SOMMAIREI. — Comment, à partir de 1832, toutes choses semblent s'apaiser, à l'intérieur et à l'extérieur. — C'est ici le lieu de marquer les traits principaux du règne. — Le roi : comment il s'est fixé aux Tuileries. — Retour sur sa vie passée. — Chez lui souci extrême de son rang princier et préoccupations bourgeoises. — De quelques signes où se reconnaît la fragilité du trône. — Simplicité royale et en quoi Louis-Philippe se différencie de ses prédécesseurs. — Le personnel gouvernemental ; le ministère du 11 octobre 1832 : Thiers, Guizot, le duc de Broglie ; de quelques autres personnages politiques. — Tendance du roi au pouvoir personnel, et comment il jalouserait volontiers ses ministres.II. — Le roi et les partis : les républicains ; émeutes d'avril 1834 à Lyon et à Paris ; les légitimistes : les bonapartistes, et comment Louis-Philippe tente de capter à son profit les souvenirs napoléoniens ; comment il n'y réussit qu'à demi : tentative de Louis-Napoléon à Strasbourg (octobre 1836). — Attentats nombreux contre la vie de Louis-Philippe : comment ce prince, si menacé par les assassins, est pourtant le plus humain des hommes.III. — Quelle transformation s'est opérée aux Tuileries : à la vie de cour se mêle la vie de famille ; la famille royale ; la reine ; le duc d'Orléans, les princes ; le mariage de la princesse Louise ; recherche d'une épouse pour le duc d'Orléans ; voyage de Vienne et échec matrimonial.IV. — La politique extérieure : comment, dans les années qui suivent 1832, elle semble sommeiller ; l'Italie et le Piémont ; l'Autriche ; la Prusse ; la Russie et malveillance du tsar. — De quelques réunions princières en Allemagne.V. — La Chambre des pairs. — Pour quelles causes son rôle s'est amoindri ; ce qui lui reste de pouvoir ; ses attributions judiciaires. — Procès des accuses d'avril.VI. — La Chambre des députés : sa composition ; les groupes divers ; l'esprit qui l'anime ; soin avec lequel les lois sont rédigées ; quelles sont les principales de ces lois ?VII. — Les ministères ministère du 11 octobre 1832 et ses diverses modifications. — Ministère Thiers (22 février 1836). — Les affaires d'Espagne : démission de M. Thiers. — Ministère Molé-Guizot (6 septembre 1836).VIII. — Second ministère Molé (15 avril 1837). — M. Molé : de qu'il est. — Faiblesse devant la Chambre ; faveur dans le pays. — Mariage du prince royal ; fêtes, objets divers qui sollicitent la curiosité publique ; événements heureux qui marquent l'année 1837.IX. — La Coalition contre M. Molé. — Dissolution de la Chambre (octobre 1837). — Comment la nouvelle Chambre reproduit à peu près les dispositions de l'ancienne. — Optimisme du comte Molé. — Comment s'unissent contre le cabinet les grands chefs parlementaires : Odilon Barrot, Thiers, Guizot. — Comment la lutte éclate à l'occasion de la discussion de l'Adresse (janvier 1839) ; débats mémorables ; grande éloquence et petites passions. — Majorité de quelques voix pour le ministère. — Nouvelle dissolution de la Chambre : échec de M. Molé : sa démission (mai 1839). Long interrègne ministériel. — Tentative de Barbès, — Nouveau ministère. — Comment la question d'Orient domine toutes les autres préoccupations.I Avec l'année 1832 s'achève la période critique du règne. A l'intérieur, il y aura encore en 1.834 une insurrection et, en 1839, un commencement d'émeute. A l'extérieur, en 1840, un grave conflit surgira qui, pendant quelques semaines, fera redouter la guerre. Malgré tout, l'ordre s'affermit dans la rue, le calme s'opère dans les esprits, la sécurité favorise les transactions ; et les oscillations de la politique sont de moins en moins brusques et violentes, comme celles d'un pendule qui tend à se fixer, C'est ici le lieu de décrire en ses traits divers et en ses multiples organes, ce gouvernement qui, après deux années de périls, recueille enfin le fruit de son courage et de sa sagesse. En dépit des entraves qui contiennent son autorité, le roi demeure, sous le régime de Juillet, la clef de voûte du gouvernement. Ce n'est plus au Palais-Royal, mais aux Tuileries qu'il faut le chercher. Dès le mois d'octobre 1831, sur les très vives instances de Casimir Périer, il s'y est installé. Ce n'est pas sans regret qu'il a quitté la demeure héréditaire de sa famille. Elle répondait à la modestie relative de ses goûts, à son éloignement pour le faste. Nous voici dans ces détestables Tuileries[1], écrit Madame Adélaïde, confidente habituelle des pensées royales. Puis une sorte de gêne inavouée, une sorte de pudeur ne saisit-elle pas le prince quand il se retrouve en maître dans ces mêmes lieux où, tant de fois, il est venu rendre hommage à ses aînés ? La splendeur du palais ne réussit qu'à souligner les étranges vicissitudes qui l'ont amené jusqu'au rang suprême. Mme de Genlis qui a présidé à son adolescence lui a enseigné les goûts qui conviennent à un prince et lui a insufflé les maximes qui siéent à un républicain. A plus de quarante ans de distance, quel sujet de méditation pour le roi quand il repasse sa vie ! Il se revoit membre du club des Jacobins. Il a combattu à Jemmapes sous Dumouriez et entendu, sur les massacres de Septembre, les confidences de Danton. Jeté plus tard en exil et en un exil doublement douloureux, — car tous les émigrés s'éloignent de lui comme du fils d'un régicide, — il a connu, non seulement la pauvreté, mais la misère, et a donné pour vivre des leçons de mathématiques à Reichenau. On suit ses traces en Suède, en Amérique, en Angleterre, en Italie. Un jour, un rayon de bonheur s'est posé sur lui : il a épousé Marie-Amélie, princesse des Deux-Siciles, noble de race, plus noble de cœur. Avec la Restauration, il a reconquis son rang princier. Louis XVIII s'est défié de lui ; Charles X l'a comblé de ses bienfaits. A-t-il conspiré ? En aucune façon. Mais qu'il le voulût ou non, il était pour les mécontents un signe de ralliement, et les mêmes causes qui discréditaient le trône attiraient les regards vers lui. Tant d'impressions diverses se superposant lui ont composé l'âme la plus compliquée du monde. Comme l'hirondelle de La Fontaine, il a beaucoup retenu ; mais il a retenu des choses si contradictoires qu'à entreprendre de le pénétrer, toute logique se sent déconcertée. Il a eu beau se faire à l'Hôtel de Ville le courtisan de
la multitude, se mettre humblement à l'école de La Fayette, feindre de ne pas
remarquer les rusticités de Dupont de l'Eure, appeler les gardes nationaux Mes camarades et les étudiants mes amis ; il se souvient qu'il est prince, prince
de la maison de Bourbon, et descendant d'Henri IV. Quand, après le sac de
Saint-Germain-l'Auxerrois, il se résigne sous la clameur populaire à effacer
de ses armoiries les fleurs de lys, ce n'est qu'en frémissant qu'il consomme
le sacrifice ; et plus tard en un entretien avec Arago, Odilon Barrot et
Laffitte[2], il laisse
échapper le cri de son orgueil blessé : Je tenais,
leur dit-il, aux fleurs de lys parce qu'elles
étaient miennes, parce qu'elles n'étaient pas plutôt la propriété de la
branche aînée que celle de la branche d'Orléans, parce que de temps
immémorial elles ornaient de père en fils nos écussons. Le public a voulu
qu'elles fussent supprimées. Après une longue résistance j'ai cédé, mais
l'exigeante était pure folie. Entre tous ses souvenirs de famille, le
prince sait faire son choix. L'un de ses plus intimes familiers, M. de
Montalivet, a raconté qu'en dix-huit ans Louis-Philippe ne lui avait parlé
que deux fois de son père Philippe-Égalité, tant il avait à cœur d'écarter
l'importune image[3]
! Élevé par la plus sommaire, la plus irrégulière des investitures, il n'a
qu'une pensée : dépouiller sa condition de parvenu et prendre rang dans les
grandes familles souveraines. Son désir se déguise même trop peu, en sorte
qu'il souligne les distances à force de vouloir les effacer. Où le prince se
révèle surtout, c'est dans la colère que suscite en lui toute allusion à
l'origine de son pouvoir. Au faubourg Saint-Germain se répète le mot d'usurpateur. A ce seul mot, il bondit ; et avec
une ardeur presque maladive, il tient à se disculper. Quelque temps après la
révolution de Juillet, en une conversation avec Pozzo di Borgo[4], il va au-devant
du terrible reproche : On prétend, lui
dit-il, que j'aurais dû proclamer Henri V, mais le
pouvais-je ? Avant d'arriver à l'Hôtel de Ville, nous aurions été massacrés,
lui et moi. J'ai dû me dévouer. Le souvenir — dirai-je le remords — le
poursuit. Quatre ans plus tard, comme il reçoit à Neuilly le comte Esterhazy,
ambassadeur d'Autriche à Londres, qui est de passage à Paris, il lui tient le
même langage : Je sais, dit-il, qu'on me reproche ma conduite en 1830. Mais il dépendait
aussi peu de moi de faire nommer le duc de Bordeaux que d'arrêter le soleil
qui darde sur nous en ce moment ses rayons[5]. Par un singulier contraste, ce prince, si soucieux de son origine royale, porte sur le trône toutes les préoccupations du plus calculateur des bourgeois. En homme qui a connu les angoisses de la pauvreté, il est obsédé d'assurer le sort matériel de ses enfants. Or, c'est une règle de l'ancien droit monarchique que quiconque ceint la couronne confond ses biens personnels avec ceux de l'État ; ce qui supprime toute ressource si une révolution brise le trône, Tout possédé de cette crainte, Louis-Philippe a tenté d'établir une cloison étanche entre sa condition royale et sa condition privée, Le 9 août 1830, il a reçu la couronne ; voilà l'investiture royale : le même jour il a fait donation de ses biens à ses enfants, sous réserve d'usufruit à son profit ; voilà la précaution toute bourgeoise contre les coups de la fortune. Et il ne semble pas que cette mesure ait suffi à apaiser les sollicitudes du prince. Dans les temps qui suivront, il importunera les Chambres par ses demandes de dotations pour ses enfants. Les Chambres, en retour, l'accuseront d'avarice, et bien faussement, car il sait autant que personne être généreux à l'occasion, Lui, cependant, en une obstination qui contraste avec la magnifique imprévoyance de ses aînés, traînera jusqu'au bout ses appréhensions sur le sort des siens. Je n'ai pas un écu, disait en 1833 Charles X à Chateaubriand qui le visitait à Prague. Et Chateaubriand de répondre : Sire, c'est comme moi. Un peu plus tard, Louis-Philippe, en un entretien avec M. Guizot, proférera d'une voix gémissante : Mes enfants n'auront pas de pain. Voilà deux dialogues qui peignent deux états d'âme. Certains signes ne justifient-ils pas cette prévoyance presque cauteleuse ? A coup sûr, le gouvernement s'est affermi ; mais est-ce jusqu'à offrir le véritable aspect de la durée ? Certains menus faits sont suggestifs. Pour les combattants de Juillet, une décoration a été instituée avec cette exergue : donnée par le roi, et sans perdre une heure, les héros des trois journées se sont indignés qu'on leur conférât comme don du roi ce qui n'était dû qu'à leur valeur. Un jour, au Palais-Bourbon, Montalivet s'est hasardé jusqu'à parler des sujets du roi et aussitôt un formidable tapage de s'élever, Aux Tuileries, le prince s'est entouré d'un petit jardin pour les ébats de ses enfants, et incontinent le modeste enclos a été dénoncé comme on eût fait pour la plus redoutable des Bastilles. Contre le souverain la presse est sans merci. Au-dessus de la tourbe des journalistes quelques hommes ont émergé : tel Armand Cartel au National ; Armand Marrat à la Tribune. Les journaux ont juré de me démolir, dit Louis-Philippe à Odilon Barrot. Aux journaux s'ajoutent les lithographies insultantes, les caricatures injurieuses ou grotesques. Quand l'excès est intolérable, des poursuites sont intentées. Mais souvent les procès sont moins disgrâce que triomphe. Les jurés sont indulgents, souvent en familiarité presque en complicité avec les prévenus. Puis les avocats ajoutent au scandale des écrits scandale de la plaidoirie : Que si d'aventure une condamnation intervient, la prison de Sainte-Pélagie s'ouvre pour l'exécution de la peine. Mais est-ce bien une prison ? N'est-ce pas plutôt une sorte d'hôtel meublé où l'on peut à loisir méditer les délits les plus opportuns à commettre après la libération. Ce prince, si attaqué, si ridiculisé, était de ceux qui, par lit Simplicité fie leur vie, semblent faits pour désarmer les critiques. Nul ne fut d'un abord plus facile. Aux Tuileries ou, comme on disait en ce temps-là, au Château, il tenait réception plusieurs fois par semaine. Pairs de France, députés ; officiers supérieurs de la garde nationale, hauts fonctionnaires, tous étaient admis. Avec une bonhomie familière, le roi allait de groupe en groupe. Jadis, en ces mêmes Tuileries, Louis XVIII masquait les lacunes de son instruction pratique sous un auguste silence et s'abandonnait guère à la conversation que s'il citait en lettré ses auteurs favoris, Charles X se croyait quitte entiers les autres et envers lui-même par quelque mot heureux que les courtisans répétaient. A l'inverse, Louis-Philippe parlait beaucoup, et même trop ; car, en abordant tous les sujets, il montrait parfois son ignorance ou livrait ce qu'il eût mieux valu taire. L'inconvénient était réel, moindre toutefois qu'on ne l'eût cru. Il y a pour les hommes deux façons de dissimuler leur pensée : si les taciturnes déconcertent par l'obstination de leur silence, les loquaces n'embarrassent guère moins par l'abondance de leurs paroles, en