SOMMAIREI. — Le nouveau ministère : M. de Martignac, ses collègues.II. — Accueil dans le public et dans la Chambre. — Comment les ministres s'appliquent par leurs actes à se concilier l'opinion libérale.III. — Les Jésuites : commission nommée pour rechercher les moyens d'assurer l'exécution des lois du royaume ; ses conclusions. — Préparation des Ordonnances sur les séminaires et sur les Jésuites. — Longue hésitation du roi et de quels conseils il s'entoure. — Publication des Ordonnances (16 juin 1828). — Le sentiment public. — Les évêques : quelle protestation est rédigée.IV. — Le Saint-Siège et les Ordonnances. — Attitude attristée mais résignée du pape Léon XII. — Efforts du gouvernement français pour prévenir toute protestation du Saint-Siège ; quels négociateurs il emploie ; quelle formule d'entente est adoptée. — Comment s'apaisent les résistances épiscopales. — Prudente et digne conduite des Jésuites au moment de quitter leurs collèges.I Après la chute de Villèle, Charles X tint — peut-être sans le vouloir — une conduite qui eût pu servir d'exemple à tous les princes constitutionnels. Les électeurs avaient nommé, en grand nombre, des royalistes très sincères, mais qui redoutaient l'extrême droite pour ses tendances réactionnaires, et se défiaient de la droite elle-même. Le roi nota ces signes, et montrant autant de docilité qu'il montrait parfois d'entêtement, il prit, ses conseillers là où le voulait l'opinion publique, c'est-à-dire dans le centre droit. Dans le ministère nouveau point de chef officiel ; mais émergeant au-dessus de ses collègues, un personnage qui semblait incarner en lui l'esprit de conciliation. C'était M. de Martignac, à qui se trouvait dévolu le portefeuille de l'Intérieur. Des titres déjà anciens l'avaient recommandé au choix royal : commissaire civil à l'armée d'Espagne, il avait plus d'une fois, avec la discrétion avisée d'un sujet fidèle, dissipé les illusions ou tempéré les emportements du duc d'Angoulême. Directeur général des domaines, il avait élaboré en grande partie la loi d'indemnité. Si la grâce suffisait pour conquérir l'autorité, nul homme d'État ne l'eût égalé. Tout en lui attirait : une physionomie fine et mobile ; une élégance exquise dans les manières ; une intelligence vive, ouverte, qui suppléait par pénétration naturelle à l'insuffisance de l'étude et du travail ; une sorte de nonchalance un peu lassée où se révélait l'homme de plaisir, mais qui était un charme de plus ; une éloquence familière, élevée, émue, et servie par une voix d'une incomparable harmonie. On s'était fatigué du terne et froid Villèle. Le contraste était complet, et à tel point que de la part de tout autre que de Charles X, on eût pu y découvrir un peu de malice. Villèle ou Martignac, chez l'un et l'autre le dévouement était égal pour le service du roi. Qui réussirait le mieux ? A cette première heure, nul n'eût pu le prédire. Mais ceux qui connaissaient le mieux les assemblées savaient que la douce persuasion glisse souvent sur elles sans pénétrer jusqu'aux profondeurs, et qu'un peu d'humeur commandante, fût-elle impérieuse, est indispensable à qui veut gouverner longtemps. Un double souci dominait chez les hommes de la Restauration, celui -d'avoir des finances saines et une politique extérieure assurée. Cette sollicitude maîtresse inspira les choix. Les Finances furent confiées à M. Roy, financier habile et intègre, qui continuerait les sages errements suivis depuis douze années. Quant au portefeuille des Affaires étrangères, on en pourvut le comte de la Ferronnays. C'était un gentilhomme de vieille race qui longtemps avait vécu dans l'intime familiarité du duc de Berry et, après une violente querelle, s'était séparé de lui. Sous les auspices du duc de Richelieu, il était devenu diplomate et, depuis plus de six ans, représentait son pays à Saint-Pétersbourg. Peu ambitieux et de santé plutôt chancelante, il n'accepta le ministère que sur les instances et, pour ainsi dire, sur l'ordre de son souverain. Nulle désignation ne pouvait être plus heureuse. Indépendant autant que fidèle, le comte de la Ferronnays jugeait que le premier devoir d'un sujet loyal est de ne celer aucune vérité utile. Libéral par raison, il sentait que la monarchie ne durerait qu'à la condition de s'adapter doucement aux exigences de l'esprit nouveau. Ame élevée et chrétienne, il estimait que tous les actes d'un homme public sont autant de gestes dont il doit compte à Dieu. En cette composition du nouveau ministère, un nom eût étonné par son obscurité, celui du vicomte de Caux, désigné sous l'appellation de ministre de l'Administration de la guerre. C'est que ce personnage, tout à fait de second plan quoique très estimable, n'était dans le projet primitif que le subordonné du duc d'Angoulême, chargé de régler l'avancement des officiers. Depuis la guerre d'Espagne, combien de fois les flatteurs n'avaient-ils pas répété à l'excellent prince qu'il possédait les dons d'un grand capitaine ! Celui-ci était trop sensé pour se prêter à cette ridicule adulation. Mais, comme il n'est point de sottise qui, à la longue, ne s'insinue par quelque fissure, il avait fini par se persuader que tout de même il ne manquait point d'aptitudes militaires : de là l'ambition de présider de haut aux choses de l'armée. Au bout de peu de temps on reviendra à la règle. Du dessein primitif quelque chose