LOUIS-PHILIPPE

1830-1848

 

LIVRE SIXIÈME. — L'ALGÉRIE.

 

 

SOMMAIRE

I. — Ce que nous occupons en 1830. — Notre ignorance du pays, des hommes, des mœurs. — Quelles difficultés naissent, en outre, de la politique.
II. — Le général Clauzel succède au maréchal de Bourmont ; marche sur Médéa (novembre 1830) et occupation éphémère ; essai de négociation. — Retour de Clauzel en France (février 1831). Les gouverneurs qui se succèdent en Algérie de 1831 à 1835 ; Berthezène ; le duc de Rovigo ; le général Voirol ; le général Drouet d'Erlon.
III. — De 1831 à 1835. — Les Chambres : déclarations du gouvernement relativement à Alger ; systèmes divers. — État de notre occupation. — Corps auxiliaires. — Misères et maladies. — Quels hommes, modestes de grade, sont mainteneurs d'énergie : Lamoricière.
IV. — Abd-el-Kader ; ce qu'il est. — Traité Desmichels ; quels pouvoirs exorbitants il confère à Abel-el-Kader ; comment il est rompu. — Échec de la Macta (28 juin 1835).
V. — Retour à Alger du général Clauzel (1835) : Mascara, Tlemcen, Médéa ; conquêtes faciles et comment elles sont abandonnées ; comment toutes les pensées de Clauzel se portent sur Constantine.
VI. — Marche sur Constantine attaque infructueuse de la ville (novembre 1836).
VII. — Le général de Damrémont, gouverneur de l'Algérie, comment sa prudence contraste avec les ardeurs de Clauzel. — Comment, et pour quelles raisons, est conclu avec Abd-el-Kader le traité de la Tafna (30 mai 1837).
VIII. — La seconde expédition contre Constantine. — Les difficultés du siège. — Prise de Constantine (13 octobre 1837).
IX. — Le maréchal Valée, gouverneur général, sa méthode de guerre. — Les Portes de fer. — Comment est rompu le traité de la Tafna. — Campagne de 1840 : les lieutenants de Valée : Changarnier. — Rappel du maréchal Valée.
X. — Le général Bugeaud à Alger (29 décembre 1840). — Programme et méthode de guerre.
XI. — Les campagnes de 1841 et de 1842.
XII. — L'Algérie au début de 1843. — Les territoires occupés. — Les effectifs. — Les vieilles troupes d'Afrique : de quelques nouveautés ; discipline, habitudes, uniformes. — Des principaux officiers de l'armée d'Afrique ; l'Algérie a-t-elle été bonne école de guerre ?
XIII. — Les Arabes ; leurs traits principaux ; Abd-el-Kader et quel empire extraordinaire il exerce.
XIV. — Comment la puissance d'Abd-el-Kader commence à décroître. — La prise de la smala par le duc d'Aumale (16 mai 1843).
XV. — Le Maroc ; comment Abd-el-Kader y cherche refuge, et quelles intelligences il y noue. — Pourparlers avec le sultan du Maroc ; hostilités. — Bombardement de Tanger (6 août 1844) et de Mogador (15 août 1844) ; bataille d'Isly (14 août 1844).
XVI. — La colonisation : Bugeaud et les colonies militaires. — Les bureaux arabes (ordonnance du ter février 1844). — Premiers essais d'organisation religieuse.
XVII. — La grande offensive d'Abd-el-Kader (1845-1846). — Quel danger menace la colonie et comment elle y échappe.
XVIII. — Bugeaud quitte l'Algérie (mars 1847). — Arrivée du duc d'Aumale, son successeur (6 octobre 1847). — Soumission d'Abd-el-Kader (décembre 1847).

 

I

Le 5 juillet 1830, le général de Bourmont était entré dans Alger. Jamais conquérants n'ignorèrent plus leur conquête. On connaissait les côtes : Oran, toute marquée de l'influence espagnole ; Alger, ce repaire de pirates, à la fois attirante et perfide ; Bougie florissante jadis ; Bône, où des négociants marseillais avaient, de longue date, établi des comptoirs. Mais l'exploration ne s'était guère étendue à l'intérieur. On savait qu'au sud d'Alger s'allongeait, en forme de bande, de l'est à l'ouest, une plaine, celle de la Mitidja et dont on vantait la fertilité : au delà se développait la chaîne qu'on appelait la chaîne de l'Atlas, mais dont aucun travail topographique n'avait relevé les capricieux contreforts. Sur l'hydrographie, le climat, les produits du sol, nulle notion précise. Vers le milieu de juillet, le général de Bourmont avait tenté une reconnaissance qui s'était terminée en surprise sanglante. On s'était avancé à douze lieues d'Alger, jusqu'à Blida, ville charmante et traîtresse où plusieurs des nôtres avaient péri. Chemin faisant, on avait traversé un emplacement marécageux où les Arabes avaient coutume de se rassembler pour leurs marchés et où s'élèverait plus tard la ville de Boufarik.

Ce pays qu'on ne connaissait point, on le tenait moins encore. Nous étions maîtres d'Alger, et le dey s'était embarqué. Mais au-dessous du dey, la Turquie, souveraine nominale de ces contrées, avait d'autres représentants : le bey d'Oran, le bey de Constantine, le bey du Tittery. Or, Achmet, le bey de Constantine, nous bravait ouvertement, quant au bey du Tittery, il s'était d'abord soumis ; mais, retranché dans sa petite capitale montagneuse de Médéa, il avait presque aussitôt retiré sa soumission. En ces premières heures de notre établissement, sur qui nous appuierions-nous ? Rarement plus de populations diverses coexistèrent en un même territoire. Il y avait les Turcs qui figuraient la race conquérante. Il y avait les Arabes, les uns nomades divisés en tribus qui se subdivisaient elles-mêmes en douars, les autres plus ou moins fixés au sol et tous détestant les Turcs, mais plus encore les chrétiens. Il y avait les Kabyles ou Berbères, descendants de la race primitive ; race agricole mais en même temps indépendante et guerrière, répandue dans toute la régence et principalement à l'est d'Alger, dans la région montagneuse du Djurjura. Il y avait les Coulouglis, race issue de l'alliance des Turcs et des femmes indigènes. Il y avait les Maures, Arabes d'origine mais établis dans les villes et exerçant le négoce. Il y avait enfin les Juifs. Tant d'éléments divers déconcertaient. Mœurs, habitudes, tout nous échappait. L'ignorance où nous étions de la langue arabe ou des dialectes locaux augmentait nos embarras ; et nous nous débattions dans les ténèbres, sans savoir ce qui convenait le mieux : la confiance ou le soupçon, la bienveillance ou la sévérité. De ceux même qui venaient à nous, qu'avions-nous à attendre ? Les uns étaient des Maures, souvent riches, souvent de civilisation assez raffinée, mais se targuant en général d'un crédit qu'ils n'avaient pas ; les autres étaient des Juifs, qui se hâtaient d'apprendre juste assez de français pour nous tromper.

A tous les tâtonnements d'une entreprise naissante se joignaient les difficultés issues de la politique. Au lendemain de la révolution de Juillet, on avait vu partir Bourmont, s'éloignant en proscrit plutôt qu'en triomphateur. Avec lui s'étaient embarqués un certain nombre d'officiers réfractaires au nouveau serment, et cette modification des cadres n'avait pas laissé que d'affaiblir un peu. Les effectifs, déjà diminués par la bataille de Staouéli, le siège, les maladies, ne subiraient-ils pas d'autres réductions ? On pouvait le craindre, car la monarchie de Juillet, suspecte à l'Europe, aurait peut-être bientôt à défendre nos propres frontières. En outre, les hommes que les événements récents venaient de porter au pouvoir avaient naguère critiqué avec sévérité l'entreprise algérienne. Leur plairait-il maintenant de se déjuger ? Que s'ils se haussaient jusqu'à ce méritoire courage, la prudence les contraindrait à voiler un peu leurs desseins. C'est que l'Angleterre avait manifesté un extrême déplaisir de notre politique africaine et comme elle était, depuis la chute de Charles X, notre seule alliée, nous devions à tout prix la ménager. Talleyrand, notre ambassadeur à Londres, ne manquait pas de faire valoir cette opportunité : Si nous nous avancions en terre algérienne ; il fallait, selon lui, que ce fût silencieusement et comme sur la pointe des pieds. Ne parlons pas de l'Algérie, répétait-il dans ses dépêches.

 

II

Le 2 septembre 1830, le successeur du général de Bourmont arriva dans Alger. C'était le général Clauzel. Adversaire résolu de la Restauration, il était demeuré, pendant quinze années, en non-activité. Cette longue interruption de sa carrière n'avait ni alourdi son corps ni amoindri ses facultés, en sorte qu'à première vue la justice paraissait légitimer un choix que la politique avait en partie dicté. Par malheur le nouveau commandant en chef, bien que brave, intelligent, capable des inspirations les plus heureuses, était mal pourvu des qualités que les circonstances eussent exigées. L'ignorance des lieux et des hommes commandait une extrême circonspection : or son esprit était plus prompt que sûr, plus emporté que réfléchi. Il voyait en grand toutes choses, sans songer que les entreprises les plus fécondes sont celles qui commencent petitement. De nature indépendante, il se figurait volontiers que l'éloignement de la mère patrie le libérait de toute subordination ; dans l'occurrence, le danger était d'autant plus réel qu'à Paris on était aussi timide que lui-même dans Alger serait plus enclin à oser. Un autre péril était son invincible optimisme ; calculant ses plans, non d'après ses ressources, mais d'après les élans de son imagination, il se persuada presque aussitôt qu'il conquerrait vite et complètement la terre où il venait d'aborder.

Au sud-ouest d'Alger, dans la région montagneuse de Médéa, le bey du Titteri nous bravait. Ce fut contre lui que le général Clauzel résolut d'éprouver ses armes. Une colonne fut formée, forte de 8.000 hommes environ. Le 17 novembre, on se mit en route. Le 18, après quelques tirailleries avec les Arabes, on entra dans Blida. Le 20, on franchit la Chiffa. Au delà c'était la montagne. Sur la nature des lieux, les chemins, l'escarpement des pentes, peu de renseignements, et contradictoires ou fournis avec l'intention de tromper. Le 21, la montée commença, les vivres, les outils, les munitions étant portés à dos de mulet. A mesure qu'on s'élevait, la route se rétrécissait, et au point de n'être que sentier. Longtemps tout fut silencieux. Quand nous fûmes bien engagés dans le défilé, sans retour possible, tout à coup, sur nos flancs, sur nos derrières, la fusillade éclata. En même temps les gens du bey, venus de Médéa, tentaient de nous barrer le chemin. Un combat s'engagea, doublement redoutable, car il fallait tout ensemble s'accrocher aux pentes de plus en plus ardues et contenir l'ennemi. Pour la première fois, nous fîmes l'expérience de nos terribles adversaires, tireurs merveilleux, prodigieusement agiles, braves à toute épreuve, utilisant les moindres obstacles du terrain avec une sagacité innée qu'aucune science militaire n'eût dépassée. On arriva enfin au col de Mouzaïa qui, dans les années suivantes, deviendrait si fameux. Les pertes étaient sensibles : 220 hommes hors de combat. Le reste ne fut plus qu'escarmouche, et l'on atteignit Médéa où le bey se remit à la discrétion du vainqueur. Celui-ci, se piquant de générosité, se contenta de l'éloigner et de lui donner un successeur.

Ce qui manqua le moins, ce furent les ordres du jour. Il y en eut deux, et l'un et l'autre triomphants à l'envi. Le premier apprenait aux soldats qu'ils allaient planter le drapeau tricolore dans l'intérieur de l'Afrique et que tout le monde civilisé les accompagnait de ses vœux. Le second, daté de Médéa, s'exprimait en ces termes : Soldats, les feux de vos bivouacs qui, des cimes de l'Atlas, semblent dans ce moment se confondre avec la lumière des étoiles, annoncent la victoire que vous venez de remporter... Vous avez combattu comme des géants. Vous êtes, soldats, de la race des braves et les véritables émules des armées de la Révolution et de l'Empire[1]...

Quel que fût le mérite de l'opération, quelle qu'eût été la vaillance des troupes, la petite cité de Médéa valait-elle cette ampleur verbale ? Sur l'heure, les événements apportèrent au commandant en chef une double et mortifiante leçon. Le 26 novembre, la garnison laissée à Blida fut assaillie par les Kabyles et ne les repoussa qu'avec peine. Par surcroît de malheur, un petit détachement d'artilleurs et de soldats du train, envoyé à Alger pour y chercher des munitions de guerre et les ramener à Médéa, fut massacré en route. Pendant ce temps, la garnison de Médéa, livrée à elle-même et insuffisamment approvisionnée, voyait les Arabes et les Kabyles s'approcher des murailles et la menacer d'un complet investissement. Un mois plus tard, à la fin de l'année, on se décida à l'évacuation, en sorte que de l'entreprise rien ne resterait, si ce n'est le regret des morts et aussi l'expérience cruelle de la force des Arabes.

En même temps que, dans le voisinage d'Alger, il recourait aux armes, Clauzel, à l'est de la Régence, essayait de la diplomatie. Son dessein eût été de confier au bey de Tunis l'administration des territoires algériens que nous n'occuperions pas : il serait notre vassal et nous paierait tribut. A cet effet, le général en chef entama directement une correspondance avec notre consul général à Tunis et, après divers pourparlers, révoqua par arrêté Achmet, le bey de la province de Constantine, et lui substitua Sidi-Moustafa, frère du bey de Tunis, à charge de noua payer une redevance annuelle d'un million. Clauzel tenta même d'appliquer ce régime au beylicat d'Oran qui, à l'imitation de celui de Constantine, serait administré, à charge de tribut, par un prince tunisien.

Je me reprocherais d'insister sur ces actes éphémères qui ne furent point ratifiés par le gouvernement. Cependant, au début de 1831, la crainte de complications européennes amena le retour en France de plusieurs des régiments affectés à l'Algérie. L'armée d'Afrique ne fut plus que simple division d'occupation. Le 22 février 1831, le général Clauzel rappelé s'embarqua pour la France.

Il eut pour successeur le général Berthezène, lui aussi soldat de l'Empire, mais rallié à la Restauration, et naguère l'un des divisionnaires de Bourmont. C'était un excellent militaire, mais dépourvu, semble-t-il, des qualités maîtresses qui font les vrais chefs. Il ne disposait que d'effectifs très amoindris, quinze à vingt mille hommes. Médéa avait été abandonnée en décembre 1830. Berthezène résolut de la réoccuper. C'était à la fin de juin 1831. Il réussit à y atteindre, mais deux jours après, l'évacua de nouveau. Le plus difficile était d'opérer la retraite. Il fallait gagner le col de Mouzaïa, puis à travers la montagne redescendre vers la Mitidja. Arabes et Kabyles nous attendaient au passage ; et ces lieux, témoins des combats de l'année précédente, se teignirent de nouveau de sang de nos soldats. L'échec eut pour double résultat d'enhardir l'ennemi et d'ôter aux troupes la confiance en leur chef. Dans les temps qui suivirent, nos adversaires, se répandant dans la Mitidja, s'approchèrent d'Alger, et à tel point qu'à certains jours on put craindre pour les faubourgs de la ville. En décembre 1831, après dix mois de commandement, le général Berthezène rentra en France.

Une des erreurs les plus fréquentes, les plus funestes aussi de notre politique d'outre-mer, a été d'employer dans les colonies non les meilleurs, mais les plus médiocres de nos agents, en sorte que les fonctions qui exigeaient le plus le sang-froid, la sagesse, le haut sentiment du devoir furent souvent celles où ces dons supérieurs se rencontraient le moins. A voir les chefs qui se succèdent en Afrique, il semble que le gouvernement de Juillet ait au début cédé, autant qu'aucun autre, à cette fâcheuse coutume. Au général Berthezène succéda le duc de Rovigo, lui aussi un survivant de l'Empire, mais homme de police plutôt que chef militaire. La rigueur agit efficacement sur les Arabes, mais à la condition qu'elle s'allie à la justice. Le duc de Rovigo se montra rigoureux, rigoureux au point d'être cruel, et avec un médiocre souci de justice. Les Turcs ne faisaient pas mieux, dirent de lui les indigènes. Malade, il quitta l'Algérie en mars 1833 et mourut peu après.

Le général Voirol lui succéda à titre intérimaire. Son intérim dura plus d'une année. Ce fut à développer les travaux publics qu'il s'appliqua. Quand il fut relevé de son commandement, il recueillit de précieux témoignages de sympathie et d'une sympathie légitime ; car, ne pouvant se hausser jusqu'à des choses éclatantes, il s'était, du moins, efforcé d'être utile, et y avait réussi.

On eût dit que le gouvernement s'appliquait à éviter pour l'Algérie quiconque était grand. Après le général Voirol, le général Drouet d'Erlon, vieux débris de l'Empire comme Rovigo, et âgé de soixante-neuf ans. Une ordonnance royale du 28 juillet 1834 venait de décider qu'un gouverneur général serait nommé à qui serait confiée l'administration des possessions françaises de l'Afrique du Nord. Ce fut sous cette appellation grandiloquente que fut installé Drouet d'Erlon, mais son administration répondit mal à ce titre pompeux. Quand, au milieu de 1835, il quitta l'Afrique, on vit reparaître, pour le remplacer, Clauzel, devenu maréchal de France.