sorte que, dans le flot désordonné de ce qui leur échappe, on ne sait ce qu'il importe de retenir et ce qu'on doit négliger. Près de trois ans se sont écoulés depuis la révolution de Juillet, et à travers la confusion des premiers jours, tout un personnel gouvernemental s'est dégagé. Après la mort de Casimir Périer, l'interrègne s'est prolongé pendant cinq mois. Le 11 octobre 1832 a été formé un nouveau cabinet — un grand ministère comme on dirait aujourd'hui — où se sont associés sous la présidence du maréchal Soult, ministre de la Guerre, le duc de Broglie, Thiers, Guizot, préposés, le premier aux Affaires étrangères, le second, à l'Intérieur, le troisième à l'Instruction publique. A leur égard, le roi professe des sentiments très différents. — Thiers, le jeune et brillant ministre, ainsi que l'appellent les journaux, lui agrée fort par sa souplesse, son intelligence féconde en ressources, l'étendue de ses connaissances, une sorte de franchise originale et hardie. Peut-être son esprit, tout pétillant d'idées, n'est-il pas toujours juste, en sorte qu'il y aurait à se livrer à lui plus d'agrément que de sûreté ; mais ce n'est qu'à l'user que le danger apparaîtra. Sur l'heure, tout dans Thiers plaît au prince, tout jusqu'à la modestie de sa naissance ; car les rois ont leur façon d'être démocrates, et se persuadent qu'ils se donnent à eux-mêmes une preuve de leur puissance en élevant très haut quiconque est parti de très bas. — Autant Thiers est persona grata, autant Guizot rebute par sa rigidité. En lui, une certaine morgue professorale, une certaine raideur protestante qui déplaît. Il ne se laisse point prendre aux cajoleries, et n'est point dupe des témoignages de confiance. Sa déférence est cérémonieuse ; et le roi, cérémonieux aussi, ne l'appellera jamais que Monsieur Guizot. Plus tard, le monarque vieilli se livrera à lui, et au point de ne plus voir que par ses yeux. Mais comme on est loin de cet excès de crédit ! Dans les masses Guizot est impopulaire. Le roi le sait ; mais s'en afflige-t-il ? Les princes se consolent parfois d'avoir des ministres impopulaires dans l'espoir que, par comparaison, cette impopularité se transformera en faveur pour eux-mêmes. — Comme Guizot, le duc de. Broglie était doctrinaire, sorte de gens que Louis-Philippe n'aima jamais. Nul n'avait dans l'âme plus d'élévation, dans la conscience plus de droiture, dans l'esprit plus de lumières ; chez lui une inaptitude absolue à flatter et un langage d'une invariable sincérité. C'était plus d'austérité que n'en tolèrent les Cours, même les Cours très embourgeoisées. ÎI eût fallu beaucoup de charme pour compenser tant de vertu. Or, la vertu du duc était hautaine, et, par surcroît, cette hauteur ayant pour origine la timidité, se compliquait de gaucherie. En son ministère des Affaires étrangères, il était trop indépendant pour agréer au roi, trop dépourvu de souplesse pour plaire aux diplomates. Lui-même, à la fois fier et emprunté, planait sur toute chose en homme plus propre à méditer qu'à pratiquer la politique, et quand. en 1836, après deux ministères successifs il quittera le pouvoir, sa retraite lui paraîtra moins disgrâce que libération. Dans le personnel gouvernemental d'aujourd'hui et de demain, d'autres hommes apparaissent, et au premier rang le comte Molé, doublement apte à réussir dans les conseils du roi s'il y entre jamais ; car à l'école de Napoléon, il a appris l'obéissance ; et il est assez gentilhomme pour que sa souplesse se pare toujours de dignité. Puis voici des noms que, dans les combinaisons ministérielles, on verra paraître ou reparaître : Humann, un Alsacien probe et instruit qui est préposé aux Finances : Montalivet, un familier du toi et qu'on ne manque pas de louer quand on veut plaire au monarque : d'autres encore qui sont prêts à tout appel et semblent bons pour tous les rôles, tels M. Barthe qui sera trois fois garde des Sceaux et M. d'Argout qui sera appelé tour à tour au Commerce, à l'Intérieur, aux Finances. Enfin il y a les maréchaux, ceux que, dans le langage du temps, on désigne sous le nom d'illustres épées, tels les maréchaux Soult, Gérard, Mortier. Leur glorieux passé les marque volontiers pour la présidence du Conseil, et ce sont ceux que le roi préfère. Pourquoi ? Parce que C'est avec eux qu'il pourra le mieux se tailler sa place dans le gouvernement Je touche ici à l'un des traits dominants du règne. Pour qui voit les choses sous l'aspect le plus simpliste, le gouvernement de Juillet semble offrir le type de ce régime parlementaire où le souverain occupe le rang suprême, mais sans prétendre à la direction des affaires. Combien la réalité n'est-elle pas différente ! Tout le travail du prince consiste en un effort tonnant pour élargir son rôle. C'est moi qui mène le fiacre, dit-il dans un langage familier. On ne peut se passer de moi, ajoute-t-il dans ses entretiens avec les diplomates. Lecteur assidu des journaux anglais, il y recherche tout ce qui, dans les coutumes britanniques, pourrait autoriser ses propres ingérences. En un langage qui eût gagne à se déguiser davantage, il laisse entendre qu'aux ministres en exercice, sa prévoyance a déjà préparé des successeurs : Mes relais dont prêts, dit-il non sans fatuité. Il se défend d'ailleurs de toute usurpation et ne veut, suivant ses propres expressions, que sa part constitutionnelle. Les crises ministérielles, si elles sont un embarras, ne lui déplaisent qu'à demi parce qu'elles lui fournissent l'occasion de montrer qu'il est le martre. Il ne supporte pas, sans quelque impatience, les éloges que la presse donne à ses ministres ou les succès que ceux-ci remportent dans les Chambres. C'est souvent lui qui, avec son esprit avisé, a suggéré les idées, tracé le cadre des réformes, fourni les arguments ; et il ne se console pas d'être, lui le roi, le seul qui a travaillé à huis clos. Ah ! si j'avais une tribune ! se hasarde-t-il à dire. C'est surtout en matière de politique étrangère qu'il se pique d'exercer son droit d'intervention. Sébastiani lui a fort convenu parce qu'il le laissait correspondre, en dehors de lui, avec Talleyrand. Il garde bon souvenir de Laffitte qui était nonchalant et point jaloux. Si secourable qu'ait été Casimir Périer, il a éprouvé après sa mort un vague sentiment de délivrance. Maintenant son ministre des Affaires étrangères est le duc de Broglie qui ne se soumet qu'avec mauvaise grâce aux exigences royales. Plus tard, ceux des ministres des Relations extérieures qu'il goûtera le plus, ce seront Soult et l'amiral de Rigny qui lui laisseront les coudées franches. Le roi veut avoir communication de toutes les dépêches importantes et connaître les réponses. Sur le reste il peut céder, point là-dessus. C'est, dit-il, — et en cela il perpétue toute la tradition des Bourbons, — que quand il s'agit de la sécurité nationale, je porte avec moi la responsabilité de la France. Pour étendre et garder l'influence, nulle témérité, nul éclat de paroles, surtout nulle atteinte aux lois, mais un art de louvoyer rarement égalé, jamais surpassé. Quand une difficulté grave surgit, le prince lève la séance, et chapitre séparément ses ministres. Sous une apparence souriante, il cache les finesses les plus madrées. Il excelle à persuader à chacun de ses conseillers qu'il est le préféré, et l'artifice réussit jusqu'à ce qu'il s'use à force d'être employé. Ses procédés extérieurs ne répondent pas toujours à ses sentiments intimes ; car il caresse surtout ceux qu'il craint le plus. Il sait s'élever au-dessus des froissements ou même des offenses, mais point jusqu'à les oublier. Tout ce travail du prince a pour but d'échapper à l'anonymat royal qui, en le confinant en un isolement superbe, ne lui laisse que la majesté, et répand sur d'autres la renommée. De cette renommée il veut sa part ; car il est sage, avisé, bon mainteneur d'ordre et de paix ; or il tient à ce que ses contemporains le sachent, et à ce que l'avenir ne l'ignore pas. II Cette ardeur à gouverner est signe d'ambition ; mais elle est méritoire aussi, tant comporte de dangers et tant exige d'active sollicitude le métier de roi ! Si les passions factieuses se sont assoupies, c'est d'un assoupissement trompeur, sujet à d'inquiétants réveils. Contraints à cacher leurs menées, les artisans de troubles se sont enrôlés dans les sociétés secrètes, et particulièrement la Société des droits de l'homme. Le gouvernement s'est ému. Il est déjà armé par l'article 291 du code pénal qui interdit toute association non autorisée de plus de vingt personnes. Pour se mieux garantir, il obtient des Chambres, en mars 1834, une loi qui prohibe toute association, même n'ayant pas de réunions périodiques, même divisée en groupes de moins de vingt personnes chacun. Acculés à se dissoudre ou à se révolter, les plus ardents des affiliés se préparent à l'émeute. Entre toutes les villes, Lyon offre le terrain le plus propice. Là-bas s'est conservé le souvenir de l'insurrection de 1831. Entre les patrons et les ouvriers en soierie existent toujours, à l'état plus ou moins latent, des causes de conflit faciles à envenimer. Les agitateurs réussissent à rallier à leurs desseins une association ouvrière très puissante, celle des Mutuellistes. Le 9 avril 1834, un procès pour délit de coalition précipite l'insurrection. Elle dure cinq jours, favorisée qu'elle est par la configuration de la ville, l'étroitesse de certaines rues, les encouragements d'un grand nombre d'émissaires étrangers Le cinquième jour seulement, le calme renaît et l'on peut compter les morts : 130 du côté des troupes, 170 du côté des insurgés. — Cependant à la nouvelle de l'insurrection lyonnaise, Paris s'agite à son tour, et le 13 avril, dans le centre de la ville, les barricades se dressent. Bien vite l'insurrection est maîtrisée, mais non sans un cruel épisode. Rue Transnonain, au quartier Saint-Merry, des coups de feu, partis d'une habitation, atteignent un officier déjà blessé ; alors les soldats font irruption dans la maison et n'épargnent personne. C'est cet épilogue de la lutte qui est demeuré fameux dans les fastes du parti républicain sous le nom de massacre de la rue Transnonain. Ces journées d'avril 1834 sont les dernières des grandes insurrections républicaines. Quant aux légitimistes, on n'en parlera que pour mémoire. L'échec de la duchesse de Berry a détruit, au moins pour l'heure, toute espérance. Charles X traîne de château en château sa vie d'exilé. Il a résidé à Holyrood en Écosse, puis au Hradschin, vieux palais de Bohème ; il est maintenant à Butschirad, à cinq lieues de Prague ; en 1836, il partira pour Goritz où il n'arrivera que pour mourir. De ce côté nul sujet d'inquiétude pour le gouvernement : un danger toutefois, celui de l'isolement où le laissera, à l'heure des besognes vraiment reconstituantes, l'hostilité ou l'abstention de beaucoup d'hommes de bien, de haute condition sociale, et noblement fidèles au passé. Restent les bonapartistes. La grande ombre de Napoléon, qui s'est projetée sur toute la Restauration, continue à hanter les imaginations : de là une force singulière pour qui s'abritera sous cette prestigieuse mémoire. Les poètes ne se lassent pas de chanter le grand Empereur : au théâtre, toute allusion à sa gloire militaire soulève des applaudissements : Charlet, Raffet reproduisent à l'envi les traits et l'uniforme des vieux soldats impériaux : prodigieusement habile à saisir l'actualité, Béranger mêle à la note indévote ou grivoise la note patriotique et militaire : le 13 septembre 1831, la Chambre des députés renvoie au ministre des pétitions réclamant que les restes du vaincu de Waterloo soient ramenés en France[6]. Louis-Philippe note tous ces signes : de là le dessein non de combattre la légende, mais de s'approprier le nom de Napoléon et, pour ainsi dire, d'en capter les rayons glorieux. Dans le nouveau personnel administratif ont été compris beaucoup de fonctionnaires de l'Empire et particulièrement des Cent-Jours. Les généraux des guerres impériales sont à l'honneur, et au point de s'étonner de leur crédit. La reine Hortense, en 1831, est venue à Paris avec son fils, celui qui sera plus tard Napoléon III ; le roi non seulement n'a pas invoqué contre elle les lois de proscription, mais l'a accueillie avec bienveillance quoique en secret. Le 28 juillet 1833, la statue de Napoléon a été replacée en grand apparat sur la colonne Vendôme. A-t-on réussi, à force de bons procédés, à neutraliser ce nom prestigieux et à l'absorber dans une gloire qui sera celle, non d'un parti, mais de la nation elle-même ? Le 22 juillet 1832, à Schœnbrunn, le duc de Reichstadt a terminé sa courte carrière. Avant même qu'il ne mourût, le prince de Metternich, en une dépêche au comte Apponyi, s'est appliqué à mettre en garde Louis-Philippe contre les ambitions de son successeur. Je vous prie, écrit-il, de rendre le roi très attentif au personnage qui succédera au duc de Reichstadt. Le jour du décès du duc, le jeune Louis Bonaparte se regardera comme appelé à la tête de la République française[7]. La prévision ne tardera pas à se réaliser. Le 30 octobre 1836, Louis-Napoléon fait irruption dans Strasbourg, cherche à entraîner la garnison aux cris : Vive l'Empereur. En ces conjonctures, le gouvernement, après avoir étouffé promptement la téméraire tentative, ne se départit pas de sa longanimité. Contre le conspirateur, nulle