pourtant subsistera : la direction du personnel sera confiée à l'un des aides de camp du prince ; ce qui, en lui permettant de fréquentes ingérences, communiquera souvent une apparence de faveur ou d'arbitraire aux promotions, même les mieux justifiées. De l'ancienne administration on conserva M. de Chabrol, ministre de la Marine, et Mgr Frayssinous qui garda les Affaires ecclésiastiques, tandis que M. de Vatimesnil était préposé à l'Instruction publique. L'ancienne direction du Commerce et des Manufactures fut transformée en ministère, et le titulaire en fut M. de Saint-Cricq. Enfin M. Portalis devint garde des Sceaux ; et ce nom, très respecté, mais qui signifiait gallicanisme à outrance, parut signe de mesures imminentes contre la Compagnie de Jésus. II Quels que fussent les mérites des nouveaux ministres, l'accueil fut assez froid, au moins dans les Chambres. A l'extrême droite, on avait jugé Villèle trop modéré ; quel ne devait pas être le sentiment envers ses successeurs ! Sur les bancs de la droite, on avait pendant six années soutenu l'ancien président du Conseil ; était-il possible qu'on ne le regrettât point ? Si, au centre droit, on avait lieu d'être pleinement satisfait, le parti de la défection n'était pas loin de se croire joué ; car il n'obtenait aucune part dans la distribution des portefeuilles, et Chateaubriand, son chef, semblait oublié. A gauche, une réserve méfiante prévalut. Le Journal du Commerce se montra nettement défavorable. Le Constitutionnel affecta de mettre en doute la sincérité de l'évolution. M. de Villèle, écrivait-il, a quitté le devant de la scène, mais pour se réfugier dans le trou du souffleur. Ce langage était-il tout à fait sans fondement ? Charles X a choisi ses ministres en se conformant au vœu des électeurs. Mais voici que le regret, presque le remords de sa propre hardiesse le ramène vers ce Villèle qui, officiellement, n'est plus rien. En des billets tout intimes, il lui demande quotidiennement son avis. Il le consulte sur les concessions qu'il peut consentir ou qu'il doit refuser. Il l'interroge, un jour sur les finances, un autre jour sur les jésuites. Il s'oublie même jusqu'à lui communiquer le projet de discours que Martignac vient de lui remettre pour l'ouverture des Chambres : Je le trouve un peu faible, lui mande-t-il, et il ajoute : Mettez sur une feuille séparée vos idées et vos réflexions sur ce sujet si important[1]. Résignés à l'hostilité de l'extrême droite et sentant d'ailleurs qu'une partie des amis de Villèle ne se rallierait que malaisément à eux, M. de Martignac et ses collègues s'appliquèrent à fournir des gages qui leur assureraient le parti de la défection, ramèneraient à eux le centre gauche et peut-être leur vaudraient quelque concours parmi les plus modérés de la gauche elle-même. Ils obtinrent du roi qu'à l'ouverture des Chambres, fixée au 5 février, le discours du Trône contînt la promesse de mettre avec sagesse et maturité la législation en harmonie avec la Charte. La direction générale de la police fut supprimée, et le préfet de police fut changé. Royer-Collard, qui venait d'être honoré de sept élections, fut nommé président de la Chambre. Le cours de M. Guizot, suspendu en 1822, fut autorisé de nouveau. M. de Chabrol et Mgr Frayssinous, ces deux survivants de l'ancien ministère, furent remplacés, l'un à la Marine par M. Hyde de Neuville, ami de Chateaubriand, l'autre à la direction des Affaires ecclésiastiques par Mgr Feutrier, évêque de Beauvais. Restait le plus difficile qui était de satisfaire Chateaubriand. Il eût souhaité, comme revanche d'honneur, occuper, fût-ce pour un seul jour, le ministère des Affaires étrangères d'où il avait été, disait-il, chassé. Le roi ne pouvait se prêter à une mesure qui aurait eu un air de réparation. On le nomma à l'ambassade de Rome, ce qui avait le double avantage de l'éloigner et de flatter sa vanité par l'éclat d'un très brillant exil. En ces remaniements, il eût été séant de ménager Villèle. Tout animée encore des récentes luttes électorales, la Chambre n'observa point cette sagesse et dans sa réponse au discours du Trône, s'oublia même jusqu'à qualifier de déplorable l'administration qui avait précédé. Martignac laissa passer l'injure sans protester. En quoi il blessa au point le plus sensible, non seulement les amis de Villèle qu'il importait de rallier, mais le roi lui-même. C'est qu'il y a des réalités plus fortes que toutes les fictions constitutionnelles ; et Charles X ne pouvait que se sentir cruellement atteint par cette dure condamnation d'un ministère qu'il avait gardé pendant six années. Aux changements dans le personnel s'ajoutèrent les changements dans la législation. Le 2 mars, une commission fut nommée à l'effet de modifier, en y introduisant le système de l'élection, le régime municipal et départemental. Le 21 avril, une ordonnance royale restreignit, tout en la laissant très grande, la part d'influence du clergé en matière d'instruction primaire. Un peu plus tard, une loi sur la presse fut votée qui supprimait l'autorisation préalable, les procès de tendance et, en outre, abolissait la censure. Cependant le premier article du Credo libéral était alors l'extirpation des Jésuites. Martignac le savait et, quoique sans beaucoup d'entrain, car il était le moins passionné des hommes, — il livra à son collègue Portalis ceux que la chute de