En 1831, il était parti d'Alger, plus discrédité que populaire. Mais tels avaient été ses successeurs que, par comparaison, il sembla désirable. On connaissait les défauts de Clauzel qui étaient grands ; mais on connaissait pareillement ses qualités qui étaient grandes aussi, et, peu gâtés par les choix de la métropole, les Algériens se mirent à espérer en lui.

 

III

J'ai noté, sans entrer dans aucun détail, les noms des hommes qui figurèrent le gouvernement depuis le départ de Clauzel jusqu'à son retour. Nous sommes en 1835. Quelle a été pendant ces cinq années, la condition de notre établissement en Algérie ?

Par le vote du contingent et du budget, la Chambre est maîtresse de tout permettre ou de tout paralyser. A ce titre, l'avenir de notre colonie dépend d'elle, et ce sont ses dispositions qu'il importe de connaître.

Au Palais-Bourbon, le trait dominant est une ignorance extrême de ce qu'est l'Algérie. Où les premiers occupants savaient peu de chose, les députés ne savent rien du tout. Dans leur esprit, nulle réalité concrète, et, si l'on parle beaucoup, c'est à vide, tant on est privé de toute autre donnée que celles que fournit l'imagination ! Les plus avides d'informations se tournent vers les militaires. Ceux-ci sont eux-mêmes de médiocre conseil. Anciens soldats de l'Empire, les expéditions d'outre-mer n'évoquent en eux que deux images : l'expédition de Saint-Domingue, un lamentable échec ; l'expédition d'Égypte, une féerique aventure ; et le reste leur échappe. Cependant on se persuade que le maréchal Soult, ministre de la Guerre, qui reçoit tous les rapports, doit sans doute être renseigné. Deux questions s'élèvent : doit-on conserver l'Algérie et si on la conserve, quels seront le système et l'étendue de l'occupation ? Les réponses du maréchal sont brèves à l'excès, soit que ses desseins manquent encore de précision, soit qu'il craigne, en parlant trop, de réveiller les défiances, un peu assoupies, de l'Angleterre. Le ter mars 1831, au Luxembourg, le baron de Montalembert l'interpelle : L'occupation d'Alger, dit-il, est tellement importante que le ministre qui signerait l'ordre d'évacuation mériterait d'être traduit à cette barre pour trahison. Et le ministre de répondre par ces vagues paroles : Le ministre fera tout ce qu'il doit pour l'honneur et la dignité de la France. L'année suivante, le 10 mars, à propos du budget de la Guerre, nouvelle déclaration, mais non moins sobre, du maréchal : Le fait est, dit-il, que nous occupons Alger et qu'aucune des dispositions du gouvernement ne peut faire supposer qu'il ait le dessein de l'abandonner. Le plus net fut le duc de Broglie, ministre des Affaires étrangères. Le 19 février 1833, au Palais-Bourbon, il s'exprimait en ces termes : On a paru craindre qu'il n'y eût, à l'égard de l'Algérie, quelque convention secrète qui empêchât le gouvernement de prendre tel parti que bon lui semblerait. Je dois rassurer la Chambre. Il n'existe aucun engagement quelconque... La France est parfaitement libre de faire à Alger tout ce qui paraîtra conforme à son honneur et à ses intérêts[2]. A quelque temps de là, une commission fut nommée à l'effet d'étudier le problème de la colonisation. C'était un moyen d'être éclairé, un moyen aussi de gagner du temps. En septembre 1833 ; les commissaires visitèrent l'Algérie, s'y livrèrent à de minutieuses investigations, puis, au retour, se fondirent dans une commission plus nombreuse, dite Commission d'Afrique. La conclusion fut qu'il y avait lieu de conserver l'Algérie, mais en se bornant provisoirement, et sauf extensions ultérieures, à une solide occupation des côtes. En 1834, nouveau débat à la Chambre. On entendit des paroles qui, aujourd'hui, résonnent avec un son étrange : L'Algérie, dit M. de Sade, est la plus folle des entreprises, un gouffre où viendront s'engloutir toutes les richesses du pays. Sans oser prononcer le mot d'évacuation, M. Hippolyte Passy, rapporteur du budget de la Guerre, ne se montra guère moins hostile à l'entreprise. Je donnerais, dit-il, l'Algérie pour une bicoque du Rhin[3].

Tandis que les députés discutent de la sorte, jusqu'où s'étend, en Algérie même, notre domination ? A l'ouest, Oran a été occupée en 1830, Mostaganem et Arzeu en 1833. Les abords d'Alger sont à nous, ainsi que la ville elle-même. Tout à l'est, Bône a passé par des vicissitudes très diverses. Nous y avons abordé en 1830, mais sans nous y établir ; nous l'avons occupée en 1831, mais avec une force si dérisoire qu'un échec était presque inévitable. Le châtiment de cette imprévoyance n'a point tardé et à la suite d'une révolte, — trahison encore plus que révolte — la plus grande partie de la petite garnison a été massacrée. L'année suivante, nouvelle conquête de la ville à la suite d'un coup de main héroïque, tenté par le capitaine d'Armandy et qui semble un épisode — et combien merveilleux — d'un roman de chevalerie. Entre Bône et Alger, presque à égale distance de l'une et l'autre ville, se creuse la baie au fond de laquelle Bougie s'élève. Elle a été occupée en 1833 par un corps de troupes venu directement de France ; mais la garnison y est pour ainsi dire prisonnière, car dans l'immédiat voisinage s'étend la grande Kabylie, habitée par une population belliqueuse qui sera l'une des dernières à accepter la domination française. — Telle est la côte. A l'intérieur, nos progrès ont été bien lents et mêlés de reculs. Au sud d'Alger la Mitidja est loin d'être sûre, tant elle est exposée aux incursions des tribus arabes et spécialement des Hadjoutes. Quant à la région montagneuse du Tittéri où jadis a pénétré Clauzel, où Berthezène à son tour s'est aventuré, elle échappe à notre autorité.

Pour suppléer à la faiblesse des effectifs, on s'est appliqué à organiser des corps spéciaux. Un bataillon a été créé où ont été enrôlés un certain nombre d'indigènes de la tribu des Zouaoua, de là le nom de zouaves qui deviendra fameux. Une ordonnance du 17 novembre 1831 a prescrit la formation de deux régiments de chasseurs à cheval dits chasseurs d'Afrique. Puis on a commencé à organiser une légion où seront admis des gens de toute nation et qui sera connue sous le nom de légion étrangère. Le besoin de ressources fait utiliser les éléments les plus impurs : c'est ainsi qu'en 1831 et 1832 sont formées plusieurs compagnies, composées de soldats frappés de peines disciplinaires ; puis deux bataillons d'infanterie légère, dits bataillons d'Afrique, où seront encadrés des hommes atteints de condamnation, et qui, après l'expiration de leur peine, sont appelés à achever leur temps de service[4].

Entre les mains de chefs comme Berthezène, Rovigo, Drouet d'Erlon, l'autorité est demeurée un peu flottante. L'un des traits distinctifs de l'entreprise naissante, c'est une certaine indépendance des subordonnés vis-à-vis du commandant en chef. Oran, Bône, Bougie, ne communiquent que par mer avec Alger. Souvent les dépêches ou les renforts qui parviennent arrivent directement de Toulon. Ainsi en est-il à Bougie. A Oran, le général Boyer n'a que de rares communications avec le duc de Rovigo ; et son successeur, le général Desmichels, se montrera, comme on le dira bientôt, plus indépendant encore.

En cette période de tâtonnements, une seule chose certaine, ce sont les souffrances. En un pays tout nouveau pour eux, les soldats débarquaient, revêtus de leur lourd équipement de France. Tout concourait à rendre pénibles les expéditions. Nulle mesure n'avait encore été prise pour alléger la charge des fantassins en sorte qu'ils succombaient sous le poids de tout ce qu'ils portaient : armes, munitions, vivres pour plusieurs jours, bidon plein d'eau, sans compter un fagot pour le feu du soir au bivouac. Que serait la marche, simple promenade militaire, série d'escarmouches, combats sanglants ? On ne le savait point, tant nos adversaires, grâce à leur connaissance du pays, réussissaient à nous surprendre au moment le plus imprévu ! Malheur à ceux qui, par excès de lassitude ou goût de maraude, s'attardaient à la queue des colonnes. Les Arabes, s'ils pouvaient les surprendre, les massacraient sans pitié et promenaient leurs têtes comme autant de trophées. Les moissonneurs, les faucheurs, les convoyeurs étaient exposés au même risque s'ils n'étaient suffisamment protégés. Cependant le vrai péril était celui, non de la guerre, mais des maladies. Afin de se protéger contre les incursions de l'ennemi, on a commencé à établir autour d'Alger et dans la Mitidja des redoutes ou postes fortifiés : de là des terrassements qui, outre la fatigue, ne sont pas sans danger ; car il arrive que du sol, fraîchement remué, se dégagent des exhalaisons pestilentielles. De plus, nulle expérience du climat, en sorte que tout déconcerte : la chaleur accablante des jours, la fraîcheur subite des nuits, parfois aussi les pluies diluviennes qui, succédant à une longue sécheresse, noient les tentes, emportent les effets d'équipement, changent en torrent le lit pierreux des ruisseaux. Sous Charles X, un soin minutieux avait présidé aux préparatifs de l'expédition. Il semble que, depuis 1830, cette prévoyance ait fait défaut et que le gouvernement de Juillet n'ait au début poursuivi l'œuvre qu'avec résignation, en limitant les sacrifices, et pour ainsi dire au rabais. Des hôpitaux insuffisants, peu de médecins, une grande pénurie de médicaments, avec cela des soins d'hygiène, médiocres chez les chefs, nuls chez les soldats. En juillet 1832, dans la région d'Alger, on compte trois mille malades[5]. La garnison de Bône n'est pas moins durement atteinte[6]. A Oran, en 1833, le choléra cause, rien que dans les troupes, plus de 150 décès[7].

Ainsi se traînent les premières années, coûteuses en vies humaines, fécondes en épreuves, abondantes en mécomptes, toutes traversées d'actes héroïques, mais que la France ignore ou ne connaît qu'à demi. En ces obscurs et ingrats labeurs, un homme se détache, de grade modeste, mais dont il convient de souligner le nom ; car il fut en terre d'Afrique Je bon et courageux ouvrier de la première heure.

Il se nomme Lamoricière et n'a guère plus de vingt-cinq ans. Il sort de l'arme du génie. Il est maintenant capitaine et sera bientôt chef de bataillon de zouaves. Il est petit de taille, mais excellent cavalier, de tempérament robuste, de physionomie énergique. Un trait le distingue : il a deviné ce que le nom de l'Algérie signifie de grandeur future. Que d'autres aspirent à rentrer en France. Lui, il est là-bas, non pour y passer, niais pour y vivre. Dans cet esprit, il s'initie à la langue, aux mœurs, au tempérament arabe. A la manière des vrais colonisateurs, il n'est pas seulement, dans les marches et les combats, un merveilleux entraîneur de ses hommes, mais il saura aussi être administrateur, négociateur, diplomate. C'est avec lui que s'organise le premier Bureau arabe, institution qui se développera plus tard et qui aura pour but la surveillance et l'administration des territoires occupés par les indigènes. Les Arabes aiment la justice : il sera juste. Ils aiment qu'on se fie à eux : avec une confiance presque téméraire, il Be prêtera à des conférences jusqu'au milieu de leurs campements. Il croit à l'Afrique, au point de se faire un peu Africain lui-même. Déjà on ne reconnaît plus tout à fait en lui le type classique des garnisons de France. Le laisser-aller de ses manières, un certain relâchement des règlements de paix, une certaine modification de l'uniforme, plus souple, plus flottant, et mieux adapté au climat, tout annonce une génération militaire un peu différente par ses qualités, par ses lacunes aussi, de celle qui a précédé. Lamoricière sera le plus brillant représentant de cette génération nouvelle, Il y a dans les armées, surtout quand la vie en campagne substitue à la routine l'initiative, des hommes dont l'influence s'affirme bien avant que les honneurs se soient posés sur eux. Tel était Lamoricière déjà populaire dans l'armée, tant il y avait en lui d'entrain dans le courage, de gaieté dans les épreuves, de sang-froid dans les périls, tant il se montrait admirable mainteneur de foi au milieu de ceux qui eussent été tentés de douter !

 

IV

Les raisons de douter n'étaient hélas ! que trop nombreuses. En ces débuts de la conquête, il y eut — et c'est un dernier trait — quelque chose de plus décevant que les entreprises de guerre, ce furent les négociations de paix.

Les Arabes n'avaient lutté jusqu'ici que par actions isolées. Dans le beylicat d'Oran, les principaux d'entre eux résolurent de se donner un chef qui imprimerait à leurs efforts une direction d'ensemble. Leur choix se fixa sur un marabout très vénéré, Sidi Mahi-ed-din, originaire de Médine et appartenant maintenant à la tribu des Hachem. Ce saint personnage, peu fait pour les armes, délégua ses pouvoirs à l'un de ses fils, Abd-el-Kader, alors âgé de vingt-quatre ans, et qui bientôt deviendrait entre tous, fameux[8]. Or, avant d'être le plus audacieux des chefs militaires, Abd-el-Kader allait se montrer le plus délié, le plus retors et aussi le plus osé des diplomates.

L'événement vaut la peine d'être noté. C'était à la fin de 1833. Le général Desmichels venait de succéder au général Boyer dans le commandement de la division d'Oran. Après divers engagements, il se persuada — chose très sage à la condition qu'on ne fût pas dupe — que les moyens pacifiques vaudraient mieux que les opérations offensives. La règle voulait qu'avant d'inaugurer un si nouveau plan de conduite, il prit d'abord les ordres du commandant en chef qui résidait à Alger. Peu soucieux de la filière hiérarchique, il sollicita directement — et ce fut la première étrangeté — les instructions du ministre de la Guerre. Comme la réponse n'était pas décourageante, il glissa les lignes suivantes dans une lettre à Abd-el-Kader, expédiée à propos d'une restitution de prisonniers. Vous ne me trouverez jamais sourd à aucun sentiment de générosité, et, s'il vous convenait que nous eussions ensemble une entrevue, je suis prêt à y consentir, dans l'espérance que nous pourrions, par des traités solennels, et sacrés, arrêter l'effusion du sang. A cette ouverture, l'émir — c'était le titre qu'avait adopté Abd-el-Kader s'abstint de répondre, jugeant que ce silence aurait le double résultat d'aiguiser les désirs du général français et d'établir sa propre supériorité. L'événement justifia ce calcul. Desmichels écrivit de nouveau, intervertissant par là les rôles et prenant, pour ainsi dire, celui de solliciteur. Hautain dans la mesure où son adversaire se faisait modeste, l'Arabe se déroba à toute entrevue et se contenta de négocier par intermédiaires. Dans le même temps, des instructions étaient rédigées à Paris : elles autorisaient les pourparlers, mais à la condition que l'autorité française fût reconnue, qu'il fût rendu hommage au roi, qu'un tribut fût payé, que les armes et les munitions ne pussent être achetées qu'en France, que des otages fussent envoyés à Oran. Brusquant les choses, et aussi indépendant vis-à-vis du ministre qu'il l'était vis-à-vis du gouverneur, le général Desmichels avait déjà signé, à la date du 26 février 1834, la convention avec Abd-el-Kader. Par combien de points ne différait-elle pas du projet autorisé par le gouvernement ! Plus de tribut, plus d'otages, plus d'obligations de demander exclusivement à la France les armes et les munitions ; nulle soumission explicite d'Abd-el-Kader, mais un arrangement sommaire et vague qui semblait mettre au même niveau le chef arabe et le roi des Français[9]. Abd-el-Kader n'était pas plus au bout de ses habiletés que le général Desmichels n'était au bout de ses fautes. Au traité s'ajouta une sorte de contre-lettre que le général eut la faiblesse d'approuver par l'apposition de son sceau. Cet acte additionnel conférait à Abd-el-Kader le droit de se fournir partout d'armes, de poudre, de munitions ; il consacrait à son profit des privilèges commerciaux exorbitants ; il obligeait les autorités françaises à l'extradition de tous les déserteurs[10].

Lorsque le gouvernement français connut le traité — le traité Desmichels ainsi qu'on l'appela — traité si différent de ce qu'on avait autorisé, l'impression fut pénible, bien qu'on n'osât aller jusqu'à un désaveu. Quant à la contre-lettre, on ne la connut que plus tard. Sur ces entrefaites, le général Drouet d'Erlon succéda au général Voirol. Le nouveau gouverneur, après avoir sévèrement blâmé son lieutenant, ne se montra pas plus avisé que lui. Bien que la convention n'eût d'effet que pour le beylicat d'Oran, elle consacrait si bien l'autorité d'Abd-el-Kader qu'il était impossible que, mis en goût d'ambition, il n'aspirât à s'étendre dans le Titteri, dans la province d'Alger, puis dans toute la Régence. Ainsi en fut-il. En avril 1835, il entra triomphant dans Médéa.

