celui-ci voudrait l'entraîner hors des chemins battus ? Elle est fidèle, mais d'une fidélité mêlée de fâcheuses réminiscences, car beaucoup de ces députés ont été jadis les adversaires de cette coalition dont Guizot s'est montré le plus ardent inspirateur. Fussent-ils tentés d'oublier qu'il se trouverait, hors de la Chambre, un homme attentif à raviver les blessures : c'est le comte Molé, empressé en grand seigneur à flatter les vanités bourgeoises, courtoisement passionné, et intrigant d'une intrigue élégante qui se dissimule quelquefois, mais ne cesse jamais. Puis Guizot porte en lui deux faiblesses il est trop raide pour réussir aux conquêtes individuelles, il a trop de talent pour ne pas exciter l'envie. Enfin, comme on est tenté de mesurer sa force d'après l'impression que produit sur l'heure sa magnifique éloquence, on se le figure si inébranlable qu'on ne résiste pas à la tentation d'une légère indiscipline. On ne s'allie point à l'opposition, mais on lui sourit ; on assiste aux tournois oratoires comme on ferait à un spectacle, et le spectacle plaît d'autant plus qu'un peu d'émotion se mêle à la lutte. On ne suit ni Odilon Barrot, ni Thiers ; mais si l'un ou l'autre porte au ministre quelques traits bien acérés qui ne seront pas mortels, on a peine, tout en murmurant, à retenir une très secrète jubilation. C'est que Guizot est bien hautain, bien doctoral, et l'impression est celle de disciples qui, sans abandonner leur maître, ne se défendent pas d'une sensation agréable, si celui-ci reçoit par hasard une petite leçon. Une telle majorité suffit pour gouverner au jour le jour, dans la rainure accoutumée. Suffit-elle pour remonter un courant, surtout si ce courant s'est grossi par le travail du temps et l'accumulation des préjugés ? Je voudrais creuser cette idée, car là réside le secret de la faiblesse du règne et de sa chute subite. On peut tout apprendre aux hommes, mais à la condition qu'on n'ait pas en même temps tout à leur faire oublier. Or, à ces députés dociles, mais point jusqu'à l'entière discipline, dévoués, mais point jusqu'à l'abnégation, que ne faut-il point faire oublier ? Il faut éliminer d'eux les maximes révolutionnaires : mais ces maximes, ils les portent au plus profond de leur être ; tout a contribué à les enraciner, les spectacles de l'enfance, les enseignements du collège, le langage des journaux, les leçons du théâtre, et ils les gardent en eux, même lorsqu'ils croient les avoir dépouillées, même lorsqu'ils pratiquent le conservatisme le plus étroit. En ces mêmes hommes, il faut restaurer l'idée du respect : mais chaque transformation politique en a emporté un lambeau, et ce n'est qu'en plongeant dans un passé jugé aboli qu'on y pourra retrouver ces belles règles hiérarchiques qui rendaient hommage aux supériorités naturelles et ennoblissaient l'obéissance. Ce n'est pas tout. Pour fonder, il importe de restaurer les influences morales, les influences religieuses. Or, c'est ici plus qu'en tout autre domaine qu'il faut effacer pour rapprendre ; car le dix-huitième siècle a tout désagrégé, et le siècle présent commence seulement à recimenter ce qui tombait presque en ruines. Plus on scrute les hommes qui représentaient alors au Palais-Bourbon le pays légal, plus ils apparaissent médiocres auxiliaires pour une œuvre de reconstruction. Ils se piquent de ne subir aucun joug, mais quand ils se croient indépendants, ils ne sont souvent que frondeurs. Une pleine intelligence de leur rôle leur suggérerait de se pencher en bas et de regarder en haut. Mais ils ignorent à l'excès ce qui s'agite en dessous d'eux et ressentent vis-à-vis de ceux qu'ils jugent au-dessus une envie camouflée en dédain. S'ils ne se portent qu'avec une sollicitude insuffisante vers les classes populaires, ce n'est pas faute de compassion humaine, car par nature ils sont bons et ont d'ailleurs assez retenu de Rousseau pour savoir verser des larmes. Mais un bien-être tranquille et une longue accoutumance a rétréci leur vie à la proportion de leurs aises et de leur confortable foyer. Chose singulière ! A travers leur existence paisible, des visions belliqueuses s'intercalent. C'est que cette Révolution qui les a façonnés fut féconde en gestes guerriers autant que remueuse de sophismes. Donc les voici, la nuit, rêvant que, les pieds nus et dans la neige, ils refont la campagne de Russie ou qu'à travers les balles ils se portent à l'assaut d'une redoute. Parfois la vision survit au réveil et se traduit au Palais-Bourbon en un accès de claironnante éloquence. Mais le plus souvent, Don Quichotte ne revêt son armure que pour la déposer bien vite et se rendort coiffé du bonnet de Sancho Pança. Je ne voudrais pas charger ce tableau, car il n'est pas un trait qui ne se doive adoucir, si l'on veut rester dans la vérité. Tous ces hommes sont, au jour le jour, bons gérants du patrimoine et des intérêts nationaux ; ils sont, en général, instruits et intègres ; ils excellent à élaborer de bonnes lois ; en un mot, ils sont faits presque à souhait, mais à la condition qu'on ne leur demande ni de voir haut ni de voir loin. Sursum corda, dit le prêtre au moment le plus auguste du divin mystère. Ils ignorent, eux, ce sursaut des cœurs qui conçoit et accomplit les choses dignes de mémoire. Ils ont leurs grands jours, ce sont ceux où Thiers et Guizot s'affrontent, et rehaussent, à force d'éloquence, des sujets souvent médiocres et vulgaires. Ces spectacles suffisent à leur besoin d'émotion. Ils sont très correctement dévoués au roi, mais ils cherchent en lui un appui, sans imaginer qu'ils doivent pour la consolidation du régime et de leur propre fortune, lui prêter plus de force qu'eux-mêmes n'en reçoivent de lui. En quoi ils montrent qu'ils ignorent les véritables conditions d'une aristocratie, laquelle a pour fonction de savoir résister, mais aussi de savoir défendre. Cependant, quelques-uns d'entre eux, parmi les plus remuants ou les plus en faveur, sont possédés d'une ambition. Quand deux ou trois mandats renouvelés ont consolidé au Palais-Bourbon leur autorité, un désir les saisit, poussé parfois jusqu'à l'obsession. Ils regardent vers le Luxembourg et ses belles salles toutes lambrissées. Être pair de France, quel rêve ! te mot a un air d'antiquité auguste et ne sent plus du tout son bourgeois. Pourquoi ce titre vénérable n'est-il pas transmissible ? Ainsi pensent-ils, car ils sont les meilleurs des pères de famille, et ils oublient qu'eux-mêmes ont jadis aboli l'hérédité. Cependant ils attendent fiévreusement l'ordonnance royale, et si le jour où ils la tiendront en main, ils ne succombent pas sous leur bonheur, ils fourniront la preuve manifeste, que l'excès de la joie ne tue pas. Ainsi apparaît la Chambre des députés, médiocre auxiliaire pour qui aspire à fonder. Aux obstacles que Guizot rencontre au Palais-Bourbon, ne convient-il pas d'ajouter ceux qu'il trouve en lui et autour de lui ? Il a de nobles aspirations. Mais trop souvent le souci d'assurer l'heure présente le détourne des desseins à longue échéance. Sa majorité semble fidèle ; elle ne l'est pas tellement que si l'on émeut en elle la fibre patriotique, elle ne puisse s'effriter ainsi en est-il dans l'affaire Pritchard où un jour le ministère ne l'emporte qu'à huit voix ; de là la nécessité d'une vigilance continuelle qui contraint à négliger ou à ajourner le reste. Et en cette vigilance Guizot se consume, car il a le goût du pouvoir et tient à s'y perpétuer. Chez lui les discours sont plus fermes que les résolutions ne sont tenaces. Quiconque se le représente à la tribune, la taille redressée, impérieux de geste, dominateur d'accent, tour à tour hautainement dédaigneux ou montant jusqu'aux cimes, emporterait de lui une image qui comporte de notables retouches. Cette Chambre qu'il semble asservir sous la puissance de son verbe, il la ménage, la craint, et s'assouplit dans le privé autant qu'il se redresse en public. Une autre infériorité pèse sur lui. Elle réside dans l'embarras où il serait s'il lui fallait incarner en un projet précis ses aspirations. Il est philosophe, historien, accoutumé aux généralisations amples et magnifiques ; mais rien dans son éducation ou dans ses études ne l'a façonné à embrasser les réalités concrètes. Pour consolider, il faut descendre jusqu'au peuple, en discerner les besoins et lui tailler sa part, d'abord par esprit de justice, puis pour éviter qu'il n'usurpe : or Guizot est étranger à l'économie politique, étranger aussi à toutes ces questions qu'on appelle aujourd'hui avec un peu d'abus dans les mots — les questions sociales. Sans doute, un appui venu du dehors le stimulerait et lui suggérerait la hardiesse. Mais cet appui, il ne le trouve nulle part et s'il veut être réformateur, il devra tout tirer de sa propre substance. D'où lui viendrait l'encouragement ? Le Journal des Débats, ce principal patron du ministère, est conservateur à la première page, irréligieux à la seconde, souvent immoral dans son feuilleton, d'élégance académique presque toujours, mais n'ouvrant presque jamais une voie nouvelle où l'on pourra s'engager. Et il en est de même de la plupart des journaux. presque tous absorbés par les débats parlementaires comme si toute la vie nationale se concentrait au Palais-Bourbon. Pour l'œuvre qui tentera d'assurer le règne en consolidant la société, pourrait-on du moins compter sur le roi ? Il est sensé, expérimenté, humain, appliqué aux affaires, doué de toutes les vertus privées. Mais il a grandi avec la révolution et la considère comme l'une de ces forces toutes-puissantes, faites à l'image des forces de la nature et qui défient quiconque essaierait de les combattre : Pour vaincre la révolution, dit-il un jour à son ministre, il faudrait un prophète. Il juge qu'il n'est pas ce prophète, que Guizot.ne l'est pas plus que lui, et, fermant les yeux sur l'avenir, moitié par torpeur de vieillard, moitié par crainte de trop bien voir, il se contente d'une sagesse un peu courte, suffisante pour la durée de sa vie. Après tout, la rue est tranquille, la paix profonde ; la richesse est en extraordinaire croissance, la Chambre, renouvelée en 1846, pas trop indocile. Que veut-on de plus ? Décidément ce cadre un peu rapetissé est celui où il faut se renfermer. Duc in altum, aurait dit malgré tout un homme d'État de haute envergure, d'humeur dominatrice, décidé à tout risquer, et il eût attendu, quitte à succomber bien avant, qu'un souffle de brise propice enflât ses voiles. Guizot n'était pas l'homme d'une pareille audace et peut-être n'était-il pas de taille à y réussir. Donc il se contentera de décorer la royauté par son éloquence, et de désoler ses adversaires par la durée de son pouvoir : en quoi il sera un ministre de grande allure, un ministre digne de mémoire plus encore qu'un ministre vraiment grand. IV L'un des principaux malheurs de ce gouvernement, ce fut, au milieu de sa prospérité, de n'être soutenu, ni en haut, ni en bas. En haut, c'est l'abstention hautaine : en bas, c'est la torpeur, mais une torpeur où, lentement, s'accumule l'envie, souvent aussi la haine, en sorte que le jour du réveil sera aussi le jour de la révolte. Le 18 août 1830, Tocqueville, alors magistrat, écrivait à son père : J'ai prêté le nouveau serment avant-hier. Il ajoutait : Bien que ma conscience ne me reproche rien, c'est un moment désagréable[8]. Je ne résiste pas à citer ce mot. C'est un rien, mais un rien qui peint. Désormais un moindre honneur s'attachera à cette noble chose que nos pères appelaient le service du roi. Et ce fut le grand malheur de la révolution de Juillet : elle ne détruisit presque rien ; mais elle abaissa presque tout. Plusieurs se résignèrent moins aisément que Tocqueville. On vit des juges déposer leur toge et des soldats leur épée. Les plus exaltés s'avisèrent d'une prise d'armes. Aventure lamentable s'il en fut jamais. Au début un dessein mal calculé et d'une préparation presque enfantine, puis, pour dénouement, une chambre de prison, un médecin accoucheur, et une princesse plus torturée de son humiliation que des douleurs de l'enfantement. Le coup était rude. Charles X et le dauphin avaient déploré l'entreprise. Il leur sembla — et non sans bon sens — que ne rien faire était la plus pratique des sagesses. De temps en temps, quelques pèlerins arrivaient de France. Ils étaient reçus par le roi avec une exquise bonté, quoique avec toutes les formes de l'étiquette. Du passé le monarque parlait peu, et surtout sans exprimer aucun regret, étant de ceux que l'aveugle persuasion de leur bon droit place au-dessus du repentir ou du remords. Parmi les visiteurs, le plus considérable fut Chateaubriand. Si l'entrevue fut stérile pour la politique, la littérature y gagna, car elle s'enrichit du plus bel hommage que la fidélité ait jamais rendu au malheur. Cet