Villèle laissait sans abri contre la disgrâce. III Soit souci de ménager le roi, soit désir d'un supplément de lumière, les ministres se gardèrent d'une décision précipitée. Le 18 janvier, une commission fut nommée qui était chargée d'un double objet : vérifier en général l'état des écoles ecclésiastiques secondaires : puis rechercher par quel moyen— et c'est ici que les Jésuites étaient visés — on assurerait l'exécution des lois du royaume. Un très louable esprit d'équité dicta la composition du comité : il comprenait trois pairs de France : MM. Lainé, Séguier, Mounier ; trois députés : MM. de la Bourdonnaye, Alexis de Noailles, Dupin ; de plus l'archevêque de Paris, M. de Quélen, et un autre prélat ; enfin un membre de l'Université, M. de Courville. La présidence fut déférée à l'archevêque de Paris. L'enquête générale sur les écoles ecclésiastiques secondaires y révéla des irrégularités notables : 126 d'entre elles avaient été dûment autorisées, mais 53 autres fonctionnaient sans aucun titre légal, et furent invitées à se mettre en règle. En outre, la plupart de ces établissements se rapprochaient par un trait commun : aux vrais séminaristes destinés par vocation à la cléricature se mêlaient beaucoup d'enfants ou d'adolescents qui n'étaient que des collégiens ordinaires sans aucune aspiration aux ordres sacrés. Les commissaires estimèrent que ces élèves laïques devaient être soumis à la taxe universitaire. Jusqu'ici nulle discussion irritante. Où les dissentiments commencèrent, ce fut sur le sens de ce qu'on appelait les lois du royaume et sur l'opportunité d'en assurer l'exécution. Les adversaires des Jésuites se prévalurent des édits royaux qui les frappaient et rappelèrent par surcroît l'édit de Louis XVI qui, en adoucissant leur condition, leur refusait tout droit d'enseigner. Ils invoquèrent en outre la législation de 1790 qui abolissait les ordres religieux et la loi organique du 13 avril 1802 qui confirmait implicitement cette abolition. Ils ajoutèrent qu'en 1825, quand on avait facilité l'autorisation pour les congrégations de femmes, on avait expressément stipulé que pour les ordres d'hommes rien n'était changé. Ainsi s'exprimèrent les jurisconsultes en une argumentation très forte et, au point de vue strictement légal, bien malaisée à détruire. — Cependant l'opinion contraire s'attachait moins à débattre les textes qu'à établir qu'ils étaient frappés de caducité. Pouvait-on invoquer les édits de l'Ancien Régime quand de l'Ancien Régime tout avait péri ? Si l'on exhumait les édits contre les Jésuites, ne donnerait-on pas licence à qui voudrait faire revivre l'ancien ordre de choses tout entier ? Les lois de l'époque intermédiaire et les lois postérieures étaient plus difficiles à écarter. Mais on laissait entendre que la Charte les avait implicitement marquées de désuétude en abolissant toute distinction entre les citoyens et en conférant à tous une entière égalité de droit, à la condition que ni l'ordre public, ni les bonnes mœurs ne fussent lésés. Même en admettant la validité des textes légaux, il convenait de bien marquer ce qui pouvait être illicite, ce qui certainement était permis. Si les Jésuites entendaient se reconstituer en Ordre religieux au sens ancien, c'est-à-dire comme congrégation ayant une existence légale, aya nt le droit de posséder, de recevoir, d'aliéner, l'autorité civile pourrait s'enquérir d'eux et les considérer comme association illégale. Mais telles n'étaient point leur condition. Huit évêques, usant des pouvoirs que leur conférait pour l'organisation de leur séminaire l'ordonnance du 5 octobre 1814, les avaient appelés au ministère de l'enseignement. Ils étaient venus, non comme religieux mais comme simples citoyens choisis par l'évêque, surveillés par lui, révocables par lui. En cette mission toute subordonnée, pouvait-on reconnaître les signes d'une vraie congrégation religieuse ressuscitée ? — Telle fut en gros la réponse à l'accusation. Quand on arriva au vote, Lainé, Séguier, Mounier et avec eux Dupin conclurent à la violation de la loi : les deux évêques, M. de la Bourdonnaye, M. de Noailles opinèrent en sens contraire, et M. de Courville se ralliant à eux, le parti de la tolérance l'emporta[2]. Le rapport fut déposé le 28 mai. Sans s'arrêter à un avis qui n'avait été formulé qu'à la majorité d'une seule voix, le garde des Sceaux Portalis avait déjà élaboré un projet d'ordonnance qui réglementait sur divers points les écoles ecclésiastiques et enlevait aux Jésuites le droit d'enseigner. Cependant une résistance restait à vaincre, celle du roi. Sa piété s'effrayait d'une mesure qui avait un aspect de
rigueur, presque de persécution ; et en homme pénétré des jugements du ciel,
il redoutait avant tout de charger sa conscience. En sa perplexité, il
résolut de se confier à M. Frayssinous, évêque d'Hermopolis, naguère l'un de
ses ministres, et conseiller aussi éclairé que sûr. En termes modérés, mais
sans hésitation, Frayssinous s'éleva contre le projet ministériel : Il est inspiré, dit-il, par
un regrettable esprit de méfiance et, pour rien au monde, je ne voudrais le
contresigner. Venant aux jésuites, le prélat ajouta : J'ai constaté dans leurs établissements quelques abus que
j'aurais voulu corriger. Mais je n'aurais jamais imaginé qu'il convint de les
frapper dans leurs droits de citoyens français. Je n'ignore pas que M.