Qu'ajouterai-je ? Il fallait, ou qu'Abd-el-Kader fût le vrai dominateur, ou que le traité fût déchiré. En juin 1835, les hostilités reprirent. Au général Desmichels rappelé depuis quelques mois en France, le général Trézel avait succédé dans le commandement de la région d'Oran. Modèle de courage et de vertu militaire, sa clairvoyante sagesse planait bien au-dessus des illusions que son prédécesseur avait entretenues, que le général Drouet d'Erlon avait lui-même fini par caresser. Afin de protéger deux tribus qui nous étaient fidèles et qu'Abd-el-Kader entendait opprimer à son gré, il entra en campagne. Mais la fortune le trahit, et il arriva que le plus digne de réussir fut celui qui paya pour les fautes de tous. Le 28 juin 1835, après un premier combat livré l'avant-veille, la lutte s'engagea de nouveau, non loin du lieu où la jonction de l'Habra et du Sig forme la marécageuse rivière de la Macta. Dans le défilé entre le marécage et les collines, Trézel fut enserré, ses troupes furent prises de panique, et après de grosses pertes, il regagna Arzeu, puis Oran. Ce fut sous l'impression toute chaude encore de la défaite que Clauzel, gouverneur général pour la seconde fois, fit son entrée dans Alger.

 

V

Tel il s'est montré en 1.830, tel il reparaît cinq ans plus tard : bon militaire, d'un coup d'œil sûr, habile à manier les troupes, mais d'esprit mobile autant qu'impulsif, et si enclin à l'optimisme que l'expérience de son premier commandement ne lui a ni apporté aucune lumière ni ravi aucune illusion.

La tâche la plus urgente était de venger l'échec de la Macta. Moitié avec des troupes venues d'Alger par mer, moitié avec des régiments arrivés de France, Clauzel forme aux environs d'Oran un corps expéditionnaire de 10.000 à 11.000 hommes. Entrant en campagne avec son ordinaire ardeur, il bat aux bords du Sig, ensuite aux bords de l'Habra les contingents de l'émir. Puis, franchissant les montagnes, il se porte vers Mascara, cette capitale d'Abd-el-Kader et, devançant le gros de son armée, y fait audacieusement irruption dans la soirée du 6 décembre. Rien n'égale son activité. Il ne rentre à Oran le 18 décembre que pour en repartir peu après. L'objectif, cette fois, est Tlemcen, tout à l'ouest de la Régence. Le 10 janvier 1836, le maréchal y pénètre sans coup férir et en occupe la citadelle connue sous le nom de Méchouar tandis que ses soldats dressent leurs tentes dans les vergers, les jardins, les magnifiques bois d'oliviers qui entourent la ville. Derechef il regagne Oran, puis Alger. Cependant son regard se porte vers ce col de Mouzaïa qu'en 1830, il a occupé, puis évacué et que son successeur, le général Berthezène, a reconquis mais sans le garder. Au delà, à la descente du col, est Médéa, cette petite ville tour à tour conquise, perdue, réoccupée, abandonnée de nouveau et qui insolemment nous échappe. De ce côté, au début du printemps de 1836, le maréchal dirige une expédition : le col est de nouveau franchi quoique non sans effusion de sang, et de nouveau nous touchons à Médéa.

Qui n'admirerait cette ardeur d'action chez un chef de plus de soixante ans ? Mais est-ce bien l'activité réglée qui se traduit en résultats durables ? Le maréchal a occupé Mascara ; trois jours plus tard, avec une mobilité aussi prompte à se désabuser qu'à s'éprendre, il l'a évacuée ; il l'a évacuée après l'avoir incendiée ; il n'a même pas eu — si bénéfice il y a — le bénéfice de l'incendie, car la pluie est survenue qui a empêché les flammes de se propager. A Tlemcen, se laissant abuser ou tromper, il a frappé la ville de contributions telles Que les collecteurs, percevant l'impôt en son nom, n'ont réussi qu'à exaspérer. En partant, il a laissé la garde de la citadelle au capitaine Cavaignac, un soldat vaillant et tenace qui bientôt sera enfermé là-bas. Et que dire de Médéa ? Clauzel vient d'y installer un chef indigène ; mais encore quelques jours et ce chef sera lui-même renversé.

Cependant un dessein plus vaste obsède le maréchal. Tout à l'est, bien avant dans les terres est Constantine où domine le bey Achmet. C'est de ce côté que se concentrent maintenant les pensées du gouverneur général ; et le 14 avril 1836, il s'embarque pour la France afin d'obtenir du ministère et de la Chambre l'argent, les hommes, les ressources nécessaires à l'entreprise.

Si optimiste qu'il soit, il ne laisse pas que de garder quelque inquiétude. Dans le conseil des ministres siège M. Hippolyte Passy, l'un des adversaires de notre colonisation algérienne. La commission du budget incline à hi parcimonie plutôt qu'à la générosité. Enfin, de mauvaises nouvelles viennent d'arriver d'Afrique. Abd-el-Kader a, le 25 avril, près du marabout de Sidi-Yacoub, infligé un sérieux échec au général d'Arlanges.

Clauzel ne se décourage pas, et il a raison, cette fois, de ne pas se laisser abattre ; car il trouve en M. Thiers, le chef du cabinet, le plus efficace des appuis. Thiers, en 1830, a, comme tous les journalistes de l'opposition, combattu l'entreprise africaine. Maintenant, avec cette mobilité d'esprit par laquelle il se rapproche un peu du maréchal, il s'engoue à son tour de l'Algérie. Pour Clauzel, si facile à échauffer, quel réconfort qu'un pareil encouragement ! Sur ces entrefaites, une bonne nouvelle arrive. Bugeaud, alors simple maréchal de camp, et nommé commandant de la province d'Oran, vient de réparer, par un brillant succès au bord de la Sikka, l'échec de Sidi-Yacoub.

Pour Clauzel qui déjà triomphe, voici pourtant un retour de crainte. Comme il rentre à Alger, il apprend la chute de Thiers, ce chaleureux ami. Sous la présidence du comte Molé, un nouveau cabinet est formé. Derechef, on vante l'occupation restreinte ; derechef on marchande les ressources. Comme Clauzel mécontent parle vaguement de se démettre, le général de Damrémont est envoyé à Alger, désigné pour recueillir, le cas échéant, l'héritage. Cependant l'expédition de Constantine a été presque annoncée ; déjà les ordres ont été donnés pour les concentrations de troupes. Quel ne serait pas le discrédit d'un subit abandon ! Clauzel, avec son habituelle impétuosité, multiplie les dépêches ; il envoie même à Paris l'un de ses aides de camp, pour réclamer des renforts, pour solliciter des ordres. Des renforts, le ministre de la Guerre se refuse à en envoyer ; des ordres, il se refuse pareillement à en donner. N'osant arrêter l'expédition, mais peu favorable à l'occupation totale de la Régence, et craignant d'ailleurs un échec, le gouvernement se fixe en une attitude un peu équivoque. Il n'ordonne pas l'expédition, il se contente de l'autoriser. Si peu encourageant que soit ce langage, Clauzel se décide à l'action. Le 28 octobre 1836, il quitte Alger ; le 31 octobre, il est à Bône. C'est là qu'achève de se former le corps expéditionnaire destiné à réduire Constantine.

 

VI

Dès l'arrivée, un chef moins confiant eût douté de sa fortune. Dans les corps de troupes venus par mer d'Alger, d'Oran, de Bougie, et entassés dans la ville peu salubre de Bône, beaucoup de fiévreux qu'on devrait laisser en arrière ou qui n'entreraient en campagne que débilités : une saison déjà avancée ; une grande pénurie de bêtes de somme ; point de grosse artillerie ; une route de quarante lieues à travers un pays presque inconnu ; avec cela une ignorance à peu près complète des forces, des moyens de défense, des dispositions de l'ennemi.

L'avant-garde se mit en marche le 8 novembre et cinq jours plus tard le gros de l'armée. La force totale était de 8 700 hommes environ, y compris 1 300 auxiliaires indigènes. Aux côtés du maréchal était le duc de Nemours, débarqué de France le 29 octobre, et dont la présence était précieux réconfort ; car elle montrait combien le gouvernement, d'abord très froid pour l'expédition, attachait maintenant d'importance à ce qu'elle réussît.

Le départ fut allègre, tant on se réjouissait d'échapper à l'entassement et à l'insalubrité de Bône ! Bientôt s'accumulèrent les épreuves : pluies torrentielles, froid intense, ruisseaux devenus torrents, sol détrempé s'enfonçant sous les roues des voitures ou le sabot des chevaux ; perte ou abandon de matériel ou de bétail. Le 21 novembre, on atteignit les abords de Constantine. Toujours confiant, le maréchal se flattait de la même chance heureuse qui jadis lui avait ouvert sans combat Mascara et Tlemcen. Une reconnaissance, même incomplète, abattit cet espoir : une ville étrange, établie sur une sorte de massif rocheux, entourée de deux côtés par le Rummel, qui coulait dans un ravin profond, et protégée d'un troisième côté par d'abrupts escarpements ; au sud seulement, une communication avec la terre ferme, et un point vulnérable. Telle se montrait Constantine, l'antique Cirta dont Salluste avait écrit[11] : Neque propter naturam loci Cirtam armis expugnare Jugurtha poterat.

Dans la ville un remarquable silence, mais bientôt un coup de canon suivi de plusieurs autres. En même temps, au sommet de la Kasba, un grand drapeau rouge se déploie. A ce signal, l'ennemi, jusque-là immobile, surgit de tous côtés et occupe tous les postes de défense.

C'est un siège qu'il faut commencer, mais en quelles conditions Un matériel insuffisant ; des effectifs fort diminués, tant on a laissé de malades à Bône et encore, en route, à Guelma. Au contraire, que d'avantages pour l'ennemi : il a pour lui la connaissance des lieux, la commodité des abris : au dehors une cavalerie nombreuse, rassemblée sous le bey Achmet, épie nos premiers signes de faiblesse pour fondre sur nous. Et une force morale singulière anime toute cette masse ; car elle lutte contre un ennemi doublement détesté comme envahisseur du sol, et, plus encore, comme chrétien.

En chef tenace, Clauzel garde confiance. Il sait ce qu'il peut attendre de ses troupes. Il sait aussi que, dans son armée, il compte des officiers intrépides qui porteront jusqu'à l'extrême le dévouement : tel le général Trézel, débile de corps, d'âme vaillante, et ardent à venger l'échec de la Macta : tel le lieutenant-colonel Duvivier, d'intelligence rare autant que de caractère ombrageux, et combattant des premières luttes africaines : tel surtout un chef de bataillon, du nom de Changarnier, que Clauzel a déjà remarqué et qui tient en ses mains, avec une entière maîtrise, son bataillon du 2e léger, petit par le nombre grand par le courage.

Trois jours sont employés à préparer l'action. Dans l'entrefaite un lamentable épisode empire encore notre condition. Les cavaliers arabes battaient le pays, sentant notre faiblesse et guettant l'occasion. Ils assaillirent notre convoi de vivres, resté embourbé dans une fondrière et que les hommes d'escorte, en un accès d'indiscipline, avaient déjà commencé à piller. Tout fut enlevé ; plus de cent hommes furent massacrés. Cependant les munitions s'épuisaient autant que les subsistances, et l'on ne pouvait différer davantage la suprême attaque. Dans la nuit du 23 au 24 novembre, un double effort fut tenté, à l'est de la ville par le général Trézel, au sud par le lieutenant colonel Duvivier. La demi-clarté perfide d'un ciel sans nuages découvrit notre marche à l'ennemi. Toutes les tentatives furent vaines : Trézel tomba dangereusement blessé et Duvivier, de son côté, ne put pénétrer dans la ville.

Un seul parti restait : la retraite. Elle commence dans une hâte pleine de confusion. On sentait qu'aux premières lueurs de l'aube, l'ennemi, découvrant notre mouvement rétrograde, lancerait contre nous sa cavalerie. Et peut-être le recul fût-il devenu déroute sans l'admirable vigueur du commandant Changarnier, chargé de couvrir la retraite avec son bataillon du 2e léger réduit à 350 hommes. Attentif à tout, il vide les gibernes des blessés, des éclopés, et en tire des cartouches pour ses hommes. Il ramasse ce qu'il peut de vivres, riz, biscuit. eau-de-vie. Il est déjà en marche quand il entend des cris désespérés, ceux de malheureux soldats oubliés et qui n'ont pu rallier leur corps ; il revient sur ses pas pour les recueillir et arrache aux Arabes tout ce qu'il peut leur ravir. Un officier d'état-major passe au galop et jette ces mots : Commandant, vous couvrez la retraite. — Je m'en aperçois bien, répond, goguenard, Changarnier. Et les hommes de rire, de ce bon rire qui détend et rend courage. Cependant les cavaliers ennemis, de plus en plus menaçants, pressent de plus en plus la colonne. Changarnier fait former le carré, prescrit à ses soldats de ne tirer qu'à son commandement. Quand les cavaliers sont à bonne portée : Vive le roi, s'écrie-t-il. C'est le signal. Les fusils s'abaissent. Et les cavaliers tourbillonnent et disparaissent, laissant le sol jonché de leurs blessés et de leurs morts. A une heure, l'héroïque bataillon rejoignit le gros de l'armée ; et alors l'admiration triomphant du découragement et de la lassitude, une longue ovation accueillit celui qui venait de sauver l'honneur et d'assurer le salut.

Encore quelques jours de privations, de fatigue, de misère ; avec cela, quelques murmures ainsi qu'il arrive quand la mauvaise fortune a aiguisé l'esprit de critique et aigri les âmes. A Guelma, enfin, on trouva des vivres, des abris, des médicaments pour les blessés ou les malades. Le 30 novembre, on était à Bône. On put alors dresser le bilan de ce que coûtait l'expédition : 700 morts, soit par le feu, soit par les maladies. A ce chiffre il fallait ajouter les blessés dont un certain nombre ne guérirait point, et aussi les malades qui restaient dans les hôpitaux. Au début de décembre, on n'eût pu compter dans l'armée 3.000 hommes vraiment valides. Et l'on n'était point au bout des calamités. Peu après, le typhus éclata dans Bône : de là de nouvelles victimes. Puis, deux mois plus tard, en cette même ville funeste, l'explosion d'une poudrière causa la mort d'une centaine d'hommes sans compter près de 200 blessés.

 

VII

Clauzel avait ébloui par ses rapides, brillantes et superficielles campagnes. L'échec de Constantine venait de rendre crédit à quiconque prêchait la circonspection. Le maréchal fut rappelé. Il fut remplacé par le général de Damrémont.

Jamais tempéraments ne différèrent davantage. Tout ce qui était ardeur chez Clauzel était chez son successeur réflexion, prudence, crainte des risques. Une carrière militaire moins éclatante lui avait suggéré une moindre confiance en lui-même. Enfin, en subordonné docile, il était disposé, non à élargir ou à enfreindre les instructions de son gouvernement, mais à s'y conformer avec une entière obéissance.

Cette soumission ne lui coûterait guère, tant les directions venues de Paris coïncidaient avec ses propres pensées ! Peu après l'insuccès de Constantine, en une lettre à l'un des ministres, M. Guizot[12], il avait développé son programme. La sagesse, disait-il en substance, était d'occuper solidement quelques points bien choisis sur la côte ou à l'intérieur et de les ouvrir à la colonisation. On ne s'étendrait que peu à peu, avec assez de prudence pour n'être jamais exposé à rétrograder. Partant de là, le général marquait ce qu'avaient réservé de mécomptes les opérations à longue distance : Tlemcen qu'on avait évacuée, Médéa qu'on n'avait pas réussi à garder, Constantine enfin où l'on venait d'échouer.

Voici pourtant en quoi nous étions condamnés à nous déjuger. La prudence conseillait l'occupation progressive : l'honneur militaire commandait de venger le récent échec. Il arrivait donc que, tout en blâmant la conduite de Clauzel, nous étions ramenés dans la voie où Clauzel nous avait engagés. Pacifiques, nous pourrions l'être dans l'avenir dans le présent, nous avions une dette de guerre à acquitter.

Au moment où, par point d'honneur plutôt que par préférence de dessein, nous allions de nouveau porter nos efforts vers l'est de la Régence, il importait qu'à l'ouest, c'est-à-dire dans la province d'Oran, nous fussions assurés contre toute surprise. Là-bas commandait Bugeaud, nommé récemment lieutenant général et qui faisait son apprentissage de la guerre d'Afrique. En ces mêmes lieux guerroyait Abd-el-Kader qui, depuis la rupture du traité Desmicheis, était devenu de nouveau notre ennemi. Bugeaud obtint l'autorisation de traiter avec lui, à la condition qu'un tribut nous fût payé et que la domination de l'émir fût restreinte à la rive gauche du Chélif. Bugeaud était, par ses instructions, indépendant du général de Damrémont ; il montra qu'il l'était aussi du gouvernement lui-même. Le 30 mai 1837, il signa avec l'émir un traité, dit traité de la Tafna, qu'on ne peut lire aujourd'hui sans stupéfaction, tant il créait à notre adversaire un sort privilégié : une simple reconnaissance de notre possession algérienne, et une simple promesse de n'acheter qu'en France la poudre, les armes, les munitions de guerre ; en outre, une rédaction telle qu'elle semblait régler, non ce que nous concédions à Abd-el-Kader, mais ce qu'Abd-el-Kader voulait bien nous laisser. Nous gardions, dans la province d'Oran, outre Oran elle-même, Mostaganem, Arzeu et leur territoire ; dans la province d'Alger nous nous réservions Alger, le Sahel, la Mitidja, Blida, Koléa. Si étrange qu'elle parût, la convention fut ratifiée à Paris[13]. A toutes les critiques, Bugeaud répondit sans se troubler que nous ne concédions à l'émir que ce que celui-ci occupait déjà. Le vrai, c'est que le traité n'avait qu'une utilité, celle de nous libérer de toute inquiétude du côté de l'ouest tandis que nous opérerions contre Constantine. Sur le reste, nulle illusion.

