CHARLES X

 

LIVRE V. — L'INDÉPENDANCE DE LA GRÈCE.

 

 

SOMMAIRE

I. — Retour rétrospectif : soulèvement de la Grèce (mars 1821). — Comment l'insurrection s'étend. — Représailles de la Porte à Constantinople.
II. — La Russie : bouffée de politique ambitieuse et ardente, curieuse conversation de l'empereur avec notre ambassadeur à Saint-Pétersbourg ; attitude sagement réservée de la France.
III. — Comment l'insurrection grecque continue. — Massacres de Chio (avril 1822). — L'emploi des brûlots.
IV. — Le rôle de l'Autriche : Metternich, quelle conduite il tient dans les affaires de Grèce.
V. — Comment s'émeut l'opinion publique : les Philhellènes. Comment le sultan demande et obtient l'assistance de son vassal, Méhémet-Ali. — Comment Ibrahim pacha, au début de 1825, débarque en Morée.
VI. — L'évolution de l'Angleterre : par quel glissement elle s'éloigne un peu des Turcs pour se rapprocher des Grecs. — Symptômes où se marque ce rapprochement. — Comment la Grande-Bretagne arrive à lier partie avec la Russie. — Protocole du 4 avril 1826 d'où la France est exclue.
VII. — La France : comment elle s'est appliquée surtout à remplir en Grèce, avec sa marine, un rôle d'humanité. — Quel déplaisir lui cause le protocole du 4 avril. — Ses protestations à Saint-Pétersbourg et à Londres. — Comment le traité de Londres, (6 juillet 1827), conclu entre la France, la Russie, l'Angleterre, remet notre pays à sa vraie place.
VIII. — De l'exécution du traité de Londres : armistice ; médiation ; résistance de la Turquie. — Mesures des marines alliées pour établir un armistice de fait. — Terrible collision de Navarin (20 octobre 1827).
IX. — La Turquie après Navarin. — Comment l'affaire do Navarin, loin de resserrer l'accord des puissances, les désunit. — Politique divergente de la Russie et de l'Angleterre. — Comment l'alliance est en péril : comment une rupture peut, non seulement perdre la Grèce, mais compromettre la paix de l'Europe.
X. — Efforts méritoires de la France. — Son action sur l'Angleterre, sur la Russie. — Comment, par la sagesse de sa politique, elle maintient la Triple-Alliance. — Conférence du 19 juillet. — La France se charge seule de l'intervention en Morée.
XI. — L'expédition : quels obstacles elle pourrait rencontrer et comment ces obstacles sont surmontés. — Prise de possession des forteresses. — Des limites du nouvel État. — Comment les succès des Russes en 1829 amènent la Turquie à céder.

 

I

Les années 1820 et 1821 avaient été marquées par trois insurrections : insurrections en Espagne, à Naples, en Piémont.

A la fin de mars 1821, un soulèvement, d'origine plus profonde, éclata, celui des Hellènes contre les Turcs. Le principal foyer de la révolte fut cette presqu'île de Morée, appelée dans l'antiquité le Péloponnèse.

Tout favorisa la rébellion. Les meilleures troupes ottomanes avaient été dirigées vers le Danube ; car le prince Ypsilanti, fils d'un ancien hospodar, venait de prendre les armes contre le sultan et, comme il était l'un des aides de camp d'Alexandre, l'on pouvait craindre qu'il n'eût pour complice l'empereur lui-même. En outre, les Turcs avaient alors à lutter en Épire, contre un de leurs pachas, le pacha de Jannina qu'ils travaillaient à vaincre, mais qu'ils n'étaient point encore parvenus à réduire. Ce qui prêta dès le début aux insurgés une force singulière. ce fut leur condition même : ils ne combattaient pas, comme les Espagnols, les Napolitains, les Piémontais, pour des institutions politiques, mais pour leur affranchissement, leur nationalité, leurs autels. Chrétiens schismatiques, mais chrétiens, ils trouvèrent au milieu d'eux, dès le premier jour, pour les encourager, l'archevêque de Patras, Germanos, qui déploya à leurs yeux la croix comme signe de ralliement : de là un certain aspect de croisade, quoique de croisade qui se déshonorerait trop souvent par violences, artifices ou cruautés. Chez eux peu d'armes, peu de munitions, des approvisionnements médiocres, mais un vif sentiment de leur nombre : dans le Péloponnèse, les Turcs ne formaient guère phis du huitième de la population ; et là résidait même le secret de leurs brutalités ; ils étaient despotes, surtout par peur, et pour qu'on oubliât, à force de les craindre, qu'ils n'étaient que poignée.

Si mal pourvus qu'ils fussent, les Grecs disposaient d'une précieuse ressource. Du milieu de la mer Égée, de petites îles surgissaient où la nature avait creusé des baies profondes et sûres : telle Hydra, tout près des côtes de l'antique Argolide ; telle Spezzia sa voisine ; telle Ipsara, proche de la côte d'Asie. De ces îles et d'autres encore était sorti tout un petit. peuple de matelots, entreprenants par goût, par nécessité aussi ; car sur ces rochers à peine mêlés d'un peu de terre fertile et battus de tous côtés par les flots, de quoi eût-on vécu sinon de la navigation et, au besoin, de la piraterie ? Pendant les guerres de la Révolution et de l'Empire, ces insulaires avaient construit des bâtiments de petite dimension, mais agiles, et merveilleux sous la main souple et vigoureuse qui saurait les conduire. Grâce à ces navires, ils avaient en ces régions accaparé le roulade de la mer. Le commerce les avait arrachés à la pauvreté : la vie de marin sur une mer toute semée d'écueils leur avait communiqué le sang-froid, l'endurance, l'habitude du péril, et cette prudente hardiesse mêlée de ruses où l'on eût retrouvé, avec un peu d'imagination, la survivance d'Ulysse, leur lointain ancêtre. Qu'un soulèvement éclatât, ces navires de commerce auraient peu à se transformer pour s'armer en guerre ; non moins aisément ceux qui en constituaient l'équipage se changeraient en combattants, en combattants courageux, de coup d'œil sûr, inscrupuleux avec une nuance de corsaires, mais aussi souples en leurs évolutions que n'étaient pesants les lourds navires turcs paresseusement reposés sur leurs ancres.

Avec une rapidité incroyable l'insurrection se propagea. Les Grecs occupèrent les villages ; avec plus de science de la guerre qu'on ne l'eût cru, ils discernèrent les positions importantes et s'emparèrent des défilés. Une sorte de gouvernement provisoire se constitua à Calamata. Cependant presque toutes les petites cités grecques étaient pourvues d'une citadelle, ouvrages fort délabrés en général, mais pouvant servir d'abri. Précipitamment les Turcs se réfugièrent en ces forteresses où ils accumulèrent ce qu'ils purent de vivres. Presque tout le reste du Péloponnèse appartint aux insurgés.

Aux nouvelles du soulèvement, le sultan Mahmoud résolut de punir par des représailles dans Constantinople l'insurrection qu'il ne pouvait encore atteindre en Morée. Il ne manquait pas de prétextes pour colorer les rigueurs ; car ; depuis plusieurs années, une société secrète s'était constituée sous le nom d'hétairie ou société d'amis, dans le but de détruire la domination turque. L'association avait noué des intelligences en Grèce, en Asie Mineure, dans les îles, jusque dans Constantinople ; et une enquête, conduite avec soin, eût sans doute découvert bien des complicités. A cette lente justice, on préféra les exécutions sommaires. A Constantinople, plusieurs des plus notables parmi les raïas, sujets de la Porte, furent saisis et mis à mort. Les chrétiens furent partout dénoncés et poursuivis. Une scène plus cruelle encore mit le comble à ces excès. Dans la nuit de Pâques, comme Grégoire, le patriarche de Constantinople, venait de célébrer l'office de la Résurrection, une bande de janissaires l'appréhenda, lui passa la corde autour du cou et le pendit à la porte de son palais[1].

Cependant l'insurrection poussait ses pointes au delà de la Morée : le 21 mai, l'île de Samos, toute voisine de l'Asie Mineure, se souleva ; le 3 juin, Missolonghi, au nord du golfe de Patras et tout à l'ouest de la Grèce continentale, proclama son indépendance. En Morée même, les rebelles complétaient leur conquête : le 5 août, ils s'emparèrent de Monembazia ; le 5 octobre ils pénétrèrent dans Tripolitza, considérée comme la capitale du Péloponnèse, et, aussi impitoyables que leurs ennemis, y massacrèrent la population turque.

Ainsi se développait l'insurrection, encore ignorée de l'Europe qui bientôt se passionnerait pour elle. Elle avait pourtant ses témoins. Les plus clairvoyants, les plus dignes de foi étaient les marins de notre station du Levant rétablie en 1816. Certes ils n'aimaient guère les Grecs et jugeaient qu'ils ne se purifieraient que peu à peu, par la vertu de leur sang versé, des habitudes de cruauté et de bassesse que leur avait inoculées l'esclavage. Mais l'extraordinaire âpreté des passions soulevées gravait en eux l'idée d'une guerre qui ne finirait que par l'entier anéantissement ou l'entière liberté. Dès le 30 septembre 1821, le contre-amiral Halgan, commandant de l'escadre, écrivait : Tôt ou tard il faudra affranchir la Grèce[2].

 

II

Les Grecs avaient un protecteur naturel, le tsar. Protecteur, il l'était par tradition, par communauté de foi, et aussi par stipulations internationales ; car le traité de Kainardji lui avait conféré une sorte de patronage sur les chrétiens orthodoxes, sujets de la Porte. Ce fut vers Saint-Pétersbourg que les révoltés tournèrent leurs regards et leurs espérances.

Quand éclata la rébellion, Alexandre était encore à Laybach où se tenait le congrès destiné à régler le sort de l'Italie. Là dominait Metternich. Il lui fut aisé d'agir sur l'esprit mobile du tsar et de lui persuader que les Grecs, en révolte contre leur souverain légitime, ne méritaient pas plus d'égards que les Espagnols, les Napolitains, les Sardes. Alexandre, suivant le mot d'un de nos diplomates, se laissa fasciner ; et le premier témoignage de ses dispositions fut de désavouer la tentative d'Ypsilanti. Lorsqu'en mai 1821, l'empereur de Russie quitta Laybach, on put écrire, non sans quelque apparence de vérité, que les deux cours de Saint-Pétersbourg et de Vienne étaient conduites par un seul homme, Metternich[3].

Comme il remontait vers ses États, Alexandre reçut, aux étapes de la route, les courriers de l'Orient. Ainsi apprit-il les rigueurs exercées à Constantinople et le meurtre du patriarche Grégoire. A cette nouvelle il s'émut fort : n'était-il pas le protecteur des chrétiens orthodoxes ? L'évolution s'accentua quand, rentrant en Russie, il y trouva, au lieu de l'ambiance de Laybach, l'ambiance nationale, faite de prosélytisme chrétien et d'aspirations conquérantes vers le Bosphore. Impressionnable et mobile à l'excès, Alexandre s'imprégna bien vite du sentiment de ses peuples. Le 5 juin, il rentra à Saint-Pétersbourg. Presque aussitôt le revirement s'attesta par les instructions adressées à l'ambassadeur de Russie à Constantinople : on y réclamait, en termes comminatoires, protection pour les sujets chrétiens du sultan, relèvement des églises détruites, justice équitable dans la répression des troubles, enfin évacuation des principautés danubiennes. Un délai de huit jours était imparti pour la réponse.