Portalis considère leur existence comme contraire aux lois ; mais d'autres
jurisconsultes professent une opinion contraire : tels M. Pardessus ou bien
encore M. Delvincourt, doyen de la Faculté de droit de Paris. Sur les
arguments juridiques, Frayssinous n'insista pas, sentant son incompétence.
Mais passant à un autre ordre d'idées : Il me semble,
dit-il, que Votre Majesté a une certaine affection
pour les Jésuites. Le roi, qui s'était tu jusque-là, interrompit : Je ne puis pas dire que je les aime, je ne puis pas dire
non plus que je ne les aime pas. Beaucoup d'excellents catholiques ne leur
sont pas favorables. L'évêque reprit : Que
Votre Majesté daigne songer que ce sont les familles les plus dévouées à la
monarchie qui font élever leurs enfants chez les Jésuites. Est-il politique
d'affliger ou d'offenser les plus solides amis du trône ? — C'est vrai, reprit Charles X, très touché de
l'argument. Je comprends tout cela. Puis il
ajouta avec embarras : Mais mes ministres m'affirment
qu'ils ne peuvent se maintenir qu'en donnant par le sacrifice des Jésuites un
gage à l'opinion publique. Ce fut au tour de Frayssinous de fléchir un
peu : Il y a, dit-il, des questions de haute politique dans lesquelles il ne m'appartient pas
d'entrer. Mais je considère la mesure comme très fâcheuse. Elle ne pourrait
s'excuser que par une absolue nécessité et pour éviter de plus grands maux.
L'entretien touchait à sa fin. Comme l'évêque se retirait, il s'arrêta près
de la porte, et une seconde fois répéta : La
nécessité, une nécessité urgente pourrait seule expliquer une pareille
décision[3]. L'âme du roi n'était point apaisée. Sur ces entrefaites il sut que M. de la Ferronnays, lui aussi de conscience très délicate, avait consulté un théologien, que celui-ci l'avait rassuré ; et cet avis contribua à calmer le monarque. Les jours suivants, l'anxiété le ressaisit. S'adressant de nouveau à Frayssinous, qui du 2 au 14 juin fut mandé cinq fois à Saint-Cloud, il lui confia le texte du projet et l'invita à convoquer à l'archevêché une sorte de conseil de conscience destiné à l'éclairer. Les théologiens consultés déclarèrent à l'unanimité, après une conférence qui dura plus de quatre heures, que la mesure était très regrettable, qu'aucun d'eux ne consentirait à y participer ; mais que si le roi la jugeait absolument indispensable, ils ne la condamneraient point. Comme si aucune anxiété ne dût être épargnée au prince, il se trouva que, quand il fut à peu près calmé, Mgr Feutrier, le ministre des Affaires ecclésiastiques, se prit lui-même à trembler. C'était un prélat affable et bon, mais faible et ambitieux : L'ambition, disait-il moitié plaisant, moitié sérieux, est la seule passion qu'un ecclésiastique puisse avouer sans rougir ; peut-on nous reprocher un peu d'ambition ? Son ambition n'était pas telle qu'elle l'allégeât de tous les scrupules et, devant le texte à signer, il s'agitait entre deux craintes, celle de n'être plus ministre, et celle de commettre un péché. Pour échapper à l'embarras, il fut décidé qu'on rédigerait, non une seule mais deux ordonnances. L'évêque de Beauvais ne signerait que celle qui concernait les séminaires ; celle qui frappait les Jésuites serait signée par Portalis. Ainsi s'acheminait-on à travers beaucoup de perplexités vers la conclusion : J'ai prié, j'ai consulté, disait le 11 juin Charles X à Frayssinous en un dernier entretien, je crois vraiment la mesure nécessaire. Au moment d'apposer son nom au bas des deux ordonnances, il ressentit pourtant une suprême hésitation, et voulut, à tout événement, se munir d'une absolution épiscopale. Se tournant vers Mgr Feutrier : Monsieur l'évêque de Beauvais, croyez-vous vraiment que je ne fais rien de mal. — Sire, non seulement Votre Majesté ne fait rien de mal, mais elle évite de grands malheurs. Et Charles X signa. Le 17 juin, le Moniteur publia les deux ordonnances. La première, spéciale aux Jésuites, leur enlevait les huit établissements confiés à leur direction. Elle stipulait en outre que nul ne pourrait enseigner, soit dans les collèges officiels, soit dans les institutions particulières s'il n'affirmait par écrit qu'il n'appartenait à aucune congrégation religieuse non légalement reconnue en France. — La seconde ordonnance avait pour objet de rendre aux écoles secondaires ecclésiastiques, plus ou moins transformées en collèges, leur vraie destination. Dans ce but, on fixait le nombre des élèves qui, pour toute la France, ne devait, en aucun cas, dépasser le maximum de vingt mille. On interdisait