HISTOIRE DE LA SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

1848 - 1852

TOME SECOND

 

CONCLUSION.

 

 

Ici finit la seconde République française. Un nouveau régime commença, bien différent de celui dont nous avons raconté l'histoire. La révolution du 24 février s'était accomplie au milieu des clameurs de la foule, des vociférations des clubs, des manifestations de la place publique : celle du 2 décembre se consomma au milieu de la capitale immobile et muette. En 1848, l'armée fut éloignée de Paris comme suspecte : en 1851, on la vit camper, victorieuse et dominatrice, dans les rues de la cité. Ici, c'est un trône dont on promène les débris : c'est une couronne qu'on s'apprête à restaurer. Ici, c'est le crédit qui s'arrête, l'industrie qui chôme, le commerce qui s'effraye : là, c'est l'élan subit d'une prospérité extraordinaire, quoique un peu factice. Ici, c'est une multitude affamée d'indépendance, confiante jusqu'à la naïveté, crédule jusqu'à la niaiserie : là, c'est un peuple abattu comme on l'est à la suite d'une longue fièvre et haletant après le repos. Ici s'étalent les téméraires apologies d'une liberté sans limites ; là se multiplient les appels désespérés à une autorité sans contrôle. En un seul point, les deux pouvoirs se ressemblent, c'est que tous deux invoquent le suffrage universel, le suffrage universel qui, à trois ans d'intervalle, en avril 1848 et en décembre 1851, semble les consacrer l'un et l'autre, ou du moins les absoudre.

Ce gouvernement nouveau, le peuple l'accepta, par dégoût des anciennes émeutes, ignorance des destinées qu'on lui ménageait, indifférence pour le Parlement qui expirait. Quant à la bourgeoisie, sa première pensée fut la révolte. Bientôt sa sécurité la consola de son humiliation. Elle baissa la tête, un peu confuse, mais au fond satisfaite. La diminution des libertés publiques lui apparut, dans sa courte prévoyance, comme une garantie pour les fortunes particulières. Puis la tolérance se changeant en faveur, elle se complut à louer le pouvoir récent, soit que vraiment elle le crût digne de louanges, soit qu'en feignant de l'exalter elle voulût s'amnistier elle-même.

Dans cet état de l'opinion, on devine combien fut sévère ment apprécié le régime qui venait de disparaître. La République du 24 février apparut comme le triomphe de l'anarchie. Ni la commission exécutive ni la dictature du général Cavaignac ne rencontrèrent plus d'indulgence. Pour l'Assemblée législative, elle fut enveloppée clans le discrédit qui entourait alors le régime constitutionnel. Pendant quinze ans, ces jugements rigoureux ne trouvèrent guère de contradicteurs. C'est seulement vers 1867, quand l'empire libéral eut décidément remplacé l'empire autoritaire, qu'une réaction presque soudaine se produisit. Comme toutes les réactions, celle-ci dépassa les limites équitables. Républicains et opposants de toute nuance, uniquement soucieux de mettre en relief les prétendus parjures ou du moins les fautes de Louis-Napoléon, refirent à l'envi l'Histoire de la seconde République. On s'ingénia surtout à recomposer le dossier du coup d'État et, par un brusque revirement des choses, tout ce qui avait été condamné en bloc se trouva réhabilité sans réserve.

Aujourd'hui, à plus de trente-cinq ans de distance, l'équité est aisée. Elle l'est d'autant plus que les terribles catastrophes de 1870, en établissant entre les deux parties de notre siècle une coupure lugubre, ont bien vieilli et refroidi nos querelles d'autrefois. Ainsi envisagée, la seconde République apparaît déjà sur une sorte d'arrière-plan et dans un éloignement qui la dérobe à nos passions contemporaines. — Si je ne me trompe, l'histoire dira d'elle que son origine mérite une sévère condamnation. — Elle ajoutera que sa vie valut mieux que son origine. — Arrivant enfin à l'acte de violence qui la frappa de mort, elle demeurera plus hésitante : cependant, obligée de prendre parti, elle dira que ce coup de force mérite, somme toute et malgré bien des obscurités, plus de blâme que d'approbation.