En ces conjonctures, à qui se confiera Alexandre ? L'Angleterre, protectrice des Turcs, surveille jalousement les agrandissements russes ; l'Autriche ne songe qu'à appesantir sa main sur l'Italie. C'est à la France que le tsar va s'adresser.

M. de la Ferronnays, notre ambassadeur en Russie, avait assisté au congrès de Laybach et y avait constaté, non sans quelque dépit, les relations intimes entre l'empereur François et l'empereur Alexandre. Revenu à Saint-Pétersbourg, il avait sollicité, sans l'obtenir aussitôt, une audience du souverain ; et ce retard, qui contrastait avec sa haute faveur personnelle, l'avait affermi dans la conviction que le crédit de la France diminuait dans la mesure où croissait celui de l'Autriche. Aussi, quelle ne fut pas sa surprise quand, ayant enfin été reçu, il vit l'empereur s'avancer vers lui les mains tendues, le faire asseoir à son côté, s'excuser d'avoir ajourné l'entretien et lui parler avec le plus extrême abandon. Après d'assez longues considérations sur l'état de l'Espagne et sur les conspirations militaires qui agitaient la France, il en vint à la Grèce : Je n'ai pas pactisé, dit-il, avec la Révolution ; j'ai même, sans crainte de déplaire ici, désavoué Ypsilanti. J'ai tout fait pour conserver la paix, et cela malgré les atrocités turques, malgré les infractions aux traités... Aujourd'hui les choses sont arrivées à un tel point que des mesures terribles sont pour ainsi dire devenues nécessaires. Quelles seraient ces mesures ? Continuant son monologue, le monarque se hasarda à prononcer le mot guerre, mais pour le retirer aussitôt : Je n'ai, protesta-t-il, d'autre ambition que la paix ; mon désir le plus ardent est de ne pécher ni contre les hommes ni contre Dieu. J'ai horreur du métier de conquérant. Je sais trop à quel prix ce titre s'acquiert.

La Ferronnays écoutait, ne doutant point que, si l'empereur parlait de la paix avec tant d'insistance, c'était que l'idée de la guerre avait déjà profondément pénétré son esprit : La guerre avec les Turcs, poursuivit Alexandre, je ferai tout pour l'éviter. J'en appellerai à tous mes alliés, soit pour indiquer les moyens de prévenir les hostilités, soit pour en régler les conséquences. Ayant parlé longtemps en un pêle-mêle très préparé, Alexandre, par insinuations d'abord très vagues, puis un peu moins imprécises, s'appliqua à tracer l'ébauche d'un accord avec la France : Mon cher comte, dit-il en un redoublement de confidences, il faut que nous nous entendions. Votre ancienne politique vous attachait aux Turcs ; elle vous a peu profité. Croyez-moi, c'est la Russie que la France doit avoir pour alliée. Nous serons pour vous des amis plus utiles que les Turcs. Il suffit de regarder la carte pour s'en convaincre... Voyez comme je vous parle. Ce n'est pas de la diplomatie, c'est de la confiance... Si les Turcs, sourds à leurs intérêts comme à la raison, obligent à leur faire la guerre, il faut qu'ils soient repoussés bien loin, parce que leur voisinage serait aussi incommode que leur présence. Plus vous resserrerez le compas, plus vous vous gênerez ; mais ouvrez-le depuis le Bosphore jusqu'à Gibraltar et dès lors chacun trouve la place à sa convenance.

S'étant exprimé de la sorte, Alexandre s'arrêta, soit que sa droiture naturelle répugnât au rôle de tentateur, soit que l'embarras le saisît de s'expliquer davantage. Au risque de paraître se contredire, il ajouta : Le mieux peut-être serait que chacun ne prît rien, et pour mon compte j'y serais disposé. On trouverait un arrangement pour constituer le pays d'une façon conforme à son degré de civilisation. Mais encore une fois, pour cela comme pour le reste, il faut s'entendre.

Tout stupéfait d'un langage si inattendu, La Ferronnays se taisait. Votre gouvernement, poursuivit l'empereur, ne vous a sans doute fait parvenir encore aucune instruction. — Non, Sire ; on ne savait pas encore jusqu'à ces derniers jours le grand développement de l'insurrection, et c'est de moi qu'on attend des informations. Le diplomate ajouta : Je vais envoyer à Paris M. de Gabriac — c'était l'un des secrétaires de l'ambassade — et il rapportera la réponse aux questions que je n'aurais pu prévoir. Alexandre approuva fort : Que M. de Gabriac, continua-t-il en appuyant sur ces mots, revienne avec de bonnes et larges instructions. Puis, comme s'il eût prévu une prochaine et capitale négociation, il poursuivit : Votre gouvernement ne peut choisir un intermédiaire plus sûr que vous, car je sais que vous, vous ne me tromperez jamais. Sur ces paroles, l'empereur congédia l'ambassadeur : J'espère, dit-il, — et ce furent ses derniers mots, — que dans peu nous serons souvent dans le cas de nous entretenir ensemble[4].

Le 3 août, M. de Gabriac, arrivant à Paris, compléta sans doute tout ce qu'une simple dépêche ne pouvait expliquer qu'imparfaitement. La suggestion était fort inattendue, car, jusque-là, le tsar avait toujours, malgré les insinuations de Pozzo di Borgo, éludé l'idée d'une alliance particulière d'État à État. Pasquier était alors ministre des Affaires étrangères. Mais la résolution définitive appartenait au duc de Richelieu, alors président du Conseil. Son attachement pour Alexandre était ancien et profond. Je garde à l'empereur, dit-il, autant de respect que d'affection et de reconnaissance. Mais c'est précisément parce que je le connais bien que je crois nécessaire une extrême prudence. Il est changeant, tout hanté de plans grandioses qu'il abandonne, prompt à recevoir les impressions les plus contraires, en sorte qu'il y a autant d'agrément à l'écouter qu'il y aurait de péril à le suivre. La réflexion démontra plus encore l'avantage d'être circonspect. A suivre Alexandre, on perdrait tout le bénéfice de l'alliance turque et surtout on s'attirerait l'hostilité de l'Angleterre. Puis, après les bouleversements de la Révolution et de l'Empire, était-il sage de lancer la France en de nouvelles aventures sujettes à risques autant que susceptibles de profits[5] ? Sur ces entrefaites on sut qu'à Saint-Pétersbourg le tsar tenait à l'ambassadeur d'Autriche, M. de Lebzeltern, le langage le plus pacifique. Cette nouvelle dissipa les dernières hésitations. Le 21 août, Pasquier formula la réponse du gouvernement royal : S'il y a un congrès, disait-il en substance, nous nous y attacherons de toutes nos forces à concilier tous les intérêts ; si cette conciliation était impossible, notre inclination nous porterait à unir notre fortune à celle de la Russie ; mais nous n'agirions de la sorte que si le parti de l'empereur était absolument irrévocable[6].

Cette réponse réservait tout et ne compromettait rien. Avant même qu'elle n'arrivât à Saint-Pétersbourg, l'effervescence d'Alexandre s'était fort calmée. Comme le gouvernement turc n'avait point répondu d'une façon satisfaisante aux réclamations russes, l'ambassadeur du tsar près de la Porte avait, dès le 10 août, quitté Constantinople. C'était la rupture diplomatique, non la guerre. Le 24 août, La Ferronnays revit Alexandre. Il le trouva très exaspéré contre les Turcs, mais gardant, en dépit de son indignation, tout son sang-froid. Ma patience, dit-il, ne se lassera qu'à la dernière extrémité[7].

 

III

Cette politique, méritoire par sa modération, comportait un danger. Laissés seuls en face des Turcs, les Grecs ne succomberaient-ils point avant qu'Alexandre n'eût épuisé sa provision de patience ? Jaloux d'affirmer leur indépendance, ils réunirent une assemblée et se donnèrent une constitution qui, en souvenir du lieu où elle fut promulguée, s'appela la constitution d'Épidaure ; puis ils nommèrent un comité exécutif dont Alexandre Mavrocordato fut le président. Ces apparences cachaient mal la fragilité de leur condition. Les Turcs avaient une organisation militaire défectueuse et des finances délabrées, mais ils avaient tout de même des soldats et de l'argent : les Grecs, n'ayant rien, avaient tout à créer. Pour comble de malchance, au mois de février 1822, le pacha de Janina fut réduit à capituler, et ce furent de nouvelles forces libres qu'on put employer contre l'insurrection.

L'année 1822 se traîna, sombre et sanglante. Tueries ottomanes, représailles grecques, tout se mêlait en des combats dont l'Europe ne recueillait que de rares échos. Cependant, au milieu du printemps, un long tressaillement d'indignation courut à travers le monde civilisé. La belle île de Chio, toute voisine de Smyrne, s'était laissé gagner par l'insurrection. Le 12 avril, les Turcs y débarquèrent à leur tour et y mirent tout à feu et à sang. Quarante mille habitants, hommes, femmes, enfants furent, dit-on[8], massacrés ou vendus comme esclaves sur les marchés de l'Asie. A l'envi, marins et consuls dénoncèrent ces horreurs. Ce jour-là vraiment le Philhellénisme naquit.

Tout l'été, la guerre se continua. Dans la Grèce continentale, les insurgés furent battus à Peta. Tour à tour ils perdirent et recouvrèrent Argos. Cependant, en cette lutte inégale, ce fut aux marins de leurs îles que les Hellènes soulevés durent de ne point périr.

On a déjà marqué le contraste entre les matelots turcs et les marins grecs ; les uns, vigoureux mais peu agiles, et merveilleux seulement dans les corps à corps de l'abordage ; les autres, éprouvés par de longues navigations, enflammés de patriotisme, travaillés de toute l'ardeur de ceux qui combattent pour la vie. Peut-être ces avantages à eux seuls n'auraient pas suffi pour compenser la supériorité de l'armement turc. Mais à tous leurs moyens de résistance, les Grecs ajoutèrent l'emploi des brûlots, terribles par leur puissance de destruction, plus terribles encore par l'effet moral de terreur qu'ils produisaient.

Justement ces gens des lies possédaient de petits bâtiments, vieux, de peu de prix, et qu'on pourrait sans trop de préjudice. sacrifier. On les chargerait de matières combustibles ; on arroserait les voiles de térébenthine et de poix le gréement ; puis on disposerait une mèche destinée à mettre, à l'heure voulue, le feu aux poudres. Un canot rapide suivrait, prêt à recevoir, le coup fait, l'équipage du brûlot. Ainsi attendrait-on la nuit pour s'approcher à la faveur des ténèbres du bâtiment adverse qu'on ambitionnerait de détruire. Que le vent fût favorable, qu'on eût la bonne fortune de n'être point découvert et l'on jetterait les grappins sur le vaisseau ennemi. Ce serait alors le moment critique, celui d'enflammer la mèche, puis de se jeter dans la chaloupe et de se soustraire, à force de rames, à l'explosion qu'on aurait provoquée. Que le vaisseau ennemi réussît à se dégager, l'opération serait manquée, et le brûlot, se tordant sous les flammes, se consumerait sans entraîner d'autre ruine que la sienne. Que si, au contraire, l'ennemi ne parvenait pas à échapper, l'incendie se communiquerait d'un navire à l'autre ; et les deux bâtiments, tous deux embrasés, iraient à la dérive jusqu'à ce que, réduits à l'état de débris incandescents, ils disparussent dans les flots.