homme servit-il la monarchie ? Je croirais plutôt qu'il lui nuisit. Mais nul ne fut, comme lui, merveilleux dresseur de mausolée. Si l'avenir ménageait quelque retour de fortune, l'échéance était si éloignée que nul n'eût pu la fixer. Chacun arrangea sa vie. Il y eut les vieux serviteurs de la monarchie qui, arrivés à l'âge du repos, se détendirent en un apaisement presque doux, jugeant qu'ils avaient atteint le port. Il y eut les inertes, très secrètement charmés que leur paresse se nommât fidélité. Il y eut les hommes d'œuvre qui se réfugièrent en Dieu et dans les pauvres. Dans les villes parlementaires, Aix, Dijon, Rennes, on vit les magistrats qu'avait arrêtés la barrière du serment, se confiner dans leurs hôtels en une obstinée fierté. Beaucoup, parmi les fidèles amis du régime déchu, se fixèrent à la campagne où souvent, par leur compétence en matière agricole, ils acquirent une réelle autorité. Tels furent les plus heureux. D'autres, de tempérament moins souple ou d'activité plus débordante, traînèrent, sans en déguiser l'amertume, le long et lourd supplice de la maturité inemployée : J'ose à peine, disait un officier démissionnaire, ouvrir l'armoire où j'ai serré mon bel uniforme des voltigeurs de la garde ; car je ne puis le regarder sans pleurer. Et un autre : Je me ronge de rage en songeant à ceux qui se battent en Afrique. Non moins dignes de pitié furent ceux des jeunes gens qui étaient à la fois trop ardents pour se résigner, trop actifs pour se reposer, trop fiers pour se rallier, et qui portaient comme une chaîne le malheur de leur naissance. Les plus riches se mirent à voyager. Quand ils revinrent, rien n'était changé. Plusieurs se ruèrent dans le plaisir, moins par besoin des sens ou passion que pour remplir leurs heures, et il y eut les débauchés par désœuvrement. La vie se poursuivit lente et morne. Nul incident digne de mémoire, mais seulement de rares et faibles traces d'intervention dans les affaires publiques. Une quinzaine de légitimistes étaient parvenus à se faire élire à la Chambre. Ils étaient assez nombreux — mais souvent se démarquant un peu — dans les conseils généraux, dans les municipalités. Le parti avait ses organes : à Paris la Quotidienne, la Gazette de France ; en province plusieurs excellents journaux, notamment à Nantes, à Toulouse, à Poitiers. En plusieurs de ces feuilles on eût discerné de remarquables hardiesses en matière de droit de suffrage. C'était esprit de justice ; c'était aussi espoir d'enserrer entre les grands propriétaires terriens qui étaient en haut et les paysans qui étaient en bas, cette oligarchie censitaire ardente à tout absorber. Au faubourg Saint-Germain, l'opposition se concentrait, tout en nuances, en bouderies, en épigrammes. Aux grands journaux se joignaient les petites feuilles satiriques. La plus répandue était la Mode, prompte aux traits légers et acérés, ardente à tout accueillir pourvu que la royauté fût avilie, et déversant à plaisir sur la Cour les plus calomnieuses méchancetés. Quand l'hostilité se sent impuissante à détruire ou même à ébranler, elle se mue volontiers en impertinences. Allez-vous aux Tuileries, ma chère, disait à sa voisine une femme du haut monde. Et celle-là de répondre : Oui, dans le jardin. Lorsque le comte Molé était arrivé aux affaires, il avait tenté de désagréger un peu ce petit bloc opposant, non dangereux, mais gênant. C'était son milieu et il pouvait se flatter d'y avoir crédit. Il avait rouvert Saint-Germain-l'Auxerrois et libéré les ministres de Charles X. On avait pu, dans les provinces, noter quelques légers signes de détente ; mais le noble faubourg s'était obstiné dans sa hautaine abstention. Pour atteindre le pouvoir, tout semblait bon. C'est ainsi que, dans les salons même les plus rigides, on ne lut pas sans faveur l'Histoire de dix ans que Louis Blanc venait de publier. Il y avait des jours où le cercle s'élargissait un peu : tels ceux où les officiers d'Afrique, plus heureux que leurs camarades démissionnaires, arrivaient tout grisés d'élégances retrouvées et racontaient leurs campagnes. La pratique commune des œuvres charitables opérait aussi quelque rapprochement. Mais que la tolérance parût impliquer une adhésion — fût-elle mitigée — au régime établi, et aussitôt les barrières se relevaient, presque farouchement. Derrière cette intransigeance n'eût-on pas pu discerner une habileté inconsciente ? En se retranchant dans leurs demeures comme en autant de forteresses, ces vaincus de la politique communiqueraient autour d'eux l'idée d'une grandeur traditionnelle survivant à toutes les disgrâces ; et plus ils se verrouilleraient, plus la vanité bourgeoise, piquée au jeu et possédée à la fois de révérence et d'envie, se baisserait pour franchir des portes si bien gardées. A la fin de 1843, un incident survint, bien propre à creuser les séparations. Le duc de Bordeaux, chef de la maison de France, avait alors vingt-trois ans. Par réaction contre les entraînements maternels, ceux qui avaient dirigé son éducation s'étaient appliqués surtout à lui enseigner la prudence et avaient prolongé leur tutelle au delà de la coutume ordinaire. Cependant on vantait la bonne grâce du prince, son intelligence, son ardeur à s'instruire. Au mois de novembre 1843, il passa en Angleterre. En sentant si près d'eux celui qu'ils jugeaient leur roi, les principaux des légitimistes résolurent de lui porter leurs hommages. Ainsi firent-ils, au nombre d'un millier environ : parmi les pèlerins, deux pairs de France ; cinq députés, entre autres Berryer ; et au-dessus de tous Chateaubriand. Comme il arrive en ces rencontres où mutuellement on s'échauffe, les protestations de fidélité se traduisirent en accents enflammés ; on cria : Vive le roi ! et à tel point qu'en l'hôtel loué par lui dans Belgrave square, le prince prit — qu'il le voulût ou non — figure de prétendant. La sagesse eût été de laisser tout ce feu s'éteindre sur place. Le gouvernement français ne garda point ce sang-froid. Il avait obtenu de la reine Victoria qu'elle ne reçût pas le duc de Bordeaux. Il jugea, en outre, opportun qu'un acte très apparent marquât l'improbation des pouvoirs publics, surtout à l'égard des députés qui, ayant juré fidélité à Louis-Philippe, étaient tenus par leur serment. Au Palais-Bourbon, dans la rédaction du projet d'adresse, en janvier 1844, une phrase fut insérée qui était ainsi conçue : la conscience publique flétrit de coupables manifestations. Le mot de flétrissure, par son exagération même, prêtait une arme à l'opposition. Celle-ci, peu soucieuse des légitimistes, mais très ardente contre le ministère, saisit l'occasion. Justement Guizot, pendant les Cent-Jours, avait été à Gand et avait été reçu en audience par Louis XVIII. Il parut tout à fait piquant d'opposer aux pèlerins de 1843 l'autre pèlerin, celui d'avant Waterloo. Le rapprochement n'était qu'apparent. Mais la passion n'y regarde pas de si près ; et par avance, les adversaires du cabinet s'exercèrent de leur mieux à paraître furieux. Quand Guizot eut pris possession de la tribune, une immense clameur l'accueillit : Vous avez été à Gand. Jamais on n'avait entendu plus étourdissant vacarme depuis les jours de la coalition. Révolté de l'injustice, surexcité en outre par le stimulant d'une défense personnelle, le ministre réussit, par un miracle d'éloquence et d'énergie, à dominer le tumulte. Ce fut alors que, se tournant vers ses adversaires, il les accabla sous cette parole fameuse. Quant aux injures, aux calomnies, aux colères extérieures, on peut les entasser tant qu'on voudra ; on ne les élèvera jamais au-dessus de mon dédain. En dépit de si magnifiques efforts, la majorité ne fut entraînée qu'avec peine ; car un amendement, qui substituait au mot de flétrissure le mot moins brutal de réprobation, ne fut rejeté qu'après deux épreuves douteuses. Était-ce même le vrai succès ? L'intérêt supérieur du gouvernement était d'apaiser, de ramener peu à peu, au prix d'une longue patience, des hommes qui, en se ralliant à lui, lui auraient apporté — fût-ce tardivement — l'autorité de leurs traditions et de leur rang social. Or le débat qui venait de se clore allait juste à l'encontre de ce patriotique dessein. Les députés flétris donnèrent leur démission et furent tous réélus. Flétris, les légitimistes se le tinrent pour dit, et de cette flétrissure firent une décoration. Le 6 février, M. de Saint-Aulaire écrivait de Londres à M. de Barante[9] : Le bail des rancunes est renouvelé pour trente années. V Décidément, on ne désarmerait pas ceux qui étaient en haut. Conquerrait-on ceux qui étaient en bas ? Je ne parle ici ni des violents qui avaient combattu sur les barricades en 1830 et s'indignaient de la Révolution confisquée, ni des fanatiques sombres qui s'étaient enrôlés dans les sociétés secrètes et ne rêvaient que bouleversements. Ma pensée se fixe sur l'ensemble de la classe ouvrière : travailleurs des bras, gens de métier, ouvriers d'art. Beaucoup sont rangés, de bonnes mœurs, d'intègre probité ; parmi ceux qui sont employés dans les industries de luxe : ébénistes, ciseleurs, graveurs, on pourrait noter un remarquable affinement de l'esprit, le goût du fini, et cette belle conscience professionnelle qui était l'un des traits distinctifs de l'ouvrier français.. La plupart sont empressés à s'entr'aider et accessibles aux idées généreuses. Seulement voici ce qui vicie tout : depuis quinze ans, tout leur désapprend le respect. Ils le désapprennent par la Presse. Ce n'est pas que les feuilles à tendances nettement radicales soient très prospères : la Tribune d'Armand Marrast a succombé dès 1835 : le journal le Bon Sens n'a eu qu'une brève existence ; la Réforme, fondée en 1843, n'a elle-même que peu d'abonnés. Mais il y a les petits journaux, il y a les caricatures, tantôt simplement railleuses ou cyniques, tantôt perfides jusqu'à devenir meurtrières. Puis les feuilles publiques, même rassurantes par leurs doctrines, sont destructrices par leur feuilleton, et le feuilleton est ce qu'on lit le plus. Une influence néfaste fut celle des procès politiques. Quand, devant un jury souvent débonnaire ou amusé, les prévenus avaient étalé leurs délits, les avocats commençaient leurs plaidoiries. Celles-ci, destinées au public plus encore qu'à l'enceinte judiciaire, n'étaient que perpétuel grossissement de toutes choses, et déclamations qui aujourd'hui font sourire ou stupéfient. Quiconque avait le sens des proportions se gardait de prendre au pied de la lettre ces violences verbales. Bien autres étaient les hommes d'esprit fruste, mal prémunis contre les exagérations ou les sophismes. Qu'on se les figure à l'audience, entendant tonner Michel de Bourges, et ils ne douteront pas que la France soit asservie, la révolution jugulée, la royauté digne de mépris. Cette époque offrit le singulier exemple d'un peuple à tempérament sain, mais incessamment corrodé par une littérature malsaine. Le romantisme à ses débuts avait paru retour poétique au moyen âge, presque renaissance chrétienne. Combien n'a-t-il pas dévié ! Il n'est guère de Parisien, même de la condition la plus modeste, que le théâtre n'attire. Or, pour l'homme du peuple, pour l'artisan illettré ou juste assez lettré pour être dupe, quelle n'est pas la leçon quand, assis au parterre ou juché aux troisièmes galeries, il entend, dans Marion de Lorme, Le roi s'amuse, Ruy Blas, associer avec une obstination systématique la grandeur morale à la bassesse du rang. En cette fin du règne, le public cultivé s'est un peu désabusé du théâtre de Victor Hugo, et, par un retour marqué vers la littérature classique, applaudit à outrance Mlle Rachel dans les plus beaux rôles de Corneille ou de Racine. Mais l'homme du peuple, tout d'une pièce, n'a pas de ces retours ; et une pensée grossière et simpliste le hante, celle d'une entière rénovation sociale qui mettra en haut ce qui est en bas, en bas ce qui est en haut. Ce qui achève de déséquilibrer les esprits et d'altérer les proportions des choses, c'est l'abondance des systèmes qui sollicitent en ce temps-là les travailleurs manuels et, après leur avoir tracé une peinture très colorée de leurs maux, leur offrent des remèdes si variés qu'il semble qu'ils n'aient qu'à les saisir pour être parfaitement heureux. Le premier ou du moins le plus notable de ces théoriciens a été Saint-Simon. Il est mort dès 1825. Enfantin, qui a été, avec Bazard, l'un de ses principaux disciples, s'est appliqué à préciser la doctrine. Deux forces doivent actionner toute la société nouvelle : la science qui fournit les idées, l'industrie qui, en fécondant les idées, produit la richesse. Abolition de la concurrence qui n'aboutit qu'à l'exploitation de l'homme par l'homme ; dévolution presque universelle à l'État distribuant les tâches entre toute une