poursuite : il est embarqué à Lorient pour l'Amérique, et le roi lui fournit même les premiers subsides qui lui permettront de vivre en terre étrangère. Pendant ce temps, les complices du prince sont traduits devant le jury du Bas-Rhin. Ils sont acquittés. Quoi d'étonnant puisque le principal coupable a échappé ? Mais ce qui mérite d'être retenu, ce sont les manifestations de sympathie qui saluent leur acquittement. Et ces manifestations marquent chez les bonapartistes une obstination à vivre, plus forte que toutes les faveurs sous lesquelles le gouvernement prétend les étouffer. Républicains, légitimistes, bonapartistes sont vaincus ; et on peut les croire désarmés. C'est la paix civile : est-ce, pour le prince, la sécurité ? Les émeutiers ne se découragent que pour faire place aux assassins. Nul souverain au dix-neuvième siècle n'a été, autant que Louis-Philippe, en butte à leurs coups. Je note un premier attentat en 1832. Le 28 juillet 1835, comme le roi, environné d'un brillant cortège, passe en revue sur les boulevards la garde, nationale, une machine infernale éclate qui est, l'œuvre de trois misérables : Fieschi, Morey, Pépin ; dix-huit personnes sont tuées, vingt-trois sont blessées. Le 25 juin 1836, un coup de pistolet est tiré sur le roi par un individu du nom d'Alibaud, au moment où le prince quitte les Tuileries pour se rendre à Neuilly. Et Alibaud aura des imitateurs : tels Meunier, le 27 décembre 1836, Darmès, le 15 octobre 1840, enfin un garde-chasse du nom de Lecomte, le 16 avril 1846. Et je néglige les projets plus ou moins mûris, éventés par la police. Ce souverain si peu épargné est pourtant — et c'est là un de ses traits distinctifs — le plus humain des hommes. La philanthropie du dix-huitième siècle lui a insufflé la sensibilité, et les proscriptions révolutionnaires l'horreur du sang. En 1830, au moment du procès devant la Cour des pairs, il tremble pour les ministres de Charles X et, quand Montalivet lui annonce qu'ils sont sauvés, il l'embrasse avec effusion. Dès le début de son règne, la législation criminelle, terrible sous l'ancien régime, bien rigoureuse encore sous l'Empire, se tempère par de notables adoucissements. Certaines pratiques peu humaines sont abolies. C'est ainsi qu'à la honteuse chaîne des forçats se substitue l'emploi des voitures cellulaires. Plus tard le même souci d'humanité se révélera par une enquête aussi vaste que consciencieuse sur le régime pénitentiaire. On a rappelé plus d'une fois le soin scrupuleux du monarque à lire, à annoter lui-même les dossiers des condamnés à mort dans l'espoir d'y trouver un motif à la clémence. C'est qu'il avait horreur des peines irrémissibles qui lui semblaient usurpation de l'homme sur la bonté divine. Autant que le lui permettront ses ministres, il fera grâce, grâce en 1836 à Meunier, l'un de ses assassins, grâce plus tard à Barbès et enfin à Blanqui. III Je m'excuse de ne point suivre toujours l'ordre chronologique, et aussi de multiplier les retouches. C'est que j'ai le dessein de faire comprendre le règne plus encore que de le raconter. Il semble que, dans le train ordinaire des Tuileries, un élément nouveau se soit introduit. A la vie de cour avec son rigide cérémonial se mêle la vie de famille. Dans le cadre de famille, une image se détache, en un relief à la fois très net et très doux, c'est celle de la reine Marie-Amélie. Autant qu'on peut pénétrer le secret des âmes, c'est avec plus de répugnance que de joie qu'elle a gravi les marches du trône. Issue des Bourbons de Naples, elle est la petite-fille de l'impératrice Marie-Thérèse, la nièce de Marie-Antoinette, et se rattache par ses alliances aux plus vieilles dynasties de l'Europe. Elle, est la tante de la duchesse de Berry, grand'tante du jeune duc de Bordeaux, cousine germaine de la duchesse d'Angoulême, par suite, la proche parente de tous ceux que la Révolution a chassés. Souveraine sans l'avoir désiré, contrainte à subir des contacts ou à entendre des maximes qui contrastent avec tout ce qu'a connu sa jeunesse, elle s'est réfugiée dans sa tendresse pour son mari, dans sa sollicitude pour ses enfants, dans les pratiques d'une charité qui n'aspire qu'à se dissimuler. Neuf enfants dont huit vivants sont issus de son union : cinq fils, le duc d'Orléans et le duc de Nemours parvenus à l'âge d'homme, le prince de Joinville, le duc d'Aumale qui suit les cours du collège Henri IV, le duc de Montpensier qui est encore enfant : puis trois filles, la princesse Louise, la princesse Marie, la princesse Clémentine. Seul parmi les fils du roi, le duc d'Orléans a sa place — une place déjà dominante — aux Tuileries et dans la politique. La nature lui a prodigué toutes les grâces extérieures. Ceux qui le connaissent le mieux le jugent brave, actif, intelligent, généreux, mais téméraire d'idées et d'une fougue que ne retient rien. Il a détesté Casimir Périer, il déteste maintenant les doctrinaires et multiplie à l'opposition les sourires comme fait en Angleterre tout bon prince de Galles. Cependant l'un des grands soucis du roi, de la reine surtout, c'est l'établissement de leurs enfants. Le 9 août 1832 a été célébré à Compiègne le mariage de la princesse Louise avec Léopold, roi des Belges. Ainsi s'est noué un lien de plus entre le jeune royaume et la France. Mais si nous en croyons les contemporains, la cérémonie fut triste par la différence d'âge entre les deux époux, par le sentiment d'une union où les convenances politiques tenaient plus de place que l'inclination, et aussi par la différence de religion. On vit s'accomplir un double rite : le rite catholique avec l'évêque de Meaux, le rite luthérien avec l'un des ministres du culte réformé ; et cette dualité de cérémonie ne laissa pas que d'impressionner comme chose inaccoutumée dans la maison de France. Maintenant la principale préoccupation familiale est le mariage du duc d'Orléans. Dans les cercles politiques et mondains, l'événement est très commenté d'avance. Tout ce qui, dans la haute aristocratie européenne, tient à la légitimité, s'efforce de créer le vide autour de l'usurpateur. Il n'est point de race royale qui n'eût été flattée d'une alliance avec le duc de Chartres, fils du duc d'Orléans : mais on repousse ce même prince comme fils du roi des Français[8]. A Saint-Pétersbourg le tsar travaille à prolonger cet interdit matrimonial, et à Paris, dans les salons du faubourg Saint-Germain, on compte avec un rancuneux plaisir les mois qui s'écoulent sans que l'héritier du trône illégitime trouve à qui s'allier. Aux Tuileries, on a deviné l'encerclement, et le sentiment des obstacles redouble l'ardeur de les briser. La plus triomphante réponse serait une alliance avec l'antique maison d'Autriche. Le duc d'Orléans est fait à souhait, spirituel, de haute mine, et même, quand il s'en donne la peine, de grand air princier. Donc il prend la route de l'Allemagne, accompagné de son frère le duc de Nemours. C'est au printemps de 1836. Thiers qui est alors, ainsi qu'on le dira bientôt, ministre des Affaires étrangères, prend très à cœur la négociation. Le jeune prince visite Berlin où il conquiert par sa bonne grâce, et arrive à Vienne où sa présence est événement. Les vues se portent sur l'archiduchesse Thérèse, fille de l'archiduc Charles. Le monde diplomatique est fort attentif, et les prévisions s'échangent, on dirait volontiers les paris. Le prince, à force de succès personnels, réussira-t-il à rompre le charme ? A la cour de Vienne, on lui rend hommage, mais sans que les répugnances s'apaisent. On a jadis donné à la France deux souveraines, Marie-Antoinette, Marie-Louise ; et ni le sort tragique de l'une ni la prompte chute de l'autre, n'invite à un nouvel essai. La plus hostile est l'archiduchesse Sophie, très active et fort en crédit. Sur ces entrefaites, on apprend l'attentat d'Alibaud. C'est le troisième depuis quatre ans : Vous plaît-il, dit-on à la jeune archiduchesse, d'entrer dans une voiture dont, à tout propos, les balles peuvent percer les vitres. Ce qui s'est ébauché de négociations s'interrompt ; et le prince revient en France en passant par Milan où il semble qu'un autre projet n'ait pas eu meilleure fortune. A Paris, la reine se décourage et, si sainte qu'elle soit, se dépite un peu : Ah ! cette couronne, se surprend-elle à dire, voilà donc ce qu'elle nous coûte. IV D'inquiétantes perspectives de guerre ont troublé les premières années du règne. Maintenant à l'agitation succède le calme ; à part l'Espagne qui, depuis la mort de Ferdinand VII, est en proie à la guerre civile, le roi peut, d'un esprit plus reposé qu'anxieux, interroger l'horizon politique. En Italie les Autrichiens sont à Bologne, les Français à Ancône, les uns et les autres faisant faction, mais en une rivalité tranquille qui atteste la jalousie d'influence plutôt qu'elle ne comporte l'hostilité. Le régime ancien a été restauré à Modène, à Parme, et pareillement à Bologne où les légats du pape exercent leur domination à la fois routinière, tracassière et paternelle. En ce retour de torpeur, le Piémont seul mériterait l'attention. Là règne Charles-Albert, le libéral de 1821. En apparence il continue les traditions de son prédécesseur Charles-Félix mort en 1831. C'est le même train de cette maison de Savoie, fermée aux idées nouvelles, inclinée avec déférence vers Vienne, toute défiante des Français et des opinions françaises, rigide et cependant populaire, économe, mais vivant sur un vieux fond de magnificence soigneusement ménagé. De temps en temps, cette vie paisible, régulière et sommeillante, se traverse de rêves ; et le rêve à la fois confus et superbe, le rêve caressé, repoussé. repris encore, le rêve qui pendant quinze années torturera et fascinera Charles-Albert, c'est celui du Piémont secouant vis-à-vis de l'Autriche les vieux liens de révérence, se retournant, d'un geste tout nouveau, vers la France, mobilisant sa petite, mais solide armée, et étendant sa domination sur tout le nord de la péninsule. A Turin notre représentant est M. de Barante. A son instigation se pratiquent quelques timides hardiesses, par exemple, celle de lire le Journal des Débats et de vanter les institutions constitutionnelles. Dans ses salons, un homme se montre, très jeune encore, réfléchi, économe de paroles, de flegme britannique plutôt que d'expansion italienne. Il s'appelle Cavour, et celui-là dépassera ce que les plus téméraires osent rêver. Le roi, autant qu'on peut le pénétrer, ne distingue guère ces perspectives ; car il est de ces sages, à la vue un peu limitée, qui se confinent dans le présent plutôt que de ces divinateurs qui percent l'avenir. Sa vigilance se porte surtout sur le centre et le nord de l'Europe, partagée entre les trois empires continentaux. Et d'abord l'Autriche. Louis-Philippe y a pour ambassadeur M. de Saint-Aulaire qui vient d'arriver de Rome. Celui-ci s'est appliqué dès les premiers jours à observer la haute société viennoise. Ses appréciations sont plus découragées qu'optimistes, tant il sent une antipathie tenace contre le régime fondé en Juillet. Ce n'est d'ailleurs, juge-t-il, que bouderie, bouderie hautaine qui se garde d'aller jusqu'à l'hostilité. Metternich était puissant sous l'empereur François mort tout récemment, et ne le sera pas moins sous son successeur l'empereur Ferdinand. L'essentiel est donc de le pénétrer. Il affecte de se hausser au-dessus des préventions de la Cour et de l'aristocratie. Il proclame très haut le vœu d'une paix solide et durable. Bien plus, avec une fatuité singulière, il entreprend de guider le roi des Français. Il va jusqu'à nous honorer de ses conseils, écrit ironiquement le duc de Broglie[9]. L'un de ses traits distinctifs est d'imprimer à toutes ses communications, quand bien même la conclusion serait la plus réaliste du monde, un certain tour de dogmatisme philosophique. En des dépêches adressées au comte Apponyi, mais destinées a être mises sous les yeux de Louis-Philippe, il s'applique à inculquer au monarque les vraies maximes d'un bon gouvernement. En un langage banal qui se donne des, airs de profondeur, il l'invite à se montrer conservateur, à surveiller les sociétés secrètes, à garder la main sur les choses de l'armée et de la diplomatie. D'autres fois, il le prémunit, et fort sagement, contre les hommages trop multipliés à la mémoire de Napoléon ; car à force de jeter son nom au peuple, on risque, dit-il, de rendre force et confiance au parti bonapartiste. — Avec modestie, presque avec humilité, le roi se fait écolier. Dans sa conduite, n'y a-t-il pas un de ces manèges dont la politique offre tant d'exemples ? Ces coquetteries avec le prince de Metternich sont un artifice pour rendre la Grande-Bretagne moins exigeante en lui persuadant qu'au besoin on peut se pourvoir ailleurs. Puis le roi a souci du mariage de ses enfants, et à tout événement il est bon de ménager le tout-puissant chancelier. Après l'Autriche, la Prusse. D'elle rien n'est à craindre tant que vivra le roi Frédéric-Guillaume III. Il a connu trop d'orages pour s'exposer à de nouvelles tempêtes. L'atmosphère est ici plus pacifique encore que l'atmosphère de France, écrit de Berlin M. de Barante qui vient de quitter Turin pour se rendre à Saint-Pétersbourg. Ce n'est pas que, sur les bords de la Sprée, il n'y ait des sous-lieutenants rêvant avancement et des princes très prompts aux exaltations guerrières. Mais le roi contient