dans les écoles ecclésiastiques toute admission d'externes. On prescrivait à partir de quatorze ans le port de la soutane. On stipulait enfin que les diplômes de bachelier obtenus par les élèves des séminaires ne seraient point valables pour l'entrée dans les carrières publiques, mais ne pourraient être produits utilement que par les étudiants en théologie. En échange et comme en compensation de ces servitudes, le gouvernement créait pour les aspirants ecclésiastiques huit mille demi-bourses de 150 francs chacune. Telles furent les Ordonnances. On comprend bien, en les lisant, les longues perplexités du pieux Charles X. En se fondant sur des lois, non expressément abrogées sans doute, mais désuètes et en désaccord avec le libéral esprit de la Charte, on frappait toute une catégorie de Français, et de Français non médiocres ni méprisables, mais pour la plupart de la plus pure race de France et entièrement dévoués à la monarchie. On n'atteignait pas seulement les Jésuites, mais par avance tout ordre religieux enseignant qui, sans s'être muni de l'estampille officielle, tenterait de reparaître. Quel autre sens fallait-il attacher, en effet, à cette clause qui imposait à tout candidat à l'enseignement la promesse de n'appartenir à aucune congrégation non autorisée ? Un autre résultat des Ordonnances était de river les chaînes du monopole. En supprimant l'externat, en exigeant à partir de quatorze ans le port de la soutane, en marquant d'infériorité les diplômes obtenus à la suite des études dans les séminaires, la législation nouvelle refoulait vers l'enseignement officiel tout ce qui, jusqu'ici, y avait échappé. A part quelques établissements dits de plein exercice, il ne restait plus, en dehors de l'Université, que l'éducation familiale. Du texte des Ordonnances, le public simpliste ne retint qu'une seule disposition : la disgrâce des Jésuites. On vit bien en cette occurrence tout ce que le travail continu des journaux peut accumuler de grossissements ou accréditer d'erreurs. Les membres de la Société de Jésus ne dépassaient pas en 1828 le nombre de 456, même en y comprenant les scolastiques et les frères coadjuteurs[4]. Ils avaient en tout deux résidences, à Paris et à Laval ; deux noviciats, à Montrouge, à Avignon. Ils dirigeaient huit petits séminaires ou collèges, avec une population scolaire qui n'atteignait pas trois mille élèves. Un calcul, à la fois très grossier et très raffiné, s'était appliqué à esquiver toute précision de chiffres. Puis le même artifice s'était employé à éveiller l'inquiétude, par l'évocation d'une puissance mystérieuse qui absorberait tout si on ne la supprimait. Pendant dix années, la tâche s'était poursuivie, au point de provoquer une répulsion presque universelle. Et cette répulsion éclatait avec 'une telle force que Charles X avait pu, non sans vérité, dire à Frayssinous : La mesure m'est imposée, je ne puis m'y dérober. A la publication des Ordonnances, tout le camp libéral applaudit. Tout ce qui restait du dix-huitième siècle incrédule se pâma d'aise. Jansénistes et gallicans savourèrent, avec toute la joie d'une revanche, la disgrâce de leur vieil adversaire. Parmi les légistes, quelques-uns protestèrent, mais la plupart approuvèrent ou se turent. Les catholiques se troublèrent tout d'abord ; puis ils s'en remirent au roi Charles X, incapable d'affliger l'Église, et conseillé d'ailleurs par Mgr Feutrier. Il y a des témoignages qui, par leur brièveté tranquille, sont révélateurs. Deux jours après l'acte gouvernemental, le duc de Broglie, alors fort engagé dans l'opposition, mais l'un des esprits les plus éclairés du temps et partisan en principe de la liberté d'enseignement, portait sur les Ordonnances ce jugement sommaire : Il me semble qu'on est content et qu'on aurait tort de ne pas l'être[5]. En ces conjonctures, un souci demeurait. Quelle serait l'attitude des évêques ? Les Ordonnances leur avaient doublement déplu, d'abord par le coup porté aux Jésuites. puis par l'ingérence dans l'administration de leurs séminaires. Mgr de Quélen avait porté ses doléances à Saint-Cloud, mais sans rien obtenir. Cependant un certain nombre de prélats étaient réunis à Paris, et se montraient très émus, très irrités même. Ce qui les enhardit, ce fut l'attitude du nonce, Mgr Lambruschini ; celui-ci ne cachait pas son regret des récentes mesures et affectait même de fuir tout contact avec l'évêque de Beauvais. Le doyen de l'épiscopat était le cardinal de Clermont-Tonnerre, archevêque de Toulouse. L'âge, qui calme généralement