hiérarchie d'agents ; dédain profond de toutes les chimères libérales, telles sont les pensées directrices. La révolution de Juillet, en échauffant tous les cerveaux, a fait naître l'espoir de traduire en applications pratiques ce qui jusque-là n'a été que théorie : de là une secte, et une secte organisée à la façon d'une église, ayant ses prédications, ses rites, ses cérémonies, presque son clergé, puis à la tête de ce clergé une manière de pape qu'on appellera le Père Suprême et qui ne sera autre qu'Enfantin lui-même. Chose étrange ! Des hommes de l'esprit le plus distingué se laissent séduire : polytechniciens, ingénieurs, lettrés, économistes, industriels. L'enseignement se distribue rue Taitbout, puis rue Monsigny. Toutes choses dégénérant, l'on proclame l'amour libre et la réhabilitation de la chair. Cependant, moitié scandale, moitié désillusion et surtout crainte du ridicule, les défections sont bientôt aussi nombreuses qu'ont été promptes les adhésions. Ce qui reste de la secte se réfugie en 1832 à Ménilmontant. Un procès pour immoralité achève la déconfiture. Les initiés se dispersent, mais plusieurs n'abandonnent l'association que pour commencer une nouvelle vie : on les verra se mêler aux plus grandes affaires industrielles ; ils y porteront leurs réelles capacités, leur audace d'entreprise, bien que parfois avec d'inquiétantes déviations d'esprit où l'on reconnaîtra la marque de l'ancien saint-simonien. Le saint-simonisme ne jeta point de racines profondes dans le peuple. Mais il convenait de le mentionner, car il fournit un fonds commun pour tous les systèmes qui suivirent. Je note deux prétendus réformateurs, ayant appartenu au saint-simonisme : Pierre Leroux, Buchez. — Pierre Leroux, publiciste presque inintelligible, mais laborieux, honnête, dédaigneux de tout profit matériel, s'était persuadé que l'entière harmonie sociale résulterait de l'association des savants, des artistes, des industriels qui représentaient les premiers la connaissance, les seconds le sentiment, les troisièmes la sensation. A cette association, il avait donné le nom de Triade et prétendait, par ce groupement, réaliser la véritable égalité, compromise par la bourgeoisie capitaliste aussi bien que jadis par les privilèges nobiliaires. — Quant à Buchez, c'était par la fraternité, une fraternité universelle, qu'il prétendait arriver à l'universel bonheur. Cette fraternité se réaliserait en des associations qui seraient volontaires. Les salaires y seraient égaux, et le gérant ne serait que le serviteur de tous. Pour remplir ce programme, Buchez faisait appel -- à la différence des autres réformateurs — aux maximes de l'Évangile, et le journal l'Atelier qui propageait sa doctrine était empreint d'une remarquable teinte religieuse. Mystique, Buchez l'était, mais non moins exalté dans la politique, car parmi les crimes de la révolution, il n'en était guère que cet homme de douceur n'amnistiât. Au temps même où Saint-Simon s'efforçait de coordonner ses vues, un autre novateur, Fourier, s'évertuait à la recherche d'une société transformée. Le fondement de son système était aussi l'association, association des capitaux et des familles elles-mêmes. Celles-ci se rassembleraient, en un nombre déterminé, pour l'exploitation d'une industrie ou d'un domaine rural, et habiteraient en un confortable édifice commun, que l'on décorerait du nom de phalanstère. Du même coup plus de concurrence, de salariat, de misère. Dans le phalanstère, chacun travaillerait suivant son attraction et, comme les attractions étaient suivant Fourier, infiniment variées, il n'y aurait point d'emploi, même le plus vulgaire ou le plus rebutant, qui ne fût rempli. La même attraction, qui fixait le travail, prévaudrait aussi dans l'ordre moral, en sorte que, si la famille n'était point proscrite, l'amour libre deviendrait bientôt la règle. Telle était l'organisation sociale imaginée par Fourier et longuement élaborée par lui, car il l'avait méditée toute sa vie. Cependant quand, en 1832, en un journal qu'on appela le Phalanstère, il entreprit de vulgariser ses vues, l'échec fut complet et lui-même mourut en 1837. Il laissait un disciple, un polytechnicien, Victor Considérant. Celui-ci reprit la thèse du maitre, mais en la dépouillant de ses aspects les plus choquants, en se bornant à proposer dans un journal, qu'on appela la Démocratie pacifique, des améliorations successives. C'était encore le socialisme, mais édulcoré, et s'insinuant au lieu de s'imposer. Tantôt sous la forme de la fiction, presque du roman, le socialisme essaie de séduire les imaginations, tantôt il se revêt de violence. — Le romancier est Cabet, un avocat qui a été un instant magistrat : le roman, publié en 1840, se passe en Icarie, une sorte de terre promise où l'État, unique possesseur de toutes choses, se charge, moyennant un travail facile et court, de loger, habiller, nourrir les citoyens et de réaliser en outre, parmi eux, la plus touchante concorde. — A côté de la rêverie dangereusement sentimentale, voici maintenant le vibrant appel aux passions. Celui qui pousse le cri de révolte est Louis Blanc, petit de taille, grand d'ambition, aigri par les misères d'une jeunesse difficile, de style ample et imagé à la manière de Rousseau, éloquent toujours quoique avec un arrière-goût de rhéteur. Bien que très jeune encore, déjà il a été rédacteur en chef du Bon Sens. Il a dirigé la Revue du Progrès. Il a publié en 1840 l'Histoire de dix ans. Et maintenant, par un livre sur l'Organisation du travail, il tente de se porter au premier rang des novateurs. En termes enflammés, il peint le sort de l'ouvrier qui ne peut ni cueillir les fruits du sol puisqu'un propriétaire les détient, ni mendier puisque la mendicité est interdite, ni trouver toujours du travail tant est ardente la concurrence ! Et alors tout un système s'échafaude, éloquemment développé autant que fécond en inconséquences et en lacunes, et qui se résume en quelques traits : Guerre à la féodalité industrielle et à la maxime hypocrite et mensongère de la liberté économique : devoir pour l'autorité publique d'assurer du travail à qui en manque ; toute-puissance conférée à cette même autorité pour l'émancipation du prolétariat : création d'ateliers nationaux où les salaires seront réglés, non d'après les capacités mais d'après les besoins. Cependant l'état bourgeois est jugé incapable de se prêter à une telle transformation : de là un dessein clairement insinué, celui d'une révolution politique qui devra précéder et rendre possible la révolution sociale. Naturellement les livres obscurs où sont développées ces élucubrations ne se répandent pas dans les milieux populaires. Le mal s'opère pourtant. Il s'opère par quelques petites feuilles qui monnayent la doctrine des livres et sont lues par quelques initiés. Ceux-ci à leur tour, dans les usines, les ateliers, les chambres où travaillent les ouvriers d'art, redisent — en interprètes plus ou moins fidèles — ce qu'ils ont compris. De là une propagande à petit bruit, inaperçue mais continue, qui se poursuit sournoisement et dépose dans les âmes par couches successives les semences de colère ou de révolte. Que les salaires soient raisonnables, que les corps et les âmes soient à l'état bien sain, qu'aucun fléau ne s'abatte sur le foyer, et les mauvais germes demeureront à l'état latent sans aucun risque d'éclosion. Mais que vienne le chômage, la maladie ou bien encore quelque dureté de celui qui commande, et alors toutes les formules de révolte reviendront en mémoire, comme reviennent au souvenir d'un écolier les phrases d'une anthologie. Et combien n'est-elle pas riche, l'anthologie du socialisme ! On y proclame que tous les maux viennent de la concurrence. On y flétrit l'exploitation de l'homme par l'homme. On y vante avec Fourier les beautés du travail attrayant ; on y affirme, avec Louis Blanc, que les salaires doivent être proportionnés aux besoins. Puis à toutes ces excitations s'ajoute, à l'usage des plus violents, les appels sauvages à la révolte. Dieu, c'est le mal ; la propriété, c'est le vol ; ainsi parle Proudhon que je n'ai point cité parmi les novateurs, car il s'est contenté de détruire sans aucun souci de réédifier. Cependant, il y a les naïfs que captive l'image de l'heureuse Icarie, une sorte de Salente dépouillée de sa poésie et découronnée de ses dieux. Les dangers les plus redoutables sont ceux qu'on ne voit point. Qu'on se rappelle que ces masses populaires ne votaient pas, que toute entente concertée entre travailleurs s'appelait délit de coalition, que la seule presse qui comptât était aux mains de ceux qui représentaient le pays légal, et l'on comprendra que le gouvernement, ne percevant aucun bruit de révolte, n'ait rien deviné de ce qui couvait silencieusement. Seuls, les observateurs très attentifs notent quelques signes qui décèlent l'état des âmes.- Un jour, aux funérailles d'un médecin radical, le langage est tellement violent que le National en est scandalisé[10]. Un autre jour, Henri Heine, un Prussien établi à Paris et très averti des affaires françaises, reproduit avec effroi les propos exaspérés qu'il a recueillis dans les ateliers[11]. De la préfecture de police arrivent aussi quelques avis inquiétants. Un instant on écoute ; puis l'attention est attirée ailleurs. — Cependant le principal péril des prédications socialistes réside dans la portion de vérité qui s'y glisse. En exaltant des passions mauvaises, elles appuyaient, comme on ferait pour une plaie sensible, sur des points justement douloureux. Il serait excessif de dire que le gouvernement de Juillet ait été indifférent au sort des masses. Il a multiplié les écoles, créé les crèches, organisé les caisses d'épargne ; en outre, par une administration très sage, il a développé à un degré extrême la prospérité générale ; ce qui, en accroissant les ressources des riches, a permis à ceux-ci, s'ils remplissent leurs obligations, d'accroître à leur tour les gains des salariés. Mais, cela fait, on s'est, dans les sphères officielles, jugé quitte ; et après un examen de soi-même un peu trop rapide, on s'est reposé un peu vite en une pleine sécurité de conscience. En quoi l'on n'a point assez songé à ceux qui étaient en bas et qui s'imprégnaient d'autant plus de sophismes que les mauvaises doctrines, tout en faussant leur esprit, exaspéraient en eux tout un monde de regrets : non seulement regret de n'être rien au point de vue politique en face de la société censitaire qui était tout, mais encore et surtout aspiration vers des lois d'assistance qui ôteraient à l'ouvrier guetté par le chômage ou la maladie l'impression d'un entier délaissement. En compulsant les documents législatifs, on souhaiterait une bienfaisance plus active, une vue un peu moins exclusive de la seule politique, une compréhension plus complète des devoirs qu'imposent l'autorité et la richesse. Cette belle compassion humaine, cette recherche ardente et fraternelle de toutes les misères, on l'a montrée dans cet admirable groupe catholique que nous avons décrit. On peut regretter que quelque chose de ce souffle généreux n'ait pas animé ceux qui gouvernaient alors et qu'ils aient laissé à d'autres le soin d'exploiter le beau mot de fraternité. C'est que les meilleurs demeuraient plus ou moins les esclaves des préjugés passés. De l'insuffisance. du sens religieux dériva pour eux — si sages et si bien intentionnés qu'ils fussent — une insuffisante notion du devoir social. Tout entiers à leurs malaises politiques, ils ne songèrent point à la maladie bien plus grave qui les rongeait. Ils ne craignirent pas assez le socialisme qui sourdement les minait et se méfièrent trop du christianisme qui peut-être les eût sauvés. VI Quand un être aux apparences robustes nous échappe subitement, on ne peut se persuader qu'une destruction si soudaine n'ait été dès longtemps préparée et, en une vision rétrospective, souvent minutieuse jusqu'à la puérilité, on note tous les symptômes qui semblent après coup avoir été les avertissements de la mort. Ainsi en fut-il du régime de Juillet. Quand, à l'égale stupéfaction de ses amis et de ses ennemis, il se fut effondré, l'on énuméra en les grossissant tous les signes qui eussent pu faire douter de sa solidité, et ceux même qui n'avaient rien deviné feignirent d'avoir été les plus clairvoyants. La vérité, c'est qu'après les élections très rassurantes de 1846 et au milieu même d'une paix inaltérée, on vit se multiplier les événements fâcheux, les uns dus à la nature, les autres aux passions des hommes, comme si, du règne vieilli, le bonheur se fût retiré. Pendant l'automne de 1846. des inondations très graves ravagèrent la vallée de la Loire. Puis des rapports fort alarmants arrivèrent sur l'état de la récolte. Le prix de l'hectolitre de froment