toutes les velléités d'aventures. A deux signes seulement se révèlent les ambitions prussiennes : par ses Universités, elle forme à son image la jeunesse allemande : par les traités de commerce qui se concluent sous son inspiration entre les différents États de la Confédération, elle jette les premiers fondements de l'unité germanique. Mais ce sont là périls lointains et que les plus prévoyants seuls peuvent discerner. Toute autre est la Russie. Chose étrange chez le chef d'une dynastie où l'ordre de succession au trône a été si souvent interverti, l'empereur Nicolas affecte de se faire, aux yeux de l'Europe, l'intraitable champion de la légitimité ! Avec sollicitude il s'enquiert des affaires françaises ; mais avec une intention marquée, il évite de parler du roi des Français. Comme il est un souverain essentiellement militaire, on lui a envoyé comme ambassadeur des militaires ; tel le maréchal Maison. Rien n'a réussi à vaincre la malveillance ou à adoucir les rancunes. Maintenant, à l'égard de M. de Barante qui vient d'arriver, la même attitude persiste. Cependant l'objet principal de la politique russe est de nous séparer de l'Angleterre, et le tsar attend avec toute la tenace patience do la haine l'occasion de réaliser son dessein. Aux jours d'été, quand, en Allemagne ou en Bohême, les stations thermales se peuplent d'hommes politiques, les souverains de Russie et d'Autriche méditent de se réunir, en alliés intimes, disent-ils, et ils invitent avec condescendance le roi de Prusse à se joindre à eux. En septembre 1833, le rendez-vous est Munchensgrætz. L'empereur d'Autriche arrive, puis Nicolas. Le roi de Prusse se montre, puis se fait représenter par le prince royal. Les conseillers des souverains tiennent la plume ; et un acte s'élabore qui a pour objet de reconnaître à tout État indépendant le droit d'appeler à son secours les autres États, en cas de désordre intérieur ou de dangers au dehors. C'est le principe d'intervention, solennellement proclamé, à l'encontre de la maxime contraire, professée à Londres et à Paris. Une disposition suit qui vise très clairement la France. Elle est ainsi conçue : Dans le cas où l'assistance matérielle de l'une des trois Cours d'Autriche, de Prusse ou de Russie aurait été réclamée et qu'une puissance quelconque voulût s'y opposer par la force des armes, les trois Cours considéreraient comme dirigé contre chacune d'elles tout acte d'hostilité entrepris dans ce but[10]. La déclaration, à la fois pompeuse en ses termes et un peu puérile en ses vagues menaces, est signée par les deux empereurs et plus tard — avec un médiocre empressement, semble-t-il — par le roi de Prusse. — En septembre 1835, nouvelle entrevue des souverains, cette fois à Tœplitz. En ce lieu affluent tous les princes secondaires, tous les Dii minores de la Conférence germanique. Nous possédons déjà plus de quarante princes, écrit Metternich ; ils pleuvent incessamment sur nous comme une pluie d'orage. Il ajoute avec une remarquable tiédeur d'hospitalité : Heureusement ils s'en iront de même. A Munchensgrætz on a conclu un arrangement, presque un traité. Ici, il semble qu'on se borne à des échanges de vues, le tout coupé de parades, de banquets, de représentations théâtrales, de jeux de société, et même, si nous en croyons la princesse Mélanie de Metternich, de tours de chiens savants. Puis on se sépare comme on est venu. Non seulement les grandes puissances n'ont aucune affaire, écrit M. de Barante au duc de Broglie, mais elles n'ont rien à se dire. Elles sont condamnées à des relations muettes. — Nous vivons ici bien doucement, mande de son côté M. de Saint-Aulaire. C'est en portant ses regards vers la Grande-Bretagne que le roi achève l'examen de ses relations internationales. Il est, par intervalles, un peu lassé de l'alliance anglaise ; et, chose étrange, Talleyrand, ce grand artisan de l'accord, a cédé aussi, dans les derniers temps de son ambassade à Londres, au même sentiment désabusé. C'est qu'au Foreign office domine lord Palmerston, le plus rogue des hommes, le plus pénétré des préjugés antifrançais. En dépit de ces déplaisirs, le duc de Broglie qui ne quittera définitivement le ministère des Affaires étrangères qu'en février 1836 persiste à prêcher l'alliance, jugeant qu'avec elle la paix est assurée, que sans elle tout peut être aventure. Et avec la hauteur un peu raide qui lui est familière, il oppose son obstiné vouloir aux passagers découragements du roi. V En Louis-Philippe, je me suis appliqué à étudier l'homme et le souverain ; en même temps j'ai groupé autour de lui quelques-uns des événements du règne, quelques-unes des manifestations où se révèlent les tendances du gouvernement. Au-dessous du roi fonctionnent les grands corps de l'État. La Chambre des pairs tient la première place par son rang officiel, la notoriété de ses membres, la somptuosité même du palais où elle siège. Toute cette décoration extérieure déguise mal sa décadence et bien qu'elle soit très imposante encore, on devine que l'influence politique va se concentrer ailleurs. Avec la chute de Charles X, sa mutilation a commencé. La Charte a annulé toutes les nominations faites par le dernier roi. Puis plusieurs ont, à l'exemple de Chateaubriand, résigné leur charge. Parmi ceux qui ont gardé leur siège, quelques-uns se retranchent dans un impénétrable et triste silence, jugeant leur rôle fini. Le procès des ministres de Charles X a ramené un moment l'attention vers les pairs. On a essayé de préjuger leur vote et, en attendant, on les a fort injuriés. De ces injures plusieurs se sont réjouis : Si l'on nous insulte, ont-ils observé, c'est le signe que la vie ne s'est pas encore retirée de nous. Cependant une disgrâce plus cruelle que toutes les autres les attendait. Le 27 août 1831, au Palais-Bourbon, Casimir Périer est monté à la tribune. Il était ce jour-là de maintien un peu moins assuré qu'à l'ordinaire. C'est que les hommes de nature droite éprouvent quelque embarras quand les circonstances les obligent à parler contre leurs pensées. Or, tel était le cas fâcheux où se trouvait Casimir Périer. Tous les groupes de l'opposition, et appuyés cette fois par une portion notable de la bourgeoisie conservatrice, demandaient que l'hérédité de la pairie fût supprimée ; et aux élections récentes, ce vœu avait été consigné dans la plupart des professions de foi. Casimir Périer était trop éclairé pour ne pas comprendre tout ce que le principe héréditaire communiquait à la Chambre haute de stabilité, d'autorité, d'indépendance. A détruire ce reste du passé, l'imprudence était d'autant plus grande qu'on ne pourrait plus relever ce qu'on aurait une fois aboli. En dépit de ces considérations, le premier ministre avait jugé au-dessus de ses forces de résister au vœu public ; et c'est ainsi qu'il venait demander que les pairs fussent désormais à vie et nommés par le roi. Le débat s'ouvrit le 20 septembre 1831 à la Chambre des députés. Tel était au dehors le courant de l'opinion qu'on croyait à une discussion écourtée et à un sommaire holocauste. La sagesse l'emportant sur l'ignorance ou la passion, l'hérédité trouva les plus illustres défenseurs. A Berryer et à Guizot, Thiers se joignit bien que son passé et ses attaches semblassent le porter vers le parti contraire. C'est que de ce personnage d'intelligence prodigieuse, de mobilité prodigieuse aussi, on pouvait tout attendre, une acuité de prévoyance touchant à la divination, et parfois aussi une précipitation de dessein poussée jusqu'à l'étourderie. Entre tous les champions de l'hérédité, le plus écouté fut Royer-Collard qui dénonça, avec une grave et sombre véhémence, les progrès des mœurs niveleuses qui seraient celles de la démocratie. Les pairs s'étaient résignés à leur sort. La délibération se prolongeant, ils reprirent un peu d'espoir. Et en effet, tant de raison éloquente opérait des conversions inattendues. C'était de quoi fortifier la minorité, mais non au point de conquérir le succès. Par 206 voix contre 86, l'hérédité fut condamnée : Nous avons eu, écrivait M. Guizot, les honneurs du combat, non les profits de la victoire. Il fallait obtenir des pairs qu'ils consentissent à leur propre sacrifice. Trente-six pairs nouveaux furent nommés qui, par leur suffrage, assureraient la mutilation. Parmi les nouveaux promus, je note des généraux, des administrateurs, des hommes politiques. J'y note aussi le nom du prince de la Moskova. Son principal titre n'était-il pas l'illustration paternelle ? Ainsi — et le plus pénétrant des ironistes n'eût pas imaginé mieux — l'hérédité retrouvait sa place, même dans l'acte qui avait pour but de l'abolir pour jamais. Le Luxembourg ne sera plus qu'un hôtel des Invalides pour fonctionnaires retraités ou une maison de plaisance pour courtisans : ainsi pensèrent, en une impression découragée, beaucoup de membres de la haute Chambre. La vérité, c'est que, de grand corps politique, ils descendaient au rang de Sénat conservateur. Quelle que fût leur diminution, leur rôle demeurait considérable à la condition qu'ils sussent le remplir, et surtout aller jusqu'au bout de leurs droits. Presque aussitôt ils s'affirmèrent en rejetant la loi du divorce, récemment votée par les députés. Cependant, outre leurs fonctions législatives, les pairs étaient investis des plus éminentes attributions judiciaires ; car la Charte, on s'en souvient, leur déférait les crimes de haute trahison et les attentats contre la sûreté de l'État. Et ce rôle de hauts magistrats, ils allaient le remplir dans le jugement des hommes qui avaient fomenté ou dirigé en avril 1834 la double insurrection de Lyon et Paris. Bien que ce procès — le Procès des accusés d'avril ainsi qu'on l'appela — apparaisse, à distance, tout dépouillé de l'intérêt qu'il offrit aux contemporains, il est impossible de ne pas le mentionner, tant il accumula de passions ! Ce fut l'épilogue de deux émeutes, mais épilogue presque aussi mouvementé que les émeutes elles-mêmes une instruction qui dure près d'une année : 121 accusés renvoyés devant la Cour, sans compter 43 contumaces : beaucoup de comparses, mais au-dessus d'eux quelques hommes très connus du public, tels Godefroid Cavaignac. Guinard, Armand Marrast, englobés dans les poursuites pour complicité par provocation : les accusés se transformant en accusateurs et essayant d'attirer à l'audience, sous prétexte de les défendre, les tenants les plus notables de l'opposition, en sorte que le procès se transformât en un vrai Congrès républicain : les pairs se refusant à ce tournoi entre le crime et la justice : les accusés alors se répandant en un torrent d'injures ou se retranchant dans un silence plus dédaigneux qu'aucune parole. Celui qui préside est le baron Pasquier, personnage assez indifférent aux formes politiques — car il n'a refusé ses services à aucun gouvernement — mais d'esprit délié, de rare sang-froid, et qui semble fait pour la présidence de la haute Chambre ; car il la gardera durant tout le règne. Usant d'une façon très large, trop large peut-être, de son pouvoir discrétionnaire, il décide que le cours de la justice ne peut être interrompu et que la procédure contre les accusés rebelles pourra être continuée même hors de leur présence. Une trentaine de prévenus, la plupart Lyonnais, consentent à se laisser juger. Sur ces entrefaites une nouvelle étrange se répand. La prison de Sainte-Pélagie n'est pas tellement gardée qu'on ne s'en puisse échapper : tel est le cas des principaux accusés, Armand Marrast, Guinard, Cavaignac, qui, par un souterrain, gagnent une maison voisine. Il ne reste plus guère que des comparses. Les arrêts se succèdent, suivant les diverses catégories, du mois d'août 1835 au mois de janvier 1836, mais en présence d'un public lassé et aussi indifférent qu'il a été naguère attentif. Les peines s'échelonnent, depuis la déportation jusqu'au simple emprisonnement. Mais qu'on ne s'apitoie pas trop ; cette époque fut celle des déclamations plutôt que des vraies tragédies. Encore une année et, au début de 1837, une amnistie libérera ceux que la haute Cour a condamnés. VI Au-dessous des pairs, les députés, à la seconde place par le rang officiel, mais projetant sur la royauté leur ombre et prétendant attirer presque tout à eux. Au fauteuil est assis M. Dupin. Il y siégera jusqu'en 1840 et aura pour successeur presque immédiat M. Sauzet qui sera réélu d'année en année jusqu'à la chute du régime. Ainsi la fonction présidentielle sera aussi stable que sont mobiles et changeantes les combinaisons ministérielles. La Chambre qui a créé la royauté a été dissoute en 1831 ; puis de nouvelles élections ont eu lieu en 1834, en sorte que, depuis l'établissement du régime, le corps législatif a été renouvelé deux fois. Un aspect un peu plus jeune qu'au temps de la Restauration ; car la législation électorale, en même temps qu'elle a diminué le cens, a abaissé de quarante à trente ans l'âge de l'éligibilité. Parmi les élus, beaucoup d'avocats : presque seuls ils sont capables d'improviser, et cette époque marque bien leur apogée ; puis beaucoup de fonctionnaires, près de 150 ; moins de grands propriétaires que sous la Restauration, mais plus de manufacturiers, et dans les années suivantes le nombre s'en accroîtra à mesure que se développeront les intérêts industriels. Voici maintenant les groupes : à l'extrême droite une vingtaine de légitimistes et