 

VIII

Et maintenant tout est à la revanche. On la prépare, sans souci de l'illogisme où l'on se condamne. Constantine prise, pourra-t-on abandonner ces lieux deux fois teints de notre sang ? Que deviendra alors le système de l'occupation restreinte ? Décidément Dieu nous voulait — et en son entier — cet empire africain, tant il nous y conduisait, même à travers toutes les inconséquences qui auraient dû noue le ravir.

La sagesse conseillait de mettre à profit les erreurs de l'année précédente. En 1836, les préparatifs n'avaient été achevés qu'au commencement de novembre ; de là une expédition un peu tardive, bientôt contrariée par un hiver précoce autant que rigoureux : cette fois, on aménagerait toutes choses pour se mettre en route un mois plutôt. En 1836, on avait vaguement espéré une soumission sans combat : maintenant on est fixé sur les dispositions de l'ennemi ; aussi l'on s'est pourvu d'un matériel de siège, et de plus on a adjoint au général de Damrémont le général Valée, l'un des plus renommés parmi les artilleurs de son temps. Le corps expéditionnaire est divisé en quatre brigades, la première commandée par le duc de Nemours qui vient de débarquer à Bône, les trois autres par le général Rulhière, le général Trézel, le colonel Combes.

Le lieu de rassemblement général était le camp de Mjez-Ahmar, non loin de la Seybouse. On en partit le ter octobre. Nul incident si ce n'est, à la dernière étape, un violent orage et une escarmouche de cavalerie. Le 5 octobre, par une trouée à travers les mamelons, on put apercevoir Constantine, et ce fut à qui se presserait pour contempler la cité fameuse. Le 6, à 9 heures du matin, l'avant-garde déboucha sur le plateau de Mansoura. On n'était plus qu'à deux kilomètres de la ville, dominée dans sa partie nord par les vastes bâtiments de la Kasba, et protégée au nord et à l'est par le ravin escarpé au fond duquel se frayait passage la torrentueuse Rummel.

Dans Constantine commandait, non Achmet-bey qui tenait la campagne avec ses cavaliers, mais Ben-Aïssa, chef d'une farouche bravoure. A notre approche, nul signe de crainte, mais au contraire une indomptable volonté de résistance. De tous côtés s'élevaient des clameurs de malédiction dont le bruit se répercutait jusqu'à nos avant-postes. Sur tous les édifices flottaient, ainsi qu'en 1836, comme autant d'appels au combat, d'immenses drapeaux rouges. Quelques Kabyles, parmi les plus hardis, essayèrent, quoique vainement, de se glisser jusqu'à nos lignes.

Le commandement de l'armée appartenait au général de Damrémont qui était très digne de l'exercer. Mais par la nature même des opérations, le rôle principal appartiendrait au chef de l'artillerie, le général Valée. L'exploration des lieux lui montra que le vrai point d'attaque serait le Coudiat-Aty, hauteur située au sud-ouest de Constantine, sur la rive gauche du Rummel. De ce côté seulement, la place était accessible. Mais, en même temps, Valée jugea nécessaire d'établir trois batteries sur le plateau de Mansoura, de façon à contrebattre l'artillerie ennemie en position à la Kasba.

Tandis que le quartier général s'installait à Sidi-Mabrouck, l'exécution commençait. Dans l'après-midi, la 3e et la 4e brigade franchirent le Rummel et, non sans être incommodées par le feu des assiégés, s'établirent en arrière du Coudiat-Aty. Dans le même temps, on édifiait les batteries sur le Mansoura. Mais tout concourait à accumuler les obstacles : les intempéries du climat, la disposition des lieux, l'opiniâtreté de l'ennemi.

Dans la nuit du 6 au 7 octobre un grand orage éclata, et jusqu'au 10, la pluie ne cessa guère, détrempant le sol, noyant les sacs-à-terre, entravant — et jusqu'à les interrompre — les travaux de l'artillerie. Au Mansoura, trois pièces versèrent, et il fallut des efforts inouïs pour les relever.

Cependant on ne se lassait pas de contempler cette extraordinaire Constantine assise sur son massif rocheux avec une légère dépression vers le sud et entourée au nord, à l'est, à l'ouest, de formidables escarpements qui étaient pour elle à la fois défense et prison. Tout autour de la ville, un terrain, tout raviné aussi, et à tel point que tout mouvement de troupes, tout transport de matériel serait plus entravé par les obstacles du sol que gêné par le tir de l'ennemi. On le vit bien quand il fallut, pour armer le Coudiat-Aty, y amener une portion de l'artillerie établie au Mansoura. L'opération, commencée le 9 octobre aux premières ténèbres du soir, était à peine achevée au matin du lendemain. Il fallut que le génie créât des rampes pour préparer le chemin. Quand on atteignit le Rummel et qu'on dut le traverser pour arriver à la berge gauche, des blocs de roches retardèrent longtemps le passage. Puis ce fut la montée avec tous ses à-coups. Il faisait déjà jour quand on déboucha sur le plateau de Coudiat-Aty.

Nous étions condamnés à un effort d'autant plus grand que l'ennemi se montrait plus ardent. Turcs et Kabyles avaient, dès notre arrivée, tenté contre nos lignes une première attaque ; le 7 octobre nouvelle sortie, et une troisième un peu plus tard. Les pièces des assiégés étaient bien servies et, à ce qu'il semblait, bien approvisionnées. Peut-être, en certaines demeures, eût-on surpris le vœu qu'une soumission opportune épargnât les horreurs d'un assaut. Mais c'étaient des pensées timides qui se perdaient dans l'explosion bruyante d'un extraordinaire fanatisme militaire et religieux. Le succès de l'année précédente inspirait confiance et l'on s'encourageait à espérer une nouvelle victoire du prophète.

Parmi les nôtres, l'activité se concentrait de plus en plus du côté du Coudiat-Aty. Le 11, l'armement presque complet des batteries permit de commencer le tir qui, on l'espérait, pratiquerait dans les murailles une brèche praticable pour l'assaut. Avant l'opération décisive, il plut au général de Damrémont d'envoyer un émissaire dans la place pour proposer aux assiégés une soumission qui leur garantirait respect pour leur vie, leurs femmes, leurs biens, leurs demeures. Par cette suprême démarche, Damrémont répondait au vœu du gouvernement, et en particulier, du roi, humain par-dessus tout et jaloux d'éviter l'effusion du sang. Un soldat indigène se chargea de porter le message. De la ville il rapporta cette réponse : Si les chrétiens manquent de poudre, nous leur en enverrons ; s'ils manquent de biscuit, nous partagerons le nôtre avec eux ; mais tant que l'un de nous sera vivant, ils n'entreront pas dans Constantine. — Voilà de braves gens, dit le général de Damrémont.

Nos boulets battirent les remparts. mais d'abord sans beaucoup d'effet. Dans les murailles faites de matériaux très solides, ils se logeaient sans ébranler. Ce ne fut que dans l'après-midi que se produisirent les premiers éboulements. La nuit fut consacrée à continuer notre œuvre de destruction tandis que le feu de la place redoublait de violence. Le 12 à 8 heures, Damrémont arriva, voulant se rendre compte de l'effet de notre tir : L'endroit est bien dangereux, lui observa le général Rulhière. C'est égal, répondit-il. Au même instant, un boulet l'atteignit et il tomba raide mort. Son corps, enveloppé d'un manteau, passa dans les rangs des soldats. Saluons, messieurs, c'est notre général en chef, dit à ses officiers le duc de Nemours, lui aussi indifférent au danger, et d'une bravoure simple, digne de son nom.

La guerre abrège tout, même les regrets. Valée prit par ancienneté de grade le commandement en chef, et un seul souci domina, celui de vaincre. Le soleil s'était levé dans un ciel éclairci. Le tir était de plus en plus efficace, la brèche de plus en plus élargie. De là l'espoir, presque la certitude qu'on touchait au dénouement. Le soir, tandis que la dépouille de Damrémont reposait au quartier général, les dispositions dernières furent prises pour le lendemain qui serait le jour dé l'assaut.

Trois colonnes furent désignées : la première, sous les ordres du lieutenant-colonel Lamoricière, formée de 80 sapeurs du génie, de 300 zouaves, de deux compagnies d'élite du 2e léger ; la seconde, commandée par le colonel Combes, composée, outre les sapeurs, de compagnies prises dans le bataillon d'Afrique, la légion étrangère, le 47e de ligne ; la troisième, dite de réserve, recrutée à l'aide de prélèvements dans les quatre brigades. Entre 4 et 5 heures du matin, la première colonne se massa en arrière de la batterie de brèche ; la seconde se pelotonna un peu plus loin dans un ravin ; la troisième se rassembla dans un grand bâtiment qu'on appelait le Bardo. Toute la nuit, notre tir se prolongea tandis que l'ennemi s'appliquait à rendre la brèche impraticable en y accumulant les prolonges, les pièces de bois, les débris d'affût. Au milieu de ses zouaves, Lamoricière attendait. La veille au soir, Valée l'avait fait venir. Colonel, lui avait-il dit, si demain à 10 heures nous ne sommes pas maîtres de la ville, à midi nous serons en retraite. — Mon général, avait répondu Lamoricière, demain à 10 heures, nous serons maîtres de la ville ou morts. A sept heures le signal fut donné. Sans trop de pertes, la brèche, bien que fort raide, fut franchie. Au delà commencèrent les plus terribles périls : des ruelles sans issue où nos soldats s'égaraient : des maisons, les unes en ruines et formant, par l'accumulation des matériaux, des obstacles presque insurmontables, les autres crénelées et d'où partait un feu continu : plus loin un large pan de mur qui, en s'éboulant, ensevelit sous ses débris plusieurs des nôtres et, avec eux, l'un des chefs de la colonne, le commandant de Sérigny. On avance pourtant, on atteint une rue un peu plus large qui semble une des principales de la ville. Soudain éclate une explosion suivie de plusieurs autres : c'est un magasin à poudre qui vient de sauter. Parmi les assaillants, une centaine gisent à terre, les uns déjà frappés par la mort, les autres tout environnés de flammes et s'agitant en d'atroces convulsions. Lamoricière est tombé, les cheveux et le visage tout brûlés ; ses hommes l'emportent, et pendant plusieurs jours on craindra pour sa vie.

La seconde colonne s'est élancée à son tour. A sa tête est le colonel Combes, vieux soldat de l'empire longtemps attardé dans son grade, d'intelligence un peu fruste, de cœur héroïque. Il arrive juste à point pour continuer l'attaque. Au delà de la poudrière explosée, la rue se prolonge, mais coupée par une barricade. La barricade est emportée. On est au cœur de la ville. Il semble qu'on tienne le succès. A ce moment, deux coups de feu atteignent le colonel Combes. Avec un sang-froid surhumain, il donne ses derniers ordres ; puis, rassemblant ce qui lui reste de forces, regagne la batterie de brèche. Monseigneur, dit-il au duc de Nemours, ceux qui ne sont pas mortellement atteints jouiront de la victoire. — Mais, colonel, vous êtes blessé, lui répond vivement le prince. — Non, Monseigneur, je suis mort. Le lendemain il avait succombé.

Si vaillante qu'eût été la défense, la ville se remplissait de cette confusion qui précède les irréparables défaites. Turcs et Kabyles luttaient encore, mais avec cette fureur sans espoir qui se jette aveuglément dans la mort. La plupart des habitants fuyaient, mais d'une fuite impuissante ; car au nord de la ville, c'est-à-dire du côté opposé à notre attaque, la roche se dressait, formant précipice. Cependant cette roche elle-même offrait quelques saillies. Soit en s'accrochant à ces saillies, soit en utilisant des échelles de corde, plusieurs tentèrent ce moyen de salut. De ce nombre étaient des femmes jalouses de sauver leur honneur, et des gens inoffensifs à qui l'on avait persuadé que les Français ne faisaient point quartier. Une cinquantaine se brisèrent dans leur chute, et l'on retrouva au pied de l'abîme leurs corps ensanglantés. Dans la ville, encore quelques coups de feu, mais rares, et dernier signe d'un fanatisme désespéré. A 10 heures, avait dit Valée à Lamoricière, nous devrons être vainqueurs ou commencer la retraite. A 10 heures, comme si tout dût s'accomplir suivant cette prévision, un émissaire se présenta devant le général en chef, porteur d'une lettre des grands de la ville offrant leur soumission. Aussitôt Valée fit cesser le feu. Deux heures plus tard, à la tête de son état-major, il entrait en maître dans Constantine.

 

IX

La prise de Constantine avait ajouté une page glorieuse à notre histoire algérienne. Après ce coup de hardiesse, on revint à la prudence, presque à la timidité.

Valée, nommé maréchal de France, a succédé à Damrémont. On eût pu, sans aucune exagération dans l'éloge, tracer de lui la plus flatteuse image. Il a participé, et avec éclat, aux guerres de l'Empire. Il est instruit, laborieux, intègre, impitoyable à l'intrigue, dédaigneux de la réclame. Mais les habitudes de vie et le tempérament du nouveau gouverneur le rendent plus propre à servir dans une société régulière qu'à se mouvoir dans les improvisations d'une colonie naissante. Vieil officier d'artillerie, il est d'esprit rectiligne, et n'aime rien que ce qu'une méthode rigoureuse régit : c'est avec effarement qu'il contemple les zouaves à l'étrange uniforme ; c'est avec une antipathie invincible qu'il passe en revue la légion étrangère aux hommes inconnus, et les bataillons d'Afrique aux hommes trop connus : ce sont, dit-il, des pillards, des gens tout prêts à déserter et à grossir les rangs d'Abd-el-Kader. Son esprit caresse l'idée d'une justice sévère, mais d'une justice à la française : dans cette disposition, il réprouve les razzias, en quoi il a raison, mais pas tout à fait, car les Arabes ne sont impressionnés que par un châtiment très visible, très immédiat, et courbent la tête sous ce châtiment, à la condition qu'ils sentent qu'il est mérité. Le maréchal n'est pas l'homme des vastes conceptions militaires. Ce qu'il veut, c'est avancer lentement, ne reculer jamais. Le meilleur moyen de ne pas reculer, c'est de se couvrir sous des abris. Presque autant que les officiers du génie, ceux de l'artillerie aiment à remuer la terre. Dans la région d'Alger, dans la Mitidja, Valée fait construire des retranchements, élever des forts ou du moins des fortins. Ainsi fait-il, mais sans songer assez à la fatigue des hommes transformés en terrassiers, à l'insalubrité des plaines basses, aux miasmes qui vont se dégager des terres fraîchement remuées. En effet, les hôpitaux s'encombrent de malades, et tel régiment, comme le 11e de ligne, est plus éprouvé par les fièvres qu'il ne l'eût été par aucune expédition[14]. Ces petits forts, il faut les garder : de là l'éparpillement de petites garnisons, rongées par l'ennui, mal approvisionnées de vivres, harcelées par l'ennemi.

Pendant l'année 1838 et jusqu'à l'automne de 1839, peu d'événements de guerre. Mais on touchait à l'incident qui rallumerait les hostilités avec Abd-el-Kader, notre grand ennemi.

Au mois de septembre, le duc d'Orléans, en un nouveau voyage en Afrique, visita Constantine ; puis il résolut de regagner Alger, non par la voie de mer, seule employée jusqu'ici, mais en passant à travers les terres, et en franchissant le défilé des Portes-de-fer, gorge étroite, propice aux embûches, et où nos soldats n'avaient jamais pénétré. L'entreprise eût pu finir en désastre, si un orage, qui éclata peu après, eût surpris la colonne au passage du défilé. La fortune nous favorisa et, un peu de flatterie aidant, ce fut à qui célébrerait l'audacieuse randonnée. Elle eut pourtant un résultat. L'émir jugea que cette incursion nous portait bien au delà des limites que nous fixait le traité de la Tafna, et du même coup la guerre recommença.

Elle recommença avec furie de la part de l'émir. Il a tout un matériel de guerre, amassé pendant la paix et que notre ingénue confiance lui a permis d'accroître. Il a ses réguliers, puis les tribus soulevées à sa voix. Il a des lieutenants intrépides : Ben-Allal, Ben-Salem.

Dès le milieu de novembre, une nuée de cavaliers s'abattit sur la Mitidja. Rien n'est sûr, ni la place, ni même les environs d'Alger. Entre Alger et Blida, un détachement est anéanti. Il semble qu'en dix ans nous n'ayons rien gagné. Occupation restreinte, occupation étendue, qu'importe le système dans l'imminence du péril. Tout étourdi sous l'irruption soudaine, Valée sollicite en hâte des secours de France.