les vieillards, n'avait pas tempéré sa bouillante humeur. Il rédigea ou l'on rédigea pour lui un mémoire qui devait être placé sous les yeux du roi et qui était une véhémente protestation contre les Ordonnances. Une expédition du document fut remise à la nonciature. Puis on en tire autant de copies qu'il y avait d'évêques en France ; et ces copies furent envoyées au chef-lieu de chaque diocèse avec demande d'adhésion. Quel serait le sort des réclamations épiscopales ? Que le Saint-Siège leur refusât son appui et la résistance tomberait d'elle-même. Qu'au contraire, il les encourageât ; et le bruit des protestations pourrait, en se prolongeant, embarrasser fort le gouvernement. C'est ainsi que l'affaire des Ordonnances trouverait à Rome son épilogue. IV On n'ignorait point à Rome combien était précaire en France, depuis l'avènement du ministère Martignac, la condition des Jésuites. Léon XII qui gouvernait alors l'Église s'était, dès le 31 mars, entretenu de ce sujet avec notre ambassadeur, le duc de Laval : Quels que soient les événements, avait-il ajouté, je n'aurai pas à m'occuper d'un asile pour les Pères ; car on les demande en Autriche, en Piémont ; et j'en ai besoin moi-même pour mes propres États[6]. Le 17 juin, M. de la Ferronnays avait notifié officiellement les Ordonnances à notre chargé d'affaires à Rome. Il s'agissait, disait-il, d'actes de souveraineté et d'administration dont Sa Majesté ne devait compte à personne. On insistait sur le mouvement de l'opinion publique et sur la nécessité où l'on s'était trouvé d'y céder. Que si les évêques protestaient, on comptait sur la sagesse du Saint-Siège pour les éclairer et les rappeler à l'obéissance due au monarque, à la soumission due aux lois[7]. Celui qui, dans les premiers jours de juillet, reçut la dépêche n'était ni le duc de Laval nommé depuis deux mois à Vienne, ni son successeur, M. de Chateaubriand, qui était encore à Paris, mais un simple chargé d'affaires, M. Bellocq. Le cardinal Bernetti, secrétaire d'État, venait lui-même d'entrer en fonctions, ayant remplacé depuis quelques jours seulement le vieux cardinal della Somaglia. Léon XII était de santé précaire et obligé souvent à remettre ses audiences. Ce fut seulement le 11 juillet que M. Bellocq fut reçu par le souverain pontife : Votre Sainteté, dit l'envoyé français, connaît sans doute les mesures prises par le gouvernement du roi. — Je les connais fort bien, et je ne vous cache pas qu'elles m'ont causé une vive douleur. M. Bellocq développa alors tout ce. qu'il avait commission de dire et, pour rendre son langage un peu moins déplaisant, désavoua de la part de son gouvernement toute idée de malveillance ou de rigueur. Puis il résuma la seconde ordonnance, celle qui concernait les séminaires. Le Saint-Père le laissa parler tant qu'il voulut, sans l'interrompre une seule fois. Il se tenait la tête inclinée sur la poitrine, en témoignage de résignation, et en une attitude qui révélait à la fois l'amertume de son cœur et sa ferme volonté de n'exhaler aucune plainte. Rompant enfin le silence, il laissa échapper ces mots un peu dédaigneux dans leur indulgence : Vous avez trop de jugement pour ne pas comprendre l'importance de tout ceci. Toujours conciliant autant qu'attristé, il ajouta : Je n'ai reçu jusqu'ci aucune représentation du clergé de France ; et il assura que ses conseils aux évêques, s'il était appelé à en donner, ne s'inspireraient que du respect et de l'obéissance dus au pouvoir royal. S'abandonnant un peu plus sur la fin de l'audience : Je crois à la droiture du roi et de ses ministres, mais non à celle du parti qui semble prévaloir et qui a commandé les mesures. M. Bellocq ayant invoqué les exigences de la société actuelle : Ah ! je ne les connais que trop, reprit le Saint-Père ; mais je ne sais pas si les sacrifices sont le meilleur moyen de les désarmer[8]. En quittant les appartements du pape, le chargé d'affaires vit le cardinal Bernetti. C'était un homme du monde, un peu égaré dans la cléricature. Le duc de Laval disait de lui. Il n'a d'ecclésiastique que la couleur de ses habits. Si laïcisé qu'il fût, il montra dans son jugement beaucoup moins de mansuétude que le pape, et exprima surtout la crainte que les mesures imposées par le parti dominant ne fussent le prélude d'autres mesures bien plus dommageables encore. Le Saint-Père venait d'affirmer à M. Bellocq qu'aucune lettre épiscopale ne lui était parveM.ie. L'assertion, vraie le 11 juillet, n'était plus exacte le lendemain. Une lettre d'évêque arriva de