au milieu d'eux Berryer ; à l'extrême gauche un nombre à peu près égal de députés dont le plus en relief est Garnier-Pagès, non le Garnier-Pagès, loquace et gonflé qui s'épanouira béatement en 1848, mais un autre Garnier-Pagès, son frère, qui eut du talent et mourut jeune. Les plus modérés de l'extrême gauche voisinent avec les plus ardents de la gauche dynastique, forte de cinquante membres environ. Là on accepte la monarchie ; on affecte même par intervalles de la révérer, mais à la condition qu'elle se désarme au point de n'être plus que symbole et décoration. Le chef est Odilon Barrot, bon juriste, d'âme honnête, de parole ample et parfois éloquente, mais masquant des vues très courtes sous un langage qui prend des airs de profondeur ; irréfléchi sous des apparences méditatives, très capable de saper la monarchie quoique tout à fait sans le vouloir et en se piquant même de loyalisme. Le reste de la Chambre forme la masse conservatrice ; mais cette masse elle-même a subi une double désagrégation. D'un côté tend à se former le tiers parti qui bientôt deviendra le centre gauche. Thiers en est le personnage le plus important : au-dessous, quelques noms très notables : Hippolyte Passy, M. Pelet de la Lozère qui seront bientôt ministres ; puis, aux limites de la gauche dynastique, et se confondant presque avec elle, un député de la Loire-Inférieure, tout nouvellement élu, M. Billault, qui sera ministre aussi, et avec éclat, mais sous un autre règne. — Tel est le premier démembrement de la majorité. Un autre groupe de vingt à vingt-cinq membres est celui des doctrinaires qui forment en grande partie le centre droit. Là autant d'hommes, autant de physionomies distinctes. Bien en relief apparaît, déjà inclinant vers la tombe, le patriarche du parti, Royer-Collard. Bien que juge sévère de la Restauration, il entend lui demeurer fidèle. Estimant son rôle fini, il semble moins participer à la vie qu'y assister, en témoin hautain et parfois aux allures de prophète. Tel est demeuré son prestige que la même attention qui recueille ses rares, ses très rares paroles, s'applique à interpréter son silence. Le règne de la bourgeoisie lui semble comme un simple rideau derrière lequel il entrevoit l'avènement de la démocratie pure, et cette perspective le remplit d'effroi. Chez lui nulle illusion sur la solidité du régime et souvent nulle indulgence pour ses propres amis. La quasi légitimité, écrit-il, aura bientôt usé les honnêtes gens qui s'y sont confiés[11]. — Autant Royer-Collard vieilli se replie en son découragement, autant Guizot, en pleine maturité, déploie son active ardeur. Dans le cabinet du 11 octobre, il est ministre de l'Instruction publique, ministère jugé alors secondaire ; mais par sa hauteur de vues et son éloquence, il déborde bien au delà de ses fonctions. — Ce groupe des doctrinaires a ses indépendants : tel M. de Rémusat, souple, brillant, sceptique, curieux d'esprit, téméraire d'idées, se hasardant volontiers en marge de ses amis et qu'on verra plus tard ministre sous la présidence de M. Thiers. D'autres noms méritent d'être cités : M. Duchâtel, déjà très en relief par son talent et qui sera plus tard associé à M. Guizot, dont il est l'ami ; Vitet et Saint-Marc Girardin, l'un et l'autre attirés par les lettres plus encore que par la politique. Puis il y a les jeunes, tel M. Piscatory, actif, aventureux, prompt aux reparties, d'humeur voyageuse. Un homme complète le groupe : M. Duvergier de Hauranne, si assidu au Palais-Bourbon qu'il semble que la Chambre soit son unique domicile et sa vraie patrie, perpétuellement en garde contre les prétendus empiétements du pouvoir royal et au point de se séparer souvent de ses amis, mêlé par goût non par ambition — car il est aussi désintéressé que passionné — à tous les pourparlers, à toutes les combinaisons, à toutes les intrigues. Non content d'y participer, il les note pour l'avenir : car il sera l'historien ou plutôt l'annaliste du gouvernement parlementaire, et peut-être le seul qui y ait cru toujours et tout à fait. A peine ai-je achevé ce classement que je sens combien il est sujet à retouche. Qu'on considère ces députés. Ils se sentent trop en sécurité pour qu'on puisse les mener par la peur. Ils sont trop pénétrés de leurs lumières, trop pétris de vanité bourgeoise pour se plier sans révolte sous une discipline. Ils ont trop brisé la tradition monarchique pour être guidés par la fidélité. Ainsi manquent les grands mobiles qui d'ordinaire ont empire sur les hommes. De là, dans les groupes divers, de perpétuels effritements, des désertions, des retours, des manèges de toute sorte, de telle manière que les supputations, vraies un jour, cessent de l'être le lendemain. Interprète du corps électoral et maîtresse du budget, la Chambre fait ou défait, ébranle ou consolide les ministères. C'est pourquoi, au fond de tous les débats d'ordre extérieur ou intérieur — débats sur l'Adresse, interpellations, discussions de fonds secrets on découvre, sous une forme plus ou moins dissimulée, une pensée dominante qui est de modifier ou de renverser le cabinet. A ce jeu tout le monde se passionne : les grands chefs pour saisir le pouvoir comme on ferait d'une proie ; les personnages de moindre importance pour recueillir, au hasard des combinaisons, un portefeuille ou un sous-secrétariat d'État, dussent-ils le recevoir en dépôt ou même en entrepôt, en attendant leur remplaçant. Du haut en bas, ce ne sont que calculs. Il y a les fonctionnaires, attentifs à élever quiconque les favorisera le plus ; d'autres, sans être fonctionnaires, escomptent ce que l'amitié d'un ministre peut leur apporter en supplément de crédit. Puis il y a ceux qui ont des rancunes à satisfaire, ceux que travaille la joie d'abaisser, ceux qui, ayant refusé un portefeuille, ne pardonnent pas à quiconque a accepté ce qu'ils ont dédaigné. Parmi ceux mêmes qui n'ont rien à gagner ou à perdre, le tapage des compétitions produit parfois, à lui seul, une excitation joyeuse et, tout assoiffés de changement, ils poussent aux crises, à la manière des enfants qui aiment à casser un jouet qui a trop duré. Qu'on ait la patience de lire les débats parlementaires d'alors. Il y a des mots soulignés, suivant les notations des sténographes, par des sensations ou des mouvements prolongés et dont le sens nous échappe complètement. Pour deviner il faudrait une clef, et la clef est aujourd'hui perdue. On connaît ces vieux parchemins où, sous l'écriture apparente, une autre écriture se cache qu'il faut remettre au jour. Ici il faut pareillement lire autre chose que ce qui est écrit. Il y a souvent de la feinte dans les violences, de la perfidie dans l'éloge. Il y a les homélies patelines où se réfugient les petites trahisons. Il y a aussi une certaine façon de grandir les petits sujets, de rapetisser les grands, de façon à les mettre au juste point des haines, des convoitises, des ambitions à satisfaire. C'est surtout dans le tiers parti qu'on peut observer les plus subtiles manœuvres. On l'appelle parfois le juste milieu ; ce qui semble dégager, mais bien à tort, une odeur de vertu. Il se gonfle et se dégonfle suivant que l'intérêt commande d'y prendre abri ou de s'en évader. Il absorbe en lui les inquiets, les jaloux, les déçus. Tous ces hommes, dans l'espoir d'être chefs, aspirent à former, dans le groupe même, des sous-groupes qui s'émiettent à leur tour. C'est là qu'ils nouent de petites intrigues qui s'entrecroisent avec les grandes ; et cela dure jusqu'à ce que, ne pouvant former un parti à eux seuls, ils se contentent désormais d'envier. Je me reprocherais de trop souligner ces faiblesses. En dépit de ces misères, et bien que, depuis la Restauration, les tailles eussent un peu baissé, on retrouvait en ces assemblées plusieurs des meilleures qualités françaises. Pour qui ne voit que l'ensemble, l'aspect demeure très digne : des hommes à l'apparence grave, au costume sévère, au langage très châtié ; des rivalités très vives, mais dissimulées, en général, sous la courtoisie des formes ; une remarquable probité privée, même chez les moins scrupuleux en matière d'intrigues politiques. Bien que les exigences des électeurs soient plus grandes que sous le régime précédent, la difficulté des communications met obstacle aux visites importunes, en sorte que le recueillement est possible et qu'on garde le loisir d'être laborieux à souhait. Les fonctionnaires sont très nombreux, et on ne laisse pas que de suspecter leur indépendance : en revanche ils sont très instruits, et chacun dans sa spécialité — conseiller d'État, magistrat, militaire, administrateur — apporte à ses collègues les plus précieuses lumières : de là une remarquable utilisation des compétences, une étude approfondie des projets, une lucidité de rédaction qui le plus souvent rend superflues les circulaires explicatives. Cette époque — et l'éloge n'est pas mince — fut une de celles où les lois offrirent le plus l'aspect de la coordination logique et de la clarté. On se contentera de mentionner ici les principales de ces lois. M. de Martignac, en 1828, s'était efforcé d'étendre à la commune et au département les maximes de liberté proclamées par la Charte. L'aveugle opposition des partis extrêmes avait mis obstacle à son dessein. Après la révolution de Juillet, la pensée fut reprise. Une loi du 21 mars 1831 substitua, pour le recrutement des conseils municipaux, le système de l'élection au choix par le gouvernement[12]. Le 22 juin 1833, le même système électif fut appliqué aux conseils généraux[13]. On a déjà marqué la rigueur extrême de notre droit criminel. Une loi du 28 avril 1832 supprima ce qui était resté des temps barbares : peine du carcan, marque au fer rouge sur l'épaule des condamnés. Elle abolit la peine de mort pour vols qualifiés, quels qu'ils fussent, émission de fausse monnaie, contrefaçon du sceau de l'État ou des effets publics. L'innovation la plus importante fut la faculté accordée au jury d'appliquer en matière criminelle les circonstances atténuantes que le code pénal de 1810 avait réservées aux seules matières correctionnelles[14]. La Restauration avait, par plusieurs actes législatifs ou ordonnances, pourvu à l'instruction primaire. Toutefois une loi générale manquait. Ministre de l'Instruction publique dans le cabinet du 11 octobre 1832, Guizot eut à cœur de combler la lacune. Il écartait l'obligation qui serait vexatoire si les autorités se montraient trop vigilantes, et illusoire si le contrôle se relâchait. Il repoussait la gratuité, celle-ci ne devant être accordée qu'aux pauvres. Il proclamait l'entière liberté, sous la seule condition qu'un double certificat de moralité et de capacité constatât l'aptitude à enseigner. Il établissait que chaque commune aurait en principe son école, et chaque département son école normale. Loin de proscrire les influences religieuses, il voulait qu'elles fussent dominantes. Le 18 juillet 1833, en une mémorable circulaire, il marquait aux instituteurs la grandeur de leur rôle : En travaillant, disait-il, pour les hommes, ils ne devront attendre leur récompense que de Dieu. Et il invitait les maîtres de la jeunesse à affermir dans les cœurs la foi dans la providence, la sainteté du devoir, la soumission à l'autorité paternelle, principes impérissables de morale et de raison sans lesquels l'ordre social est en péril. A côté des lois libérales, je note les lois de défense ou de répression : loi réglant la profession de crieur public, loi sur la détention des armes de guerre, loi sur les associations. A ces lois s'ajoutèrent en 1835, à la suite de l'attentat de Fieschi, trois lois sur la presse, le jury, les cours d'assises. Toutes trois avaient un but commun : contenir l'audace des journaux et fortifier l'autorité. Ce furent ces lois que, dans le langage du temps, on appela les lois de Septembre[15]. Dans l'ordre économique, l'Empire et la Restauration avaient semblé obéir à un seul souci, celui de protéger contre la concurrence étrangère l'agriculture et l'industrie nationales. Le gouvernement de Juillet, en développant les libertés politiques, ne se piquerait-il pas de développer pareillement la liberté commerciale ? Dès le début du règne, ceux qu'on appelait les économistes s'étaient efforcés de pousser le gouvernement dans cette voie. En 1832, M. Duchâtel disait aux fabricants de draps d'Elbeuf : Votre privilège constitue un canonicat dans lequel vous ne pouvez vous éterniser[16]. Mais, pour garder ce canonicat, industriels et manufacturiers, en Flandre, en Normandie, en Lorraine, en Alsace, avaient coalisé leurs efforts. Tantôt, avec une légère intimidation ils laissaient entendre que leur dévouement. serait proportionné aux garanties qu'ils trouveraient pour leurs intérêts ; tantôt ils insinuaient qu'un abaissement des droits protecteurs entraînerait un abaissement proportionnel des salaires ; et ils ne manquaient pas de rappeler qu'en 1831 une question de salaire avait jeté dans l'insurrection les ouvriers de Lyon ; puis en un langage perfidement habile et pour émouvoir la fibre patriotique, ils dénonçaient toute diminution de tarifs comme une concession à l'Angleterre. Tout ce travail n'avait point été vain : beaucoup de discussions, et l'une notamment poussée très à fond, au printemps de 1836 ; quelques partiels abaissements de droits ; mais nulle refonte générale de la législation existante. Et dans la