En une circonstance mémorable se révéla l'efficacité du terrible engin de guerre. C'était le 18 juin, deux mois après les épouvantables massacres de Chio. Sur les rivages de l'île stationnait la flotte turque qui s'apprêtait à célébrer la fête du Baïram. Deux navires grecs s'approchèrent, l'un appartenant à la marine d'Hydra, l'autre à la marine d'Ipsara et commandé par Constantin Canaris. La nuit était obscure et sans lune. Le vaisseau hydriote, poussé par la brise, se consuma sans avoir pu accrocher aucun bâtiment ennemi. Tout autre fut la fortune du navire ipsariote. Canaris réussit à amarrer son brick au vaisseau amiral turc que commandait le capitan Pacha. Il alluma la mèche et sauta dans l'embarcation avec ses volontaires. Le vent poussant la flamme, le navire ottoman ne fut plus qu'un brasier, et ceux qui y étaient rassemblés, officiers et matelots, périrent presque tous. Le capitan Pacha fut au nombre des victimes. Le reste de la flotte ottomane alla se réfugier sous le canon des Dardanelles, tandis que les Grecs célébraient bruyamment, avec le nom désormais illustre de Canaris, la victoire qui vengeait le massacre de Chio.

 

IV

Les Grecs avaient raison de compter sur leurs brûlots. Depuis le début de l'insurrection, dix-huit mois se sont écoulés. L'Europe viendra-t-elle jamais à leur secours ?

Alexandre, en un élan impétueux, s'est avancé jusqu'aux limites de la guerre ; puis il s'est arrêté, sans qu'on sache bien ce que la Turquie peut craindre, ce que la Grèce peut espérer.

Voici pour les Grecs le pire danger : l'homme qui tente de substituer sa volonté aux volontés à demi défaillantes du tsar, c'est Metternich.

On connaît ce haut personnage. Sa règle directrice, c'est le maintien de la paix. Quelle paix ? Ce n'est pas cette paix qui est la perfection de l'ordre, mais une paix vulgaire et subalterne qui se confond avec l'immobilité et condamne comme suspecte toute ardeur réformatrice de princes, comme criminelle toute visée des peuples à s'émanciper. Ayant présidé aux traités de 1815, Metternich juge que, l'Autriche étant satisfaite et lui-même étant ministre, le monde n'a plus qu'à se figer, à la manière d'une lave qui se solidifie. En cette politique d'engourdissement, il trouve pour complices tous ceux qu'ont lassés les bouleversements de la Révolution et de l'Empire. Il a d'ailleurs pour lui l'expérience, le sang-froid, la confiance en lui-même, une certaine humeur inscrupuleuse toute masquée de sentencieuses maximes, et pratique juste ce degré de sincérité qui permet, quand l'occasion l'exige, de mentir avec plein rendement. Son œuvre est surtout œuvre de gendarmerie, mais d'une gendarmerie qui, s'étendant à toute l'Europe, prend un air tout à fait supérieur. Gendarme, Metternich sait l'être ; mais aux brutales rigueurs, il préfère les savants enlacements. De son poste central de Vienne, il prépare ses artifices : J'ai, écrit-il[9], le sentiment de me trouver au milieu d'une toile que je tisse comme mes amies les araignées, que j'aime parce que je les ai souvent admirées.

Or le soulèvement grec apparaît comme le contretemps le plus fâcheux, tant il risque de troubler l'ordre tout artificiel établi par le puissant ministre ! En ces conjonctures, celui qu'il importe le plus de retenir dans la toile à la fois ténue et solide, c'est Alexandre. A Laybach, Metternich l'a soigneusement chambré. Maintenant il est hors de sa portée. Mais n'est-il pas possible de paralyser ses velléités d'intervention et de lui escamoter pour ainsi dire son rôle en paraissant soi-même épouser à demi la cause grecque ?

C'est à quoi s'applique le ministre autrichien en un mémorandum du 19 avril 1822. Les Grecs du Péloponnèse et des îles lui apparaissent comme des révoltés qui ne relèvent que de leur souverain légitime, mais aussi, ajoute-t-il avec bienveillance, comme des chrétiens qui ont droit à la protection de l'Europe. Ce qu'on ne peut reconnaître aux Grecs comme rebelles, on peut le leur accorder au nom de la religion et de l'humanité. Et Metternich de prendre incontinent presque des airs de philhellène : Que les Grecs, dit-il, se soumettent, et il est prêt à demander pour eux l'amnistie pour le passé, le libre exercice de leur culte, une législation tutélaire des personnes et des biens.

S'affermissant dans le dessein de supplanter doucement Alexandre, le gouvernement autrichien s'interpose de son mieux à Constantinople. Il recommande à la Porte l'exécution des traités avec la Russie, l'évacuation des principautés danubiennes. Puis, à sa manière, il intercède pour les Grecs et les voudrait amnistiés, tolérés, apaisés par quelques faveurs, afin qu'affranchis de l'entière servitude, ils cessent de devenir des perturbateurs par leurs revendications d'entière liberté. Les Turcs écouteront-ils ? Ils se fixent dès cette époque, en une sorte d'obstination paisible et se complaisent à opposer à l'Europe, l'Europe elle-même. Si, disent-ils, les musulmans, sujets de l'Angleterre aux Indes, se révoltaient, serions-nous autorisés, au nom de la religion musulmane, à intervenir pour eux ? De quel droit pratique-t-on une autre conduite en s'immisçant dans nos démêlés avec nos sujets chrétiens. Ainsi parlent les Turcs, en un langage déconcertant, fait de logique embarrassante, de fatalisme presque stupide, de calme presque insolent, et aussi d'une certaine subtilité qu'ils ont apprise des Grecs à force de vivre avec eux.

Cependant, en cet automne de 1822, après des conférences tenues à Vienne, les souverains se rassemblèrent à Vérone. Tout le soin de Metternich fut d'en écarter la question grecque. Il y réussit et, tenant comme à Laybach Alexandre, sembla le ressaisir dans ses rets. Le gouvernement insurrectionnel qui siégeait alors dans Argos imagina de déléguer deux députés à Vérone. Naturellement ils ne furent pas reçus. Presque toutes les délibérations furent consacrées aux affaires espagnoles, et le 6 décembre 1822, Gentz, ce confident de Metternich, put écrire : Pas une voix ne s'est élevée au congrès de Vérone en faveur des Grecs[10].

 

V

En se prolongeant, l'insurrection s'est pour ainsi dire tracée à elle-même ses limites et, après s'être propagée très loin, s'est circonscrite. Elle comprend la presqu'île de Morée ; elle gagne la Grèce continentale et cherche à se prolonger au nord jusqu'à cette ligne qui s'étend du golfe d'Arta au golfe de Volo et qui sera plus tard la frontière du nouvel État. Elle embrasse les Cyclades, mais non pas toutes : car quelques petites îles où les catholiques latins forment la majorité sont demeurées en dehors du soulèvement. Plus loin, les seules îles importantes que l'insurrection ait atteintes : c'est Samos, puis Candie et enfin Chio qui vient d'être réduite.

La lutte se poursuit, mêlée d'intermittences et de fureurs. Sur mer, tantôt elle ne se révèle que par quelques canonnades mal dirigées où les boulets se perdent dans les flots ; tantôt au contraire les Grecs, en un renouveau d'ardeur, tentent d'accrocher leurs brûlots aux flancs des vaisseaux ennemis. Pendant ce temps, sur terre, toutes sortes de combats se livrent. Le plus fameux est celui qui s'engage, le 20 août 1823, non loin de Missolonghi et où Marcos Botzaris triomphe et périt.

Je voudrais rassembler- par masses ce qui n'offre, à première vue, qu'un aspect de confusion. En ces années 1823 et 1824, on peut noter deux éléments nouveaux d'un côté, le courant de l'opinion publique européenne qui commence à peser sur les chancelleries ; de l'autre, l'effort du sultan appelant à son aide son vassal, le pacha d'Égypte.

Sous l'horreur des massacres de Chio, l'Europe s'était émue. Bientôt des comités philhellènes s'établirent en France, en Angleterre, en Suisse, en Allemagne, aux États-Unis et s'appliquèrent à provoquer la générosité publique, à centraliser les dons en nature, les offrandes en argent. Des bals, des concerts s'organisaient au bénéfice des Grecs. Dans les magasins, les cercles, les boutiques des coiffeurs, on voyait des troncs avec cette inscription : Pour la délivrance des descendants de Léonidas. Des lithographies coloriées représentaient sous leur éclatant costume les Palikares, moitié héros, moitié brigands, et faits tout à point pour réjouir le romantisme naissant. Canaris, Botzaris, d'autres encore, devinrent tout à coup populaires. Dans le grand calme de l'Europe, la Grèce offrait un aliment pour les imaginations, un champ d'action pour les ardeurs inemployées. On vit aborder sur ses rivages des militaires impatients de combats comme le colonel Fabvier, des proscrits politiques comme le Piémontais Santa Rosa, des poètes en quête d'une aventure héroïque où se retremperait leur âme blasée : tel Byron qui bientôt mourra dans Missolonghi. Un peu plus tard Casimir Delavigne, d'une muse moins voyageuse, célébrera dans les Messéniennes les malheurs et l'héroïsme de la Grèce asservie. Ce fut alors aussi que le peintre Delacroix déploya ses plus intenses, ses plus chaudes couleurs pour flétrir les massacres de Chio. Les mémoires se repeuplaient de consonances antiques : Argos, Corinthe, Mégare ; et seul le positif Villèle s'étonnait de l'intérêt qu'excitaient, suivant son expression, ces localités. Encore un an, et l'on verra à la tribune de l'une ou l'autre Chambre les hommes des groupes les plus divers se constituer les avocats de la Grèce : tels Benjamin Constant, Lainé, Alexis de Noailles, tel surtout Chateaubriand qui cédera à un double entraînement : celui d'opposer sa magnifique éloquence au langage terne de Villèle et de ses collègues ; puis celui de refaire en souvenir l'Itinéraire de Paris à Jérusalem.

Si nobles que soient les paroles, elles seront vaines si les actes ne suivent, tant est redoutable le nouvel adversaire prêt à fondre sur la Grèce !