En attendant il lui faut combattre. Heureusement, il a de vaillants lieutenants. Le plus solide de tous est Changarnier, simple colonel du 2e léger, mais débordant bien au delà de son grade, tant il est actif, de décision prompte, d'imperturbable sang-froid. Le 31 décembre 1839, le combat d'Oued-el-Alleg, dans la région de Blida, ajoute à sa renommée. Le reste de la Régence est plus tranquille, l'effort d'Abd-el-Kader se concentrant dans la province d'Alger, c'est-à-dire au cœur même de notre conquête. Cependant, dans la province d'Oran, quelques actions militaires, en particulier la défense de Mazagran, honorable, mais trop célébrée.

On atteint le mois de février 1840. Les renforts arrivent de France. Le chiffre total de l'armée — au moins le chiffre officiel, car il y a beaucoup de malades — dépasse 60.000 hommes. Si peu de goût qu'ait le maréchal pour la guerre offensive, il se porte au-devant de l'ennemi qui a rassemblé ses forces dans le Titteri, entre Médéa et Miliana. C'est sur le col de Mouzaïa que se concentrent, au mois de mai, nos efforts. Ce col fameux, les vétérans de l'Algérie le connaissent bien, tant il a été occupé, abandonné, réoccupé. De nouveau, il est à nous ; et comme en 1830, en 1831, en 1836, nous descendons vers Médéa. Au mois de juin, nous voici à Miliana. Beaucoup de valeur déployée ; beaucoup de sang répandu ; puis des renommées qui grandissent : et par-dessus tout, celle de Changarnier. C'est une succession d'actions héroïques. Est-ce vraiment la solide et fructueuse victoire ? Médéa, où a commandé Duvivier et, après lui, Cavaignac, est presque bloquée. Miliana de même. Dans l'une et l'autre place, les pertes par les maladies dépassent toutes les prévisions. Parlant de Miliana, Changarnier écrit : La moitié de la garnison est dans le cimetière ; le troisième quart est à l'hôpital ; le reste est sans force et sans courage[15].

La France ne jette, en ce temps-là, qu'un regard un peu distrait sur cette terre de gloire et de misères. On est au milieu de l'année 1840 ; et les complications européennes détournent de l'Afrique. Cependant, si la même considération entoure toujours le maréchal Valée, la confiance en lui est un peu diminuée. Nul ne conteste sa science militaire ; mais on doute qu'il s'adapte jamais à la méthode toute nouvelle de guerre qu'exige l'Algérie. Ainsi parlent les officiers du corps expéditionnaire, avec un respect un peu ironique pour cet artilleur, admirable sans doute, mais qui est trop exclusivement artilleur pour être tout à fait un grand chef. A Paris, on a fini par penser de même. Et le 29 décembre 1840, Bugeaud. nommé gouverneur général, débarque à Alger.

 

X

L'accueil fut moins empressé qu'on ne l'eût imaginé. Le nouveau gouverneur général avait signé le traité de la Tafna. Il s'était jadis montré peu favorable à l'entreprise africaine et avait même qualifié l'Algérie de fâcheuse conquête. Membre de la Chambre des députés, il avait été souvent en butte aux attaques de la presse ; et ces attaques répétées, bien qu'injustes en général, avaient attaché à son nom une certaine impopularité.

En ses discours parlementaires, Bugeaud avait clairement indiqué ce qu'il ne voulait pas. Il avait blâmé, comme ne laissant aucune trace, les décevantes expéditions de Clauzel, et ne s'était pas montré moins sévère pour les camps retranchés de Valée. La déception eût été grande s'il se fût borné à ces vues négatives. On attendait de lui un programme d'action. On ne tarda pas à le connaître.

Il faut, disait Bugeaud dans sa proclamation aux habitants, que le drapeau français flotte seul sur la terre d'Afrique. Ainsi se trouvait condamné — et sans doute pour jamais — le système de l'occupation restreinte. Vous avez souvent vaincu les Arabes, ajoutait le général dans un ordre du jour aux troupes ; vous les vaincrez encore, mais il ne suffit pas de les vaincre, il faut les soumettre. Comment assurer la victoire, et une victoire assez complète pour entraîner l'entière soumission ? Trois années auparavant, Bugeaud, simple commandant de la province d'Oran, s'était tracé à lui-même toute une méthode de guerre qu'il pratiquerait comme gouverneur général, et sans en dévier jamais. Il réprouvait énergiquement le système des petites garnisons. A l'éparpillement des petits postes il convenait de substituer quelques positions bien choisies qu'on occuperait en forces suffisantes pour déjouer toute surprise et qui seraient le point de départ des expéditions. Pour les expéditions elles-mêmes, il faudrait tenir compte des lieux, du climat, des dispositions de l'ennemi. Les Arabes valaient surtout par leur mobilité : il faudrait lutter d'agilité avec eux par la création de colonnes légères que n'effraieraient ni les chemins mal tracés ni les défilés des montagnes. Donc la sagesse commandait de renoncer aux gros convois d'artillerie et de réduire les bagages. Point d'impedimenta, répétait Bugeaud à ses officiers. Entre toutes les réformes, l'une des plus urgentes était d'adapter au climat les uniformes, d'alléger la charge des soldats, de réquisitionner pour les transports le plus qu'on pourrait de mulets. Cependant, pour avoir raison des Arabes, il importait si rigoureux que fût le moyen — de les prendre par la famine. C'est pourquoi l'on s'appliquerait à enlever leurs troupeaux, à couper leurs moissons, à découvrir et à vider les silos où ils serraient leurs grains. Telles seraient, pour employer le mot du temps, les razzias, expéditions dévastatrices qui risquaient de développer le plus fâcheux goût de rapines, mais puisaient leur excuse dans la nécessité de vaincre et à tout prix.

 

XI

Avec le printemps de 1841, l'exécution commença. Abd-el-Kader tire ses principales forces de la province d'Oran, dont le traité de la Tafna lui a en partie reconnu la possession ; puis sur les limites des hauts plateaux, à Takdempt, à Boghar, à Taza, à Saïda, il a rassemblé en de petits forts quelques dépôts d'armes, de munitions, d'approvisionnements. C'est à lui ravir ces ressources que Bugeaud s'applique par-dessus tout. Au mois de mai, Mascara, cette vraie capitale de la province d'Oran, est occupée et ne sera plus abandonnée. Takdempt est détruite par la division d'Oran, Boghar et Taza par les troupes venues de la province d'Alger. Plus tard, au mois d'octobre, on atteindra Saïda. En dépit de ces avantages, trop de confiance eût été illusion, Beaucoup de malades dans l'armée. Nous portons nos armes au loin ; mais tout près de nous la sécurité est précaire. Au printemps, les Hadjoutes ont assailli un de nos détachements dans la région d'Alger. Vers la même époque, Ben-Allal a tenté, heureusement sans y réussir, un coup de main sur Koléa. Enfin, au mois d'octobre, les Beni-Amer saccagent, jusque dans le voisinage d'Oran, les tribus qui nous sont favorables.

Nous voici en 1842. Dès le mois de février, nous atteignons Tlemcen, tout près de cette frontière du Maroc d'où l'émir se flatte de recevoir des secours et des renforts. Sur ces entrefaites, se produit un incident douloureux. Le 11 avril, tout près de Boufarik, un détachement commandé par un sergent du nom de Blandan, est, après la plus héroïque résistance, anéanti par un parti d'Arabes. Ce n'est qu'un épisode, isolé au milieu de nos succès qui, de plus en plus, s'affirment. Entre tous les lieutenants de Bugeaud, le plus triomphant est Changarnier. Le voici qui opère entre Cherchel et Tenès. Puis nous le retrouvons au mois de juin sur la rive gauche du Chélif, remontant la vallée de l'Oued-Dourdeur, poussant devant lui les tribus ennemies, enfin se jetant sur un long convoi, et s'emparant d'un tel butin que jamais pareille razzia ne s'était vue. Encore trois mois, et le combat de l'Oued-Fodda achèvera de consacrer sa renommée. Nul ne l'égale en activité, en endurance, en promptitude de dessein ; rien ne l'arrête, ni les pentes abruptes, ni les broussailles, ni les défilés : C'est mon montagnard, dit de lui Bugeaud qui, pourtant ne l'aime pas, car il le juge subordonné incommode autant qu'homme de guerre consommé.

 

XII

On atteint l'année 1843. Depuis deux ans, Bugeaud détient le gouvernement. Maintenant on le connaît bien, on le connaît d'autant mieux que, non seulement il ne cache pas ses vues, mais se plaît, en vrai professeur, à les développer. Ce qui le distingue, c'est la suite dans les idées, le bon sens, l'activité, le sang-froid. Il est parfois rude, dépourvu de tact, mais incapable d'une injustice voulue, et quiconque sert bien est, en dépit de ses bourrasques, assuré de son appui. Jadis, il a jugé sans confiance l'entreprise algérienne ; aujourd'hui, il est Africain autant que personne, et veut l'entière, l'intégrale conquête. Si ardue que soit la tâche à accomplir encore, il peut, non sans fierté, énumérer, comme en un inventaire, les premiers résultats de son gouvernement. A l'est, la province de Constantine est plus calme qu'on n'eût osé l'espérer. Entre la province de Constantine et celle d'Alger, la grande Kabylie nous échappe, mais les montagnards qui l'habitent semblent pacifiques, à la condition qu'on ne les inquiète pas. Dans la région d'Alger, les Hadjoutes, longtemps si redoutables, sont soumis. Médéa est à nous, et une route, ouverte le long de la Chiffa, permet d'y accéder sans passer par ce col de Mouzaïa où tant des nôtres ont péri. Entre la province d'Alger et celle d'Oran, on communique depuis l'année précédente, non seulement par mer, mais par terre, le long du fleuve le Chélif qui, coulant de l'est à l'ouest entre les murailles rocheuses du Dahra sur la rive droite et la région tourmentée de l'Ouarensenis sur la rive gauche, déverse ses eaux dans la Méditerranée à peu de distance de Mostaganem. Non loin du fleuve, en un point stratégique soigneusement choisi, une cité nouvelle, Orléansville, commence à dresser ses habitations. Dans la province d'Oran elle-même, nous tenons fortement Mascara où réside le plus souvent Lamoricière. et non moins fortement Tlemcen confiée à la garde du sage et vigilant général Bedeau.

Les effectifs se sont accrus dans la proportion de l'entreprise agrandie. Chose singulière ! il semble que nos revers aient servi, loin de lui nuire, la cause de l'Algérie. Il a fallu, comme le voulait le patriotisme, venger l'insuccès de Constantine : de là, dans les régions officielles, une disposition moins parcimonieuse. Puis, peu à peu, le public s'est façonné à cette conception que l'Algérie pouvait devenir une conquête, et la plus fructueuse des conquêtes. Il a fallu dix ans pour que l'idée murît. Maintenant les contradicteurs sont de plus en plus rares, de plus en plus timides aussi. L'armée d'occupation était de 64.000 hommes au mois de juillet 1840, et de 78.000 hommes en juillet 1841 ; elle est maintenant de 85.000 hommes ; encore un an, et elle atteindra 100.000 hommes.

Dans les régiments débarqués de France, on ne laisse pas que de contempler avec quelque surprise les camarades depuis longtemps acclimatés et qui s'appellent eux-mêmes les vieux Africains : chez ceux-ci des règlements dont la rigidité s'est d'elle-même assouplie ; une discipline en général sévère, mais avec tous les tempéraments que crée, entre le chef et les soldats, la communauté de périls et de privations ; un esprit d'initiative peu en harmonie avec les habitudes des garnisons de France ; avec cela, de profonds découragements sous l'excès de la souffrance, puis, au premier retour de bien-être ou au premier souffle de victoire, des réveils presque enfantins de bonne humeur et même de joie. L'aspect extérieur s'est lui-même modifié : plus de buffleteries, plus de vêtements lourds, les sacs allégés, le képi se substituant au shako, la cravate en cotonnade au col raide. Ainsi apparaissent les hommes de la légion étrangère, les chasseurs à pied, les zouaves surtout qui sont, dit-on, la garde impériale de l'Afrique.

Toute une génération a grandi que l'Afrique a façonnée. On connaît les principaux : Changarnier qui, trop grandi par ses succès pour se subordonner — fût-ce à Bugeaud, — rentrera bientôt en France : Lamoricière, fameux depuis Constantine et dont le nom se confondra avec le souvenir de la province d'Oran conquise, administrée, pacifiée : Bedeau, l'homme de courage et de haute conscience qui désarme l'envie tant il porte en lui de vertus. Au-dessous, voici le colonel Cavaignac, de valeur stoïque, d'intégrité sans tache qui jadis, loin de tout secours, a, sans une heure de défaillance, gardé le méchouar de Tlemcen : puis le lieutenant-colonel de Saint-Arnaud, très attardé dans sa carrière et ardent à réparer le temps perdu, en grande faveur auprès de Bugeaud qui l'a connu jadis à Blaye, très brave d'ailleurs et d'esprit fécond en ressources quoique avec une nuance de condottiere. A la liste d'autres noms s'ajoutent : le colonel Pélissier, le commandant Canrobert, le commandant Mac-Mahon, le commandant Forey, tous quatre destinés à devenir maréchaux de France. Puis voici l'entourage immédiat de Lamoricière : le colonel Bosquet, son intime ami plus encore que son aide de camp, et qui, lui aussi, deviendra maréchal de France : le commandant de Martimprey, cet officier d'état-major modèle dont le coup d'œil et l'exactitude ne sont jamais en défaut.

Les combats d'Afrique occupent-ils à ce point tous ces valeureux soldats qu'ils ne songent jamais, dans les entretiens du bivouac, à ce qu'une guerre en Europe pourrait leur apporter d'honneur ! En 1840, au milieu des complications nées des affaires d'Orient, leurs pensées se sont envolées vers la France : Ici, dit Saint-Arnaud, nous apprenons notre métier à fond, et nous sommes obligés de joindre la pratique à la théorie... Quels avantages, ajoute-t-il, n'aurions-nous pas, nous, soldats du corps à corps, dans une guerre régulière ? Et comme il raille son colonel, homme méthodique, légèrement atteint de prussianisme[16]. Plus tard, des appréciations moins optimistes rabattront un peu cette confiance, et il ne manquera pas de bons juges pour estimer que l'Algérie ne fut pas une bonne école pour nos officiers. La vérité, c'est que les campagnes d'Algérie accréditeraient des pratiques dangereuses à transporter en une grande guerre européenne et qu'il faudrait, en changeant de terrain, beaucoup désapprendre, beaucoup réapprendre aussi. Ici peu de bagages : là un immense matériel ; ici, des colonnes légères : là, des corps d'armée abondamment pourvus ; ici les improvisations du champ de bataille : là des prévisions exactes, des ordres méticuleux en sorte que la victoire ne sera que le dernier aboutissement d'une longue et géniale préparation. Mais n'est-il pas un peu hasardé d'aller plus loin et d'affirmer que l'habitude de la petite guerre rende inhabile à conduire la grande ? C'est le propre des vrais chefs de savoir s'adapter. Et l'on peut aisément se figurer — si le mort n'eût enlevé les uns et si la politique n'eût écarté les autres, — Bugeaud, Lamoricière, Changarnier, transformant leurs conceptions militaires et les élevant au niveau de leur responsabilité agrandie. Des campagnes d'Algérie on peut dire qu'on y chercherait en vain les raffinements de méthode et de science familiers aux temps nouveaux. Mais on peut ajouter, sans crainte d'erreur, qu'elles développèrent à un degré qui ne fut point dépassé l'esprit d'initiative, l'endurance, la rapidité de coup d'œil, la bravoure, c'est-à-dire les qualités maîtresses qui constituent l'éducation guerrière.

 

XIII

Quelle que fût la méthode, le choix ne nous appartenait pas ; il nous était imposé par l'ennemi.

Ces premières années du commandement de Bugeaud sont celles où l'adversaire déploie toutes ses ressources pour briser l'étreinte de l'étranger.

Arabes ou Kabyles rassemblent en eux toutes les qualités des races militaires. Moitié courage naturel, moitié fanatisme, ils professent le plus entier mépris de la mort. Leur mobilité de mouvements est prodigieuse. Ils savent avancer avec audace, ils savent encore mieux reculer. Ils reculent lentement sans. lâcher pied, attentifs aux mouvements de l'ennemi. Au premier signe favorable, ils fondent sur lui.

Leur parfaite connaissance du pays leur permet de choisir le terrain le plus propice pour nous atteindre ou nous harceler. Que si, décidément, ils sont contraints de nous céder, ils ont pour retraite l'immensité du désert.

Le désert ne les effraie pas. Une de leurs principales forces, c'est qu'ils n'ont pas de besoins : un petit sac de farine, un petit sac de dattes, et voilà de quoi subsister plusieurs jours. Leur demeure, s'ils ne se contentent pas de la tente, n'est le plus souvent que misérable gourbi qu'on peut dévaster sans grand dommage pour eux, car ils sont habitués à vivre parmi les ruines.