dernière partie du règne, ni l'exemple de Cobden, ni les écrits des économistes, ni les opinions libre-échangistes du ministre de l'Intérieur M. Duchâtel ne réussiront à amener un changement d'orientation, tant le régime protecteur a de puissants patrons, tant la conviction règne que de fortes bannières de douanes sont encore nécessaires pour assurer la prospérité de l'agriculture et permettre l'achèvement de notre outillage industriel. A défaut de grandes réformes voici, groupées suivant l'ordre des temps, des mesures partielles réalisant diverses améliorations économiques ou sociales. Je note, à la date du 7 juillet 1833, une loi sur l'expropriation pour cause d'utilité publique, loi qui sera complétée en 1841. La Restauration avait créé les caisses d'épargne ; une loi du 5 juin 1835 les organisa. Le 21 avril 1836, les loteries furent prohibées. En la même année 1836, une autre loi fut votée — et celle-là d'importance capitale — pour accroître le réseau de nos chemins vicinaux. Mais était-ce seulement des voies vicinales qu'il convenait de s'occuper ? A l'époque où nous sommes, l'exploitation des chemins de fer commençait. Quel en serait le régime ? Telle était la question qui déjà se débattait et qui, dans la suite du règne, tiendra une des premières places dans les sollicitudes du public, des Chambres, du gouvernement. VII Les lois qu'on vient d'énumérer furent votées sous divers ministères. Tout ce qu'on a déjà dit permet d'être très bref en parlant d'eux. Il y a eu d'abord le ministère du 11 octobre 1832, ministère de coalition conservatrice avec le duc de Broglie, Thiers, Guizot. Il a subi, en cours de route, bien des remaniements. Thiers a passé de l'Intérieur aux Travaux publics, puis a repris l'Intérieur, ce qui lui a fourni l'occasion de réprimer avec sang-froid et courage l'émeute parisienne de juin 1834. Au ministère de la Guerre, on a vu successivement paraître le maréchal Soult, le maréchal Gérard, l'un et l'autre présidents du Conseil, puis, après des refontes pareilles à des renouvellements, le maréchal Mortier, président du Conseil aussi, et le maréchal Maison. Le ter avril 1834, le duc de Broglie a lui-même quitté une première fois le ministère des Affaires étrangères ; puis, le 12 mars 1835, il a repris son portefeuille et a même été investi de la présidence du Conseil. Ainsi reconstitué, le ministère a duré près d'un an encore, très miné par les ambitieux impatients de sa longévité, maie gérant avec intégrité et sagesse les affaires du pays. L'incident qui a provoqué sa chute mérite d'être rappelé, tant il est suggestif ! Le 14 janvier 1836, soit indépendance ou simple gaucherie, soit désir de se créer une place à part, le ministre des Finances, M. Humann, a, sans consulter ses collègues, inséré dans l'exposé du budget de 1837 un projet de conversion des rentes 5 pour 100. La surprise a été grande au banc ministériel. A l'une des séances suivantes, le duc de Broglie s'est présenté à la tribune pour désavouer la téméraire initiative. On nous demande, dit-il, s'il est dans les intentions du gouvernement de proposer durant la session la mesure de la conversion. Je réponds : non. Comme la Chambre, plutôt favorable à la mesure, témoignait de quelque agitation : Est-ce clair, ajouta le ministre en manière de conclusion, et non sans quelque ironie d'accent. Le mot gâta tout. Le duc de Broglie ne se prêtait pas aux familiarités parlementaires et, plus il était distant, moins on lui pardonnerait un écart de paroles. Il appartenait à la haute Chambre, ce qui créait autour de lui au Palais-Bourbon une certaine atmosphère de cérémonie. Il avait en outre la mauvaise fortune d'être un haut gentilhomme, et ce qu'on eût toléré d'un bourgeois parut intolérable, venant d'un duc. Piqués au vif, les députés rejetèrent l'ajournement de la conversion ; et c'est ainsi que sur un seul mot, un mot mal mesuré, le ministère tomba, cette fois pour ne plus se reformer. Il fut reconstitué avec M. Thiers. Celui-ci manifesta d'abord quelque répugnance à entrer dans une administration destinée à remplacer celle dont il avait fait partie. Le scrupule une fois vaincu, il se jeta sur le pouvoir plus encore qu'il ne l'accepta. Il se lassait d'être appelé dans les journaux le jeune et brillant ministre et de paraître seulement un sujet de belle espérance. Il lui tardait de se hausser — fût-ce à l'aide d'un peu d'escalade — jusqu'au premier rang. Ses vœux furent servis à souhait, sans qu'il eût besoin de rien escalader ; car il devint président du Conseil et — ce qu'il convoitait par-dessus tout — ministre des Affaires étrangères. Le roi lui témoigna grande faveur, et pareillement le corps diplomatique qui reprochait au duc de Broglie sa raideur et ses préférences trop exclusives pour l'Angleterre. M. Guizot avait presque autant d'esprit en parlant de M. Thiers que M. Thiers en parlant de M. Guizot. Il montre le jeune ministre — car on persistait à l'appeler ainsi — l'esprit très échauffé, bien résolu à devenir grand, et la tête toute travaillée de projets sans bien savoir par lequel il commencera. il semble que ce soit d'abord l'Algérie qui ait captivé le nouveau président du Conseil. Il méditait alors l'Histoire du Consulat et, tout plein de souvenirs militaires, ne se lassait pas plus de regarder vers Alger que jadis Bonaparte de s'entretenir de l'Égypte. Bientôt sa pensée se porta vers Vienne et se concentra en un désir intense : le mariage du prince royal. Quelle ne serait pas la sensation en Europe si, lui Thiers, un parvenu, amenait triomphalement jusqu'à Paris une princesse de la Maison d'Autriche ! L'enjeu valait bien qu'on se détachât un peu de l'Angleterre : l'entreprenant ministre n'y manqua point, et se fit, suivant sa propre expression, tout Sainte-Alliance. On connaît la négociation et comment elle échoua. Il fallait chercher autre chose : or, le calme de l'Europe ne laissait pas que d'être, décevant pour qui brûlait de s'illustrer. Cependant, au milieu de l'assoupissement général, l'Espagne faisait contraste. Là-bas sévissait, depuis la mort de Ferdinand VII, une cruelle guerre civile : d'un côté, don Carlos, frère du roi défunt, de l'autre le parti qui se disait constitutionnel et se groupait autour de la jeune infante Isabelle, sous la régence de la reine Marie-Christine, sa mère. En cette compétition, Louis-Philippe, à ne consulter que l'intérêt national, eût volontiers soutenu don Carlos ; car le mariage éventuel de l'infante, fille de Ferdinand VII, avec un prince étranger risquait de compromettre l'œuvre de Louis XIV. Mais, d'autre part, les sentiments réactionnaires du prétendant, appuyé sur les légitimistes de France, interdisaient, au point de vue dynastique, cette conduite. Obligé par les convenances de sa politique intérieure à préférer le parti de l'infante, le roi voulait du moins que ce patronage se réduisît à quelques secours et n'engageât point la France. Tout autre se montra M. Thiers. L'Espagne lui parut, à défaut de mieux, un théâtre propice à la grande politique. Il préconisait, à défaut d'intervention directe, la formation d'une légion étrangère, recrutée dans nos régiments par enrôlements volontaires. Cette légion, forte de 10.000 hommes au moins, et qu'on pourrait accroître, serait placée sous les ordres du général Bugeaud ou de tout autre général en renom, et, toute française d'organisation bien que sous le drapeau espagnol, opérerait contre les Carlistes. Il restait à convaincre le souverain. Aux instances de son ministre, celui-ci opposa d'abord un refus mêlé de cajoleries : il voulait bien une légion étrangère, mais de 6.000 hommes au maximum. Thiers s'obstina. Louis-Philippe tint bon, jugeant que l'anarchie croissait en Espagne et que les secours, qu'on enverrait là-bas, serviraient, non à soutenir le régime constitutionnel, mais à fortifier le parti de la révolution de plus en plus audacieux et dont les princesses étaient pour ainsi dire les prisonnières. Pendant quelque temps le différend se prolongea. Décidément, dit enfin le roi, se fixant dans sa résolution, je ne veux pas me compromettre pour ces diables d'Espagnols. Ainsi mis en demeure, Thiers, à la fin d'août 1836, donna sa démission[17]. Ce fut le comte Molé qui recueillit la succession avec la présidence du Conseil et le ministère des Affaires étrangères. Le 6 septembre, le Moniteur publia les noms des nouveaux ministres. Pour qui avait l'expérience de la politique, pour qui surtout connaissait le cœur humain, la seule lecture de la gazette officielle eût édifié sur la fragilité de la combinaison. Les Ordonnances s'échelonnaient, pourvoyant aux divers portefeuilles ; puis, au bout de la liste, figurait Guizot, préposé au ministère — jugé alors secondaire — de l'Instruction publique, en sorte que les rangs étaient réglés en raison inverse de l'importance des hommes. Qui ne devinait que ce personnage, alors dans la maturité des années et dans la plénitude de ses ambitions, aspirerait à déborder hors de son rôle ? Partage d'autorité ou brisement, il n'y aurait pas d'autre alternative pour le chef du cabinet. Dès le début, la rivalité perça, quoique dissimulée à demi sous la courtoisie des formes. Puis la concurrence aiguisée des amours-propres dressa l'un contre l'autre celui qui était trop grand pour se subordonner et celui qui était d'autant plus jaloux de sa primauté qu'il sentait cette primauté plus précaire. Au bout de sept mois, Guizot se retira ; le comte Molé, resté seul, recomposa le 15 avril 1837 son ministère, expurgé cette fois de tout élément doctrinaire. Et l'on doit s'étonner, non de la rupture, mais que le ménage ministériel ait duré si longtemps sans éclat[18]. VIII Ministre sous Napoléon, ministre sous Louis XVIII, ministre encore en 1830, le comte Molé avait servi tous ces régimes successifs avec une fidélité tiède et, comme par avance, ménagère de fidélités futures qui seraient de même chaleur et probablement de même durée. Un tel art avait présidé à ses évolutions qu'on avait trouvé tout naturel qu'il se prêtât sans se donner. Sa haute naissance, sa grande fortune, le large train de sa vie, le charme de ses manières, sa suprême distinction, lui avaient valu un rang à part dans la société la plus raffinée en sorte qu'en prenant la première place, il paraîtrait à peine monter. Ambitieux il l'était, non de cette ambition naïvement étalée qui était celle de Thiers, mais de cette ambition un peu dédaigneuse du grand seigneur qui décèle son goût du pouvoir précisément par son obstination à répéter qu'il n'y tient pas. Ses prédécesseurs ne laissaient pas que de lui faire ombre ; car vainement on eût cherché en lui la fermeté de Casimir Périer, les vues hautes de Guizot, l'altière vertu du duc de Broglie, l'esprit étincelant de Thiers. Il supplée à ces facultés maîtresses par le tact, la mesure et l'équilibre parfait de qualités multiples, distinguées plutôt que tout à fait supérieures. Il est non seulement fin, mais la finesse même. Il s'est initié de bonne heure aux affaires à l'école de Napoléon. Puis le commerce des hommes lui a appris ce que les livres ne lui auraient point enseigné. En sa vie déjà longue, il a pu entendre en leurs confidences les derniers contemporains de Voltaire, les survivants de la Révolution, les soldats ou les fonctionnaires civils de l'Empire, les serviteurs des Bourbons. Nul ne le surpassait lui-même dans la conversation, cet art du dix-huitième siècle perpétué dans le siècle nouveau, et avec un surcroît d'attirance ; car les hommes du dix-huitième siècle étaient réduits à échanger des riens frivoles ou à débattre des théories sans immédiate application au moins apparente, tandis que l'âge suivant, tout submergé sous l'abondance des choses vues, pouvait évoquer, dans le calme de la paix retrouvée, les souvenirs les plus tragiques, les plus extraordinaires qui furent jamais. — Le comte Molé était-il orateur ? Confiné dans la Chambre des pairs, il n'avait révélé jusqu'ici son art de bien dire que dans un milieu poli, affiné, silencieux, et à la façon d'un gentilhomme pour qui l'éloquence n'est que lecture tranquille ou causerie aisée qui se surveille elle-même. Transportée dans l'enceinte du Palais-Bourbon, on peut craindre que cette manière manque un peu d'ampleur : de là la perspective d'un échec que par avance les malveillants escomptent. C'est en quoi leurs prévisions les trompent ; car, sous le feu de la contradiction, les ressources oratoires et les forces de réplique du premier ministre se développeront, au point de surprendre ses amis et de déconcerter ses adversaires. Ses adversaires, il en a beaucoup, et qui calculent perfidement les endroits par où il est vulnérable. Ils le disent de vues courtes, susceptible, d'une amabilité trompeuse, prompt à toutes les intrigues, intrigues politiques, intrigues féminines, n'ayant que le masque de l'homme d'État. Ainsi parlent-ils avec toutes les exagérations de la malveillance, mais d'une malveillance qui n'invente pas et se contente de grossir les traits. — Par l'expérience de son premier ministère, on peut déjà deviner où le comte Molé trouvera sa principale force : il la puisera dans son union avec le roi. Nul ne sut comme lui être homme de Cour sans être jamais courtisan. En lui, nulle austérité, nulle raideur, nulle déplaisante familiarité, mais cette politesse déférente et digne qui plaît aux grands en leur communiquant à la fois