qui était de 29 francs en janvier 1847 monta en avril à 36 francs et sur certains marchés dépassa notablement 40 francs. La misère exaspérant les esprits, il y eut des émeutes en divers départements, notamment dans l'Indre à Buzançais. La crise sur les subsistances survenait en un moment de spéculation intense, en particulier sur les valeurs de chemins de fer ; les capitalistes prirent peur, et plusieurs compagnies en détresse durent recourir à l'intervention de l'État. Contre le gouvernement, des bruits de corruption circulaient. Le plus actif à les propager était le rédacteur en chef de la Presse, M. de Girardin, l'un des ennemis les plus acharnés du ministère. L'accusation était, de façon générale, calomnieuse ; tout au plus quelques pratiques incorrectes autorisées par un long usage, et quelques malversations dans l'administration de la marine. Sur ces entrefaites, une rumeur plus grave s'accrédita. M. Teste, ancien ministre des Travaux publics et maintenant président à la Cour de cassation, avait, de complicité avec le lieutenant général Cubières, reçu, disait-on, pendant son ministère un pot-de-vin de 100.000 francs pour favoriser une compagnie minière, celle de Gounehans. Le rang des accusés, la juridiction qui était celle de la Cour des pairs, les excitations de la presse, tout accrut l'émoi. M. Teste fut condamné à trois années d'emprisonnement, le général Cubières à dix mille francs d'amende. A distance on serait plutôt tenté de s'étonner qu'en dix-sept ans, dans la fièvre de tant d'affaires naissantes, sous le contrôle d'une opinion publique très en éveil et d'une justice très intègre, nul autre acte d'improbité n'ait été découvert. Mais l'opposition n'eut d'autre souci que d'étaler le scandale. Elle ne travailla point en vain. Le 5 juillet 1847, comme le duc de Montpensier donnait une fête au polygone de Vincennes, les gens du faubourg Saint-Antoine s'attroupèrent en poussant des clameurs autour des- voitures qui revenaient de la cérémonie. Ce n'était pas la révolte, c'était pis que cela ; c'était l'explosion méprisante du peuple, persuadé qu'il n'était pas un homme en place qui ne s'appelât Teste ou Cubières. Un mois plus tard, un autre événement remplit d'une malsaine joie ceux qui se plaisaient à abaisser. Le 18 août 1847, la duchesse de Praslin fut assassinée. L'assassin était son mari, doublement grand par son rang et par sa dignité de pair de France. A cette nouvelle on assista dans le parti radical à un effort désespéré pour transformer en dépravation de toute une caste ce qui n'était que l'attentat d'un individu. Le meurtrier avait avalé du poison. Le 24 août, il mourut. A cette nouvelle, ce fut dans les bas-fonds un rugissement de colère. Quel n'eût pas été l'attrait de voir, non plus comme dans les pièces de Victor Hugo, mais dans un drame réel et vécu, un grand seigneur, membre de la Haute-Chambre et familier des Tuileries, traîné en justice et de là à l'échafaud. En cette même année, trois historiens, Louis Blanc. Michelet, Lamartine, entreprirent de raconter, en forme d'apologie, la Révolution française. Je ne crois pas que les deux premiers exercèrent une influence sensible ; car leur œuvre, à peine amorcée, ne s'acheva que bien plus tard. Tout autre fut Lamartine avec l'Histoire des Girondins dont les volumes parurent coup sur coup, livre à la fois sincère et mensonger, décevant et magnifique, livre rêvé et, par instants, prodigieux de vérité ; car cet homme, si peu soucieux de la matérialité des faits, possédait à un degré incroyable le don de l'intuition. La France s'ennuie, avait dit un jour Lamartine à la tribune. Le livre venait à point pour la secouer, et jusqu'à lui souffler le goût de nouvelles agitations. Tandis que Lamartine traçait ces pages brûlantes, l'opposition s'ingéniait à grouper ses forces. La réforme électorale et parlementaire serait la pièce maîtresse dans sa lutte contre le gouvernement. Nul n'ignore la signification de ces mots : par réforme électorale, on entendait l'extension du droit de suffrage, réservé jusqu'ici aux citoyens payant 200 francs d'impôts : quant à la réforme parlementaire, elle consistait en une exclusion totale ou partielle des fonctionnaires publics qui, dès 1840, siégeaient au nombre de 150 environ à la Chambre des députés et étaient, disait-on, suspects de complaisance envers qui pouvait les promouvoir ou les briser. Dès 1842, la question avait été l'objet d'un solennel débat : deux motions, la motion Ganneron et la motion Ducos, ainsi nommées toutes deux du nom de leur auteur, avaient réclamé, la première, l'exclusion de la plupart des fonctionnaires, la seconde, le droit de vote au profit de tous ceux qui étaient inscrits sur la liste du jury. Guizot avait affecté de ne voir dans les deux 'notions qu'une simple manœuvre contre le ministère, et la Chambre l'avait suivi, car la prise en considération du projet Ducos avait été écartée par 234 voix contre 193 ; la proposition Ganneron avait eu le même sort, mais n'avait été repoussée que par 198 contre 190[12]. Dès lors la Réforme — ainsi la nommait-on sans la désigner autrement — n'avait cessé d'être débattue dans le public et dans la presse. Une idée s'était formulée qui ne laissait pas que de rencontrer faveur : elle consistait à ajouter au corps électoral — quelle qu'en fût d'ailleurs la composition — les hommes pourvus de certains diplômes ou de certains emplois. C'est ce qu'on appela l'adjonction des capacités. En outre, la même vigilance jalouse qui s'appliquait à écarter les fonctionnaires, se mit à réclamer une exclusion pareille à l'encontre des députés qui, à titre d'aide de camp ou sous tout autre nom, touchaient un traitement sur la liste civile. Le 6 mars 1847, le nouveau projet fut déposé. On demandait l'abaissement du cens à 100 francs et l'adjonction des capacités. Le 23 mars, les débats s'ouvrirent. M. Thiers se tenait à l'écart ; mais toute la gauche dynastique, conduite par Odilon Barrot, se disposait à livrer bataille. J'ai peu de goût pour l'histoire conjecturale recomposée après coup. Mais n'était-ce pas l'occasion pour le gouvernement de répondre à la hardiesse de l'opposition par une hardiesse plus grande. Très bruyants de langage, assez timides au fond, Odilon Barrot et ses amis ne réclamaient qu'une extension de privilège. Ils proposaient d'entre-bâiller la porte, jusque-là ouverte seulement à un certain nombre de bourgeois. et de faire passer par cette porte, comme on ferait à un guichet, d'autres bourgeois moins fortunés. Le reste demeurerait au dehors. Le vrai dessein d'homme d'État eût été de ressaisir le projet et de l'absorber dans un plan d'ensemble, de façon qu'il y disparût comme chose partielle et de peu de prix : chaque citoyen aurait sa part de capacité électorale, cette capacité variant d'ailleurs suivant les conditions de famille, d'instruction, de fortune. Quelle n'eût pas été, en face d'une telle initiative, la surprise de l'opposition, à la fois déroutée et dépassée Et cette politique qui eût été la hardiesse eût été en même temps la justice. Soit que cette vue des choses lui échappât ou que l'entre- prise lui parût trop vaste, soit qu'il craignît les résistances du roi ou celles de la majorité elle-même, Guizot, étroit de pensées presque autant que magnifique de langage, se contenta d'opposer à ses adversaires le plus intransigeant des refus. La réforme électorale fut repoussée par 252 voix contre 154 ; la réforme parlementaire fut écartée par une majorité de 49 voix. C'était le succès apparent, non la vraie victoire. Le gouvernement se figeait au lieu de se renouveler. Le public n'accueillerait-il pas les revendications repoussées par la Chambre ? De cette pensée un dessein naquit, celui de porter l'agitation au dehors et, comme on disait, d'ouvrir les fenêtres. Il sembla que le moyen le plus efficace, le plus pacifique aussi — car on se piquait alors d'être très pacifique — serait une succession de banquets où, sous l'ardeur des discours, l'on s'enhardirait mutuellement, en sorte que les assistants, chauffés à point, referaient à leur tour dans les cercles, les cafés et jusque dans leur famille, les harangues qu'ils auraient entendues. Un premier banquet aurait lieu au Château-Rouge. Tout fut prévu pour maintenir à la manifestation l'aspect le plus rassurant : les électeurs seraient seuls admis ; les toasts seraient arrêtés d'avance. Cependant aux membres de la gauche dynastique s'étaient associés, sauf Ledru-Rollin, les radicaux ; et dans le comité d'organisation figuraient Pagnerre et Recurt, très connus pour leurs sentiments républicains. Le 9 juillet, les convives se rassemblèrent. Odilon Barrot enfla sa voix ; les radicaux assourdirent la leur : de là une harmonie apparente, mais apparente seulement. Ces Messieurs savent-ils bien où ils vont, disait en ce temps-là Pagnerre à Garnier-Pagès. Il ajoutait avec un espoir joyeux : Après tout, ce n'est pas à nous à leur ouvrir les yeux[13]. Rien ne serait fait si de Paris l'agitation ne s'étendait aux départements. Mais là-bas régnait un calme obstiné. Ce qui refroidissait encore les ardeurs, c'était l'abstention des personnages qui, dans la politique, occupaient alors les premiers rôles. Thiers, quoique favorable au fond, refusait de se compromettre. Dufaure, Billault, Rémusat, se tenaient pareillement à l'écart. Entre tous les chefs d'emploi, un seul, Odilon Barrot, se donnait tout entier. Que s'il promettait sa présence, la perspective de l'entendre stimulait les adhésions. Il arrivait, col engoncé, haute cravate, habit bleu à boutons dorés, pantalon clair. Il arrivait naïf, débonnaire et sonore et en des accès d'une indignation à la fois véhémente et candide, prêchait les maximes de l'évangile réformiste. Avant lui ou à sa suite, les plus diserts des assistants dépliaient leur papier. Au milieu du choc des verres et des applaudissements, on saisissait les mots de corruption, d'égoïsme repu, de France abaissée, de gouvernement représentatif faussé, de ministres frappés d'aveuglement. Tel fut le spectacle qu'offrirent beaucoup de villes, petites ou grandes : Colmar, Strasbourg, Soissons, Saint-Quentin. Et ces prédications ne furent point vaines, car le public, d'abord très froid, finit par s'émouvoir, en sorte que les meneurs purent s'autoriser à leur tour du mouvement d'opinion qu'ils avaient créé. Mais, ayant atteint leur but, ne seraient-ils pas aussitôt dépassés ? Ledru-Rollin s'était abstenu d'abord ; quand il sentit l'heure propice, il se démasqua et, à Lille, annonça en déguisant à peine son langage, la révolution prochaine. Les dynastiques qui s'étaient flattés de submerger le ministère ne seraient-ils pas eux-mêmes submergés sous la poussée radicale ? La maison est à moi, c'est à vous d'en sortir, dit Tartufe à Orgon. VII Au milieu de cette agitation, un changement, plus considérable en apparence qu'en réalité, s'était opéré dans les hautes sphères gouvernementales. Le maréchal Soult, en abdiquant le ministère de la Guerre, avait conservé la présidence du Conseil. Alléguant son âge, il manifesta le désir d'une retraite complète. Par ordonnance du 19 septembre 1847, Guizot, depuis longtemps le vrai chef du cabinet, fut investi officiellement du titre que maréchal avait porté. Ainsi l'heure où ses ennemis faisaient le plus d'efforts pour l'abattre était aussi celle où les dignités s'accumulaient le plus sur lui. Était-il inquiet ? Sa nature optimiste l'inclinait à se dissimuler plutôt qu'à grossir les périls. Puis il était ministre des Affaires étrangères, et à ce titre sa sollicitude s'était portée jusque-là sur l'état de l'Europe plus encore que sur notre condition intérieure. Au point de vue diplomatique, l'année 1846 avait été marquée par deux faits notables : les mariages espagnols, l'incorporation de Cracovie à l'Autriche. En 1847, notre vigilance fut attirée par des événements plus graves, en Suisse et en Italie. Les traités de 1815 avaient organisé en confédération les cantons suisses et, en garantissant à ce pays son intégrité territoriale, lui avaient assuré le bénéfice d'une neutralité perpétuelle. Mais un parti s'était formé, très radical de tendances, qui aspirait à une centralisation plus complète et, en attendant, ne laissait pas que d'être inquiétant pour l'ordre européen, car sous ses auspices, il n'était pas un révolutionnaire cosmopolite qui ne trouvât en territoire helvétique refuge et assistance. Ces radicaux étaient surtout animés de violentes haines religieuses. Leur tactique était de se porter par incursions dans les cantons réfractaires, d'y provoquer des révolutions locales et d'y installer une administration conforme à leurs vues. Pour prévenir le péril, les cantons menacés, c'est-à-dire les cantons catholiques, s'étaient, dès 1845, unis au nombre de sept en une confédération