Méhémet-Ali s'était par habileté, par violence aussi, taillé en Égypte un tel empire que bientôt on pourrait voir en lui un rival presque autant qu'un vassal du sultan. Soue un fond de barbarie, il affectait les dehors d'une civilisation raffinée et entre tous les États européens, cultivait surtout l'amitié de la France. Il avait même appelé dans son armée, organisée tout à l'européenne, plusieurs officiers français. A l'appel du sultan Mahmoud, Méhémet-Ali répondit par une promesse de concours et commença par aider à la soumission de l'île de Candie qui eut un sort pareil à celui de Chio. L'année 1824 venait de commencer. A Constantinople, on jugea que le pacha d'Égypte qui avait concouru à réduire Candie pourrait rendre le même bon office en Morée. La suggestion fut écoutée. Méhémet-Ali équipa une flotte et prépara une armée dont le commandement fut confié à son fils adoptif Ibrahim Pacha. Au mois de mars 1825, avec des troupes bien outillées, bien entraînées, Ibrahim aborda en Morée. Bientôt il s'empara de Navarin, puis il occupa Tripolitza. Pendant ce temps, au nord du golfe de Lépante, les Turcs préparaient un effort décisif contre Missolonghi.

 

VI

L'affaire de Grèce n'est pas seulement importante par elle-même ; elle l'est surtout en ce que, par répercussion, elle remet en jeu le sort de la Turquie. C'est pourquoi, tour à tour ou simultanément, toutes les puissances s'émeuvent. On a vu, depuis quatre années, la Russie ardente d'abord et bientôt s'apaisant, puis l'Autriche entassant les délais et, non sans perfidie, prêchant pour les rebelles une demi-clémence. Maintenant une puissance entre en scène : l'Angleterre.

Au début, elle s'est tenue en une réserve prudente. C'est qu'elle était gouvernée par Castlereagh, tout pénétré de la politique traditionnelle anglaise et, par conséquent, protecteur des Turcs par crainte de la Russie. Le 12 août 1822, Castlereagh s'est suicidé. Maintenant celui qui dirige le Foreign Office est Canning, impulsif, éloquent, volontiers téméraire, tout amusé de jeter sa fougue à travers les formules convenues de la diplomatie, peu révolutionnaire au fond mais ne craignant pas de le paraître, et se consolant de scandaliser la vieille Angleterre si, dans les rues de Londres, il conquiert les applaudissements du peuple.

Son programme, comme celui de ses prédécesseurs, est d'endiguer la poussée russe en Orient. Cependant ses regards se fixent avec sollicitude — et voici la nouveauté — sur la presqu'île de Morée. Depuis le commencement du siècle, la Grande-Bretagne a acquis des postes précieux dans la Méditerranée : Gibraltar, Malte, enfin les Iles Ioniennes ; or, tout près des îles Ioniennes s'étend la côte de Morée : n'y a-t-il pas dans cette proximité une indication pour l'Angleterre ? Et alors tout un plan s'ébauche : contenir sans doute la Russie et soutenir la Turquie, mais en même temps suivre avec un intérêt attentif la révolution grecque, et favoriser peut-être la création d'une nouvelle principauté qui, se trouvant trop faible pour échapper à tout patronage, cherchera naturellement celui de l'Angleterre, sa voisine à Corfou.

Cette politique exige que, par un savant glissement, on se dégage un peu de la Turquie sans paraître l'abandonner. La Grande-Bretagne a pour représentant à Constantinople lord Strangford qui a reçu pour direction générale d'être le conseiller de la Sublime-Porte. La plus grande habileté sera de communiquer à la protection une couleur de remontrance et de mêler de blâme les avis. De ce côté se portent les sollicitudes de Canning. L'évolution se révèle davantage encore par la conduite de sir Frederick Adam, Gouverneur des îles Ioniennes, qui laisse aux gens de Corfou et du reste de l'archipel toute liberté pour manifester leur sympathie aux insurgés. Ce n'est pas tout. Comme les Grecs sont aux prises avec de terribles difficultés pécuniaires, l'Angleterre leur facilite un emprunt, très onéreux d'ailleurs, sur la place de Londres. Les Turcs, si simples qu'on les juge, sont assez fins pour pénétrer tout ce changement. Diverses informations contribuent au surplus à les éclairer. Des lettres de fonctionnaires ottomans signalent les secours de toute sorte qui arrivent à l'insurrection : l'un des pachas affirme même avoir vu dans le golfe de Patras une frégate anglaise débarquer des hommes et des armes[11].

La politique de Canning s'enhardit par l'incohérence des combinaisons que la diplomatie élabore, entretient un instant, puis modifie ou détruit. En 1824, des conférences sur les affaires de Grèce se sont ouvertes à Saint-Pétersbourg. On y discute un mémoire rédigé le 9 janvier 1824 par Nesselrode et qui propose la formation au sud de l'Europe de trois principautés analogues aux principautés danubiennes. Les conférences sont interrompues, puis reprises au début de 1825. Le programme est changé : il ne s'agit plus des trois principautés, mais de notes collectives, de suspension d'armes, de médiation. Puis en une autre conférence, on lance, comme moyen d'intimidation vis-à-vis de la Porte, l'idée de l'indépendance absolue de la Grèce. A ces conférences l'Angleterre ne prend point part : c'est qu'elle juge que la Russie étant en état de rupture diplomatique avec la Porte, les puissances ne sont point toutes sur le même pied ; en outre, elle soupçonne des mesures coercitives auxquelles elle ne pourrait s'associer. Mais comme toute cette confusion sert ses desseins !

Tandis que Canning dévie de plus en plus vers les Grecs, les Grecs tournent de plus en plus leurs regards vers lui. Mécontente des lenteurs russes, se défiant de la duplicité autrichienne, craignant un peu les sympathies de la France pour les catholiques latins, se sentant d'ailleurs sur le point de périr, un certain nombre d'entre eux se hasardent à réclamer le protectorat de l'Angleterre, qui, disent-ils, a seule observé dans toute sa pureté la neutralité[12]. Canning refuse, craignant de trop afficher son patronage. Mais la proposition même est le signe de son influence croissante. Sur ces entrefaites, l'Angleterre aide à la conclusion d'un nouvel emprunt grec à Londres. Cependant Strangford, en médiocre intelligence avec le nouveau chef du Foreign Office, a quitté Constantinople. Canning désigne pour lui succéder son cousin sir Stratford Canning, personnage actif comme lui, et qui, sans s'écarter trop des traditions de la politique anglaise, saura les adapter aux événements nouveaux.

Comme le nouvel ambassadeur, tout au début de 1826, se rend à son poste, l'occasion s'offre à lui de s'entretenir avec un groupe de Grecs notables. Plusieurs veulent l'indépendance absolue pour leur pays : On ne peut, observe Stratford, faire cette proposition à la Porte ; mais d'autres plus modérés laissent entendre qu'ils se contenteront d'une administration indépendante : Dans ces conditions, réplique le diplomate anglais, je puis faire valoir vos vues auprès du Divan[13]. Ainsi parle, en cours de route, Stratford, et, en dépit du protectorat anglais naguère refusé, ce langage révèle des points de contact de plus en plus étroits entre les dirigeants de la Grèce et l'Angleterre.

A ne consulter que les vraisemblances, il eût semblé que ce commencement d'emprise de la Grande-Bretagne sur la Grèce eût dû rencontrer surtout des résistances chez les Russes, tant les deux cours de Londres et de Saint-Pétersbourg avaient entretenu jusque-là des vues différentes dans la question d'Orient ! Comment le contraire se produisit-il ? On peut, quoique par une analyse un peu subtile et en rassemblant des indices plutôt que des faits positifs. pénétrer cette évolution.

Alexandre avait constaté, non sans quelque amertume, l'impuissance des diplomates réunis en conférences à Saint-Pétersbourg : de là une certaine faveur pour les Anglais qui, en s'abstenant, paraissaient, après coup, avoir fait preuve de sagesse. Volontiers le tsar imputait l'échec à l'Autriche qui ne poursuivait d'autre dessein que de tout enliser. A l'égard de la Turquie, ses intentions révélaient certaines perplexités ; car il avait renvoyé un agent diplomatique à Constantinople, mais sans le revêtir des pouvoirs ordinaires à un ambassadeur. C'est au moment où sa politique flottait de la sorte que tout à coup on avait appris sa mort. Il expira le 2 décembre 1825 à Taganrog. Quelle serait la conduite de son jeune frère Nicolas, devenu son successeur ? Les premiers jours du règne furent absorbés par les soucis d'une conspiration militaire. Quand le retour du calme permit au nouvel empereur de fixer les règles de sa politique, il manifesta, comme son prédécesseur, un grand dégoût pour la conférence et, au contraire, une grande prédilection pour l'Angleterre qui avait eu le bon sens de s'abstenir. Il s'exprima en termes très amers sur l'Autriche : Si j'étais amené, disait il, à faire la guerre, tout ce que je pourrais obtenir d'elle, ce serait qu'elle ne prît pas les armes contre moi. Quant à la question d'Orient elle-même, Nicolas la considérait sous deux aspects différents. Il y avait les rapports personnels de la Russie avec la Porte, notamment pour l'exécution des traités ou pour les principautés danubiennes ; ici le prince revendiquait pour son gouvernement toute liberté, sans admettre aucune immixtion. Puis il y avait le sort des Grecs : le tsar parlait de ceux-ci sévèrement et jugeait qu'ils n'étaient que des rebelles ; il ajoutait dédaigneusement que, si les puissances voulaient faire quelque chose pour eux, il s'unirait à elles.

Ce fut en ce sens que s'exprima le tsar en un long entretien avec notre ambassadeur, M. de la Ferronnays. C'était le 3 mars 1826. Cependant la veille, le duc de Wellington était arrivé à Saint-Pétersbourg, chargé de complimenter le nouveau monarque sur son avènement. Si l'on considérait à la fois l'inclination de Nicolas pour l'Angleterre et le haut crédit de Wellington, on pouvait conjecturer que la mission du duc ne se bornerait pas à de vaines félicitations. Nicolas avait à demi averti la Ferronnays : Il serait possible, lui avait-il dit, que le duc de Wellington fût porteur de propositions que la Russie pût trouver acceptables ; je les écouterai, et si elles sont de nature à être communiquées aux alliés, je leur en ferai part[14].

N'était-il pas à craindre que les Russes et les Anglais, jusque-là rivaux, ne s'entendissent, maintenant, trop bien, et au point d'exclure de leurs arrangements non seulement les puissances germaniques, mais la Fiance ? Par déférence, La Ferronnays n'avait exprimé qu'à demi ses craintes à l'empereur. Il essaya de faire parler Wellington ; celui-ci se borna à lui dire : Je ne sais ce que veut l'empereur, mais s'il désire la paix, je crois que je puis lui en montrer le chemin. C'était presque avouer une négociation déjà amorcée. La Ferronnays essaya d'arracher Nesselrode le secret des pourparlers entre Londres et Saint-Pétersbourg. Avec une grande apparence de sincérité, Nesselrode confessa qu'il ne comprenait rien à la politique de son souverain : C'est, dit-il, de l'hébreu pour moi. Le 11 mars, La Ferronnays, commençant à pénétrer la vérité, mandait à son gouvernement : On annonce une pièce diplomatique qui sera de la plus haute importance et fera connaître ce que désire la Russie à propos de la question d'Orient... Je suis porté à croire, continuait-il, que l'Angleterre sera seule chargée des négociations entre les Turcs et les Grecs[15]. Dans le monde diplomatique régnait une attente anxieuse. Les jours suivants, tout s'éclaira. Le tsar se réservait de régler seul à seul ses démêlés avec la Porte pour les principautés danubiennes et l'exécution des anciens traités. Quant aux Grecs, un protocole signé le 4 avril par Nesselrode, Wellington et le prince de Lieven, ambassadeur de Russie à Londres, confiait à la Grande-Bretagne le mandat de se porter médiatrice entre la Grèce et la Turquie. La base de la médiation serait l'indépendance, sous la réserve d'un tribut au sultan.