l'impression qu'ils sont obéis et l'illusion qu'on ne les flatte pas. Par combien d'affinités ne se rapprochaient pas d'ailleurs le roi et son conseiller ! Même scepticisme inspiré par la mobilité des choses et des hommes ; même souci d'éviter les difficultés, dût-on multiplier les inconséquences ; même goût de ces solutions moyennes qui ne résolvent rien, mais ajournent tout. Avec cela chez M. Molé l'esprit le plus fin, mais un esprit qui, par un art suprême, savait ne pas se déployer jusqu'au bout, de façon à ce que, dans le tournoi de la conversation, l'avantage demeurât toujours au roi. L'appui du souverain ne laissait pas que d'être nécessaire pour compenser ce qui manquerait à la nouvelle administration. Dès l'origine, elle portait en elle deux faiblesses. La première était l'insuffisance relative de ses membres, Dans le cabinet un assemblage d'hommes très distingués, mais aucun nom de grande notoriété : à l'Intérieur, M. de Montalivet, à la Guerre le général Bernard, aux Finances M. Lacave-Laplagne. Guizot avait été jugé trop grand et le comte Molé avait mieux aimé être seul que d'avoir auprès de lui un collègue qui fût un égal, presque un protecteur. Seul, il l'était, mais vraiment il l'était trop. La seconde cause de faiblesse résidait dans les dispositions présumées de la Chambre. En se séparant des doctrinaires, le président du Conseil avait introduit un élément de dissolution dans l'ancienne majorité, celle qui avait soutenu le cabinet du 11 octobre et qui, depuis, défendait avec courage les idées de conservation sociale. Trouverait-on ailleurs de quoi compenser ces pertes ? A cet égard, le danger était réel, bien qu'avec sa finesse, sa bonne grâce, sa souplesse insinuante, le comte Molé excellât, plus que personne, dans l'art des conquêtes individuelles. Heureusement le pays, assez indifférent aux évolutions parlementaires, témoignait d'une satisfaction tranquille. En tous les régimes, il y a, entre la période ascendante et celle du déclin, un point culminant où tout se fixe dans le calme. C'est l'heure — souvent l'heure brève — où l'on engrange les fruits de la sagesse passée, où les fautes, si l'on en a commis, n'ont point encore mûri leurs conséquences, et où les peuples cèdent à l'espoir de dresser leur tente pour une longue paix. Cette époque n'est pas toujours celle du meilleur gouvernement ; mais c'est celle où la destinée, en distribuant d'une main moins avare les faveurs, dispose les nations à l'indulgence envers qui les gouverne. Le ministère Molé, si l'on ne considère que le pays — car nous verrons bientôt les orages de la Chambre — eut cette chance propice. Ce fut le ministère des événements heureux. Le cabinet avait été formé le 15 avril. Le 18, le président du Conseil gravit la tribune. Ses paroles furent banales, mais l'une d'elles résonna avec un accent de joie. Il annonça le mariage du prince héritier avec la princesse Hélène de Mecklembourg. La négociation avait été conduite par le roi Frédéric-Guillaume de Prusse qui avait osé, en l'occurrence, braver la mauvaise humeur du tsar. Aux Tuileries, l'allégresse fut grande, et peut-être même trop affichée ; car on prouvait, à force de se réjouir, combien avaient été cuisants les déboires. Le roi, toujours en souci de manifester sa clémence, voulut qu'une amnistie, appliquée aux condamnés politiques, fût le témoignage de sa joie paternelle. C'est mon acte, dit le prince. La générosité parut d'autant plus grande qu'elle s'exerçait au profit d'ennemis déclarés ; car incontinent la prison Sainte-Pélagie se vida de tout ce qu'elle contenait de pécheurs non repentis. Ce fut dans le cadre du palais de Fontainebleau, admirable en tout temps et plus admirable encore dans la splendeur printanière, que se déroula la cérémonie du mariage. C'était le 30 mai 1837. Beaucoup d'apparat, beaucoup de magnificence, et au point de communiquer à la royauté bourgeoise un air singulier d'ancien régime. A l'évêque de Meaux, qui consacra l'union, succéda le ministère d'un pasteur luthérien ; et le double rite, bien que déjà observé pour le mariage de la reine des Belges, jeta dans l'assistance quelque froideur. Le charme sérieux de la princesse, sa grâce à la fois affable et digne, triompha de la passagère impression : Elle a l'air le plus noble, avec beaucoup de simplicité, mandait M. de Saint-Priest à M. de Barante. On ne sent pas avec elle le froid de la nature des princes, écrivait la duchesse de Broglie. Plus que tous ces éloges, un autre témoignage est suggestif, c'est celui de la duchesse d'Angoulême. En une ville d'eaux d'Allemagne, elle avait vu la princesse Hélène et en avait apprécié l'esprit et la bonté : Je la connais, disait-elle aux légitimistes qui de France venaient la visiter. Je la connais et je sais tout ce qu'elle mérite de bonheur. — Est-elle heureuse ? ajoutait-elle avec un retour mélancolique sur la fragilité des destinées princières. Aux fêtes du mariage une autre fête, presque aussitôt, succéda. Quand on eut achevé Versailles, on fut effrayé de sa grandeur. Louis XV construisit le Petit-Trianon et Marie-Antoinette le hameau. Au début du siècle, le château désert et hors de proportion avec les mœurs nouvelles-semblait destiné à se dégrader peu à peu jusqu'à ce qu'il n'offrit plus d'autre beauté que celle des ruines. En une inspiration bien patriotique et bien française, Louis-Philippe avait résolu de transformer le palais en un musée des gloires nationales. Il lui assurerait ainsi la seule affectation en harmonie avec l'amplitude et la majesté du lieu. Dès les premières années du règne, l'exécution avait commencé. En 1837, bien que les murailles fussent encore un peu nues, l'œuvre était assez avancée pour qu'on pût la montrer, non sans orgueil. Le 10 juin fut fixé pour l'inauguration. A ses invités, le roi fit lui-même les honneurs du palais, et avec une juste fierté, car il avait tout dirigé. Le monarque avait souci de l'exactitude plus que de la perfection artistique, et les toiles n'étaient point toutes d'égal mérite. Telles quelles, les imperfections s'absorbaient dans la grandeur du dessein général. Le soir, au théâtre du Palais, une représentation du Misanthrope compléta la fête, et Versailles parut se ranimer, non plus pour abriter la monarchie, mais pour servir de sanctuaire à toutes les gloires françaises et les commémorer. Quelques mesures partielles marquèrent le désir de désarmer les partis et d'affermir la paix civile. Six mois auparavant, les ministres de Charles X, détenus à Ham, avaient été libérés. L'église Saint-Germain-l'Auxerrois, fermée depuis les scènes de 1831, fut rendue au culte. Le crucifix fut replacé dans les salles des Cours d'assises. Les peuples aiment les nouveautés. Ce fut en ce tempe-là que fut inauguré dans la région parisienne le premier chemin de fer, celui de Paris à Saint-Germain. C'était le 25 août, et les journaux, faisant écho au public, ne manquèrent pas de s'émerveiller sur la rapidité du trajet, la douceur des rails, la commodité des berlines. La même année fut installé sur le boulevard l'éclairage au gaz : C'est admirable, écrivait le 27 octobre 1837, Mme de Girardin[19]. Cet hiver, on y verra mieux la nuit que le jour. Une autre invention que Mme de Girardin jugeait non moins admirable en ajoutant qu'elle n'y comprenait rien, c'était le daguerréotype qui serait l'origine de la photographie. L'hiver suivant, une actrice parut, âgée de vingt ans à peine, Mlle Rachel, modeste d'aspect, mais si intense en son jeu dramatique, que tous furent soulevés, même ceux qui avaient entendu Talma ; et quelques-uns de dire : Il ne reste plus qu'à ressusciter Racine puisqu'on a ressuscité la Champmeslé. Comme l'automne s'achevait on connut la prise de Constantine, et ce beau fait d'armes qui réparait un récent échec, clôtura dignement l'année. C'est la consolidation du cabinet, dirent avec dépit les adversaires de M. Molé. On va voir combien était vaine la prédiction. IX La plus grande sagesse dans la formation d'un ministère n'est pas d'y introduire ceux qu'on aime le mieux, mais d'y absorber ceux qu'on craint le plus. En laissant à l'écart les plus importants des chefs parlementaires, le comte Molé avait manqué à cette règle. De là, contre lui, une ruée féroce de tous les amours-propres froissés, de toutes les ambitions déçues. Dans le langage du temps, on appela cela la coalition, et le nom est resté. Le comte Molé discerna le péril. Pour prévenir les desseins de ses adversaires, il sollicita et obtint du roi, en octobre 1837, une ordonnance dissolvant la Chambre. Son espoir était de conquérir une majorité, non à l'image de M. Guizot, c'est-à-dire absolument conservatrice, mais tout en nuances, point doctrinaire, point trop hardie, point routinière non plus, prête à toutes les solutions moyennes, oublieuse des divisions passées, disposée à fortifier le pouvoir royal sans sacrifice sensible des prérogatives parlementaires. Le suffrage — fût-ce le suffrage restreint — ne se prête guère à ces excès de raffinement. Les élections amenèrent au Palais-Bourbon beaucoup de députés nouveaux, mais il fut bientôt visible que l'esprit de la nouvelle Chambre serait à peu près celui de sa devancière. Bien qu'un peu déçu, le président du Conseil ne se déconcerta point. Le plus humiliant à ses yeux, ce serait de quêter, tantôt au centre gauche le concours de Thiers, tantôt à droite les bonnes grâces de Guizot ; et, à tous risques, il aimait mieux les avoir pour adversaires que pour protecteurs. Adversaires, il les aurait, mais sans doute point les deux à la fois, tant il les jugeait d'ambitions rivales ! Telle était la condition des choses quand, le 18 décembre 1837, le roi ouvrit la session. L'alliance de la gauche dynastique et du centre gauche se marqua presque aussitôt par un vote suggestif : Odilon Barrot obtint, pour la vice-présidence de la Chambre, le chiffre significatif de 142 voix. L'accord s'étendrait-il jusqu'au centre droit, jusqu'aux doctrinaires ? Loin que les liens se fortifiassent, ils semblèrent plutôt se distendre ; car, en janvier 1838, dans la discussion de l'Adresse, les amis de M. Guizot, notamment à propos des affaires d'Espagne, se refusèrent à suivre M. Thiers ; et le comte Molé, un instant effrayé, put s'affermir dans la croyance qu'il n'aurait jamais à combattre que des ennemis séparés. Il se trompait. La colère de M. Thiers fut courte. L'intérêt faisant taire la rancune, le chef du centre gauche se rapprocha des doctrinaires, les chapitra, obtint l'adhésion de plusieurs d'entre eux. Guizot résista d'abord, puis céda. Ainsi se soudèrent les anneaux de la chaîne où le ministère serait enserré. Une fois encore, la fortune favorisa le comte Molé. En mars 1838, la lutte s'étant engagée à propos des fonds secrets, Guizot se montra fort au-dessous de lui-même, soit que la crainte de dissocier l'ancienne majorité communiquât à sa parole quelque indécision, soit qu'en honnête homme, il fût embarrassé d'un rôle où l'esprit d'intrigue avait plus de place que le bien public. La loi fut votée à plus de 100 voix de majorité. L'été s'écoula en une remarquable tranquillité. Jamais depuis la révolution de Juillet, les fonds publics n'avaient été cotés plus haut, jamais les transactions n'avaient été plus actives. Il y avait autant de calme dans le pays que de bouillonnement dans les têtes parlementaires. Dans la sécurité du présent, les entretiens des salons, les articles des journaux notaient les morts illustres. Plusieurs disparurent alors qui étaient les derniers témoins de la Révolution ou les derniers survivants de la philosophie du dix-huitième siècle. Le plus grand fut Talleyrand. Le 17 mai 1838, réconcilié à sa dernière heure avec l'Église, il comparut devant le souverain Juge. Le 24 août, la duchesse d'Orléans mit au monde un fils et l'on se réjouit comme de l'hérédité assurée. En Europe nul cliquetis d'armes, à part l'anarchie espagnole. Les Autrichiens ayant évacué Bologne, nous évacuâmes pareillement Ancône, ainsi que le voulaient les conventions avec le Souverain-Pontife. Les bourgeois de ce temps-là aimaient assez le bruit du canon surtout quand ils l'entendaient de très loin. Rien ne leur manqua, pas même cette monnaie de gloire. Pour venger les injures des résidents français, une escadre fut envoyée sur les eûtes du Mexique et bombarda Saint-Jean d'Ulloa puis quelques compagnies de débarquement occupèrent la Vera-Cruz. En cette expédition se distingua, tout jeune encore, le prince de Joinville. Cependant, l'agitation régnait au Palais-Bourbon ; et on le vit bien quand, le 7 décembre 1838, une nouvelle session législative s'ouvrit. Tout est prêt pour la bataille de paroles, bataille aussi ardente qu'un duel à l'épée. Les trois grands chefs, Odilon Barrot, Thiers, Guizot, sont à leur poste, tout enfiévrés de rancune et d'ambition : le premier prépare pour le combat la gauche dynastique ; le second mobilise le centre gauche ; le troisième rallie le groupe un peu indiscipliné des doctrinaires. Dans le recul des temps, cette ligue — on pourrait dire cette conjuration — ne laisse pas que de déconcerter. Entre ces hommes, rien de commun dans le caractère : Barrot, pompeusement vide ; Thiers, d'une prodigieuse agilité, et commandant ses troupes comme il eût aimé à commander une armée ; Guizot, froidement combattit, à la manière de ces austères puritains dont il s'apprête à tracer le portrait dans