 

La seconde République eut contre elle — et c'est là son vice irrémédiable — sa manière d'entrer dans le monde. Un gouvernement existait depuis dix-sept ans, sage, respectueux des lois, rassurant pour les intérêts, gardien vigilant de la paix. Le pays, après bien des secousses, semblait se rasseoir dans l'ordre constitutionnel. Nos oscillations seront désormais de plus en plus rares et courtes, écrivait vers ce temps-là M. Guizot, comme celles d'un pendule qui tend à se fixer[1]. Un jour, il plut à quelques personnages, non hostiles, mais imprévoyants, de soulever une question de réforme électorale. La nation d'abord parut indifférente, puis elle participa à l'agitation, non que la réforme lui tînt à cœur, mais par lassitude de son propre repos. Le parti républicain ne se composait alors que d'une poignée d'hommes, gens tarés ou chimériques, luttant entre eux d'obscurité. Cette imperceptible minorité s'associa au mouvement, puis, son audace croissant, entreprit de le diriger : elle le dirigea un peu au hasard, surprise plus encore que charmée, entrevoyant à peine son but, le dissimulant soigneusement et n'espérant y atteindre qu'après bien des étapes. Le 22 février 1848, l'interdiction d'un banquet fit éclater une sédition. La bourgeoisie et la garde nationale furent les inconscients complices du désordre. Le lendemain, l'émeute grandit. Le pouvoir ne sut pas se défendre ou ne le voulut pas. Le troisième jour, autour des barricades, quelques cris de : Vive la République ! retentirent, mais rares et sans écho. Cependant, à tout hasard, quelques politiciens, députés de l'extrême gauche, journalistes, membres des sociétés secrètes, aventuriers de toute sorte, s'acheminèrent vers la Chambre. Ils avaient formé une liste de gouvernement provisoire. Lamartine se joignit à eux et les autorisa de son nom. Dans l'enceinte de la Chambre, quelques groupes armés s'étaient mêlés aux députés. Le nombre des factieux grossissant, les députés se dispersèrent. Une fois maîtresses de la salle, les bandes acclamèrent les noms qu'on leur jeta. Les membres du prétendu gouvernement étaient d'abord cinq ; ils furent bientôt sept ; ils étaient onze avant la fin de la journée. Tous se dirigèrent vers l'Hôtel de ville, fendant les rangs de la bourgeoisie stupéfaite de son œuvre et du peuple non moins ahuri de son triomphe. Pendant ce temps, le Roi et les princes fuyaient, emportant avec eux nos meilleures garanties de sécurité et de liberté. Tel fut l'acte de naissance de la seconde République.

 