particulière, promettant de se porter secours si l'un d'eux était attaqué. Cette ligue était connue sous le nom de Sunderbund. Les radicaux avaient temporisé d'abord, puis quand ils se sentirent en majorité dans le grand conseil fédéral, ils déclarèrent illégale l'association, sommèrent les cantons d'y renoncer et en outre, s'ils avaient des Jésuites sur leur territoire, de les expulser. — Tel était le conflit qui, au mois de septembre 1847, menaçait de dégénérer en guerre civile et appelait toute la sollicitude des puissances signataires de l'acte de Vienne. Entre toutes les puissances, nulle n'était plus intéressée que la France au maintien d'un ordre régulier en Suisse. Mais ici l'embarras était grand. Lier partie avec l'Autriche, c'était s'engager peut-être jusqu'à une ingérence armée. Quant à une médiation concertée avec l'Angleterre, elle était malaisée ; car le chef du Foreign office, lord Palmerston, très irrité des mariages espagnols, était disposé à éluder ou à ajourner toute action commune avec nous. Cependant les plus avisés ne doutaient guère que les événements n'allassent plus vite que la diplomatie elle-même. Et en effet, le 4 novembre 1847, sur le refus des cantons catholiques d'obéir aux injonctions de la diète, l'exécution fédérale fut votée. L'état de l'Italie éveillait aussi, au moins pour l'avenir, de sérieuses appréhensions. Le 1er juin 1846, Grégoire XVI était mort. L'élu du conclave avait été le cardinal Mastaï qui avait pris le nom de Pie IX. C'était un pontife, jeune encore, de grande piété, très ignorant de la politique, mais d'âme tendre, gardant secrètement un souvenir un peu attristé de certaines réactions dont il avait été témoin, et ne souhaitant qu'une chose, inspirer confiance à son peuple et se confier à lui. Son premier acte avait été une amnistie ; non pas tempérée par des restrictions ou faussée par des ambiguïtés, mais mesurée d'après la bonté de son cœur. Puis il s'était fait réformateur, et avec une véhémence de zèle qui se portait à la fois sur toutes choses : instruction publique, agriculture, émancipation administrative, institution d'une garde civique, tolérance dans le régime de la presse. De là une popularité bruyante comme l'ivresse, mais passagère aussi comme l'ivresse elle-même. Bientôt les étrangers qui résidaient à Rome et spécialement les diplomates se montrèrent un peu soucieux : ils n'observaient pas sans inquiétude des initiatives téméraires suivies d'hésitations ou de reculs, des projets amorcés dans toutes les directions et qui témoignaient d'une bonne volonté à la fois entreprenante et novice. En même temps, dans le peuple romain, on put remarquer, dès l'année 1847, un notable changement. On acclamait encore le pape, mais en des acclamations impérieuses, qui, après chaque réforme accomplie, réclamaient avec une familiarité déjà menaçante la réforme qui suivrait. Avec une sollicitude un peu anxieuse, notre ministre des Affaires étrangères lisait, méditait, commentait les informations venues de Rome. La généreuse entreprise du Saint-Père lui paraissait sujette à deux déviations : ou elle serait confisquée par les radicaux, et alors ce serait la révolution maîtresse, ou elle se perdrait dans un grand mouvement national et unitaire, et alors ce serait, sous la conduite du Piémont, la guerre pour l'indépendance. C'est à prévenir ce double péril, c'est à garder à l'évolution libérale son caractère de modération que M. Guizot s'applique. Il ne lui convient ni de verser dans la réaction à la façon des Autrichiens qui se préparent à occuper Ferrare, ni d'imiter lord Palmerston qui, dans l'espoir de dépasser en popularité la France, s'apprête à envoyer dans la péninsule lord Minto pour y prodiguer aux novateurs les plus imprudents des encouragements. Il se pique, lui, d'être l'ami sincère, désintéressé de l'Italie. Deux fois, il développe son programme, d'abord le 3 août 1847, en un discours à la Chambre des pairs, puis, le 17 septembre, en une circulaire à ses agents. Ce qu'il souhaite en Italie, c'est la paix intérieure, le statu quo territorial, puis dans les différents États, des réformes accomplies progressivement, de concert entre les gouvernements et les peuples. Ces sages et émollients avis étaient de ceux que les nations n'écoutent guère quand elles sont en travail de transformation. C'est à la seconde partie du dix-neuvième siècle qu'appartient l'histoire de la révolution mémorable, qui, tantôt cheminant sans bruit, tantôt se précipitant, amènera l'Italie jusqu'à l'entière unité. Aussi bien, dès la fin de 1847, M. Guizot, jusque-là fort en éveil, ne parcourt plus qu'avec une attention un peu distraite les dépêches arrivées d'Italie. C'est que, malgré sa hautaine assurance, sa sollicitude se porte tout entière sur son pays. VIII La série des banquets s'était prolongée bien avant dans l'hiver. Nul scrupule chez les radicaux, nulle lumière chez les dynastiques. Dans le pays, tranquille naguère jusqu'à la torpeur, une conviction s'affermit, celle que la corruption est universelle, qu'un changement est urgent. Du même coup, tous les ressorts de l'autorité s'affaiblissent, tant est rapide la décadence du respect. Dans le monde officiel, nul ne prévoit une catastrophe, mais tous ou presque tous sont troublés. La vraie sagesse serait moins de changer les hommes que de travailler avec une audace réfléchie aux besognes à la fois reconstituantes et populaires qui assureront l'avenir. On ne s'élève guère jusqu'à ces hautes pensées. Mais parmi les gens de cour et jusqu'aux Tuileries, des propos s'échangent, à voix basse d'abord, puis en un accent plus raffermi, sur la nécessité de donner, par le renvoi de Guizot, un gage à l'opinion publique. Ainsi parle le comte Molé qui garde le souvenir de la coalition ; le chancelier Pasquier à qui une longue expérience de la politique a appris la souplesse ; Dupin d'âme vulgaire mais de coup d'œil sûr et d'intelligence lucide ; Montalivet qui, en sa qualité de colonel de la garde nationale, a recueilli beaucoup de confidences et que ses fonctions d'intendant de la liste civile mettent en relations presque journalières avec le roi. D'autres, comme le maréchal Gérard ou comme Sébastiani, confient leurs craintes à Madame Adélaïde qui, depuis le commencement du règne, a été la plus intime confidente du souverain, mais qui touche elle-même à ses derniers jours. Jusque dans la famille royale, le trouble règne : la reine est ébranlée : de La Spezzia, le prince de Joinville, en une lettre intime à son frère, le duc de Nemours, lui confie ses anxiétés. Dans le ministère même, ne saisirait-on point quelques traces d'hésitation ? M. Duchâtel, personnage considérable par le rang, la fortune, l'expérience des affaires, a manifesté plusieurs fois des velléités de retraite, et s'il y donnait suite, ne serait-ce pas la dislocation du cabinet ? C'était au roi qu'appartenait la décision. Au cours de son long règne, il a eu ses heures de découragement. Il comprend que si la monarchie subsiste, le sens monarchique s'est oblitéré : de là des doutes sur l'hérédité de son pouvoir. Son grand malheur n'est pas d'être combattu, mais de sentir qu'en cas de péril, il ne sera pas soutenu. Ces réflexions ne laissent pas que d'assombrir fort le monarque. Cependant, par une évolution singulière, l'âge qui d'ordinaire rend craintifs les vieillards a diminué les appréhensions du prince, en sorte qu'après avoir observé longtemps une cauteleuse prudence, il serait exposé maintenant à tomber dans l'infatuation. C'est qu'il se remémore les années de son règne : les émeutes vaincues, les partis désarmés ; nulle loi d'exception, une observation scrupuleuse de la Charte ; la paix menacée deux fois, en 1831, en 1840, et maintenant raffermie ; l'Angleterre moins favorable depuis les mariages espagnols, mais les puissances continentales se rapprochant de nous ; l'Algérie, longtemps objet de doutes et maintenant conquête pleine de promesses. L'examen se poursuit, attestant les féconds résultats d'un sage gouvernement : tous les revenus publics accrus, la propriété foncière triplée de valeur, Paris embelli, Versailles restauré, les élections de 1846 grossissant d'une trentaine de voix la majorité gouvernementale, un recensement récent constatant en quatre années un accroissement de quinze cent mille âmes dans la population. — Maintenant la récognition est achevée, tournant de plus en plus à l'apologie. Pourquoi le prince changerait-il son ministère quand ce ministère a la majorité dans le Parlement, quand l'agitation n'est sans doute qu'une agitation de surface, quand aucune vague de fond n'atteste l'intensité d'un vœu populaire ? Et c'est ainsi que le roi s'encourage à garder Guizot. Jadis il ne l'aimait pas ; il lui a gardé rancune pour son rôle dans la coalition ; il n'a signé qu'à regret, en 1840, sa nomination comme ambassadeur à Londres. Maintenant il est habitué à lui. Cet homme à l'apparence hautaine sait s'assouplir à l'occasion ; il est d'âme droite et sans s'abaisser jamais, respectueux toujours ; il est admirable orateur, et même lorsque la politique se traîne en des régions subalternes, il excelle à la revêtir d'ampleur et de majesté. Puis par qui le remplacer ? Le nom de Molé vient aux lèvres, mais après Molé, Thiers ; car au fond, dans la Chambre, il n'y a que deux hommes : Guizot et Thiers, et à tel point que les débats parlementaires ne semblent qu'un combat singulier entre eux. Or, Thiers, le roi n'en veut pas. Il l'a fort goûté autrefois et peut-être le goûterait-il encore. Mais il le redoute : il l'a eu deux fois pour ministre, en 1836, en 1840, et n'a réussi qu'avec peine à contenir ses entraînements belliqueux. Et quelle ne serait point l'imprudence de le reprendre à l'heure où l'état de l'Italie, de plus en plus confus, peut offrir à tout esprit téméraire, impulsif ou étourdi, une occasion d'aventure ! Et c'est ainsi que le roi, s'affirmant à lui-même que tout va bien, finit par se le persuader. Plus encore que Guizot, il est réfractaire à l'idée hardie de se rajeunir en se renouvelant. Il pourrait, comme on l'a dit, dérouter l'opposition par un projet d'ensemble sur le droit de suffrage. Il pourrait ; par des lois d'assistance, se rapprocher des masses populaires. Il pourrait, par la liberté d'enseignement depuis si longtemps promise, donner satisfaction aux catholiques et par contre-coup à cette fraction des légitimistes liée au parti religieux. Mais il ne semble pas que ces pensées aient hanté son esprit. Maintenir ce qui existe, telle est toute sa politique. Dans cette disposition il exagère encore son optimisme. Il reçoit le général de Castellane et étale devant lui une si complète satisfaction que le général en demeure stupéfait[14]. Il se refuse à écouter Montalivet[15]. La reine a été inquiète : il la calme avec cet air d'assurance qui rend la confiance et ce tutoiement affectueux qui est le signe des bons ménages. Guizot, en un entretien avec lui, lui offre de se retirer : le roi repousse la suggestion. Y aura-t-il des troubles ? Le monarque ne peut l'imaginer. Pour la sécurité publique, il se repose sur la garde nationale. : il l'a vue en 1831, 1832, 1834, empressée à se rassembler, courageuse et fidèle. C'est, à sa façon, sa garde royale à lui, flattée, choyée, caressée, ayant le premier rang dans toutes les revues, garde dont il se plaît à décorer les officiers et à recevoir familièrement les chefs aux Tuileries. Se pourrait-il qu'elle fût jamais gagnée d'indiscipline ? En tout cas, si contre toute apparence quelque péril surgissait, le roi compte sur lui-même. Il ne peut se persuader ni que ses forces soient diminuées, ni que l'âge ait énervé sa volonté. Il se sent toujours la même énergie qui a vaincu les émeutes, la même sagesse qui a sauvegardé la paix ; il compte enfin sur le même bonheur qui l'a protégé au cours de sa longue vie, et c'est dans cette confiance qu'il atteint la session. IX Elle s'ouvrit le 2S décembre. Toutes les pompes officielles, mais une impression un peu triste. On note avec une crainte superstitieuse les incidents de l'année qui finit : le procès Teste : la duchesse de Praslin : tout récemment le tragique suicide de M. Bresson, l'un des diplomates les plus en vue : Madame Adélaïde, cette habituelle conseillère du roi, sur le point de mourir[16]. Puis les pensées se portent, toutes soucieuses, au delà de nos frontières, vers l'Italie qui risque d'agiter le monde autant qu'elle s'agite elle-même, vers la Suisse où les radicaux, étant entrés dans Fribourg, dans Lucerne après une facile victoire, ont dissous le Sunderbund, et se répandent en laides et cruelles violences sur des paysans, des moines, des religieuses. Entre toutes les paroles du discours royal, les plus
curieusement attendues étaient le jugement sur les agitations réformistes.