Ainsi l'Angleterre, qui n'avait pas pris part aux conférences de Saint-Pétersbourg, émergeait tout à coup et, comme en récompense de son abstention, apparaissait au premier rang. Bien qu'elle renonçât très expressément par le protocole à tout avantage territorial ou commercial, elle acquérait, par le fait seul de sa médiation exercée isolément, une sorte de droit de parrainage sur le nouvel État. Le succès diplomatique était réel, incontestable, et Canning pourrait savourer les applaudissements des Communes, les acclamations du peuple de Londres. Cependant que ferait la France qui avait pris part aux conférences, la France, oubliée dans cette entente à deux et dont le nom n'était plus prononcé ?

 

VII

Jusque-là, dans la question grecque, la France, réservée et prudente, avait fermé l'oreille aux suggestions de la Russie, entendu sans trop contredire les discours temporisateurs de Metternich, laissé bouillonner sans s'en émouvoir les ardeurs de Canning.

Dans l'obscurité des choses, elle n'avait gardé qu'une ambition, celle de n'être devancée par personne en charité, en humanité. Sous le commandement de l'amiral Halgan, puis de l'amiral de Rigny, notre escadre du Levant avait été renforcée. Alors avait commencé l'un de ces labeurs méritoires et obscurs dont nos marins sont coutumiers et qui consistait à se montrer partout où il y avait des excès à prévenir, des victimes à sauver. Croisant tantôt entre les îles, tantôt sur les côtes découpées du Péloponnèse, on les vit arracher avec un zèle infatigable les Grecs aux vengeances des Turcs, les Turcs eux-mêmes aux représailles de leurs ennemis. Distributeurs de secours, ils s'ingénièrent à nourrir ceux qui étaient sans ressources. à transporter sur leurs vaisseaux jusqu'à des rivages plus hospitaliers les malheureux dont les demeures avaient été pillées ou incendiées. Puis, justiciers autant que charitables, ils donnèrent la chasse aux pirates grecs qui. sous prétexte de combattre la flotte ottomane ou ceux qui prêtaient assistance aux Turcs, exerçaient envers tous les pavillons d'odieux brigandages. Dans le même temps nos consuls à Patras, à Smyrne, ailleurs encore, déployaient le même zèle à transformer leurs demeures en asiles. On a calculé que plus de 7.000 personnes furent soustraites de la sorte à la mort ou à l'esclavage.

La circonspection, à force de se prolonger, cesse parfois d'être la sagesse. Ainsi était-il arrivé que l'Angleterre et la Russie, nous devançant en activité, s'étaient partagé les rôles, la Russie pourvoyant à ses griefs personnels, l'Angleterre recevant mandat pour le règlement des affaires grecques. C'était pour la France la relégation à un rang inférieur ; car on ne lui laissait d'autre faculté que celle de garantir, comme l'Autriche, comme la Prusse, l'exécution d'un arrangement pris en dehors d'elle. Elle protesta aussitôt par ses ambassadeurs : à Saint-Pétersbourg, M. de la Ferronnays ; à Londres, le prince de Polignac.

M. de la Ferronnays avait ressenti de l'arrangement anglo-russe un extrême déplaisir. Quel ne serait pas à Paris le langage de l'opposition, et ne jugerait-on pas, avec quelque apparence de raison, la France mystifiée ! Puis l'Angleterre, en réglant seule l'affaire grecque, consoliderait son influence dans la Méditerranée, c'est-à-dire sur les seuls rivages où elle ne dominait point encore. Le 7 avril, l'ambassadeur français vit l'empereur, mais rencontra chez lui tant de bonne grâce que le respect, la surprise, la confusion continrent les objections sur ses lèvres. Nicolas alla au-devant de lui, l'embrassa, s'excusa, autant du moins qu'un souverain peut le faire : Je sais, lui dit-il avec une affectueuse familiarité, que vous n'êtes pas content de moi, mais vous connaissez l'échec des conférences. L'Autriche aurait toujours suscité des obstacles pour empêcher qu'elles n'aboutissent. Quant à l'Angleterre qui déploie aujourd'hui autant de chaleur pour la Grèce qu'elle a jadis montré d'indifférence, j'ai dû entrer en pourparlers avec elle, et avec elle seule ; car elle répugnait, selon son usage, à toute action collective. A la négliger, on risquait de la retourner contre nous. Le monarque ajouta en manière de consolation : Si la médiation vous échappe, le droit de contrôle vous restera. Ainsi parla l'empereur, laissant La Ferronnays médiocrement satisfait et ne pouvant se défendre de discerner un peu de duplicité dans cet accueil enlaçant. Quelques semaines plus tard, Nicolas, en un second entretien, s'efforça de nouveau d'adoucir la blessure : L'Angleterre, répéta-t-il, aurait agi contre nous si nous n'avions agi avec elle. J'ai lutté pendant huit jours pour que la France figurât au protocole. Wellington s'y est refusé[16].

Tandis que le respect dû à la majesté impériale contraignait La Ferronnays à voiler un peu ses plaintes, Polignac à Londres donnait libre cours à son mécontentement. Il avait mandé à Paris quelques mois auparavant, d'après les assurances mêmes de Canning, qu'il n'existait aucun rapprochement entre l'Angleterre et la Russie ; et il avait vécu sur la foi de ces paroles, sans deviner le revirement. Quand le 6 mai 1826, Canning lui eût lu le protocole, il éclata : Comment une telle convention a-t-elle été conclue, non seulement sans notre participation mais à notre insu ? Notre loyauté nous donnait le droit d'attendre plus de confiance. On dit que le gouvernement français sera appelé de concert avec ses alliés à garantir les effets de la médiation anglaise. On aurait dû cependant savoir qu'on ne dispose pas de la garantie de la France à son insu et sans son aveu. Devant ces reproches, Canning se sentit un peu déconcerté, car il avait compté que le protocole demeurerait secret. Il essaya de rattacher la négociation de Saint-Pétersbourg aux pourparlers entamés avec les Grecs par son cousin Stratford Canning. Il tenta d'ailleurs d'attribuer aux Russes l'initiative de la proposition d'où le protocole était sorti. Enfin, contrairement aux assurances données par Nicolas à La Ferronnays, il laissa entendre que l'exclusion de la France était due, non à l'Angleterre, mais à la Russie[17].

L'année 1826 s'écoula, la diplomatie versant beaucoup d'encre, les Grecs beaucoup de sang. A l'égard de Nicolas, la Porte céda et, par le traité d'Akermann, parut donner satisfaction aux griefs russes relativement aux principautés. Quant aux Grecs, elle demeura inflexible. Toute humanité mise à part, pourquoi eût-elle cédé ? Elle n'ignore pas les divisions des puissances. Elle a conscience aussi de ses propres avantages. Ibrahim Pacha, de concert avec les Turcs, poursuit ses succès. Le 22 avril, Missolonghi a succombé. Navarin est occupée, Athènes est assiégée. Les insurgés se découragent même de leurs brûlots qui ne peuvent plus les sauver. Le pire, c'est que dans l'extrémité de leur misère ils se jalousent, et à tel point que, ne pouvant se subordonner les uns aux autres, ils recourent à des étrangers : Cochrane, un Anglais qui est préposé à la marine ; Church, un autre Anglais qui commande ce qui reste d'armée ; Capo d'Istria, un Corfiote qui est nommé chef du pouvoir exécutif. Toute cette organisation elle-même n'est guère qu'une façade. Que la diplomatie se presse ; autrement elle n'aura plus à demander l'émancipation. d'un peuple qui aura disparu.

Elle ne se hâte guère. Les dépêches se succèdent, se répétant toutes ; et l'ennui de les avoir lues suffit, sans qu'il s'y ajoute l'ennui de les résumer. Villèle, encore ministre, n'est point absolument hostile au protocole du 4 avril, mais à la condition qu'il soit réajusté au juste point de la dignité française. Après de longs, trop longs pourparlers, un acte s'élabore en vue de substituer à l'arrangement russo-anglais un traité entre les cinq grandes puissances. A l'accord l'Autriche, décidément fixée dans une politique toute négative, refuse de participer, et elle entraîne dans son orbite la Prusse. Le traité est signé à Londres le 6 juillet 1827 entre la Russie, l'Angleterre, la France. Ainsi est effacée la trace du disgracieux protocole du 4 avril. D'après les termes de la Convention, les trois puissances s'engageaient à proposer à la Porte leur médiation en vue de rétablir la paix entre elles et les Grecs. Cette médiation aurait pour conséquence immédiate un armistice sur terre et sur mer. La condition de la Grèce serait l'indépendance, mais elle paierait tribut au sultan. On laissait aux négociations ultérieures le soin de tracer les limites exactes du nouvel État. Les alliés renonçaient à tout agrandissement, à tout avantage particulier. Un délai d'un mois était imparti à la Porte pour adhérer à l'armistice. En cas de non-acceptation, les puissances enverraient à leurs escadres les instructions nécessaires pour établir de fait, sans toutefois entamer aucune hostilité, l'armistice que les Turcs auraient refusé.

Les Grecs adhérèrent de suite à une combinaison qui était leur dernière chance de salut. Il restait à persuader les Turcs : or, Athènes venait de tomber en leur pouvoir et la guerre n'était plus que guerre de partisans. Les Grecs, répondirent-ils, sont nos sujets. — Nous persisterons dans notre volonté, répétaient-ils, jusqu'au jour du jugement dernier[18]. Sur ces entrefaites, on apprit, à l'extrême stupéfaction de l'Europe, la mort presque subite de Canning, ce grand ennemi de la Turquie : Voilà, dirent les Turcs avec un fatalisme pieux mêlé de placide insolence, voilà encore un nouveau miracle de notre prophète[19].

 

VIII

Il arrive souvent7que les affaires humaines, au moment où elles semblent le plus emmêlées, se résolvent en un coup de fortune qui tantôt détruit toutes les combinaisons. tantôt les amène presque subitement à maturité. Ainsi en fut-il de la question grecque.