Hâtons-nous de le dire, sa vie valut mieux que son origine. On redoutait d'elle beaucoup d'excès : elle n'accomplit qu'une bien petite partie de tous ceux qu'on craignait. Les membres du gouvernement provisoire auraient pu être criminels, ils ne furent qu'incapables ; encore leurs fautes furent-elles le résultat de leur situation bien plus que de leur propre insuffisance. Maîtres absolus du pouvoir, il leur eût été aisé de s'enrichir ; ils se contentèrent d'appauvrir le pays par leurs mesures imprudentes ou leurs intempestives concessions. Dans les provinces, les commissaires aux pouvoirs illimités auraient pu commettre des exactions ; le plus souvent, ils se bornèrent à être ridicules Deux mois s'écoulèrent en congratulations mutuelles. Du balcon de l'Hôtel de ville, les membres du gouvernement ne se lassaient pas de répéter : Le peuple est grand : et le peuple ne se lassait pas de répondre : Vive le gouvernement provisoire ! De temps en temps, le contentement de soi-même faisant explosion ; on s'écriait : L'Europe entière nous regarde : en quoi l'on ne se trompait pas ; car nous fournissions fi l'Europe bon nombre d'exemples à éviter. Où les hommes de 93 avaient versé des flots de sang, les hommes de 48 répandirent des flots de paroles ou versèrent des flots d'encre. Si, au milieu de tous ces témoignages d'admiration réciproque, il restait peu de temps pour le bien, il est juste d'ajouter qu'il n'en restait pas davantage pour le mal. Ce fut une période d'activité stérile et enfiévrée, de manifestations solennelles et enfantines. La présomption était grande, mais tellement naïve qu'elle n'offusquait plus personne. Les actes étaient souvent iniques, mais les intentions valaient mieux que les actes. Il serait d'ailleurs peu équitable de passer sous silence ce qui honore les républicains d'alors et, en dépit de leurs témérités et de leurs faiblesses, les amnistie à demi. A travers leurs déclamations imprudentes ou oiseuses, on devine en eux un certain idéal de liberté qu'ils avaient entrevu et vers lequel ils tendaient. Volontiers ils s'élevaient dans les hautes régions. Ils furent parfois funestes, rarement haïssables. Il leur arriva d'exciter l'hilarité, non le mépris. La plupart d'entre eux étaient avides de popularité plutôt que de jouissances. Un dernier trait les caractérise. Si leur domination ne fut pas toujours rassurante pour les intérêts matériels, toujours elle respecta les croyances et les intérêts moraux. Jamais ils n'imaginèrent de porter la main sur les intelligences. Jamais, sous prétexte de liberté, ils n'entreprirent de pénétrer dans l'inviolable domaine de la conscience. Le dévouement et le bien restèrent sacrés pour eux, sous quelque symbole qu'ils s'abritassent. Souvent même, un certain souffle spiritualiste sembla passer dans leur âme et se traduisit dans leur langage, comme s'ils eussent voulu placer sous la protection de Dieu leur jeune république. C'est pourquoi l'on est tenté de les absoudre, presque de leur rendre grâce, de ce que du moins ils n'ont ébranlé aucune de ces lois primordiales qui font guérissables les nations de la terre.

Après deux mois et demi de cette dictature à la fois inquiétante et débonnaire, l'Assemblée constituante se réunit. Le suffrage universel, cet enfant né d'hier et dont les premiers pas furent les plus sages, avait été assez heureusement inspiré dans ses choix. La majorité était républicaine, mais désintéressée et désireuse du bien. Au 15 mai et en juin, le parti du désordre fut vaincu. Avec le général Cavaignac, le régime nouveau entra dans la grande famille des pouvoirs réguliers. Lorsque, au mois de décembre, Louis Bonaparte s'installa à l'Élysée, les ruines de Février étaient en partie réparées, et la République, devenue le gouvernement légal, semblait s'être dégagée des passions anarchiques qui avaient failli l'étouffer à son berceau.

On sait quelle rivalité surgit entre le président, jaloux de ses prérogatives, et l'Assemblée constituante, impatiente de toute autorité partagée. De nouvelles élections devinrent nécessaires. Elles marquèrent un nouveau progrès dans la voie de l'ordre et du bon sens. De plus en plus, la République se transforma. Elle ne se transforma, à la vérité, qu'en rejetant hors de son sein ceux qui l'avaient fondée. Alors commença une période non sans gloire, période d'initiative féconde, de liberté réglée, d'efforts sincères et continus vers le bien. Depuis le mois de mai 1849 jusqu'à la fin de 1850, c'est-à-dire pendant l'espace de près de deux ans, l'Assemblée législative aborde avec une égale ardeur tous les problèmes de l'ordre politique, économique ou social. Elle prête au pouvoir son appui pour rétablir le Pape à Rome. La Prusse et l'Autriche étant sur le point d'en venir aux mains, elle manifeste hautement sa volonté de n'intervenir que pour assurer la paix générale. Elle prépare et vote la loi d'enseignement, ce mémorable édit de tolérance et d'équité. Elle réforme sur plusieurs points importants la législation civile. Elle étudie, dans la commission d'assistance, tous les moyens de protéger l'enfance abandonnée ou coupable, d'améliorer le sort du pauvre, d'assurer à l'ouvrier la sécurité de sa vieillesse. De nombreux projets sont votés, d'autres sont à l'état de préparation et seront repris plus tard par l'Empire, qui s'en attribuera volontiers l'honneur. Le pays, échappant pour cette fois à ce vice dont parle Tacite, à ce vice commun aux grandes comme aux petites cités, et qui est l'ignorance du bien et l'envie, le pays a choisi pour le représenter les hommes les plus capables de le servir avec clairvoyance et avec fidélité. Par une chance de la fortune qui ne s'est guère rencontrée depuis, il se trouve que tout ce que la nation compte d'illustre s'est donné rendez-vous dans le Parlement. Là sont des militaires tels que Changarnier, Bedeau, Cavaignac, des penseurs tels que le duc de Broglie et M. de Tocqueville, des lettrés tels que M. de Rémusat et M. Vitet, des politiques tels que le comte Molé ou M. de Falloux, des orateurs tels que Berryer, Thiers, Montalembert. Que sortira-t-il de cette Assemblée ? Se résignera-t-elle à consolider la République, la République qu'elle n'a pas souhaitée, que la bizarrerie des choses l'appelle à gouverner, et dont, seule, elle peut assurer la grandeur et l'honnêteté ? N'est-elle, comme beaucoup le pensent, que la préface de la monarchie ? Une chose du moins semble alors certaine, c'est que, soit qu'elle fonde la République parlementaire, soit qu'elle aboutisse à la royauté, l'œuvre qui sortira d'elle sera une œuvre de pacification, de justice et de liberté.