Ceux qui souhaitaient la clarté, une clarté sans voiles, furent servis à
souhait. Le roi s'exprimait en ces termes : Au
milieu de l'agitation que fomentent les passions ennemies ou aveugles,
une pensée m'anime et me soutient, c'est que nous possédons dans la monarchie
constitutionnelle, dans l'union des grands pouvoirs de l'État, les moyens les
plus assurés de satisfaire tous les intérêts moraux et matériels de notre
chère patrie. Maintenons fermement, selon la Charte, l'ordre social et toutes
ses conditions. Nous remettrons intact aux générations qui viendront après
nous le dépôt qui nous est confié, et elles nous béniront d'avoir fondé et
défendu l'édifice à l'abri duquel elles vivront heureuses et libres. Il était impossible d'être plus précis. Hostiles ou aveugles, tels étaient bien les députés réformistes. Seulement ces paroles, dans leur véridique et cruelle Apreté, résonnaient comme un défi. En piquant au jeu les amours-propres, elles rejetaient les dynastiques sur les radicaux et cimentaient leur ligue loin de la désagréger. Plusieurs se rappelèrent que Charles X en 1830 n'avait point parlé autrement. Lui aussi, il avait, en éveillant une sorte de point d'honneur, creusé le conflit entre lui et son peuple comme aujourd'hui Louis-Philippe entre lui et l'opposition. Entre les discours de la session, deux surtout méritent d'être rappelés, tant ils résonnèrent à la manière de cris d'alarme Le premier fut celui de Montalembert dans la Haute Chambre le 14 janvier 1848. Il s'agissait des affaires de Suisse. Là-bas il y avait eu une défaite : celle du Sunderbund qui figurait la liberté : une victoire, celle des radicaux qui figuraient l'oppression révolutionnaire. Sur ce terrain, Montalembert se sentait comme soulevé, la révolution étant ce qu'il détestait le plus, la liberté, et en particulier la liberté religieuse, étant ce qu'il se piquait surtout de servir. D'un coup d'aile, il porta le débat à de telles hauteurs que jamais, dans l'enceinte du Luxembourg, de tels accents n'avaient résonné. Pendant deux heures, avec toute l'ardeur d'une passion vengeresse, il flétrit les iniquités, les violences, tantôt brutales, tantôt voilées d'hypocrisie, des radicaux suisses. Enivrant prestige de l'éloquence, fierté d'un tel orateur, indignation contre l'injustice, tout subjugua la noble assemblée qui se mit à applaudir comme elle ne l'avait fait jamais. Mais était-ce à la Suisse seule que Montalembert songeait ? Je ne viens pas, avait-il dit en commençant, parler pour des vaincus, mais à des vaincus, — vaincu moi-même à des vaincus, — c'est-à-dire aux représentants de l'ordre social, de l'ordre régulier qui vient d'être vaincu en Suisse et qui est menacé dans toute l'Europe. Ainsi tout s'agrandissait, le cadre qui n'était plus la Suisse mais l'Europe, la cause qui n'était plus seulement celle des cantons catholiques, mais celle de la civilisation, le crime dénoncé qui était celui de la démagogie cosmopolite niveleuse, oppressive et impie. Ce fut ce tressaillement intime de l'âme, cette vue presque prophétique d'un péril peut-être prochain, ce magnifique et angoissant appel à l'union qui remua jusqu'à l'électriser le plus froid des auditoires. Et c'est pourquoi, au milieu de l'oubli où tombent le plus souvent les discours, celui-là a mérité de survivre. L'autre discours fut, le 27 janvier 1848, celui de
Tocqueville à la Chambre des députés. Ici nul éclat de parole, nul
frémissement de l'auditoire, une attention qui ne se soutient qu'à demi, tant
la voix est voilée, tant l'assemblée a peine à s'élever au-dessus des
réalités immédiates, tant l'unique enjeu semble être le ministère à perdre ou
à sauver. Cependant qui ne rapprocherait des paroles enflammées de
Montalembert les graves avertissements de Tocqueville : Pour la première fois depuis quinze ans, dit-il, j'éprouve une certaine crainte pour l'avenir. On dit qu'il
n'y a point de péril parce qu'il n'y a point d'émeute... Sans doute le désordre n'est point dans les faits, mais il
est entré profondément dans les esprits. Et l'orateur montre les
classes ouvrières agitées par les passions sociales bien plus redoutables
encore que les passions politiques, travaillées, en un mot, par des opinions
qui ne tendent pas seulement à renverser telle loi, tel ministère, tel gouvernement,
mais le monde lui-même. Et ne croyez-vous pas,
poursuit Tocqueville, que quand de telles opinions
prennent racine, quand elles descendent profondément dans les masses, elles
amènent tôt ou tard, je ne sais quand ni comment, les révolutions les plus
terribles ? Le 7 février, on arriva, dans la discussion de l'Adresse, au passage relatif à la réforme électorale. La commission, copiant presque mot pour mot le langage royal, s'était bornée à une brève flétrissure des passions ennemies ou des entraînements aveugles. La majorité, jusque-là, s'était montrée très fidèle. Cependant un petit groupe de conservateurs progressistes s'était formé qui ne cachait pas ses préférences pour une formule plus adoucie. En outre, quelques hommes, comme M. de Morny, sans abandonner le ministère, souhaitaient fort une certaine détente. De là divers amendements : en particulier, celui de M. Desmousseaux de Givré qui supprimait les mots d'aveuglement et d'hostilité, et celui de M. Sallandrouze qui se bornait à exprimer un vœu pour des réformes sages et modérées. Ces amendements furent repoussés, mais non sans que M. Guizot ait manifesté quelque velléité d'humeur plus transigeante. C'est ainsi qu'à propos de l'amendement Sallandrouze, il déclara que la réforme électorale et parlementaire devrait être discutée à fond au cour de la législature. X La discussion de l'Adresse s'acheva le 12 février. Nous touchons au coup de surprise qui, douze jours plus tard, renversa la dynastie. Coup de surprise, tel est bien le mot où se résument tous les événements qui vont suivre. Il y a eu des paroles angoissées, tels les discours de Montalembert et de Tocqueville. Mais si beaucoup sont inquiets, nul n'a la vue de ce qui pourra lui survenir à lui-même ou de ce que les autres pourront tenter. — Surpris, M. Guizot, précipité tout à coup de son immobilité hautaine. — Non moins surpris, M. Thiers le rival de Guizot qui, le 2 février 1847, à propos des affaires d'Italie, s'est proclamé avec une pétulance étourdie l'homme de la révolution et qu'on verra un mois plus tard, apeuré jusqu'à l'affolement, dire à M. Cousin : Il ne nous reste plus qu'à nous jeter aux pieds des évêques. — Surpris plus que tous les autres, les députés dynastiques, ingénument destructeurs et qui semblent ignorer qu'aux enfants seuls, il est permis de faire le mal et de dire ensuite : Je ne l'ai point fait exprès. — Surpris aussi le roi lui-même, sage longtemps, sage au point de passer pour la sagesse même, mais à qui cette renommée de sagesse devient funeste, car elle fait naître en lui l'infatuation. — Surpris enfin ceux qui demain triompheront : chez eux nulle prévision de l'avenir prochain, et peut-être, s'ils l'eussent connu, plus de crainte que de joie, en sorte qu'on n'échappera à la monarchie que pour tomber dans une improvisation de république qui ne sera ni mal intentionnée, ni sanguinaire ni perverse, mais tout de même accumulera plus de fautes en trois mois que la royauté en dix-huit ans. Le conflit commença petitement, à la manière d'un litige entre gens de loi, très désireux de ne point se battre. Les banquets avaient réussi. Dynastiques et radicaux, moutons et loups mêlés, résolurent de continuer. Cependant le gouvernement se jugeait fondé à interdire ces agapes qui, si fraternelles qu'elles fussent, n'étaient qu'à demi rassurantes. Ainsi s'exprimait, avec une courtoisie bienveillante le ministre de l'Intérieur, M. Duchâtel, et en termes plus âpres, le garde des Sceaux, M. Hébert. Un arrangement fut conclu, à la façon d'une transaction entre procéduriers. Au jour fixé pour le prochain banquet, c'est-à-dire le 22 février, les souscripteurs se rendraient à la réunion qui aurait lieu, non dans un quartier populaire, mais dans le quartier alors assez solitaire des Champs-Élysées. Au moment où les convives prendraient place, un commissaire de police paraîtrait et inviterait l'assemblée à se dissoudre. Odilon Barrot, ce naïf impénitent, protesterait, et naturellement en un discours. Le commissaire de police dresserait procès-verbal. On ne doutait pas que les assistants ne se séparassent docilement. Le litige serait soumis au juge de paix ; puis le point de droit serait tranché par la Cour de cassation. Sur l'heure, l'arrangement parut tout à fait à souhait. L'opposition s'y rallia, le ministère pareillement, et dd tout, comme on eût fait en une étude de notaire, on dressa le 19 février procès-verbal[17]. La sécurité fut courte. Le 21 février, le National, la Réforme, la Démocratie pacifique, publièrent un avis qui ajoutait à la déclaration de l'avant-veille un post-scriptum fort inquiétant. On ne changeait rien au programme du banquet. Seulement on s'y rendrait en un tel appareil que, selon toute apparence, on commettrait, chemin faisant, les délits que le Pouvoir s'ingéniait à prévenir. Rendez-vous était donné à dix heures, place de la Madeleine, aux souscripteurs et aux invités. De là on se dirigerait vers le lieu de la réunion : en tète du cortège figureraient les officiers supérieurs de la garde nationale, puis s'avanceraient, rangés en colonnes. les gardes nationaux, sans armes mais en uniforme, et groupés par numéros de légion. Entre les files de gardes nationaux s'intercaleraient les jeunes gens des écoles, sous la conduite de leurs commissaires. En cet appel des journaux, deux lois se trouvaient violées : la loi qui prohibait les attroupements ; puis celle qui défendait tout rassemblement de la garde nationale sans convocation régulière. Le gouvernement résolut de se montrer énergique. Il défendit le banquet. Une proclamation du préfet de police interdit le cortège. Des précautions militaires furent prises. Cependant, si le gouvernement était soucieux, ses adversaires ne l'étaient pas moins. Qu'une émeute éclatât, et le peuple serait écrasé : ainsi pensaient, non seulement Odilon Barrot et ses amis, mais encore les radicaux rassemblés aux bureaux de la Réforme. Sous l'empire de ces craintes, l'opposition renonça à la manifestation. Dès les premières heures de la nuit, on connut dans les ministères et aux Tuileries ces dispositions redevenues/pacifiques. Les mesures de défense furent contremandées, et l'on se reposa dans l'espoir que le calme ne serait point troublé. XI Le public ne connaissait pas le recul de l'opposition. Le 22 février dès le matin, on vit, soit par les boulevards, soit par les quais, des bandes se diriger vers la Madeleine, rendez-vous fixé la veille par le National et la Réforme. Dans ces bandes, beaucoup d'ouvriers, et parmi eux quelques professionnels de l'émeute ; puis de simples curieux, et aussi de petits bourgeois que le mot de réforme avait conquis. Nulle direction, nul chef au moins apparent, peu d'animation encore, rien que des cris : A bas Guizot ! Jusqu'ici nulle autre force sur pied que les sergents de ville et les gardes municipaux. Cependant la foule s'était répandue sur la place de la Concorde ; et quelques-uns des manifestants parvinrent à s'introduire jusque dans le Palais-Bourbon à ce moment désert. A cette nouvelle, un détachement de dragons, requis en toute hâte, déboucha de la caserne du quai d'Orsay et, venant au secours de la police, dégagea le palais. L'heure de la séance parlementaire approchait. Les députés commençaient à arriver. Les opposants, un peu honteux d'avoir renoncé au banquet, tinrent à se racheter par un acte d'énergie. Ils déposèrent contre le cabinet une demande de mise en accusation. La motion surprit ; car les ministres, quel que fût le jugement sur leur politique, n'avaient ni violé aucune loi, ni gouverné en dehors de la majorité. Cinquante-deux députés seulement donnèrent leur signature. Dans le même temps, au dehors, quelques barricades