La Porte avait décliné les suggestions des trois puissances ; et les délais impartis étaient expirés. Les deux flottes française et anglaise, commandées, la première par l'amiral de Rigny, la seconde par l'amiral Codrington, croisaient sur les côtes de Grèce. La flotte russe, sous les ordres de l'amiral Heyden, était encore loin. Cependant une escadre égyptienne, arrivée d'Alexandrie et portant des renforts pour Ibrahim Pacha, venait d'entrer dans le port de Navarin situé au sud du Péloponnèse et où mouillait pareillement une portion des vaisseaux turcs. Les instructions des amiraux alliés leur enjoignaient d'établir un armistice, c'est-à-dire d'empêcher tout transport de troupes ou de matériel clans la Grèce continentale, la Morée, les îles. La conséquence était de retenir, en fait, comme prisonnières, les forces turco-égyptiennes dans le port de Navarin. Anxieux d'éviter un conflit, l'amiral de Rigny résolut de s'adresser à Ibrahim Pacha, dont les sentiments, comme ceux de son père adoptif, étaient favorables à la France. Il le vit deux fois, le 22 et le 25 septembre, une première fois dans une entrevue toute intime, une seconde fois dans une rencontre un peu plus solennelle à laquelle assistait l'amiral Codrington. Ibrahim, tout en déplorant qu'on l'arrêtât dans ses succès, et en se plaignant surtout qu'on l'empêchât de châtier l'île d'Hydra, promit de solliciter de nouveaux ordres à Constantinople et à Alexandrie : jusqu'au retour des courriers, il suspendrait toute hostilité[20]. Sur la foi de cet engagement, les amiraux se séparèrent pour se ravitailler ou compléter leurs armements. Les Anglais allèrent à Zante, les Français à l'île de Milo. On en était là quand, tout au début d'octobre, on apprit qu'une division navale turco-égyptienne était sortie de Navarin et se dirigeait vers Patras : l'amiral Codrington fit rentrer les vaisseaux dans le port de Navarin. Le 4, nouvelle tentative de sortie ; le 7, débarquement d'un brick turc qui déposa une vingtaine d'hommes à Vassiladi. Se jugeant joués, les alliés estimèrent que la seule conduite efficace serait de tenir étroitement bloquée dans Navarin même la flotte turco-égyptienne.

Vous devez, avait écrit quelque temps auparavant sir Strafford Canning, imposer la paix avec votre porte-voix si la chose est possible, avec le canon si vous ne pouvez faire autrement. Les alliés et les Ottomans allaient se toucher de si près qu'il était presque inévitable que, par panique, malentendu, coup de surprise ou passion, la bataille s'engageât.

Le 20 octobre, Anglais et Français, renforcés des Russes qui venaient enfin d'arriver, se dirigèrent vers Navarin. Dans la rade, d'une circonférence de six milles environ, les bâtiments ennemis — car on peut déjà les appeler de ce nom — étaient rangés en fer à cheval sur une triple ligne, tous serrés les uns contre les autres et renforcés à leurs ailes par des brûlots. On eût pu compter trois grands vaisseaux, vingt et une frégates, vingt-six corvettes, sans compter les bâtiments de transport et les petites embarcations[21]. Vers une heure et demie, l'amiral anglais Codrington qui, par ancienneté de grade, exerçait le commandement, pénétra dans la baie. Jusque-là, nul aspect de résistance, et un grand silence des forts et des batteries. Les bâtiments alliés s'avancèrent, par une manœuvre qui allait les placer presque bord à bord avec les Ottomans et qui eût été fort imprudente si l'on n'eût encore gardé l'espoir d'éviter une collision. L'aspect était singulier, bien menaçant pour l'état de paix, bien terrible si l'on devait en venir aux mains ; car alors, tant de vaisseaux étant entassés sur un si petit espace, le péril s'accroîtrait par les risques d'explosion et l'impossibilité de se dérober ou de fuir. Ce qu'eût deviné une prévoyance même peu exercée ne manqua pas d'arriver. Un navire anglais, le Dartmouth, ayant voulu écarter un brûlot turc, un coup de fusil partant de ce brûlot blessa mortellement l'un des officiers du bâtiment britannique. Presque au même instant, un pilote grec, envoyé en parlementaire, fut lui-même atteint. Aussitôt — il était deux heures environ, l'action s'étendit d'un bout à l'autre de la ligne ; et les forts joignant leurs feux à ceux des flottes, toute la baie s'embrasa. Les bâtiments turcs et alliés étaient serrés les uns contre les autres comme ils l'eussent été dans un dock. Ce fut en cette effroyable confusion que se livra la bataille. Ce ne fut qu'après quatre heures de combat que les flottes alliées eurent raison de la valeur et du fanatisme ottoman. A la chute du jour, la baie présentait l'un des plus terrifiants spectacles que puisse offrir la guerre. Ceux des navires turcs ou égyptiens qui n'avaient été ni coulés ni incendiés s'en allaient à la côte. Dans les premières ténèbres de la nuit, on entendit de nouvelles explosions. C'étaient les ennemis qui, après avoir mis à terre ce qui restait de leurs équipages, détruisaient eux-mêmes les bâtiments qu'ils ne voulaient pas laisser entre nos mains. On fit plus tard le compte des pertes : près de 6.000 hommes hors de combat pour l'adversaire, six ou sept cents pour les alliés. Les vaincus contemplaient consternés le désastre : Voilà une affaire que je paierai probablement de ma tête, disait Tahir-Pacha, le commandant de la flotte turque. Averti par un émissaire, Ibrahim descendit en toute hâte des montagnes de la Messénie et, arrivé près de Navarin, put de ses propres yeux contempler la défaite qui confondait Turcs et Égyptiens dans une ruine commune. Chez les vainqueurs eux-mêmes le trouble tempérait la joie. Bien que le combat se fût mêlé d'épisodes héroïques, leurs cœurs se serraient devant l'horreur des choses ; et ils ne se sentaient pas tout à fait rassurés sur les suites politiques de cette bataille de rencontre, née des circonstances, de l'entassement des flottes, de l'inextricable complication des événements, et qu'ils avaient subie plutôt que voulue et désirée.

 

IX

La catastrophe de Navarin rendrait-elle les Ottomans plus maniables ? A Constantinople, à la nouvelle de la bataille, les ambassadeurs alliés affectèrent encore de parler de paix, d'amitié. Comment, répliquèrent les Turcs indignés, ose-t-on nous parler de la sorte, au moment où l'on nous casse la tête ? Le Divan jugea même qu'au lieu de fournir des satisfactions, il avait le droit d'en demander : il réclama qu'on l'indemnisât pour la destruction de la flotte et, en outre, qu'on ne l'importunât plus de sollicitations en faveur des Grecs. On répondit sur le premier point qu'à Navarin les Turcs avaient été les agresseurs, et sur le second que les alliés persistaient, conformément au traité de Londres, dans leur double programme d'armistice et de médiation[22]. Donc les décevants pourparlers reprirent, au point où on les avait laissés, et exactement comme si dans l'intervalle on lie s'était point canonné. Mais ni les efforts des diplomates, ni les démarches de messagers officieux ne réussirent à convaincre la Porte. La réponse fut qu'on ne serait pas absolument opposé à une suspension d'armes, pourvu qu'elle ne portât pas le nom d'armistice ; quant au sort futur des Grecs révoltés, le sultan leur pardonnerait, leur confirmerait leurs anciens privilèges, leur enverrait pour les gouverner un pacha qui leur serait agréable ; mais il ne pouvait concéder rien autre chose. Le 27 novembre 1827, on conne officiellement le refus. Il ne restait plus qu'à interrompre les conversations qui duraient depuis puis plus de cinq ans. Quelques jours plus tard, les envoyés des trois Puissances quittèrent Constantinople.

On vit alors une chose singulière. La bataille de Navarin n'avait pas réduit les Turcs. En revanche, au lieu de rapprocher les puissances, elle les dissocia.

Ce n'était point que les déclarations officielles n'affirmassent l'union. Le 12 décembre 1827, un protocole signé à Londres proclama la communauté d'efforts entre Anglais, Français et Russes[23]. Deux mois plus tard, le 15 février 1828, La Ferronnays, devenu ministre des Affaires étrangères, affirma à la Chambre des pairs que les trois cours agissaient en un parfait accord. En dépit de cette assurance on peut discerner, entre les trois États signataires du traité du 6 juillet, trois politiques très distinctes, sinon tout à fait opposées.

Il y a la politique russe, tout animée d'ardeurs belliqueuses. A la nouvelle de Navarin, on se réjouit à Saint-Pétersbourg. De Londres, M. de Polignac écrit[24] : Le prince de Lieven est dans le ravissement. Il ne tarit point en éloges sur l'amiral de Rigny, et au point d'oublier un peu son propre amiral. Il déclare qu'il ne faut pas hausser les exigences, mais soutenir avec fermeté ce qu'on a conduit avec vigueur. Et le signe de cette fermeté, c'est une note qui, le 6 janvier, part de Saint-Pétersbourg pour Londres. Le gouvernement russe proclame en principe le désintéressement de ses vues ; mais il ajoute que, s'il ne lui est pas donné satisfaction, ses troupes passeront le Pruth, entreront dans les principautés, ne s'arrêteront que quand la Porte aura accepté dans son intégrité le traité de Londres. En même temps, les alliés devront se concerter sur les moyens les plus propres à hâter l'évacuation de la Morée par Ibrahim-Pacha et la reddition des places occupées par les Turcs[25].

En face de la politique russe, voici la politique anglaise. Jadis au début du conflit grec, elle s'est montrée protectrice des Turcs ; puis, sous l'impulsion de Canning, elle s'est rapprochée de la Russie, en éliminant par prétérition la France. Tel a été le protocole du 4 avril. Maintenant Canning est mort et, les bouillonnements de sa politique impulsive s'apaisant, on est redevenu tout de glace. Celui qui dirige le Foreign Office est lord Dudley, personnage un peu éclipsé par lord Wellington, ministre dirigeant, et qui aime à se taire autant que son turbulent prédécesseur aimait à parler. C'est en cette ambiance toute refroidie que tombe la nouvelle de Navarin. Le ravissement du prince de Liéven ne laisse pas que d'offusquer. Un double péril apparaît, celui de la Russie, la rivale, trop agrandie ; celui de la Turquie, la vieille protégée, trop diminuée. Il n'est pas jusqu'aux Grecs pour qui la faveur ne s'atténue : Canning n'a-t-il pas calculé avec les grossissements de son imagination les profits à cueillir en une Grèce régénérée, devenue le prolongement des îles Ioniennes ? Sur ces entrefaites s'ouvre la session du Parlement ; et clans le message lu au nom du roi, on déplore, en le qualifiant de regrettable, l'événement de Navarin. Du coup, la méfiance du prince de Liéven s'éveille : J'espère, dit-il à M. de Polignac, que S. M. Charles X, en ouvrant les Chambres, tiendra un autre langage que celui-là.

C'est dans cet esprit qu'on répond à Londres à la note russe du 6 janvier. Avec une extrême ampleur de formules amicales et laudatives, on prend acte de ce que la Russie a proclamé son désintéressement. Mais on observe que la Grande-Bretagne veut avant tout la paix. On redoute que l'invasion de l'Empire ottoman ne provoque des troubles pires que tous ceux que l'on veut apaiser. On rappelle l'objet précis du traité du 6 juillet qui a eu en vue la condition de la Grèce, et rien autre chose.