Rien de plus tenace que leur résistance, rien de plus fragile que leur soumission. Ils livrent un cheval en signe d'obéissance. Ils acceptent de nos mains une organisation ; mais dès que se révèle chez nous une fortune un peu douteuse, ils nous échappent, car les gens venus de France sont les envahisseurs et par surcroît les chrétiens.

Si hauts que soient les courages, les résistances se seraient peu à peu effritées si Abd-el-Kader ne les ranimait, toutes les fois qu'elles semblent faiblir. Chez lui, le diplomate — et quel diplomate — a devancé le soldat. Avec une maîtrise supérieure, il a mystifié le général Desmichels, puis il a arraché à Bugeaud le traité de la Tafna. Maintenant, rien ne demeure de ces décevantes écritures, et tout est à la lutte. Il est vigoureux quoique de petite taille, de regard à la fois pénétrant et fascinateur, cavalier accompli, de voix, harmonieuse, d'éloquence entraînante. Il n'a pas pris le titre de sultan, mais celui d'émir qui le met en relief, juste assez pour le commandement et pour le prestige religieux, point assez pour exciter l'envie. Il est brave autant que personne ; et quand l'urgence des périls prescrit de donner l'exemple, il parade au milieu des balles avec un calme presque insolent. Il est agile en ses mouvements, et à tel point qu'il semble doué d'ubiquité. Chez lui un admirable instinct de la guerre, un coup d'œil extraordinaire pour choisir et utiliser le terrain, une adresse non moindre pour tendre ou éviter les pièges. Je le préfère à Jugurtha et à Syphax, écrit de lui Saint-Arnaud. — C'est un Jugurtha renforcé, ajoute à son tour Bugeaud. En ses communications avec l'autorité française, il tient un langage de haute allure teinté d'une nuance mystique qui contraste avec l'indifférence religieuse qu'il a constatée chez nous. Il n'ignore pas que, pour dominer les hommes, il convient tout ensemble de terrifier par la force, de toucher par la clémence ; et il sait, avec un étonnant sang-froid, trancher les têtes ou se montrer magnanime. Vis-à-vis des Français, il se montre tantôt ennemi impitoyable, tantôt prêt, avec une facilité surprenante, aux restitutions ou aux échanges de prisonniers. L'une de ses principales sollicitudes est de maintenir ou de recouvrer son ascendant sur les tribus. Il y en a de très fidèles : tels les Hachems et les Flittas ; mais d'autres lui échappent, soit qu'il y trouve des rivaux d'ambition, soit que les avantages et le goût de la paix les inclinent vers la France. C'est ici qu'Abd-el-Kader déploie non seulement son Génie de domination, mais les ruses les plus raffinées. Il épie tout rival pour l'abattre. Il pardonne aux soumissions feintes ; il est terrible pour châtier les soumissions sincères. C'est chez lui calcul, et afin que les tribus de fidélité douteuse, placées entre deux peurs, celle de La France, celle que lui-même inspire, jugent plus dangereux de se séparer de lui que de nous braver. Pour se consolider en chef suprême et en chef unique, nul raffinement ne lui coûte. Il fait croire aux Français qu'il a tout crédit sur les tribus, et aux tribus qu'il est le seul homme que les Français écoutent. Il est passé maître en l'art des fausses nouvelles. Quand il sent la lassitude, il insinue l'espoir d'une pacification prochaine, mais après un suprême effort ; et ainsi arme-t-il de nouveau les bras.

Les Français ont mesuré le terrible adversaire. Ils s'étonnent — comme nous nous étonnons nous-mêmes dans le recul des temps — que cet homme, mal pourvu, traqué, affaibli par des défections, puisse les tenir en échec. Une conviction s'affermit, celle que nulle paix ne sera possible tant qu'Abd-el-Kader ne sera pas pris ou tué. En même temps, l'admiration, presque la sympathie s'attache à cet homme jeune, hardi, infatigable en ses efforts pour conjurer le destin de sa race. Et nous trouvons l'écho de ces pensées, même dans les correspondances qui s'échangent en Europe : Si nous prenons Abd-el-Kader, écrit à M. de Barante M. Bresson[17], ministre de France à Berlin, j'espère que nous le logerons dans le plus beau de nos palais.

 

XIV

Lointaine encore est l'heure où nous pourrons préparer pour notre grand ennemi cette somptueuse prison. Pourtant des signes très visibles permettent de noter, non l'affaiblissement de son courage, mais la diminution de ses ressources.

Il a été dépossédé de Mascara sa capitale. Il avait amassé des dépôts d'armes et d'approvisionnement : ils ont été dévastés et il a été réduit à les reconstituer de son mieux par des moyens de fortune. Moins de grains, tant se sont multipliées les razzias ! Là-bas, aux confins du désert, l'émir traîne une royauté ambulante, portant avec lui, à la manière des migrations antiques, tout ce qu'il a de richesses.

Mais combien singulier et imposant n'est point encore l'appareil de cette puissance nomade : fantassins, cavaliers, conducteurs, artisans de tout métier, femmes, enfants, au moins 30.000 personnes ; puis l'immense file des chameaux, des mulets, des brebis. Ce sont les sources ou les ruisseaux, très rares en cette région, qui marquent l'endroit où l'on fait halte. Au terme de l'étape on dresse les tentes ; et alors on dirait une bourdonnante cité mobile, tout affairée pour les besoins journaliers comme la plus active des villes, puis qui s'arrête, se pelotonne et peu à peu s'endort, en attendant la marche du lendemain.

Les Français suivaient la piste comme en la plus ardente des chasses. L'année précédente, au mois de septembre, Lamoricière, en une pointe audacieuse, s'était avancé jusqu'à Taguine. Cependant au printemps de 1843 le duc d'Aumale, le quatrième fils du roi, commandait à Médéa. Il était jeune, audacieux, avide de s'illustrer. Au mois de mai, il reçut l'ordre de s'avancer vers Boghar. De là il se porta vers Gondjila, à la recherche des campements de l'émir, c'est-à-dire de cette cité mouvante qu'on désignait sous le nom de Smala. Tout à l'ouest et dans le même but, Lamoricière opérait dans la région de Tiaret. L'espoir était qu'entre ces deux colonnes, l'ennemi serait enserré. Le prince avait avec lui 1.300 fantassins, 550 spahis ou chasseurs d'Afrique, deux ou trois cents auxiliaires indigènes. Dans le petit corps expéditionnaire figuraient les plus hardis officiers de cavalerie que la guerre eût formés : tel le colonel Jusuf, étranger d'origine mystérieuse et passé au service de la France, d'éclat magnifique sous l'uniforme, de bravoure légendaire et que volontiers on se fût figuré galopant dans l'état-major de Murat : tel aussi le lieutenant-colonel Morris, déjà fameux aux chasseurs d'Afrique et non moins épris de prouesses. Des renseignements inexacts égarèrent d'abord la colonne. On apprit enfin que l'ennemi devait être du côté de Taguine. C'était le 15 mai. Le lendemain, la route se poursuivit, la cavalerie devançant les zouaves et les troupes de ligne. Vers 11 heures du matin, on vit accourir, en proie à une extraordinaire émotion, l'aga des Ouled Ayad, l'un des chefs indigènes qui nous étaient fidèles. Du haut d'un petit mamelon, il avait découvert, à une distance de mille mètres à peine, toute la Smala qui, près d'une source, s'apprêtait à faire halte. La colline seule nous dérobait aux yeux de l'ennemi. Le prince averti arriva au galop. Au pied de la colline un conseil sommaire se tint. Foncerait-on dans le rassemblement ? Se déroberait-on devant le nombre ? Ou bien encore, attendrait-on l'arrivée des zouaves ? Plusieurs avis se formulèrent qui conseillaient la prudence : Je suis, dit le prince, d'une race où l'on n'a jamais reculé. Et il commanda la charge.

Ce qui suivit nous transporte bien loin dans le passé. On dirait un combat du moyen âge, presque un épisode des croisades dans le décor du désert. Une rapidité foudroyante pouvait seule diminuer le péril. Yusuf à gauche, avec les spahis, Morris à droite, avec les chasseurs d'Afrique et le prince à son côté, se précipitèrent sur le camp. L'uniforme arabe des spahis entretint dans la Smala un moment d'illusion et fit croire à l'arrivée d'un contingent ami. Quand la courte erreur se dissipa, déjà notre cavalerie enveloppait par la gauche la grande cité mouvante et la perçait par le centre. Les réguliers de l'émir se défendirent avec intrépidité, mais sans pouvoir contenir la vertigineuse poussée. En moins d'une heure, tout fut bousculé, renversé, capturé ou réduit à fuir. Nos pertes étaient légères. Celles de l'ennemi furent évaluées à 300 tués. Notre seul embarras fut la garde du butin et des prisonniers qu'avait mis entre nos mains ce coup de vaillance et de fortune.

En France comme en Algérie, le succès fut bruyamment célébré : Il y a de l'avenir dans ce trait-là, écrivait Saint-Arnaud tout enthousiasmé. Qu'est-ce que la Smala ? dit Louis-Philippe à la première nouvelle venue de Toulon. Quand on lui eut expliqué le beau fait d'armes de son fils, sa joie paternelle éclata. Le duc d'Aumale fut fait lieutenant général et Bugeaud maréchal de France.

Était-ce pour l'émir un décisif échec ? Le jour de l'action il se trouvait bien loin en campagne, du côté de Takdempt avec 1.500 cavaliers. Dans les temps qui suivirent, ses pointes audacieuses montrèrent que s'il était affaibli, il n'était point réduit. Le 24 juillet, on le voit sur la route d'Oran à Mascara. Le 24 août, Lamoricière qui, depuis une année, lutte de mobilité avec lui, se flatte de le surprendre, mais ne parvient pas à le capturer.

Le 1er octobre, l'insaisissable ennemi apparaît dans la région de Sidi-bel-Abbès. Un mois plus tard, il perd dans un combat l'un de ses meilleurs lieutenants, Ben-Allal, mais sans que ce nouveau coup du sort abatte son courage. Un espoir lui reste, celui de trouver, en dehors de l'ancienne Régence, un territoire propice où il pourra se refaire pour continuer la lutte et qui lui offrira, en cas de revers, un abri.

 

XV

Tout à l'ouest de la province d'Oran s'étend la province marocaine d'Oudjda. C'est en ces lieux que l'émir a transporté sa deira : ainsi nomme-t-on les restes de la Smala dispersée. Lui-même est arrivé là-bas en suppliant ; maintenant il s'y conduit en agitateur. Tout concourt à ses desseins : une population guerrière, facile à fanatiser ; un grand éloignement du pouvoir central, ce qui favorise l'indépendance des autorités locales et entretient l'anarchie ; une frontière un peu indécise, les Français revendiquant tout le territoire de l'ancienne Régence, les Marocains jugeant que la vraie limite est la Tafna. Toute cette région, disait-on, est celle des coups de fusil. C'est bien l'emplacement à souhait où Abd-el-Kader pourra rassembler ses forces et d'où il partira pour recommencer la campagne contre les chrétiens détestés.

Que fera, en ces conjonctures, le sultan du Maroc, Mouley Abd-er-Ramane ? Il est bien loin, et c'est d'une main indécise autant que débile qu'il tient les rênes de son vaste empire. Le vrai, c'est qu'il flotte entre deux peurs : celle de la France, celle — plus grande encore — d'Abd-el-Kader, tant il sent que cet homme prestigieux pourrait, en prêchant la guerre sainte, détacher de lui ses propres sujets,

Lamoricière commandait dans la province d'Oran. Il avait sous ses ordres à Tlemcen le général Bedeau. Bien que les paroles fussent pacifiques, des rapports dignes de foi signalaient dans le district marocain d'Oudjda une extrême fermentation. En hâte on acheva la construction d'un fort à Lalla-Maghnia, tout près de la frontière. De l'intérieur de l'Algérie, des troupes furent appelées. L'événement justifia bientôt cette prévoyance. Le 30 mai, un corps important de cavaliers et de fantassins marocains vint se heurter à nos lignes. Lamoricière repoussa les assaillants ; mais avec une modération qui dut coûter à son ardeur et afin d'échapper à tout reproche d'agression, il s'abstint de poursuivre l'ennemi au delà de nos limites.

En dépit de cette longanimité, les chances de paix allaient diminuant. Notre intention était de respecter l'intégrité du territoire marocain, mais en même temps, nous exigions qu'aucune assistance ne fût fournie à Abd-el-Kader. Le 15 juin, le général Bedeau et le kaïd d'Oudjda se réunirent en conférence : en arrière se tenaient les troupes, ici les Marocains, là les Français. On ne put s'entendre. Sur ces entrefaites les Marocains firent feu, et la pacifique entrevue se termina en combat.

La patience du maréchal Bugeaud s'épuisait. Le 19 juin, il entra dans Oudjda, non, disait-il, par aucune intention de conquête, mais pour punir des agressions injustifiées. Cependant, à Paris, depuis quelque temps déjà, des résolutions énergiques avaient été arrêtées. Il avait été décidé qu'on demanderait à Abd-er-Ramane de désavouer tout acte d'hostilité, de licencier les corps formés dans la région d'Oudjda, et surtout de refuser tout appui à Abd-el-Kader[18]. Pour que ces déclarations ne parussent pas menace vaine, l'ordre fut expédié au prince de Joinville de se porter avec une division navale dans le voisinage de Cadix, de telle manière qu'il fût prêt à se rapprocher de Tanger.

Obtiendrait-on le désaveu souhaité ? En réponse à ses représentations, notre consul général à Tanger, M. de Nion, reçut deux dépêches : la première, émanée du principal ministre d'Abd-er-Ramane, était presque insolente, car elle rejetait tous les torts sur nos généraux : la seconde, reçue deux jours plus tard, et expédiée par le pacha de Larache, exprimait au contraire le regret des événements passés et promettait, semblait promettre quelque satisfaction[19]. On attendit quelques jours. A Londres, le chef du Foreign office, lord Aberdeen, très désireux de la paix et très étranger aux jalousies mesquines de certains de ses compatriotes, prescrivit à son représentant au Maroc, M. Drummond-Hay, d'agir par avis officieux auprès de l'empereur et de l'inviter à fournir sans retard les explications qui conjureraient la guerre. La suggestion n'obtint aucune réponse précise. Cependant des informations, puisées à bonne source, annonçaient de gros rassemblements de troupes sur notre frontière. De tous côtés, on prêchait la guerre sainte. Quelles que fussent les dispositions intimes du sultan marocain, il était débordé. Le prince de Joinville avait montré jusqu'ici les dispositions les plus conciliantes. Comme le danger croissait, il parut, le ter août, devant Tanger ; le 6, il apprit l'échec de M. Drummond-Hay. Dès lors, il estima qu'une plus longue attente serait duperie. Sans plus tarder, il commença l'attaque contre Tanger et en détruisit les défenses extérieures.

Bugeaud n'attendait que ce signal. A l'est, tout près de lui, il voyait grossir les contingents marocains, et une rumeur, bientôt confirmée, lui apprit qu'ils étaient commandés par le fils de l'empereur. Ce fut sur ces entrefaites qu'il connut le bombardement de Tanger. Aussitôt, dégagé du poids de ses incertitudes, il prit allégrement ses dispositions de combat.

Quelle était la force de l'ennemi ? On parlait, sur des indications tout à fait approximatives, de 25.000 et même de 30.000 cavaliers, sans compter l'infanterie. De notre côté, 8.500 baïonnettes, 1.800 cavaliers, 16 pièces d'artillerie. De cette infériorité numérique, Bugeaud ne s'inquiétait pas, car il jugeait, avec sa vieille expérience, que la cavalerie ne peut rien contre une bonne infanterie, à la condition que celle-ci garde son sang-froid. Cette confiance, il avait à cœur de la communiquer. Le 12 août, à l'occasion d'un punch que les officiers offraient à leurs camarades nouvellement arrivés, il exposa, avec sa bonhomie familière et l'éloquence entraînante qui lui étaient habituelles, le plan de la prochaine bataille. Après-demain, mes amis, conclut-il, ce sera une grande journée.

Chaque jour, un gros corps de troupes allait au fourrage. Le 13, vers trois heures de l'après-midi, toute l'armée se mit en mouvement sous la même apparence. Mais au lieu de revenir au bivouac, elle campa le soir en silence et tous feux éteints. A deux heures du matin, on se remit en route. A l'aube, du sommet d'une colline, on aperçut coulant dans la vallée une petite rivière qui deviendrait fameuse, l'Isly. Au delà s'étendaient, bariolés de toutes couleurs, les campements marocains. Ils s'étendaient si loin, a dit avec quelque amplification un témoin oculaire, que leur emplacement dépassait la superficie de Paris.

La bataille peut être racontée avec la même rapidité qui conquit la victoire nos troupes descendant dans la plaine ; l'Isly passée à gué presque sans résistance ; les cavaliers marocains fondant sur nous au milieu d'un nuage de poussière qui enveloppe d'abord tout l'horizon ; nos fantassins laissant approcher l'adversaire, puis tirant d'un tir sûr ; le premier rang des cavaliers se rejetant sur le second, et le second à son tour se repliant en arrière en un commencement de confusion ; le même choc se renouvelant et avec la même issue ; le désordre s'accroissant dans les lignes marocaines ; Bugeaud lançant alors sa propre cavalerie sous les ordres du colonel de Fartas, avec Yusuf, avec Morris aussi qui s'avance trop loin et au point d'être un instant en péril. Avant midi, la résistance est brisée. Bataille brillante, sans grandes pertes pour nous — guère plus de 100 hommes hors de combat — mais bataille qu'à tout prix il fallait gagner. Que notre infanterie, moins solide qu'elle ne l'était, eût plié sous les masses tourbillonnantes des cavaliers marocains, et du même coup t'eût été la révolte de toutes les tribus, t'eût été l'Algérie compromise, peut-être perdue.