s'ébauchaient rue Duphot, rue Saint-Florentin. Sur ces indices ; le gouvernement déploya d'importantes forces militaires. Mais avec la nuit tout sembla rentrer dans le calme. Les troupes regagnèrent leurs casernes ; et dans les régions officielles, on se flatta qu'à la manière d'un feu de paille, la sédition était apaisée. Elle ne l'était pas, et on le vit bien quand, dès le matin du lendemain 23 février, les émeutiers se fortifièrent dans le quartier du Temple et le quartier Saint-Merry. Même en se prolongeant de la sorte, l'émeute semblait vouée à la défaite. Mais le vrai, le terrible danger se révéla bientôt : il résiderait dans l'attitude de ceux qui avaient charge de défendre l'ordre menacé. La garde nationale avait, au début du règne, contribué, avec autant de patriotisme que de courage, à maintenir la paix publique. A la faveur d'une longue tranquillité, elle s'était un peu amollie, et jugeant le gouvernement solide au point d'être inébranlable, elle s'était pénétrée d'humeur frondeuse. Les articles des journaux, les harangues des banquets avaient achevé de troubler les cerveaux. Cette altération de l'esprit primitif n'avait point échappé ; et un mois auparavant, au Luxembourg, l'un des pairs, M. de Béthizy, avait osé dire[18] : Je défie qu'on convoque la garde nationale, car on ne pourrait la réunir sans avoir à craindre une manifestation. La sagesse eût été, en cette occurrence, de confier aux troupes seules et à la police le soin de la répression. Les forces militaires disponibles s'élevaient à 30.000 hommes environ[19], chiffre suffisant pour réduire même la plus redoutable des insurrections. On craignit d'indisposer, par une injurieuse méfiance, ceux qui, en d'autres temps, avaient été les meilleurs soutiens du trône. On les avait déjà convoqués la veille ; on les convoqua de nouveau. L'illusion sur eux ne fut pas longue on vit les uns proposer une pétition pour la mise en accusation du ministère, les autres s'interposer entre les gardes municipaux et les émeutiers ; les plus modérés criaient à tue-tête : Vive la Réforme ! De là un double péril : encouragement pour les insurgés qui devinaient en face d'eux des complaisants, presque des complices ; contagion d'indiscipline pour les troupes régulières, fidèles jusque-là, mais un peu lassées par les longues attentes, les surprises des guerres de rues, et qu'accueillait déjà, comme un appel à la défection, ce cri habituel de toutes les émeutes : A bas les gardes municipaux. Vive la ligne ! La déception fut profonde, nulle part plus ressentie qu'eux Tuileries. La garde nationale était, aux yeux du roi, l'une des institutions fondamentales du règne. Quand il la vit infidèle, le trouble pour la première fois l'envahit. Lui si ferme, lui optimiste au point de paraître infatué, il se prit à douter de sa fortune. Et alors commença la série des erreurs, des hésitations, des inconséquences qui, vingt-quatre heures plus tard, le précipiteraient vers l'exil. XII J'ai raconté autrefois cette chute lamentable. Je ne me sens pas le courage de répéter ce que j'ai déjà écrit[20]. Quelques pages suffiront pour dépeindre les vainqueurs et les vaincus, les uns aussi abasourdis de leur victoire que les autres demeurent éperdus sous leur effondrement. Guizot avait à la cour beaucoup d'ennemis. Qu'on le sacrifie, disait-on, et le calme renaîtra. Le roi, jusque-là inébranlable, prêta cette fois l'oreille. M. Duchâtel étant venu aux Tuileries, il lui insinua, non sans quelque embarras, l'idée d'un changement ministériel. M. Duchâtel comprit, et pareillement Guizot, qui, averti par son collègue, arriva peu après. La démission offerte fut incontinent acceptée, bien qu'avec toutes sortes de témoignages de regret. Vers trois heures, au Palais-Bourbon, en des paroles qui seraient les dernières qu'il prononcerait à la tribune, le président du Conseil annonça la grande nouvelle ; et les députés de l'opposition, si dynastiques qu'ils fussent, se réjouirent bruyamment, comme si la tempête qui grossissait ne devait pas les balayer le lendemain. Les concessions sont souvent opportunes pour prévenir les crises, ou nécessaires quand les crises sont passées. En pleine bataille, il est rare qu'elles sauvent. Si l'on se décidait à céder, la sagesse commandait de céder assez pour désarmer, à défaut des ennemis acharnés, les adversaires les moins irréductibles. Soit espoir de tout ressaisir, soit crainte d'être débordé, le roi se contenta d'opérer un léger glissement au lieu de se résigner à une évolution. Celui qu'il appela fut le comte Molé, peu connu des masses, et qui, au point de vue des idées, ne différait guère de Guizot que par une moindre éloquence et des formes plus adoucies. Comme il eût fait en des temps paisibles, Molé se mit en quête de collègues. Quant au roi, sa résolution prise, il se prend à la regretter : Quand je pense, dira-t-il un peu plus tard, que tout cela s'est décidé en un quart d'heure[21]. Puis il calcule sur quelle pente il risque d'être entraîné : avec Molé, Thiers, sans doute aussi Barrot, et non seulement la réforme électorale, mais peut-être la dissolution de la Chambre. Tandis qu'il réfléchit de la sorte, les nouvelles se succèdent, confirmant les complicités de la garde nationale, annonçant l'impuissance du nom de Molé, vainement jeté à la foule. Cependant plusieurs des plus illustres soldats d'Afrique sont à Paris Bedeau, Lamoricière et, au-dessus de tous, Bugeaud. Pour le commandement général des forces militaires, on a déjà songé au maréchal ; lui-même s'est offert, et il attend, non sans impatience, sentant la rébellion croître, qu'on mette à profit son expérience. Le roi songe à l'appeler, puis hésite, et, si mortels que soient les ajournements, on comprend la perplexité. C'est que Bugeaud signifie répression ; Molé concession, surtout s'il s'associe à Thiers ; or, dans les conjonctures où l'on se trouve, on peut encore opter entre les deux conduites, mais point pratiquer à la fois l'une et l'autre sous peine de les stériliser toutes deux. Ces heures que la royauté laisse se consumer sont, pour les chefs radicaux, pour les républicains, pleines de joyeux étonnements. Le 21, ils ont découragé toute prise d'armes. Le 22, ils se sont terrés dans l'attente. Maintenant, en cet après-midi du 23, ils notent tous les signes réconfortants : les rassemblements qui prennent consistance, les barricades qui se consolident, les forces de police exténuées, les troupes déjà ébranlées, la garde nationale niaisement complice. Sur ces entrefaites, une collision funeste, due au hasard, vint changer en confiance ce qui n'était encore qu'espoir. Ce fut sur le boulevard, vers neuf heures et demie du soir, que le choc se produisit. Depuis la tombée du jour, des bandes s'y succédaient, portant des torches et faisant de force illuminer les maisons. L'une de ces bandes, plus forte que toutes les autres, arrivant de la Bastille et se grossissant en chemin, vint se heurter à un bataillon du 14e de ligne qui gardait, sur le boulevard des Capucines, le ministère des Affaires étrangères et barrait la chaussée. Un détachement de garde nationale, placé en avant du bataillon, devait, à la manière d'un corps amortissant, prévenir le contact direct entre la troupe et la foule. Mais il venait d'être déplacé pour protéger sur la place Vendôme la chancellerie, en sorte que bientôt soldats et manifestants se touchèrent. Ceux-ci pouvaient d'autant moins reculer que la queue de la colonne, faisant pression, les poussait en avant. Le seul passage laissé libre était la rue Basse-du-Rempart, et ce fut ce passage que le lieutenant-colonel Courant, commandant le bataillon et très désireux d'éviter tout conflit, indiqua aux chefs de l'attroupement. Clameurs, puis menaces s'échangèrent. Soudain un coup de feu partit, tiré, dit-on, par un sergent qui, ayant vu insulter son lieutenant-colonel, n'avait pas résisté à le venger. Puis une décharge générale éclata, couchant sur le sol une cinquantaine d'hommes, les uns blessés, les autres atteints à mort. Une double terreur suivit, celle de la foule, celle des soldats eux-mêmes éperdus de ce qu'ils avaient fait. Quand les manifestants furent un peu revenus de leur consternation, une indicible colère s'empara d'eux. Non loin de là, ayant rencontré un fourgon, ils s'en saisirent, y placèrent les cadavres ; et pendant une partie de la nuit, la lugubre procession parcourut la ville, appelant le peuple à la vengeance. Vers dix heures, on connut aux Tuileries la terrible collision. Un peu plus tard, survint le comte Molé, confessant son impuissance. Le roi se résigne à subir Thiers, peut-être même Barrot. Cependant il revient à l'idée-qui, depuis le matin, le hante, celle de se pourvoir à deux fins, d'avoir à la fois sous la main un soldat pour combattre, des ministres pour négocier. Les ministres démissionnaires n'ont pas encore été officiellement remplacés. Ce sont eux qui contresignent l'ordonnance confiant à Bugeaud le commandement général des forces militaires. Au milieu de la nuit, Bugeaud arrive. Il se rend, rue de Rivoli, à l'état-major et s'applique à relever les courages. Il prescrit la formation de quatre colonnes qui, dès l'aube, se mettront en marche : la première, sous les ordres du général Tiburce Sébastiani, sera dirigée vers l'hôtel de ville ; la seconde, confiée au général Bedeau, passera par les boulevards, aura pour objectif la place de la Bastille ; la troisième manœuvrera derrière les deux autres pour empêcher les barricades abattues de se relever ; la quatrième se portera vers le Panthéon. Il semble que ce soit la lutte, et jusqu'à la victoire. Qui croire cependant ? Tandis que Bugeaud achève à l'état-major ses dispositions pour la bataille, Thiers arrive aux Tuileries. Il réclame comme collègue Odilon Barrot, cite d'autres noms non moins désagréables au roi, demande, outre la réforme électorale, la dissolution. Le roi, courbant la tête, accepte tout, sauf la dissolution. Mais quelle n'est pas l'inconséquence ! Quel système prévaut, répression avec le maréchal, concession avec Thiers et Barrot ? Ou bien caresse-t-on l'espoir de ramener en même temps par sacrifices et de réduire par rigueur ? La suprême et imminente catastrophe ne sera que la résultante de cette dualité de conduite ; le nom du maréchal paralysera les ministres conciliateurs et, d'un autre côté, l'esprit de conciliation, gagnant jusqu'à l'état-major, paralysera l'action militaire aux mains du maréchal et de ses lieutenants. Entre les colonnes formées par le maréchal, celle qui avait le plus de chemin à franchir, les quartiers les plus hostiles à traverser, c'était celle du général Bedeau, forte de 2.000 hommes environ ; à l'angle de la rue Saint-Denis, une barricade se dressait, un peu plus imposante que les autres. A ce moment, des gardes nationaux, des gens du quartier survinrent, suppliant le général de s'arrêter, jusqu'à ce que la nouvelle ait pu se répandre de la constitution du ministère Thiers-Barrot. Bedeau était le plus courageux, mais aussi le plus humain des hommes. Il hésite, puis le cœur tout torturé par cet appareil de guerre civile, il consent à surseoir jusqu'à ce qu'il ait reçu de nouveaux ordres du maréchal. Un négociant du quartier porte le message. Le plus étrange, c'est l'accueil de Bugeaud. Lui aussi, à l'état-major, il est assailli de bourgeois, d'officiers de la garde nationale, tous conciliateurs, tous médiateurs, et conjurant qu'on évite l'effusion du sang. Longtemps il a résisté ; maintenant il subit ces influences dissolvantes qui, dans les luttes civiles, énervent les plus résolus. Il donne l'ordre de cesser le feu, de se replier, d'annoncer partout que Thiers et Barrot sont ministres. Et c'est ainsi que le soldat s'efface pour laisser la place libre aux messagers de paix. Mais voici le plus grand malheur : le nom du soldat réduit à son tour à l'impuissance les ouvriers de pacification. Les nouveaux ministres : Thiers, Barrot, Duvergier de Hauranne, Rémusat, et avec eux Lamoricière, désigné