France et fins suivie de quelques autres. Pendant ce temps, dans les milieux pontificaux, les Ordonnances étaient commentées, non sans émotion. Le serment de n'appartenir à aucune congrégation semblait exigence injurieuse. La limitation du nombre des élèves dans les séminaires était jugée empiétement de l'autorité civile. Puis, quel serait le sort des Jésuites et seraient-ils chassés de France ? Sur ce point, le cardinal Bernetti interrogea M. Bellocq : Non, répondit celui-ci ; ils ne seront point expulsés. La seule chose qu'on leur interdise c'est la faculté d'enseigner. Et il ajouta : Notre gouvernement ne sera jamais un gouvernement persécuteur. Le 18 juillet un conseil de cardinaux se rassembla pour délibérer sur la conduite à tenir, et plusieurs des membres du Sacré-Collège proposèrent d'appuyer les remontrances du clergé français. Quelques jours plus tard, le 31 juillet, on remarqua que le Saint-Père célébrait avec une extrême dévotion, avec un éclat inaccoutumé, la fête de saint Ignace de Loyola ; et l'on vit en cet hommage un signe particulier de sympathie pour l'Ordre que les lois françaises frappaient[9]. A Paris, on apprit avec un grand soulagement, par les dépêches de M. Bellocq, que le Saint-Père, bien qu'attristé, se garderait de soulever le moindre conflit. Le ministre des Affaires étrangères se hâta de prendre acte de cette assurance et d'en témoigner sa gratitude. Cependant l'épiscopat français persistait dans son opposition. Au mémoire de M. de Clermont-Tonnerre, les adhésions arrivaient nombreuses. De là, la crainte d'un revirement de la part du Saint-Siège. Telles étaient les appréhensions que M. Bellocq, simple chargé d'affaires, fut jugé inégal aux circonstances. Déjà notre représentant à Naples, M. de Blacas, appelé à Rome pour y régler le sort de certains établissements français, avait été invité à mettre à profit ses relations dans la curie romaine pour incliner les esprits à la modération. Comme si cette adjonction ne suffisait pas, on imagina à Paris l'envoi d'un troisième négociateur, tout officieux et secret qui, voyageant, disait-on, pour ses affaires particulières, apporterait à M. Bellocq et interpréterait auprès du Saint-Siège les plus récentes pensées du gouvernement français. Ce messager était un conseiller à la Cour de cassation, M. Lasagni, Italien d'origine, d'esprit très délié, et qui, habitué par ses fonctions à démêler les plus délicates nuances des questions juridiques, serait particulièrement apte à faire prévaloir une formule, pas trop déplaisante pour le pape, et acceptable pour l'épiscopat. L'opportunité se complétait par cette circonstance que cet Italien avait été le condisciple du cardinal Bernetti, ce qui rendrait plus aisés et plus intimes les entretiens. M. Lasagni arriva à Rome le 30 août. Comme il avait fort hâté son voyage, et que le duc de Blacas, venu de Naples, avait au contraire retardé le sien, les deux diplomates, tous deux investis de la même mission, se trouvèrent ensemble à Rome ; ce qui froissa fort le duc de Blacas : Je partirais tout de suite, écrivit-il, si je n'étais habitué à sacrifier au service du roi tout ce qui m'est personnel. Le 31 août M. Lasagni eut, avec le secrétaire d'État, une conversation de deux heures. Puis, le 2 septembre, il fut reçu par le Saint-Père. Léon XII était triste mais calme, blessé au fond de l'âme, mais résolu à garder une attitude qui fût jusqu'au bout conciliation et paix : Quatre ou cinq évêques, dit-il à M. Lasagni, se sont adressés à moi. Je n'ai répondu qu'à un seul par l'intermédiaire d'un religieux, et en lui recommandant de se maintenir autant que possible avec le roi... J'ai reçu une copie du mémoire du cardinal de Clermont-Tonnerre ; je me suis borné à en accuser réception. Précisant ses intentions, le Saint-Père ajouta : Si le corps des évêques me consulte, je répondrai en recommandant qu'on s'en rapporte à la piété du roi pour l'exécution des Ordonnances. Si, après l'exécution de ces ordonnances, les évêques me consultent de nouveau, je ferai alors ce que me dictera ma conscience. Ayant parlé de la sorte, le pape se plaignit, mais en termes très doux, des mesures relatives aux séminaires et des restrictions qu'elles apportaient aux pouvoirs épiscopaux. Ce langage confirmait les assurances données le 11 juillet
à M. Bellocq. Il importait de constater officiellement, d'authentiquer par
écrit, s'il était possible, les paroles du pontife, afin de s'en autoriser
vis-à-vis de l'épiscopat. En jurisconsulte habitué aux formes juridiques, M.