Le lendemain du jour où Bugeaud remportait la bataille d'Isly, le prince de Joinville bombardait Mogador. Quel que fût le succès, la sagesse conseillait la modération. Nous ne convoitions aucune portion du territoire marocain. Des exigences excessives eussent éveillé les protestations de l'Angleterre, très jalouse de nos agrandissements. Ces considérations dictèrent le traité qui, le 10 septembre 1844, fut conclu entre l'ennemi et nous. Les limites seraient celles qui existaient au temps des Tures. Les rassemblements marocains formés sur notre frontière seraient licenciés. Les auteurs des récentes agressions seraient punis. Du reste, nulle concession territoriale, nulle indemnité de guerre à la charge du vaincu. Au fond, celui que nous combattions au Maroc, c'était moins le sultan qu'Abd-el-Kader. Aussi une clause dominait tout le reste, celle par laquelle Abd-er-Ramane s'engageait à refuser tout secours à l'émir et à l'interner s'il pouvait le saisir[20].

 

XVI

Le 24 janvier 1845, Bugeaud, devenu duc d'Isly et alors au sommet des honneurs, s'exprimait en ces termes à la Chambre des députés : Nous avons rejeté Abd-el-Kader à l'intérieur du Maroc. Il ajoutait : Cela ne veut pas dire qu'il ne reviendra pas ; je crois même pouvoir prédire qu'il reviendra. Il reviendra, non dangereux, mais tracassier. Quand il annonçait le retour d'Abd-el-Kader, Bugeaud était bon prophète ; quand il déclarait qu'il ne serait que tracassier, il se flattait ainsi qu'on le verra bientôt. En dépit des inquiétudes persistantes, la dernière campagne avait grandement accru notre prestige : de là, pendant quelques mois, une accalmie, du moins apparente, favorable à l'œuvre de la colonisation.

La colonisation ! Bugeaud, dès le début de son gouvernement, n'avait cessé d'y songer. Durant la Restauration, il s'était montré dans la Dordogne le plus actif des propriétaires ruraux ; et il était agriculteur presque autant que soldat. Quiconque lit sa correspondance est frappé d'un singulier contraste. Il prescrit que, dans les courses contre les tribus rebelles, on détruise les approvisionnements, on abatte les gourbis, on coupe les arbres des vergers. Ainsi le veut la guerre, qui, par essence, est dévastatrice. Mais le même homme se dédouble, et en même temps qu'il détruit, songe aux besognes réparatrices. Comme il descend la vallée inférieure du Chélif, il s'émerveille de la fertilité du sol et, avec cette abondance de paroles qui lui est habituelle, calcule le rendement qu'on pourrait obtenir en blé, en fourrage. Dans la Mitidja, il a à cœur de favoriser les plantations de mûriers, la culture du tabac, celle de l'olivier, l'apiculture[21]. Dans les régions montagneuses, il fait expédier des plants de châtaigniers. Il suppute le nombre des colons : ils étaient 27.000 en 1841 ; ils sont, en 1845, 75.000[22].

Dans cette supputation, combien de colons agricoles ? Bien peu. La plupart sont des mercantis, des trafiquants, des spéculateurs de terrains. Et c'est de quoi Bugeaud se désole. Ce qu'il souhaiterait, ce serait moins de multiplier les colons civils que de créer des colonies militaires. Sa pensée maîtresse — on pourrait dire son obsession — c'est d'employer à la culture les soldats congédiés. On leur concédera des terres, on leur facilitera le mariage ; et tous ensemble, ils formeront, aux confins de notre occupation, une population disciplinée, capable à la fois de manier la charrue et, on cas de danger, le fusil. Ainsi pense le maréchal en s'autorisant du souvenir des colonies romaines et, s'il rencontre quelques objections dans la presse, les Chambres, le ministère, il s'en irrite jusqu'à s'en exaspérer. Cependant le plus difficile serait de persuader les intéressés eux-mêmes. Un jour, le maréchal a réuni 800 soldats libérables et, dans le langage le plus alléchant, les a invités à se fixer en Afrique. Sur 800, 63 seulement ont obéi à la suggestion du grand chef[23].

Pour favoriser la colonisation, il faut des routes et des ponts ; il faut entreprendre, en beaucoup de lieux, des travaux de desséchement et d'irrigation. Bugeaud, dans son discours déjà cité du 24 janvier, annonce que, grâce aux travailleurs militaires, seize ponts ont été achevés ; il ajoute, peut-être avec un peu d'amplification, que 500 lieues de routes ont été ouvertes. Longtemps, les voyages n'ont pu s'entreprendre sans les plus grands risques. Maintenant, la sécurité est presque complète et depuis plus d'un an, un service de diligences relie, deux fois par semaine, Alger à Médéa. Cependant des villages se sont construits et aussi des cités ; telles, vers 1840, Philippeville ; en 1843, Orléansville.

Il convenait de maintenir les indigènes sous l'autorité des chefs indigènes, mais il fallait choisir judicieusement ces chefs, fixer les conditions de leur investiture, déterminer les limites de leurs pouvoirs, préciser leurs rapports de subordination avec les autorités françaises. Ainsi était né, dès 1832, le premier bureau arabe qui avait fonctionné à l'état rudimentaire avec Lamoricière. L'institution avait été plusieurs fois remaniée. Un arrêté ministériel du 1er février 1844 eut pour but de la soumettre à une réglementation définitive. II y eut une direction centrale à Alger, une direction particulière dans chaque division militaire, puis un bureau dans chaque subdivision. Contre ces bureaux de nombreuses critiques se sont élevées, et on ne saurait douter qu'il ne s'y soit glissé des abus. Mais combien, selon toute apparence, n'eût pas été plus imparfait encore le régime civil ! Dans le compte rendu des débats parlementaires, je relève à la date du 8 juin 1846 une constatation suggestive : le gouvernement est contraint d'avouer que, parmi les employés civils envoyés en Algérie, trente et un ont été traduits devant des conseils d'enquête comme suspects de malversations ; parmi eux, seize ont été révoqués et neuf traduits devant les tribunaux[24].

Je cherche à reconstituer le tableau de cette colonie si laborieusement fondée. Au début de la conquête, une lacune frappe, c'est l'absence de tout signe chrétien. De cette indifférence les indigènes se scandalisent : Comment, disent-ils, se confier à la parole de qui ne croit point en Dieu. Après 1830, cinq aumôniers dont trois à Alger, un à Oran, un à Bône, sont affectés au service des hôpitaux, et c'est tout, Aucun prêtre n'est admis à suivre les armées en campagne, A Alger, une mosquée est transformée en église ; ailleurs, pas un temple, pas même une chapelle. A Bougie, en 1836, le commandant supérieur de la place demande un curé. Ce n'est pas, dit-il, que les habitants soient des anges, mais ils souhaitent pour leurs enfants le baptême et pour eux les secours de la dernière heure. Comme une chose qui peut attendre, le dossier sommeille deux ans[25] : nulle impiété voulue, mais une extraordinaire atonie du sens religieux. En 1838 seulement, un évêque, Mgr Dupuch, a été nommé à. Alger. Avec un zèle apostolique admirable, qui n'a eu d'autre défaut que de ne pas savoir compter, il s'est ingénié à tout créer. Maintenant il y a en Algérie 60 églises, oratoires ou chapelles, 91 prêtres, un chapitre, un séminaire, en un mot tous les éléments indispensables à un diocèse aussi grand qu'un royaume[26]. Puis des religieuses sont venues pour les écoles, pour les malades : sœurs de Saint-Joseph, sœurs 4e la Doctrine chrétienne, sœurs du Bon-Pasteur, sœurs de Saint-Vincent de Paul. Enfin ; Staouéli, au lieu où les Français ont, en 1830, livré leur premier combat, les trappistes sont arrivés en 1843. Maintenant ils cultivent cette terre qui, grâce à leur labeur, se couvrira plus tard de vignes et de moissons. Ils la cultivent non sans risques ; car les miasmes que le sol dégage rendent la culture aussi meurtrière que la guerre. Parmi les religieux, dix meurent dès la première année, sept en Algérie même, trois à leur retour en France[27].

 

XVII

Le calme n'était qu'à la surface, et bientôt on put saisir les signes précurseurs de la guerre qui allait recommencer.

Ce ne fut pas du côté du Maroc, mais au centre même de la Régence, dans cette région montagneuse du Dahra qui s'étend au nord du Chélif, que la lutte se ranima tout d'abord. Là surgit un jeune homme qui se disait envoyé de Dieu pour combattre les chrétiens. Il avait vingt ans, on l'appelait Bou-Maza. Était-ce pour Abd-el-Kader un auxiliaire ? N'était-ce pas plutôt un rival ? Battu plusieurs fois, il s'enfonça dans l'Ouarensenis, en attendant qu'il reparût. Il restait à soumettre les tribus soulevées. La guerre se poursuivit avec un épisode resté tristement fameux. Les gens d'une des tribus rebelles, les Ouled-Riah, s'étaient réfugiés en des grottes profondes qui s'ouvraient dans le massif rocheux du Dahra. Les réduire par famine était malaisé ; car ils avaient des vivres, et un ruisseau souterrain traversait la montagne. On les somma de se rendre, avec la promesse de la vie sauve et de la liberté, sous la seule condition qu'ils livreraient leurs armes. La réponse fut un refus. La sommation se renouvela avec le même insuccès. Plusieurs de nos hommes furent blessés par les balles des assiégés. Là-bas commandait le colonel Pélissier. Après de longs et d'inutiles pourparlers, des fascines furent accumulées à l'entrée des grottes, et l'on y mit le feu. C'était dans l'après-midi du 19 juin 1845. Pendant la nuit, on crut distinguer des clameurs qui se dégageaient des flancs de la montagne. Puis on n'entendit plus rien. Quand on réussit à pénétrer dans les cavernes, on y trouva cinq cents cadavres, hommes, femmes, enfants. Le colonel Pélissier, dur soldat, mais ému lui même, écrivit au maréchal Bugeaud : Ce sont des opérations que l'on entreprend quand on y est forcé, mais on prie Dieu de n'avoir à les recommencer jamais. En France, dans les Chambres, dans la presse, dans le public, l'indignation éclata. Même en cette occurrence, Bugeaud n'hésita pas à couvrir son subordonné, soit que vraiment il estimât ces rigueurs nécessaires, soit qu'il jugeât que, s'il y avait une responsabilité, lui seul, chef suprême, devait la porter.

Cependant le grand péril allait venir d'Abd-el-Kader. Réfugié sur les frontières indécises du Maroc, il y avait noué des intelligences parmi les tribus, et avait réussi à reconstituer une partie de ses forces. Il débuta par un coup d'éclat.

A Djemma-Ghazouat, dans le voisinage de la mer, près du lieu où s'élève aujourd'hui Nemours, et non loin de la frontière marocaine, un poste fortifié avait été créé sous le commandement du lieutenant-colonel de Montagnac, officier actif, intelligent, brave mais jusqu'à l'imprudence, et tout travaillé de prouesses héroïques. Il avait sous ses ordres un excellent bataillon de chasseurs à pied et un escadron de hussards, trop pour la défense d'un simple fortin, point assez pour une colonne mobile. Mesurant ses forces, non d'après ses chances, mais d'après son bouillant courage. Montagnac résolut de s'échapper hors du poste où la discipline l'enchaînait. Abd-el-Kader, rentré dans la province d'Oran, châtiait durement ou entraînait par violence à sa suite les tribus qui nous étaient fidèles. L'une de ces tribus, celle des Souhalia, se trouvait en grand péril. Le lieutenant-colonel de Montagnac se piqua de la secourir et, peut-être, de diviser, par une initiative hardie, les forces de l'émir. Le 21 septembre au soir, il sortit de Djemma-Ghazouat, n'y laissant qu'une toute petite garnison. Après deux marches de nuit — car la chaleur était extrême — il atteignit un marabout qui bientôt deviendrait fameux : le Marabout de Sidi-Brahim. Il y laissa ses bagages et se porta en avant à la recherche de l'ennemi. Celui-ci ne semblait pas en force : une centaine d'hommes à peine que chargèrent nos hussards. Tout à coup une grosse colonne se dégagea d'un repli de terrain et nous déborda. Les faibles pelotons de hussards furent anéantis. L'infanterie, qui était restée un peu en arrière, ne rencontra pas meilleure fortune et fut à son tour cernée. Rien ne put triompher du nombre, même la plus héroïque valeur. Dès le début de l'action, Montagnac avait été atteint mortellement ; presque tous ses officiers avaient succombé. Ceux des combattants qui survivaient étaient presque tous blessés et tombèrent aux mains de l'ennemi. Cependant, au bivouac, près du marabout de Sidi-Brahim, 80 carabiniers demeuraient, laissés à la garde des bagages et sous les ordres du capitaine de Géréaux. Derrière les murailles du marabout ils se retranchèrent, percèrent les murs de meurtrières, y rassemblèrent ce qu'ils avaient de vivres et de munitions. Les vainqueurs arrivaient et à leur tête Abd-el-Kader qui promit aux assiégés la vie sauve. Vive le roi ! telle fut la réponse des carabiniers. Pendant trois jours, ils résistèrent, à l'abri des murailles, ménageant les munitions, et attendant le secours qui ne venait pas. Cependant l'eau manquait. Torturés par la soif, les vaillants soldats tentèrent une sortie et, grâce à la surprise de l'ennemi stupéfait, réussirent à s'évader. Ils n'étaient plus qu'à une lieue de Djemma-Ghazouat, quand au passage d'une source, ils ne résistèrent pas à la tentation de s'y abreuver longuement. Ce fut leur perte. Les Kabyles qui les poursuivaient les atteignirent. Presque tous furent tués ou faits prisonniers. Douze seulement parvinrent à gagner Djemma-Ghazouat, et ce fut par eux qu'on connut, en ses tragiques détails, le drame de Sidi-Brahim.

Dans toute la province d'Oran, les jours qui suivirent furent pleins d'angoisse. A côté de l'héroïsme, voici la défaillance : une colonne de 200 hommes envoyés de Tlemcen au secours du poste d'Aïn-Témouchent se rend, sans coup férir, à l'ennemi. De tous côtés affluent les mauvaises nouvelles. A Sebdou, le commandant Billot est massacré. Le chef du bureau arabe de Tiaret est arrêté et fait prisonnier, tandis que les chasseurs d'escorte sont égorgés. Les communications d'Oran avec Mascara, avec Sidi-bel-Abbès, sont interrompues. Près de Saïda, un kaki qui nous est dévoué est assassiné[28].

Bugeaud était en France dans son domaine de la Durantie. Lamoricière, gouverneur par intérim, avisa en toute hâte le ministre de la Guerre : Vous jugerez sans doute, écrivait-il le 28 septembre, qu'il est indispensable que M. le maréchal Bugeaud rentre immédiatement en Algérie. Il ajoutait : Je ne dois pas vous dissimuler que la situation est fort grave. — J'accours à l'incendie, répondit Bugeaud au premier avis du péril. Le 15 octobre, il débarquait à Alger au milieu d'une population troublée mais pourtant réconfortée, car son long commandement avait inspiré confiance, et l'on n'imaginait pas que, lui présent, rien pût être perdu.

Toutes les tribus étaient ébranlées, les unes simplement de fidélité douteuse, les autres d'hostilité non douteuse. En ces conjonctures, Bugeaud eut bien vite dressé son plan : il consistait à former depuis la Tafna jusqu'à l'Isser oriental une chaîne continue de colonnes mobiles qui, s'avançant dans l'intérieur des terres, lutteraient d'agilité avec l'émir, ne lui laisseraient aucun repos ni aucune faculté de se ravitailler, et surtout s'appliqueraient à s'emparer de lui. On attendait des renforts de France. Douze colonnes furent formées et bientôt dix-huit. Alors commença, à la recherche d'Abd-el-Kader, une poursuite — on dirait volontiers une chasse — qui dura six mois, et à cette chasse tous s'acharnent : dans la province d'Oran, Lamoricière, Cavaignac, le colonel Géry, le colonel Korte, le colonel de Mac-Mahon : au bord du Chélif, le général de Bourjolly, Saint-Arnaud, Pélissier, et avec la charge d'une double tâche, car naturellement Bou-Maza a reparu : dans le Titteri, Bedeau, le général Gentil, le colonel Camou. En avant, avec ses spahis, galope Yusuf qu'on voit tour à tour à Tiaret, à Goudjila, à Boghar, puis encore à Tiaret, et qui ne s'arrête que pour donner un peu de repos à ses cavaliers fourbus.