pour le ministère de la Guerre, se rassemblent le 24 février, vers huit heures du matin, aux Tuileries. On décide que deux d'entre eux se répandront dans les groupes pour y prêcher la conciliation. On désigne, non Thiers déjà dépassé, mais Barrot qui se croit encore populaire, et Lamoricière l'homme à la parole communicative qui peut-être entraînera les masses, comme il a entraîné tant de fois ses zouaves africains. L'espoir s'évanouit bien vite. Dans le centre de la ville, Barrot ne rencontre que sombres visages : On vous trompe, lui disent les émeutiers ; que s'il proteste, on lui lance le nom de l'impopulaire Bugeaud, de Bugeaud qui signifie répression à outrance. Et le chef de la gauche dynastique, désabusé de tout, même de sa propre éloquence, rentre chez lui, mélancolique et inglorieux. Quant à Lamoricière, il court un autre risque, mais plus grand. Il a si fière tournure, un langage si entraînant, que les groupes le pressent, cherchent à l'embaucher, ne sont pas éloignés de l'acclamer comme chef. En hâte, piquant des deux, il échappe aux tentateurs et rentre aux Tuileries. Conciliation, répression, tout s'abîme en même temps. Sur les boulevards, Bedeau, d'après l'ordre général de repli parti de l'état-major, a opéré sa retraite. Mais quelle retraite ! Les gardes nationaux mêlés aux émeutiers ; les émeutiers eux-mêmes, frôlant les soldats et fouillant familièrement dans les gibernes ; tous marchant en un fraternel désordre ; les officiers feignant de ne pas voir ; des cris étourdissants ; les boulevards traversés en cet appareil au milieu d'une foule moitié gouailleuse, moitié menaçante ; enfin l'arrivée sur la place de la Concorde où Bedeau, homme de devoir et de vertu fourvoyé dans les luttes civiles, contemple d'un œil désespéré cette masse confuse qui n'a plus rien d'une armée. Sur les traces des troupes qui se replient, les émeutiers s'avancent. Postes de police, casernes, édifices publics, tout tombe entre leurs mains. Ils ont occupé l'hôtel de ville. Les voici qui se portent vers les Tuileries. Dans le palais, les messagers se précipitent, tous répandant l'effroi. Cependant l'effarement est plus grand encore que le péril. Autour du château et sur la place du Carrousel, il y a quatre ou cinq mille hommes non gâtés par le contact populaire ; parmi les gardes nationaux eux-mêmes, il en est qui appartiennent au parti de l'ordre et dont le sentiment du danger a réveillé la clairvoyance. Qu'un appel chaleureux du souverain stimule leur dévouement, et tout peut être sauvé. Louis-Philippe, secouant son abattement, revêt son uniforme de lieutenant général et descend sur cette même place du Carrousel où Louis XVI, au matin du 10 Août, a passé en revue, lui aussi, ses bataillons. De la 1re et de la 10e légion partent des cris de Vive le roi ! Mais dans la 4e légion, les seuls cris qui se perçoivent sont ceux de Vive la réforme ! A bas Guizot ! A bas le système ! et aux clameurs se joignent des gestes menaçants. Le roi se trouble, tourne court, et sans songer aux troupes de ligne qui attendent sous les armes un appel à leur fidélité, il rentre précipitamment aux Tuileries. C'est le dernier espoir qui s'évanouit. Nulle résistance. si ce n'est au poste du Château-d'Eau, près du Palais-Royal, où un détachement du 14e de ligne, fidèle à la discipline, demeure sourd aux caresses comme aux sommations. Un avis s'ouvre in extremis, celui de substituer au maréchal Bugeaud le vieux maréchal Gérard, de remplacer pour la présidence du Conseil Thiers, décidément suspect, par Odilon Barrot qui est déjà dépassé. Mais quelle voix pourrait se faire entendre au milieu de l'universelle confusion ! Cependant, aux Tuileries, un mot se prononce, d'abord tout bas comme on ferait dans la chambre d'un malade, puis plus haut, et enfin avec un accent presque impérieux, celui d'abdication. Ainsi parle — car le palais semble ouvert à tout venant — ainsi parle, avec une extraordinaire véhémence, Émile de Girardin. A ce mot, la reine se redresse, toute révoltée de l'humiliation ; mais plusieurs, même parmi les meilleurs amis de la royauté, gardent un silence consterné. Le roi hésite ; puis lentement et comme persuadé de l'inutilité du sacrifice, il trace ces mots : J'abdique cette couronne que la volonté nationale m'avait appelé à porter, en faveur de mon petit-fils le comte de Paris. L'acte est confié au maréchal Gérard, afin qu'il puisse le montrer comme un gage d'apaisement ; le papier lui-même s'égare et n'a pu être retrouvé. L'abdication, c'est la fuite. Aussi bien la fusillade se rapproche des Tuileries. Un peu passif jusque-là, mais irréprochable de droiture, et de cœur intrépide, le duc de Nemours veille au salut des siens. Il a préparé des berlines de voyage, puis, à défaut de celles-ci, trois petites voitures, de celles qui sont destinées en temps ordinaire un service des officiers d'ordonnance et les a envoyées au pont Tournant. Le roi, accompagné de la reine, du duc de Montpensier, de quelques fidèles, traverse sans encombre le jardin des Tuileries, alors presque désert ; car c'est autour du Carrousel que gronde la révolution triomphante. Et à l'extrémité du jardin, tous s'entassent dans les pauvres équipages qui partent au galop pour Saint-Cloud en attendant l'exil. Après Louis-Philippe un enfant restait, le comte de Paris, comme après Charles X le duc de Bordeaux. Ôter la couronne au roi, ce n'est pas la donner à mon fils, avait dit tristement la duchesse d'Orléans qui avait montré en toute cette crise un courage au-dessus de sa fortune. Elle avait raison, car, à la Chambre des députés, la ruine allait se consommer. On connaît cette séance suprême du 24 février : le duc de Nemours, régent d'après la loi, s'effaçant devant sa belle-sœur : la duchesse se rendant au Palais-Bourbon et saluée d'abord d'acclamations : Marie, puis Crémieux réclamant un gouvernement provisoire : Odilon Barrot longtemps attendu, arrivant enfin et, de cœur droit autant que de médiocre clairvoyance, faisant noblement appel à l'assemblée en faveur de la veuve et de l'enfant : mais l'enceinte se remplissant de gens suspects ; le mot de république volant de bouche en bouche ; Lamartine désertant la cause de la régence ; les troupes nombreuses encore mais immobilisées et impuissantes au milieu d'un général effarement ; les députés débordés par les flots du peuple ; un gouvernement provisoire ébauché tumultuairement au Palais-Bourbon, puis s'établissant au milieu d'une confusion non moindre à l'hôtel de ville ; la duchesse d'Orléans réduite enfin à fuir. Mais déjà c'est un autre régime qui commence et ici s'arrête l'Histoire de la Monarchie de Juillet. Jamais catastrophe ne fut plus soudaine ni plus inattendue. Nulle loi violée, nul grand intérêt menacé ; nul péril au dedans ou au dehors ; et l'on ne sait ce qui stupéfie le plus : ou le peuple qui, sans aucune cause profonde, s'exalte tout à coup en un élan d'incroyable griserie : ou le pouvoir qui, sage jusque-là, semble subitement comme paralysé et, perdant tout sang-froid, s'abandonne sans aucune réaction d'énergie. A travers ce qui semble coup de surprise, ne pourrait-on pas cependant discerner une certaine faiblesse initiale, et pour ainsi dire constitutionnelle, qui laissa sans défense contre cette surprise même, et transforma une simple crise en un mal mortel ? On peut se représenter un architecte qui, en construisant une habitation, la pare avec un soin jaloux de tout ce qui peut servir à l'agrément et aux aises de la vie ; mais, soit négligence, soit nécessité de bâtir vite, ne prend qu'un médiocre souci d'assurer la solidité des fondations ou celle de la toiture, en sorte qu'un ouragan, même de violence moyenne, pourra tout balayer. En cette demeure à la fois confortable et fragile, on retrouverait l'image de la monarchie de Juillet. A mi-hauteur, le plus ingénieux assemblage de toutes les commodités qui peuvent embellir l'existence, et l'accumulation de toutes les ressources qui permettent aux facultés de l'esprit de se développer jusqu'à plein rendement. Là se sont pelotonnés, — très satisfaits et ayant toute raison de l'être, — les privilégiés du régime, ces électeurs censitaires, non seulement favorisés mais comblés. En leur logis bien clos, et défendus jusqu'à l'excès contre toute intrusion, ils travaillent avec zèle et administrent toutes choses en gens ménagers autant qu'avisés. Cependant, plusieurs d'entre eux, qui se proclament et se croient dynastiques, cèdent à un penchant très commun parmi les hommes, la lassitude de leur propre repos et, sous prétexte d'améliorer, ne résistent pas à la tentation de pratiquer quelques coups de sape dans les murs de cette demeure solide en apparence, en réalité tout artificielle, tant elle a été aménagée pour ainsi dire en l'air en une double défiance, celle des plus grands, celle des plus petits ! On est sans scrupule tant on croit le régime fort, en sorte qu'on poursuit la petite désagrégation avec cette sereine étourderie des hommes graves qui est la pire de toutes. Le vacarme des paroles ne permet pas d'entendre les premiers craquements. Comme on a bâti sur des fondations peu solides et souvent à côté des fondations anciennes, l'édifice, bien que récent, se creuse d'inquiétantes lézardes, s'ébranle et tout à coup s'écroule. Il s'écroule sans qu'aucun obstacle arrête la chute. Qui viendrait au secours ? Point ceux d'en haut qu'en 1830 on a supplantés moins encore ceux d'en bas qu'on a trop négligés et qui finissent par devenir ennemis. Et voici par terre tous les privilégiés du régime, meurtris d'ailleurs plutôt qu'ensanglantés et plus apeurés qu'en péril ; car le temps des grandes tragédies est passé. La fin lamentable ne doit pas faire oublier les bienfaits du règne, l'un des meilleurs que la France ait connus. La Révolution de 1830 avait introduit dans la longue chaîne héréditaire une brisure qui jamais ne se ressoudera tout à fait : de là un grand amoindrissement du respect. Malgré tout, à distance, on ne peut se défendre d'un regret mêlé d'envie en songeant à ces temps heureux où le budget ne dépassait pas un milliard ; où les seuls malversateurs qu'on pût découvrir s'appelaient Teste et Cubières ; où des lois, généralement sages et en petit nombre, étaient votées sans irréflexion par des députés qui ne coûtaient rien ; où tous les conflits extérieurs s'apaisèrent, à la façon de nuages que traversent presque aussitôt de rassurants arcs-en-ciel ; où, à certaines heures, gens de tribune ou diplomates n'eurent pour alimenter leurs discours ou leurs dépêches que l'indemnité Pritchard ou les mariages espagnols. FIN DE L'OUVRAGE |
[1] MARTENS, Recueil des traités, t. IX, p. 544 et suiv.
[2] Théodore MARTIN, The life of the prince consort,
t. Ier, p. 176.
[3] Lettre du prince Albert au baron Stokmar, 10 septembre 1843.
[4] M. de Jarnac à M. Guizot, 15 août, 28 août, 4 septembre 1844 ; mémorandum français ; dépêche Guizot à M. de Jarnac 2 septembre 1844. (Arch. des Aff. étr. ; Angleterre, vol. 664,f° 29, 40, 42, 67.
[5] Livre III, paragr. VII.
[6] Lettre de M. Bresson à M. Guizot, septembre 1844. (THUREAU-DANGIN, Monarchie de Juillet, tome VI, p. 159.
[7] GUIZOT, Mémoires, t. VIII, p. 14.
[8] TOCQUEVILLE, Correspondance, t. VI, p. 20.
[9] BARANTE, Correspondance, t. VII, p. 70.
[10] GUIZOT, Mémoires, t. VII, p. 9.
[11] Henri HEINE, Lutèce, p. 29-30.
[12] Voir sur cette discussion le beau livre si vrai et si complet de THUREAU-DANGIN, Monarchie de juillet, t. V. p. 50 et suiv.
[13] GARNIER-PAGÈS, Histoire de la révolution de 1848, t. IV, p. 102.
[14] Général DE CASTELLANE, t. III, p. 410.
[15] MONTALIVET, Souvenirs, t. II, p. 67.
[16] Elle mourut le 31 décembre 1847.
[17] Voir le texte dans les Mémoires de M. GUIZOT, t. VIII, p. 55 et suiv.
[18] Séance du 11 janvier 1848.
[19] État fourni par le général Trézel, ministre de la Guerre. (GUIZOT, Mémoires, t. VIII, p. 515.)
[20] Histoire de la seconde République française, t. Ier, liv. II.
[21] THUREAU-DANGIN, Monarchie de Juillet, t. VII, p. 453.