Lasagni débattit avec le cardinal secrétaire d'État une déclaration dont les
termes, soigneusement pesés, seraient à la fois, pour le gouvernement
français, un gage de la bonne volonté pontificale, et pour les évêques une
direction. Cette note, rédigée presque en style d'arrêt, portait que Sa Sainteté, confiante d'un côté en la haute piété du fils
aîné de l'Église et, de l'autre, persuadée du dévouement sans réserve des
évêques envers Sa Majesté, n'imaginait pas qu'Elle fût jamais dans la
nécessité de rompre le silence, mais que, si ce malheur arrivait, le
Saint-Père ne s'adresserait à personne sans en prévenir d'avance Sa Majesté
pour lui faire connaître sa nouvelle position et y pourvoir, mais de manière
à ne jamais troubler la paix et à ne mettre jamais l'épiscopat en opposition
avec le trône[10]. Par ce langage, le Saint-Père s'abstenait de condamner ou d'absoudre ; mais, considérant que les maximes essentielles de l'Église n'étaient point en jeu, tenant en outre compte des nécessités politiques, il prescrivait aux évêques, pour éviter de plus grands maux, de contenir l'expression publique de leurs regrets et de pratiquer une silencieuse obéissance. Ce fut avec joie que ces assurances furent accueillies à Paris : car le mémoire épiscopal destiné d'abord à demeurer secret, avait été publié par l'Ami de la religion ; soixante-dix prélats y avaient adhéré, et dans une partie du clergé régnait une vive excitation. Il fallait mettre à profit les dispositions du Saint-Siège. Le cardinal de Latil, archevêque de Reims et confident intime de Charles X, se chargea de ce soin. En une lettre aux évêques, il traduisit le langage pontifical, mais en une traduction un peu trop libre et surtout abrégée à l'excès : car, sous sa plume, le conseil attristé et résigné de Léon XII se transforma en une invitation sommaire aux évêques à se confier à la haute piété et à la sagesse du roi pour l'exécution des ordonnances et à marcher d'accord avec le trône. Les prélats qui, en signant le mémoire, avaient fait
figure de protestataires, n'eurent plus qu'un souci : celui de déguiser de
leur mieux leur recul. Le gouvernement vint d'ailleurs à leur secours en
tempérant fort dans la pratique l'exécution de l'ordonnance sur les petits
séminaires. Quelques-uns pourtant ne désarmèrent qu'en frémissant : tel le
fougueux cardinal de Clermont-Tonnerre. Il semble aussi que le vertueux M. de
Quélen, qui avait été très mêlé aux récents incidents, en conserva un souvenir
à la fois irrité et dépité. Ah ! je ne me mêlerai
plus d'affaires, écrivait-il à M. de Rayneval, chargé par intérim des
Affaires étrangères[11]. Avant la fin de l'année, à peine quelques remous attestaient-ils la récente tempête épiscopale. C'est une justice à rendre aux Jésuites, qu'ils ne firent rien pour accroître ou prolonger l'agitation, et furent au contraire, quoique victimes, ouvriers d'apaisement. Avec une clairvoyante sagesse, ils surent distinguer entre le parti qui de longue main avait préparé leur disgrâce, et le prince qui ne cédait à ce parti qu'en gémissant. Pendant les deux mois qui s'écoulèrent entre l'ordonnance royale et la séparation des vacances, pas un mot sur leurs lèvres qui fût révolte, pas une parole qui pût surexciter leurs élèves ; mais au contraire, jusqu'au dernier jour, des études, des classes poursuivies avec une régularité paisible, comme il convient à des hommes habitués à briser leur cœur et à fixer vers Dieu dans l'une ou l'autre fortune un regard intrépide et toujours chargé de confiance. Les instructions du Père provincial aux recteurs des collèges s'exprimaient en ces termes : Après votre distribution de prix qui doit être faite sans éclat et sans discours tendant à faire des allusions ou à exciter des regrets, vous donnerez à tous les huit jours de vacances que permet l'Institut ; puis tous feront la retraite annuelle avec le plus de recueillement et de ferveur qu'ils pourront... Enfin vous encouragerez tous les nôtres à profiter de ces pénibles épreuves pour se retremper dans l'esprit de générosité, de confiance et de foi[12]. Le ministère Martignac ne relèverait-il de l'histoire que par le souvenir des Jésuites disgraciés ? Heureusement, à l'extérieur une tâche moins ingrate sollicitait, en ce temps-là même, son activité. Cette année 1828 fut celle où se décida l'indépendance de la Grèce. J'ai hâte d'échapper, au moins pour un instant, à nos querelles intérieures et de marquer — fût-ce au prix d'un assez long retour en arrière, — comment, en cette affaire qui mit en jeu des intérêts beaucoup plus grands que ceux de la Grèce elle-même, la France, d'abord réservée, sut s'élever jusqu'à un rôle de premier plan tout à fait digne de son passé, de sa traditionnelle droiture et de son nom. |
[1] Charles X au comte de Villèle, 24 janvier 1828. (Mémoires et correspondance de Villèle, t. V, p. 321.)
[2] Rapport du 28 mai 1828. (Voir DUVERGIER, Collection des lois, t. XXVIII, deuxième partie. — GEOFFROY DE GRANDMAISON, la Congrégation, p. 348, d'après les notes de M. Alexis de Noailles.)
[3] Récit de ce que j'ai dit et fait à l'occasion des ordonnances de 1828, par Mgr Frayssinous. (HENRION, Vie de Mgr Frayssinous, t. II, p. 633 et suiv.)
[4] Le Père BURNICHON, la Société de Jésus en France, t. I, p. 223.
[5] Duc DE BROGLIE, Souvenirs, t. III, p. 160.
[6] Le duc de Laval au min. des Aff. étr., 1er avril 1828. (Archives du min. des Aff. étr., Rome, vol. 964, f° 141.)
[7] Arch. Aff. étr., Rome, vol. 964, f° 238.
[8] Arch. du minist. des Aff. étr., Rome, vol. 964, f° 306.
[9] Aff. étr., Rome, vol. 964, passim.
[10] Dépêche de M. Lasagni, 4 septembre 1828. (Aff. étr., Rome, vol. 965, f° 35.)
[11] Lettre à M. de Rayneval, 10 octobre 1828. (Aff. étr., Rome, vol. 965, f° 125.)
[12] Le Père BURNICHON, la Compagnie de Jésus en France, p. 443, note.