Ainsi s'écartent en des voies de plus en plus divergentes les Anglais et les Russes. Les ouvriers ne manquent pas qui travaillent à creuser la séparation. Les plus actifs sont les Autrichiens. Ils se sont exclus du traité du 6 juillet, mais avec le dépit de leur propre abstention, et le secret désir de voir bientôt caduc l'acte au bas duquel ils n'ont pas inscrit leur nom. En l'automne de 1827, la politique résolue des Trois Puissances a accentué leur déplaisir. Puis la nouvelle de Navarin les a consternés : l'empereur François, à ce qu'on assure, s'est montré indigné ; quant à Metternich, il s'est senti tout scandalisé par ce grand tapage naval qui contrastait si fort avec le repos alangui où il entendait engourdir l'Europe. En hâte il a essayé, mais sans succès, d'ébaucher un projet de médiation entre les alliés et les Turcs. Maintenant il note avec un soin joyeux les signes où se marquent les perplexités, presque les repentirs de l'Angleterre. Et voici tous les agents de Metternich à l'œuvre pour aider l'évolution. Le comte Esterhazy, ambassadeur à Londres, n'est pas le moins actif. Il a beau jeu pour s'insinuer dans les ressorts du gouvernement britannique ; car si nous en croyons Polignac[26], il est en rapports intimes avec l'ancien ambassadeur à Constantinople, lord Strangford, demeuré très favorable aux Turcs : or Strangford est souvent consulté par Wellington. Wellington a un autre conseiller, Peel, ministre de l'Intérieur, hostile, lui aussi, à Canning et à sa politique. Wellington se pénètre de toutes ces influences et sur le traité du 6 juillet, il s'exprime en termes amers. Il le trouve contraire au droit des gens. Un jour il se hasarde jusqu'à le qualifier de monstrueux. Et ce jugement ne laisse pas que d'étonner si l'on songe que le traité n'est autre chose que le développement de ce protocole du 4 avril que, deux ans auparavant, il a, lui, Wellington, soumis à l'agrément de l'empereur Nicolas.

 

X

En ces conjonctures délicates, ce fut le grand mérite de la France de renouer les liens distendus de la Triple Alliance, et cela pour le plus grand profit de l'équilibre européen, de la paix générale, et des Grecs eux-mêmes.

Depuis douze ans, elle s'est montrée prudente, peu prodigue de paroles, attentive à reconstituer ses forces. Elle se souvient assez de ses défaites pour n'aspirer à dominer personne, mais elle garde assez conscience de ses victoires pour ne se laisser oublier nulle part. On l'a bien vu quand, le 4 avril 1826, un arrangement a été conclu sans elle. Sans hauteur mais avec une assurance modeste, elle a revendiqué sa vraie place, et puisqu'il s'agissait de la question d'Orient elle a doucement rappelé tout ce qu'elle était là-bas quand les autres n'étaient rien.

En même temps, sur les côtes de Grèce ou d'Asie Mineure, elle a poursuivi sa tâche de dévouement en arrachant les Grecs à la barbarie turque, en réprimant aussi les excès de ces mêmes Grecs trop souvent pirates. De 1827 à 1828, presque sans interruption, toute la flottille française fut en chasse, et cette chasse eut ses héros, ses martyrs : tel l'enseigne de vaisseau Bisson qui, ayant pris avec quelques hommes seulement le commandement d'un brick capturé pour piraterie, fut assailli par d'autres embarcations de pirates et se fit sauter, lui et son brick, plutôt que de se rendre[27].

Ce qui rehausse l'autorité du gouvernement royal, c'est la confiance qu'inspire M. de la Ferronnays, ministre des Affaires étrangères. Sept années d'ambassade à Saint-Pétersbourg lui ont communiqué l'expérience. Ses vues sont justes, son esprit large, son équité scrupuleuse ; et, en lui, semble revivre le loyal duc de Richelieu qui, jadis, l'introduisit dans la carrière et fut son ami autant que son protecteur.

Il faut retenir la Russie ardente jusqu'à l'emportement, stimuler la Grande-Bretagne redevenue froide jusqu'à l'inertie ; et en maintenant l'alliance à trois suivant le traité du 6 juillet, assurer, sans trouble pour l'Europe, l'indépendance de la Grèce. C'est auprès du gouvernement britannique qu'il importe surtout d'agir. A cette œuvre s'emploie notre ambassadeur, le prince de Polignac. Il provoque les entretiens avec Wellington. Comme celui-ci lui exprime ses inquiétudes sur les ambitions russes, ses craintes pour l'existence même de l'empire turc, notre ambassadeur ne nie point le péril, mais en tire un argument pour maintenir l'alliance : Le pire, ce serait de rompre avec les Russes, car alors nous leur fournirions un prétexte pour agir seuls. De l'audience de Wellington, Polignac se rend chez le prince de Liéven, ambassadeur de Russie et personnage très en crédit. Il le trouve fort irrité. L'Angleterre, dit-il, a un parti pris ; désormais nous ne prendrons plus conseil que de nos intérêts. — Même en supposant, répond Polignac avec à-propos, que le traité soit caduc au regard de l'Angleterre, vous restez, vous Russes, liés à la France et vous ne pouvez agir que de concert avec nous. A cette réplique, le diplomate russe se sent un peu déconcerté. Je prendrai, dit-il, les ordres de ma cour.

Avec persévérance Polignac poursuit ses efforts. Il a vu le premier ministre Wellington : il voit maintenant lord Dudley, chef du Foreign Office. Il le trouve plus taciturne, plus fermé que jamais. Le diplomate français fait valoir l'insuffisance de l'armistice naval pour mettre un terme aux hostilités entre Turcs et Grecs, et juge qu'il faudrait imposer aussi un armistice sur terre. Dans cet esprit, il insinue le projet d'un débarquement de troupes françaises et anglaises en Morée pour contraindre Ibrahim à regagner l'Égypte. Un signe de tête presque imperceptible est la seule réponse. Derechef Polignac se retourne vers Wellington : celui-ci craint surtout la rupture avec la Porte ; puis il conclut par ces mots : Soyons unis ; si l'Angleterre et la France sont d'accord, rien n'est à craindre pour la paix. Ainsi s'exprime Wellington, en un langage peu encourageant et en même temps flatteur ; car, au moment où périclite l'alliance à trois, la France, qui essaie de s'entremettre entre Saint-Pétersbourg et Londres, est recherchée des deux côtés[28].

Le printemps s'écoula dans l'attente. Le 26 avril 1828, la Russie, dépouillant tout ménagement, déclara la guerre à la Porte. Le 7 mai, les troupes impériales franchirent le Pruth.

Dès lors, nulle parité entre les alliés, les Anglais se fixant obstinément dans l'inertie, les Russes se précipitant avec furie dans la guerre. Un bruit courait même dans les chancelleries, celui d'un accord en voie de se conclure entre l'Angleterre et l'Autriche, et cette fois contre la Russie. Et la France de continuer ses efforts pour le maintien du traité du 6 juillet, garantie de paix pour l'Europe et de salut pour la Grèce. La conférence de Londres n'avait point tenu de séance officielle depuis le 12 mars 1828 ; elle se réunit de nouveau le 15 juin. Une solution, déjà suggérée par Nesselrode, fut proposée pour maintenir — fût-ce par un fil bien mince — les liens qui menaçaient de se rompre. On décida, par un artifice à la fois subtil et sauveur, que la Russie, belligérante aux bords du Danube, serait considérée comme neutre dans l'archipel. Et le prince de Liéven de déclarer, non sans solennité, que le gouvernement de l'empereur, son maître, déposait dans la Méditerranée tout caractère de belligérant.

Le gouvernement français, infatigable conciliateur, avait réussi à empêcher que l'alliance se brisât. C'était un premier service. Il en rendit un second et non moindre, celui de faire prévaloir pour les affaires grecques une solution en juste harmonie avec ce qu'exigeait le repos de l'Europe. Que la Russie fût victorieuse, grandement victorieuse, et il était à craindre que, désormais maîtresse, elle réglât à elle seule, pour son plus grand profit, le sort de la Grèce : qu'au contraire elle échouât ; et la Turquie, devenue libre, céderait peut-être à la tentation de rétablir l'ordre ancien dans les provinces soulevées. En ces conjonctures, la France eut le mérite de ménager un mode d'exécution à la fois comminatoire et débonnaire. Ce ne fut pas sans peine qu'elle le fit prévaloir. L'Angleterre se refusait, par crainte de conflit avec la Turquie ou avec Ibrahim-Pacha, à tout débarquement de troupes franco-britanniques en Morée, seul moyen d'imposer vraiment l'armistice et de contraindre à l'évacuation les forces turco-égyptiennes. Mais en même temps qu'elle s'enchaînait elle-même, elle retenait la France qui, depuis deux mois, proposait d'agir seule. A Londres, on ne croyait qu'à demi à notre désintéressement ; on redoutait que l'expédition ne devînt pour la France une occasion de grandir son rôle dans la Méditerranée. Le temps s'écoulait. A Paris, le public tout pénétré de Philhellénisme, s'étonnait d'une temporisation excessive. La Ferronnays s'attristait, et avec lui le roi Charles X, très ardent pour la cause des Grecs qu'il jugeait la cause du christianisme. Sur ces entrefaites, la direction de Foreign Office passa des mains de lord Dudley en celles de lord Aberdeen. Six mille hommes de troupes françaises étaient réunis à Toulon, prêts à être embarqués. Le commandant en chef était désigné : c'était le général Maison, l'un des officiers les plus distingués des armées impériales. Une nécessité s'imposait, celle de ne pas tarder davantage. Pendant le mois de juillet, les entretiens se multiplièrent entre Polignac, Aberdeen, Wellington[29]. Enfin l'accord se fit et, en une conférence tenue le 19 juillet, fut officiellement confirmé. Polignac déclara, au nom de son gouvernement, que l'entreprise ne comportait aucune hostilité contre la Porte, que nos troupes se retireraient après le départ d'Ibrahim-Pacha. De leur côté, les Anglais adhérèrent au projet d'expédition française, et tout en se refusant à toute coopération de troupes, offrirent, s'il était nécessaire, quelques vaisseaux pour le transport. C'était pour la Grèce le gage de la prochaine délivrance : c'était aussi, grâce à l'habile et persévérante modération de la France, l'harmonie rétablie entre les signataires du traité de Londres. A quelque temps de là, Wellington, longtemps méfiant, constatait, avec son ordinaire droiture, ce retour à une cordiale entente. Comme il était sur le point de s'absenter pour quelques semaines, il disait au prince de Polignac : Je pars avec la satisfaction de voir la bonne intelligence régner entre la France et l'Angleterre. Je vous répète que tant que nos deux pays marcheront ensemble, la paix de l'Europe ne saurait être troublée[30].

 

XI

Le corps expéditionnaire, porté à quatorze mille hommes environ, était rassemblé autour de Toulon. Vers le milieu d'août 1828, l'embarquement commença. Quinze jours plus tard, les premiers bâtiments de transport abordèrent tout au sud de la Morée, dans le golfe de Coron.