l'histoire de Cromwell. Rien de commun non plus dans le programme : chez Barrot, le concept d'un souverain qui se contente d'occuper le fauteuil royal ; chez Thiers, le dessein de fout trouver bon pourvu qu'il soit le premier ; chez Guizot, le plan d'une vraie monarchie, mais en recherche inquiète des éléments qui peuvent la consolider. De l'opposition dans les pensées naît une pareille divergence dans l'articulation des griefs. A gauche, on reproche à Molé de fausser le gouvernement parlementaire par un excès de complaisance pour le roi : C'est, dit-on, un ministère de commis ; quelques-uns ajoutent même un ministère de laquais. Autour de M. Guizot et parmi les défection-paires de la droite, on accuse les ministres de ne point assez assumer les responsabilités et, en langage constitutionnel, de ne point assez couvrir la couronne. Beaucoup de discours en travail et une préparation intense pour l'une des mêlées verbales les plus acharnées qui furent jamais. Cependant une disproportion étrange entre la profusion de la dépense oratoire et la mesquinerie de l'objet : nul péril intérieur, car la rue est tranquille : nul danger extérieur, car au dehors règne une somnolence à peine traversée de rêves : nul souci de grandes améliorations sociales : aucune de ces angoisses d'avenir qui ont agité sous la Restauration la grande âme de de Serre ou tortureront, vers la fin du règne, le pénétrant esprit de Tocqueville. Sous la pompe des mots, point d'autre mobile qu'un homme à renverser, et un homme dont peut-être, en cas de victoire, on continuera sans grande nouveauté la politique : avec cela une prévoyance si courte qu'elle n'a rien réglé quant à la répartition de l'héritage. A distance, l'ampleur des débats ne réussit pas à en cacher la petitesse. Sur l'heure les combattants ont-ils senti, fût-ce par éclaircies, le vide de leurs querelles ? On peut en douter ; car les hommes perdent la mesure des choses quand l'ambition a posé son bandeau sur leurs yeux. On sait que la coutume était de répondre au discours du trône par une Adresse dont les termes reflétaient, soit l'approbation, soit les réserves plus ou moins hostiles des députés. Ce fut pour les coalisés le terrain du combat. Ils réussirent — et ce fut leur grande habileté — à s'introduire dans la commission et à y former la majorité. Parmi les commissaires, Guizot et Thiers, puis Duvergier de Hauranne, le plus remuant des doctrinaires. Nul, au même degré que ces hommes de plume, n'était capable de graver la critique sous les formules du respect. D'un bout à l'autre, leur projet fui, en un langage tout académique, la condamnation du ministère, et une condamnation qui montait jusqu'au souverain. Ils signalèrent en particulier la nécessité de l'intime union des pouvoirs contenus dans leurs limites constitutionnelles ; ce qui était invitation au roi à ne pas franchir les bornes où la Charte l'enfermait. Puis ils réclamèrent une administration couvrant de sa responsabilité la dignité du trône, ce qui visait directement les ministres. Le 7 janvier 1830, la discussion s'ouvrit. Une animation extrême : tous les députés à leur banc ; la Chambre divisée en deux parties presque égales, en sorte que l'incertitude du résultat ajoutait à l'anxiété de l'attente. Les coalisés rassemblaient en eux assez d'avantages pour se flatter du succès. Ils trouvaient en face d'eux l'ancienne majorité, très forte sans doute, mais point si compacte qu'on n'y pût espérer quelques désertions. Maîtres dans la commission de l'Adresse, ils présentaient à la Chambre un projet d'ensemble, rédigé avec un art consommé et que le gouvernement serait réduit à combattre à coups d'amendements, plus ou moins improvisés. Leurs chefs étaient les premiers par l'éloquence, la culture générale, l'habitude de la tactique parlementaire ; et derrière eux apparaissaient, s'apprêtant à les soutenir, des auxiliaires à la parole solide ou brillante : tels Passy, Billault, Duchâtel, Dufaure. Aux coalisés venait de se joindre le président de la Chambre, M. Dupin[20] ; et cette adhésion les avait d'autant plus réconfortés que ce personnage, de flair très aiguisé, était de ceux qui n'aiment pas à servir les causes compromises ou perdues. La discussion se prolongea pendant douze jours : quatre pour la discussion générale, huit pour celle des amendements. Guizot, dès le premier jour, dénonça dans le ministère Molé une politique sans principes, sans système, tout en fluctuations. Savez-vous, ajouta-t-il, comment cela s'appelle ? Cela se nomme l'anarchie. Il faut, dit en substance M. Thiers, que le cabinet ait commis bien des fautes pour avoir rejeté dans l'opposition les hommes qui, depuis l'établissement du régime de Juillet, ont le mieux servi l'ordre et la liberté. Dans l'ardeur à pousser à fond la bataille, nulle fidélité à ses propres pensées : ainsi vit-on Guizot, si mesuré en matière de politique extérieure, reprocher au cabinet l'évacuation d'Ancône. Cependant, aux deux extrémités de l'assemblée, républicains et légitimistes assistaient avec une joie maligne à ces luttes intestines où se déchiraient les fondateurs de la monarchie. Garnier-Pagès se félicitait que M. Guizot, que M. Thiers fussent devenus les champions de la liberté et leur infligeait avec une ironie incisive le stigmate de son approbation. Les divisions du vainqueur sont la consolation du vaincu. Ainsi pensaient les amis d'Henri V, un peu à court de succès pour eux-mêmes, mais tout joyeux de cette confusion. Berryer fut leur organe. Planant bien au-dessus du ministère, bien au-dessus des partis, il jeta à travers les débats le feu de son éloquence, et, tout imprégné du passé, énuméra avec l'ardeur de sa passion tout ce que la nouvelle monarchie eût pu faire pour grandir la France et tout ce qu'elle n'avait pas fait. A distance, l'argumentation parait un peu faible. Sur l'heure, le magnifique vêtement de l'éloquence couvrit tout, et la Chambre écouta avec une attention à peine coupée de quelques murmures l'homme prestigieux dont elle pouvait d'autant mieux se parer qu'elle n'avait rien à redouter de son parti. Il y a des hommes qui s'effondrent dans les crises, d'autres au contraire que le danger exalte et soulève. Ce fut l'honneur de M. Molé de se hausser au niveau de ses périls. Il n'était pas orateur. Il le devint au cours des débats, et pour ainsi dire chemin faisant, à la manière de ces assiégés qui fortifient leur ville sous les coups même des assiégeants. Au milieu du tumulte et avec un surprenant sang-froid, il trouva des mots heureux ou saisit au vol ceux qu'on lui souffla. Guizot ayant appliqué aux courtisans ces mots de Tacite : Omnia serviliter pro dominutum, il répliqua avec un à-propos incisif : Quand Tacite a écrit cette phrase, il voulait parler, non des courtisans, mais des ambitieux. Thiers ayant, non sans quelque fatuité, affirmé, à propos d'Ancône, que, lui ministre, on n'eût point osé en demander l'évacuation. On a de soi-même l'opinion qu'on veut, répliqua M, Molé, nous sommes, nous, des ministres insignifiants ; mais il y en a d'autres qui sont au moins des ministres confiants. Le président du Conseil trouvait autour de lui peu d'appui, ses collègues étant pour la plupart inégaux aux grandes luttes de la tribune. Un allié lui vint, Lamartine, jusqu'ici solitaire à son banc, en homme trop grand pour se donner ou s'absorber. Le chef du cabinet ne dédaigne d'ailleurs aucune des manœuvres qui peuvent désorganiser ses adversaires. Les intervalles des séances sont aussi remplis pour lui que les séances elles-mêmes. Il agit sur les fonctionnaires par l'espoir ou la crainte. Grand seigneur, il flatte les bourgeois par ses avances. Il séduit par des familiarités caressantes, mais avec le tact exercé de l'homme du monde qui sait descendre sans s'abaisser. Et l'effort du ministre se double de l'effort du roi qui, le soir, aux réceptions des Tuileries, chambre, suivant sa propre expression, les députés. Entre les textes proposés par la commission et les amendements inspirés par le gouvernement, la lutte se poursuit. Les deux partis sont à peu près en nombre égal : un peu plus de deux cents de chaque côté. A chaque paragraphe, on compte les suffrages, et en une attente anxieuse qui communique aux scrutins quelque chose de l'émotion du jeu, Une seule fois les coalisés l'emportent : 219 voix contre 210. Avec un surcroît de curiosité passionnée, on note, pour le scrutin sur l'ensemble de l'Adresse, les suffrages favorables ou hostiles : 208 voix pour la rédaction de la Commission ; 221 voix pour le gouvernement. Le ministère est victorieux. Il l'est, mais de quelle victoire précaire ? Le comte Molé donne sa démission, puis la retire. L'année précédente, on a dissous la Chambre. Peut-on la dissoudre encore sans que l'usage abusif de la prérogative royale ne jette dans le pays l'incertitude ou le désarroi ? Cependant M. Molé propose la mesure. Le roi accepte. Les électeurs sont convoqués pour le 2 mars. Entre les coalisés et leurs adversaires, la décision est donc renvoyée, comme par une sorte de referendum, aux électeurs eux-mêmes. Sur ce théâtre agrandi, la lutte se poursuit, mais avec un surcroît de confusion, les électeurs ne comprenant pas ce conflit qui n'est conflit ni d'idées ni de programme, mais uniquement course à qui se jettera le plus vite et le mieux sur le pouvoir. On dépouille les votes. Les coalisés l'emportent, de peu de voix d'ailleurs. M. Molé donne sa démission, et cette fois sans retour. Mais ce n'est pas l'apaisement, car aux débats de la coalition, une nouvelle dispute succède, celle-là pour les profits de la victoire. Le maréchal Soult fut appelé aux Tuileries. Il était de ceux qui, de nom illustre et peu mêlés à la politique active, semblent propres à couvrir toutes les combinaisons. On songea d'abord à un ministère qui partagerait le pouvoir entre M. Guizot et Thiers, puis à un ministère de centre gauche : ni l'un ni l'autre essai ne réussit et Soult renonça à sa mission. A peine voilé par une organisation toute transitoire, un long interrègne suivit qui prouva à quel point les événements récents avaient jeté de confusion dans les esprits, de rancunes dans les âmes, de trouble dans les mœurs parlementaires. Parmi les coalisés d'hier, peut-on saisir quelque retour sur eux-mêmes ? S'il en est qui s'abandonnent à des regrets, ils se gardent de les formuler, car il y a en ce monde plus de repentirs que d'aveux. Ce n'est que plus tard que la vérité s'échappera, incomplètement d'ailleurs, de la plume de quelques-uns. Même pour les honnêtes gens, écrira plus tard M. Guizot[21], la politique n'est point œuvre de saints. Cette sorte d'anarchie durait depuis deux mois quand, le 12 mai 1839, une émeute fut tentée dont les chefs étaient Barbès, Blanqui, Martin Bernard. Promptement l'insurrection fut vaincue. Elle eut du moins cet avantage de montrer à ceux qui s'évertuaient en compétitions pour le pouvoir qu'il y avait, au-dessus des intrigues ministérielles, la paix publique à assurer et la France à servir. Sous le coup de l'avertissement, un cabinet fut formé sous la présidence du maréchal Soult qui prit le ministère des Affaires étrangères et eut pour principaux collègues, à l'intérieur M. Duchâtel, aux Finances M. Passy, à l'Instruction publique M. Villemain. A toutes ces évolutions de la politique parlementaire, le pays avait assisté avec un étonnement silencieux. Cependant de Constantinople et d'Égypte d'inquiétants messages se succédaient. La question d'Orient entrait dans une phase aiguë, et toute l'histoire des temps qui vont suivre sera celle de la crise angoissante qui faillit précipiter l'Europe dans la guerre. |
[1] Lettre à Talleyrand, 7 octobre 1831. (TALLEYRAND, Mémoires, t. IV, p. 331.)
[2] Odilon BARROT, Mémoires, t. Ier, p. 610.
[3] MONTALIVET, Souvenirs, t. II, p. 7.
[4] Dépêche du comte Pozzo à Nesselrode. (Vicomte DE GUICHEN, la Révolution de Juillet et l'Europe, p. 1644
[5] METTERNICH, Mémoires, t. V, p. 604.
[6] GUIZOT, Mémoires de mon temps, t. II, p. 220.
[7] METTERNICH, Mémoires, t. V, p. 288.
[8] Lettre particulière du prince de Metternich au comte Apponyi, 30 juillet 1836. (METTERNICH, Mémoires, t. VI, p. 167.)
[9] Duc DE BROGLIE, Souvenirs, t. IV, p. 25.
[10] Mémoires du prince de Metternich, t. V, p. 542-544.
[11] Lettre à M. de Barante, 17 septembre 1883. (Correspondance de M. de Barante, t. V, p. 75.)
[12] Cette loi fut complétée par une autre loi du 18 juillet 1837 sur les attributions des maires et des conseils communaux.
[13] Cette loi, comme la loi municipale, fut complétée par une loi du 10 mars 1838 qui fixa — mais avec une sollicitude visible, à ne pas trop les élargir — les pouvoirs des assemblées départementales.
[14] DUVERGIER, Collection des lois, 1832, p. 121 et suiv.
[15] DUVERGIER, Collection des lois, 1835, p. 255 et suiv.
[16] AMÈ, Traité des douanes, p. 189.
[17] Voir sur ces incidents, Mémoires de Mme Dosne, t. Ier, p. 87 à 183.
[18] Deux événements principaux marquent ce premier ministère Molé : la tentative du prince Louis-Napoléon à Strasbourg (30 octobre 1836) dont on a déjà parlé ; puis, vers la même époque, l'échec devant Constantine qu'on racontera plus loin, en exposant les affaires algériennes.
[19] Lettres parisiennes de Mme DE GIRARDIN, p. 161.
[20] Voir sur cet incident, Mémoires de M. DUPIN, t. III, p. 349-3711 et en particulier p. 368-369.
[21] GUIZOT, Mémoires, t. IV, p. 287.