Bugeaud dirige tous les mouvements et, avec l'ardeur retrouvée de sa jeunesse, se mêle aux colonnes. Mais l'adversaire déroute toutes les poursuites par sa fécondité de ressources, son habileté à éventer les pièges, sa ruse à rompre toutes les pistes et surtout son ubiquité. Dix fois on croit le saisir, dix fois il échappe. Le voici débordant de la province d'Oran, puis dans l'Ouarensenis où il reçoit l'hommage de Bou-Maza, en sorte qu'il est le seul chef : enfin trompant toutes les surveillances, il atteint la basse vallée de l'Isser, fait sa jonction avec son lieutenant Bou-Salem et arrive presque aux confins de la Mitidja.

C'était au commencement de février 1846. Pendant quelques jours, une émotion voisine de la terreur pesa sur Alger. Bugeaud, qui était en campagne, transmit l'ordre d'armer les condamnés militaires, prescrivit la formation de deux bataillons de milice.

Les jours suivants, on apprit que le terrible adversaire, continuant sa marche vers le nord-est, s'efforçait de soulever les Kabyles du Djurjura. Le péril s'éloignait d'Alger comme s'éloignent les menaçants grondements d'un proche orage. Mais jusqu'où se prolongerait la stupéfiante randonnée ? Heureusement, l'émir ne réussit pas à soulever la région de la Kabylie. Comme il rétrogradait, le colonel Camou lui infligea un échec, et Yusuf aussi. Poursuivant son mouvement de retraite et s'orientant vers le sud-ouest, il gagna la région du Djebel-Amour où il trouverait. pensait-il, chez les Ouled-Naïl des amis fidèles et où les distances autant que l'abri des montagnes ajouteraient à sa sûreté. Une colonne formée à Mascara partit pour le débusquer de cet abri. Mais déjà il s'était enfoncé plus encore au sud. Peu à peu les tribus l'abandonnaient, sentant que la France était, malgré tout, la plus forte. Au début de l'été 1846, l'émir regagna sa Deira aux confins du Maroc.

Il y revint, épuisé mais glorieux ; car en cette enchère d'endurance et de courage, il avait dépassé ceux même qui l'avaient vaincu. Glorieux, il l'était, mais en même temps souillé d'une tache que ses exploits ne réussiraient point à effacer.

Les prisonniers, presque tous blessés, faits à Sidi-Brahim, ceux plus nombreux faits près d'Ain-Temouchent avaient été internés au bord de la Moulouaïa, à peu de distance du lieu où était rassemblée la Deira. Cinq cents réguliers avaient été détachés pour les garder. Cependant Abd-el-Kader subissait toute l'exaspération d'une guerre implacable. En outre il se plaignait, ainsi qu'il devait l'alléguer plus tard pour son excuse, que toutes ses communications à l'autorité française fussent restées sans réponse. Enfin l'embarras était grand de nourrir les effectifs. Le 24 avril, douze des prisonniers, dont quatre officiers, avaient été désignés pour être épargnés ; le reste, plus de 250, avait été massacré. Un seul homme, un clairon du nom de Roland, avait réussi à s'échapper. C'était le poids de ce crime que l'émir portait sur lui lorsque au retour de sa prodigieuse campagne, il revint parmi les siens.

 

XVIII

Après la grande alerte, l'Algérie jouit, pendant une année, d'une tranquillité relative. En dépit des récentes pertes, le nombre des résidents européens augmentait : ils étaient à la fin de 1845 94.000[29]. Abd-el-Kader semblait impuissant. En mars 1847, l'un de ses principaux lieutenants, Ben-Salem, fit sa soumission et pareillement, six semaines plus tard, ce redoutable Bou-Maza que, pendant quelque temps, on avait considéré comme un émule, presque un rival de l'émir. L'œuvre de la conquête n'était point achevée ; l'œuvre de la colonisation était à peine amorcée ; mais quels que dussent être les efforts futurs, tout semblait en bonne voie.

Celui qui, depuis près de sept années, travaillait avec tant de sage persévérance à fonder l'empire d'Afrique, ne verrait pas le suprême développement de l'entreprise. Homme de guerre accompli, Bugeaud supportait avec moins d'égalité d'humeur qu'il n'eût convenu, les déplaisirs et les contradictions. Après l'insurrection de 1845, il eût souhaité poursuivre jusqu'en terre marocaine le grand agitateur et coûte que coûte le saisir, dût-il s'avancer jusqu'à Fez : à Paris, par crainte de complications européennes, on avait contenu cette aventureuse ardeur[30] : de là un désaccord entre le maréchal et le gouvernement. En outre, l'idée favorite de Bugeaud, celle de la colonisation militaire, avait rencontré de nombreux contradicteurs, non seulement à Paris, mais aussi dans l'armée d'Afrique ; et de cette opposition le maréchal s'irritait. Il n'aimait pas les journaux. Ceux-ci qui ne l'aimaient pas davantage le piquaient d'une double blessure, en dépréciant ses actes, en exaltant les mérites de ses lieutenants, en particulier de Lamoricière, un peu trop indépendant pour un subordonné : le gouverneur général s'exaspérait de cette comparaison et avec une ingénuité d'amour-propre singulière en une telle élévation de fortune. Je suis un peu vieux pour la rude besogne d'Afrique, écrivait-il le 27 février 1847 à M. Guizot, et il réitéra une demande déjà formulée, celle de son rappel. En juin 1847, après une expédition en Kabylie, un peu trop rapide pour être efficace, il quitta Alger, laissant une de ces renommées plus solides encore que brillantes, qui désarment toutes les malveillances, et qui, loin de s'affaiblir, grandissent avec les années.

Depuis quelque temps, on murmurait le nom du duc d'Aumale comme celui du successeur choisi. Ce fut lui en effet qui recueillit l'héritage. Plusieurs fois déjà il était venu en Algérie, et dans l'armée il avait conquis tous les suffrages par sa bravoure, sa bonne grâce, son intelligence de la guerre. La prise de la Smala avait accru sa popularité, en sorte que ce qu'il devait en partie à sa naissance, il l'eût mérité par ses services. Après un assez long intérim confié au général Bedeau, il arriva à Alger le 5 octobre 1847. D'unanimes acclamations le saluèrent, tant il figurait en lui d'espérances ; et lui-même, avec l'ardeur d'un début plein de promesses, se mit à sa tâche, comme si un long avenir lui fût réservé.

Rien ne serait achevé à moins qu'Abd-el-Kader ne périt ou ne fût capturé. Tandis que Bedeau administrait la province de Constantine, tandis que Changarnier, revenu en Afrique, gouvernait la province d'Alger, Lamoricière, préposé à la province d'Oran, gardait ces marches indécises de l'Ouest où s'agitait encore, blessé mais non jusqu'à mourir, notre magnifique et implacable ennemi. Celui-ci avait établi sa deira à la limite orientale du Maroc. Pour Abd-er-Rahmane, la présence d'un tel réfugié était le plus cuisant des soucis, Il ne savait s'il devait le soutenir, le combattre ou simplement le tolérer. La perplexité ne cesserait que si l'émir était décidément le plus faible. Or, vers le mois de novembre 11847, celui-ci avait perdu une partie de sa popularité parmi les gens du Rif, c'est-à-dire dans les tribus marocaines du littoral. Le sultan jugea alors que l'heure était venue de se montrer résolu, et il rassembla des forces importantes dans le, dessein d'expulser ou d'interner un hôte aussi dangereux qu'importun. Abd-el-Kader, en joueur audacieux, prit les devants et en une attaque nocturne tenta de disperser les camps marocains. Mais le secret avait été trahi, et la surprise échoua. Dans le combat, Abd-el-Kader avait perdu les plus vaillants de ses réguliers. Il ne lui restait plus qu'à transporter sa deira, composée encore de cinq à six cents tentes, sur la rive droite de la basse Moulouïa, c'est-à-dire sur le territoire algérien : Ainsi fit-il, mais non sans résistance ; des Marocains qui tentèrent d'empêcher le passage ; et, en ce combat ce qui demeurait des réguliers fut presque anéanti. Au prix de ces terribles sacrifices, la deira se trouva établie le 21 décembre au soir sur la rive droite du fleuve. Quant à Abd-el-Kader, son dessein était de gagner le désert avec les plus intrépides de ses partisans, en homme qui, malgré toutes les apparences contraires, ne veut pas renoncer à l'espoir.

L'espoir serait cette fois trompé. On touchait au terme de cette prodigieuse résistance qui avait duré quinze années.

Lamoricière, pressentant à quelles extrémités se trouvait réduit notre grand ennemi, avait concentré sur les limites extrêmes de la Régence un assez nombreux corps de troupes. L'essentiel était qu'à travers la frontière bien gardée, Abd-el-Kader n'échappât point. Le 21 décembre, le général fit occuper par un détachement de spahis le col par lequel l'émir pourrait se glisser hors de nos mailles et s'évader vers le sud. Dans la nuit noire, entre les spahis et les rares compagnons restés fidèles au glorieux fugitif, quelques coups de feu s'échangèrent encore. Ce furent les derniers. Pour Abd-el-Kader, nul espoir d'échapper ; à peine quelques cavaliers autour de lui. C'est alors que du col même, il envoya deux de ses hommes demander à Lamoricière l'aman pour lui et pour sa faible escorte. Le vent, les torrents de pluie l'empêchaient d'écrire. Le cachet de l'émir confié à l'un des messagers devait servir à celui-ci de lettre de créance.

Lamoricière, humain par nature, était d'ailleurs trop joyeux pour ne pas se montrer facile. Les gens de la deira et les survivants des réguliers venaient de lui faire leur soumission. Sur l'heure — au grand trot, dit-il dans son rapport — il leur avait accordé l'aman. Au messager d'Abd-el-Kader, il répondit verbalement par la plus solennelle promesse de pardon, et lui remit même son sabre en gage de sa parole. Une nouvelle communication de l'émir, cette fois écrite, arriva beaucoup plus tard. Il demandait que l'autorité française s'engageât à le faire transporter à Alexandrie ou à Saint-Jean-d'Acre. Lamoricière accepta tout : Viens, répondit-il, quand il te conviendra, soit de jour, soit de nuit. Il ajouta : Notre souverain sera généreux envers toi et les tiens[31].

La nouvelle de la grande capture s'était répandue dans nos camps et ce fut à qui noterait les actes, les paroles. les gestes d'un ennemi si fameux. Le 23, l'émir, accompagné de quelques fidèles, arriva au marabout de Sidi-Brahim afin de s'y livrer au vainqueur. Il y rencontra le colonel de Montauban avec ses chasseurs d'Afrique. C'était le lieu d'un de ses plus éclatants succès ; ce même lieu, en exaltant sa fierté, pouvait aussi éveiller ses remords en lui rappelant le massacre des prisonniers faits en cette journée. Avec une aisance pleine de dignité, il salua les cavaliers, puis il demanda qu'on le conduisit à Lamoricière. Dès qu'il fut en sa présence, il lui renouvela sa soumission et, en signe d'hommage, lui remit son yatagan.

En cette même journée du 23, le duc d'Aumale était arrivé à Nemours. Dans la soirée, Lamoricière lui présenta le prisonnier. Le prince ratifia les arrangements pris, en ajoutant toutefois ces mots : Sous la réserve de l'approbation du roi. L'émir baissa la tête : Que la volonté de Dieu soit faite, je me confie à toi. Les militaires que leur destinée a rangés en des partis contraires aiment, dans les intervalles de lutte ou dans la paix retrouvée, à s'entretenir des actions où ils ont figuré. On parla de la prise de la Smala et des incidents qui avaient précédé ou suivi cette journée. La nuit était venue. Abd-el-Kader, harassé de fatigue, allait se retirer quand le prince lui rappela que, selon la coutume de son propre pays, il devrait lui amener le lendemain un cheval, en signe de soumission. L'Arabe soupira, puis se résignant : Je t'amènerai ma bonne jument ; il ajouta : C'est la dernière qui me reste.

Jusque-là, l'émir s'était appliqué à dominer par un visage impassible la mauvaise fortune. Quand il se trouva seul, il céda d'autant plus à la nature qu'il s'était plus longtemps et plus sévèrement contenu, et pendant la nuit on entendit le bruit de ses sanglots. Il lui restait à accomplir l'acte symbolique qui, suivant l'usage de sa race, consacrerait la soumission. Ce fut dans le jardin du commandant de place que le rite suprême s'accomplit. Abd-el-Kader arriva, vêtu en simple Hachem, et ayant dépouillé unis les insignes de son rang. Puis, présentant au prince son cheval qui était légèrement blessé : C'est, dit-il, le dernier que j'ai monté. Je souhaite qu'il te porte bonheur. Du reste, en sa bouche, pas une plainte, pas un regret, rien qu'une simple prière pour recommander ceux qui l'avaient servi. Les indigènes, très nombreux, et massés au dehors, étaient étreints d'une émotion silencieuse. Quant à nos officiers, ils ne se lassaient pas d'admirer une dignité si simple en un si grand revers de fortune. Quelques-uns d'entre eux, familiers avec l'antiquité, se rappelèrent alors une autre scène : Vercingétorix caracolant trois fois devant César, et, au troisième tour, déposant à ses pieds ses armes. Dans l'après-midi, Abd-el-Kader, avec sa famille et quelques-uns de ses serviteurs, fut embarqué pour Mers-el-Kébir. Le lendemain, la frégate Asmodée appareilla pour le transporter à Toulon. Et ce matin-là même, en témoignage d'action de grâces, le Te Deum fut chanté dans l'église d'Oran.

Le succès était le plus grand depuis la prise d'Alger. Comme si l'histoire devait se répéter, l'ingratitude fut la même. En 1830, quand Alger avait été prise, rien que d'incomplètes manifestations d'allégresse, tant la politique absorbait toutes les pensées : aux derniers jours de décembre 1847, à la nouvelle d'Abd-el-Kader capturé, même parcimonieuse joie, tant le public était absorbé par les démonstrations qui ébranlèrent et bientôt renversèrent le trône. En 1830, Bourmont victorieux n'avait pu regagner sa patrie : dix-huit ans plus tard, le duc d'Aumale, après un succès non moindre, serait réduit à échanger la terre d'Afrique contre la terre d'exil. Et à la distance de trois années, le même sort impropice atteindra ses lieutenants. Proscrit, Lamoricière qui commande à Oran ; proscrit, Changarnier qui commande à Alger ; proscrit, Bedeau qui commande à Constantine. C'était à une autre génération qu'il appartiendrait de développer et de consolider, avec l'aide de Dieu, notre empire d'Afrique.

 

 

 



[1] Rapport du général Clauzel au ministre de la Guerre, 3 décembre 1830.

[2] Moniteur, 1833, p. 445.

[3] Voir Moniteur, 11, 28, 29, 30 avril, 1er et 2 mai 1834.

[4] Voir pour la création de ces corps divers, ordonnances royal, des 9, 21 mars, 31 octobre, 17 novembre 1831, 3 juin et 20 décembre 1832.

[5] Camille ROUSSET, Commencement d'une conquête, t. Ier, p. 178.

[6] Camille ROUSSET, Commencement d'une conquête, t. Ier, p. 270.

[7] Camille ROUSSET, Commencement d'une conquête, t. Ier, p. 357.

[8] Léon ROCHER, Trente-deux ans à travers l'Islam, p. 140 et suiv.

[9] DE CLERQ, Recueil des traités, t. IV, p. 262.

[10] Camille ROUSSET, les Commencements d'une conquête, t. Ier, p. 306-307.

[11] Jugurtha, ch. XXIII.

[12] GUIZOT, Mémoires, t. IV, p. 428.

[13] Voir Moniteur, 18 juillet 1837, le texte de la convention.

[14] Julien FRANC, la Colonisation de la Mitidja, p. 183.

[15] Camille ROUSSET, les Commencements d'une conquête, t. II, p. 480.

[16] SAINT-ARNAUD, Correspondance, t. Ier p, 383.

[17] Correspondance de M. de Barante, t. VI, p. 103.

[18] Instruction au Consul général de France à Tanger, 12 juin 1844.

[19] Rapport du prince de Joinville, 10 juillet 1844. (GUIZOT, Mémoires, t. VII, p. 159.) — Les principaux documents diplomatiques sur le Maroc ont été publiés dans l'Annuaire Lesur, 1844, appendice.

[20] V. le texte de cette convention dans l'Annuaire Lesur, 1844, documents, p. 154-156.

[21] Julien FRANC, la Colonisation de la Mitidja, p. 335 et suiv.

[22] Chambre des députés, discours du 24 janvier 1845.

[23] D'IDEVILLE, le Maréchal Bugeaud, t. II, p. 321-322.

[24] Moniteur, 10 juin 1846.

[25] Chanoine TOURNIER, la Conquête religieuse de l'Algérie, p. 58-59.

[26] Chanoine TOURNIER, la Conquête religieuse de l'Algérie, p. 99-101.

[27] BERSANGE (abbé), Vie de dom François Régis, chap. V.

[28] Général DE MARTIMPREY, Souvenirs, p. 231-232.

[29] Chambre des députés, discours du ministre de la Guerre. 8 juin 1846.

[30] Lettre de Guizot à Bugeaud, 24 avril 1846. (GUIZOT, Mémoires, t. VII, p. 214 et suiv.)

[31] Les principaux rapports sur la reddition d'Abd-el-Kader ont été publiés dans la revue les Annales, avril 1930.