La mission d'honneur confiée à la France ne laissait pas que d'être délicate. Il fallait alléger les Turcs d'une de leurs provinces, tout doucement, presque amicalement, et en leur épargnant toutes les douleurs de l'amputation or il n'y a que dans Molière qu'on conseille de se couper un bras pour que l'autre se porte mieux. Il fallait amener Ibrahim-Pacha, qui, depuis deux années, ravageait la Morée, à retourner en Égypte d'où il était venu, et en échangeant avec ceux qui le rembarqueraient, non des coups de fusil, mais des serrements de main. Il fallait que le prophète n'inspirât à aucun 'des vieux Turcs, mêlés encore aux Égyptiens, le dessein de s'ensevelir sous leurs petites forteresses plutôt que de les livrer aux chiens de chrétiens. — Tels étaient, en Morée même, les dangers à prévenir. Ce n'était pas tout. Il fallait, en Europe, ménager les défiances, sans cesse renaissantes, de l'Angleterre, attentive à ce que notre occupation ne s'étendît pas, ne se prolongeât pas. Au moment même où nos troupes s'embarquaient, on ressentit les effets de cette humeur ombrageuse. Les instructions du général Maison marquaient que le premier et principal objet de l'expédition était de contraindre Ibrahim-Pacha à évacuer la Morée ; elles prescrivaient en outre une vigoureuse attaque ai les Égyptiens laissaient passer, sans y obtempérer, les délais pour le départ. Ayant eu connaissance du document, lord Aberdeen s'émut : Le premier et le principal but de l'expédition, dit-il soupçonneux ! Y en aurait-il un autre ? Quant à l'ordre d'attaquer, il lui parut révéler une impatience plus fougueuse qu'opportune. A ces critiques, Polignac répondit en affirmant, une fois de plus, le désintéressement de la France ; puis il observa, sous le regard approbateur de Wellington, que le langage des militaires n'était pas tout à fait celui des diplomates. Sur cette remarque, le petit, tout petit incident s'apaisa. Mais il témoignait chez nos alliés — si courtois et loyaux qu'ils fussent d'une disposition un peu trop prompte à s'alarmer[31].

Un mélange de bonne chance et de sagesse empêcha qu'aucun embarras ne devînt péril. A l'annonce de l'expédition, le sultan fut fort irrité ; mais nos troupes commençaient déjà à débarquer quand la Porte fut officiellement avisée, en sorte qu'après un premier emportement, on se résigna devant le fait accompli. Vis-à-vis d'Ibrahim, une circonstance nous servit : ses sympathies et celles de son père pour la France. Jamais il n'eût voulu se retirer devant les misérables Grecs : aucun point d'honneur ne l'empêchait de céder à notre armée. Après quelques difficultés assez vite apaisées, il se prêta à un accord qui réglait les détails de son évacuation. Les Français s'appliquèrent à lui adoucir la petite humiliation de son départ, de telle façon que personne ne s'aperçût qu'on le poussait dehors. On lui donna le spectacle d'une revue on échangea force compliments ; on s'offrit mutuellement de menus présents. Aux abords de notre camp, les Grecs se pressaient ; ils contemplaient avec curiosité et — qui rat cru ? — sans apparente colère, cet Ibrahim, ravageur de leur pays. Par la même occasion, ils prenaient contact avec nos soldats et leur vendaient le plus cher possible — mais n'étaient-ils pas excusables en leur misère ? — des chèvres, des figues, des pastèques. Sur le rivage de Navarin les navires étaient prêts qui ramèneraient, sauf quelques détachements, les Égyptiens dans leur patrie. Le 5 octobre, Ibrahim s'embarqua, congédié à la manière d'un hôte, non d'un ennemi.

Il importait d'occuper les petites forteresses que les Turcs tenaient encore. Nulle hostilité, mais une simple résistance passive, qui força les Français, tantôt à enfoncer l'une des portes, tantôt à profiter d'une brèche naturelle des remparts pour entrer pacifiquement dans la place. Au château de Morée seulement, on fut contraint de déployer l'appareil de la guerre. Bien que le gouverneur de Patras eût capitulé, les Agas ou officiers turcs refusèrent de reconnaître l'acte de reddition et parlèrent de périr plutôt que de céder. C'était le 20 octobre. Il fallut commencer un siège régulier. Le 30, l'artillerie commença à battre les murailles déjà tout ébréchées. Alors seulement les Turcs, jugeant l'honneur satisfait, consentirent à se soumettre. L'opération nous avait coûté vingt-cinq hommes tués ou blessés. Ainsi se termina la campagne, comme s'achève un petit duel au premier sang.

Elle s'acheva, non sans mécompte pour le général Maison qui eût souhaité franchir l'isthme de Corinthe, entrer dans Athènes, et planter sur l'Acropole le drapeau blanc. Par scrupuleuse fidélité à ses engagements, le gouvernement français repoussa la tentation : c'est que le protocole du 19 juillet limitait l'occupation à la Morée. Une portion du corps d'armée fut même rembarquée pour Toulon, tandis qu'une déclaration de la conférence de Londres plaçait la presqu'île ainsi que les Cyclades sous la garantie des Trois Puissances et les mettait ainsi à l'abri contre tout retour offensif des Turcs.

Serait-ce dans ces étroites limites du Péloponnèse et des îles que le nouvel État serait renfermé ? Quelle ne serait pas la déception pour les amis de la Grèce si, au nord de l'isthme de Corinthe, les Turcs demeuraient les maîtres ? La France, cette ouvrière dévouée de l'indépendance grecque et qui, décidément, avait pris la première place, ne se prêta point à un si incomplet, si misérable dénouement. Il ne lui plaisait pas d'avoir en vain déployé son drapeau. Il lui plaisait moins encore de créer une principauté minuscule qui fût, soit pour la Russie une petite colonie de chrétiens orthodoxes tout à sa dévotion, soit pour la Grande-Bretagne un prolongement de Corfou et, comme disait un de nos diplomates, une huitième île Ionienne. Dès le 20 avril 1828, notre ministre des Affaires étrangères avait insisté pour que : le nouvel État comprît l'Attique et l'Eubée[32]. Nous évacuerons volontiers la Morée, écrivait-il le 6 novembre suivant en une lettre intime à M. de Polignac, mais quand nous y aurons établi quelque chose qui aura le sens commun[33]. Après de longs, très longs efforts, les vues de la France triomphèrent. Un protocole, signé à Londres le 22 mars 1829 par les représentants des trois puissances, décida que le nouvel État, pleinement indépendant sous las cule réserve d'un tribut à la Porte ne comprendrait pas seulement la Morée et les îles mais, au delà de l'isthme de Corinthe, s'étendrait au nord jusqu'à une ligne qui, partant du golfe d'Arta à l'ouest, se prolongerait vers l'est jusqu'au golfe de Volo. Ainsi étaient affranchis Athènes, l'Attique, l'Eubée et toute la rive septentrionale du golfe de Lépante.

Il restait à obtenir que la Porte acceptât le douloureux sacrifice. Elle répondit d'abord, ainsi qu'elle le répétait depuis sept ans, que les Grecs n'étaient que des rebelles. Quelques mois plus tard, la solution vint, quoique très indirectement, de la Russie. On sait qu'en mai 1828 les armées du tsar avaient envahi les principautés danubiennes. Après quelques succès, elles avaient, à l'automne, éprouvé des revers et avaient dû lever le siège de Silistrie. Mais la campagne de 1829 devait réparer, et au delà, les mécomptes de l'année précédente. Sous les coups répétés de la mauvaise fortune, la Turquie se départit de son obstination. Elle reconnut l'indépendance de la Morée et des Cyclades, puis plus docile encore, s'en remit, pour la fixation des frontières, à la décision de la conférence de Londres[34]. A quelque temps de là, un protocole du 3 février 1830 précisa la condition de la Grèce. Les limites tracées par le protocole du 22 mars 1829 furent légèrement modifiées au profit de la Turquie : en revanche, il ne fut plus question de tribut. La forme du gouvernement serait la forme monarchique. Il ne restait plus qu'à choisir le souverain qui gouvernerait le nouvel État.

 

 

 



[1] Voir sur ces excès, rapport de M. de Viella, chargé d'affaires de France, 24 avril 1821. (Affaires étrangères, Turquie, vol. 233, f° 82 et suiv.)

[2] JURIEN DE LA GRAVIÈRE (vice-amiral), la Station du Levant, t. I, p. 114.

[3] Archives du ministère des Affaires étrangères, Russie, vol. 161, f° 276.

[4] Archives du ministère des Affaires étrangères, Russie, vol. 161, f° 376 et suiv.

[5] PASQUIER, Mémoires, t. V, p. 334 et suiv.

[6] Archives du ministère des Affaires étrangères, vol. 162, f° 8-19.

[7] Archives du ministère des Affaires étrangères, Russie, vol. 162.

[8] Je donne ce nombre d'après les documents contemporains, mais en observant qu'il faut beaucoup se défier de l'exagération des chiffres. Si on les prenait à la lettre, on arriverait, pour les sept années de l'insurrection, à un chiffre de victimes presque égal à celui de la population de la Morée.

[9] Mémoires et Correspondance de METTERNICH, t. III, p. 473.

[10] Voir Édouard DRIAULT et Michel LHÉRITIER, Histoire diplomatique de la Grèce, t. Ier, p. 193.

[11] Dépêche de M. de Beaurepaire, 16 avril 1824. (Arch. des Aff. étr., Turquie, vol. 288, f° 212.)

[12] Déclaration du 25 juillet 1825. (Aff. étr., Grèce, vol. 2, pièce n° 70.)

[13] Déclaration faite par Canning au prince de Polignac, le 6 mai 1826. (Aff. étr., Angleterre, vol. 620.) — Voir aussi, quoique un peu différent, le récit de LANE POOLE, The life of Stratford Canning, t. I, p. 388.

[14] Archives des Affaires étrangères, Russie, vol. 170, f° 160 et suiv.

[15] Archives des Affaires étrangères, Russie, vol. 170, f° 171.

[16] Dépêches de La Ferronnays, 9 avril et 18 mai 1826. (Aff. étr., Russie, vol. 170, f° 269 et suiv., f° 361 et suiv. et passim.)

[17] Affaires étrangères, Angleterre, vol. 620, f° 160 et suiv.

[18] Affaires étrangères, Turquie, vol. 247, f° 231.

[19] Affaires étrangères, Turquie, vol. 247, f° 273. — Toute cette négociation en vue de triompher des résistances turques a été retracée en un récit très intéressant et très détaillé, d'après les documents du ministère des Affaires étrangères, par M. DRIAULT, Histoire diplomatique de la Grèce, t. I, p. 367 et suiv.

[20] Rapport de l'amiral de Rigny, 26 septembre. (Aff. étr., Grèce, vol. 3, n° 172.)

[21] JURIEN DE LA GRAVIÈRE, la Station du Levant, t. II, p. 19.

[22] Papers relative to the affairs of Greece A, p. 17.

[23] Papers relative to the affairs of Greece A, p. 14-15.

[24] Polignac au ministre des Affaires étrangères, 12 novembre 1827. (Angleterre, vol. 622, f° 245.)

[25] Papers relative to the affairs of Greece A, p. 21.

[26] Dép. 27 février 1828. (Arch. Aff. étr., Angleterre, vol. 623, f° 195.)

[27] Voir sur cet épisode héroïque JURIEN DE LA GRAVIÈRE, la Station du Levant, t. II, chap. XI.

[28] Archives des Affaires étrangères, Angleterre, vol. 623, passim.

[29] Archives des Affaires étrangères, Angleterre, vol. 624, passim.

[30] Archives du ministère des Affaires étrangères, Angleterre, vol. 624, f° 436-437.

[31] Affaires étrangères, Angleterre, vol. 624, f° 415 et suiv.

[32] Papers relative to the affairs of Greece, A, p. 49.

[33] NETTEMENT, Histoire de la Restauration, t. VIII, p. 183-185.

[34] 9 septembre 1829. (Papers relative to the affairs of Greece, A p. 154.)