Ainsi s'épurait — en passant, je le répète, aux mains de ses adversaires —, ainsi s'épurait le régime né le 24 février. Issu de l'anarchie, il était devenu, par une série de transformations, l'un des gouvernements les plus honnêtes et les plus libres que notre pays ait eus. Autant son origine avait été douteuse, autant son fonctionnement devenait régulier. La destinée, qui, en ce siècle, nous a si parcimonieusement mesuré les heures de calme, la destinée fut jalouse de cet apaisement inespéré. Dès la fin de 1850, entre Louis-Napoléon et l'Assemblée, la discorde éclata. On sait ce qui suivit : l'Assemblée se partageant en plusieurs fractions, ces fractions s'émiettant entre elles, Louis-Napoléon grandissant au milieu de ces divisions, la gauche se faisant, par imprévoyance ou rancune, l'auxiliaire du prince. Cela dura jusqu'à ce qu'un coup de force brisât l'Assemblée, immolât la liberté et sacrifiât la République elle-même, la République dont on affectait encore de conserver les formules et de respecter le nom.

 

C'est ce coup de force qu'il reste à juger.

Je n'ignore pas quelles raisons graves ont été invoquées pour amnistier le coup d'État. Si plausibles que soient plusieurs d'entre elles, je cloute que l'avenir les accepte jamais comme une suffisante justification.

L'Assemblée, a-t-on dit, conspirait contre le président, et Louis-Napoléon n'a eu d'autre tort que de la gagner de vitesse et d'habileté. Ce langage, qui a été depuis 1852 celui de tous les apologistes du coup d'État, aurait eu besoin d'être appuyé sur des faits. Or, on n'en a, que je sache, formulé aucun. On a recueilli quelques paroles échappées dans le dépit ou la colère : on a surtout fait grand bruit de certaines réquisitions en blanc saisies à la questure après le 2 décembre. Mais de simples propos, fussent-ils imprudents ou déplacés, ne suffisent point à étayer une accusation de complot. Quant aux réquisitions dressées d'avance, elles avaient été préparées sur l'ordre du général Bedeau, en octobre 1851, c'est-à-dire à l'époque où l'attitude du prince laissait craindre un prochain éclat : elles attestaient, il est vrai, l'intensité des soupçons : mais on n'en pouvait tirer à la charge du Parlement aucun indice d'intentions provocantes ou factieuses. Un mois plus tard, le Constitutionnel ayant signalé avec une extrême violence ce qu'il appelait la conspiration du Palais-Bourbon, Berryer monta à la tribune pour sommer le ministère de ratifier les accusations du journaliste ou de les démentir ; devant cette mise en demeure, les membres du cabinet furent obligés de convenir qu'aucun rapport de police, qu'aucune présomption, si faible qu'elle fût, n'étaient venus confirmer la dénonciation du Constitutionnel. — Si l'Assemblée n'a pas conspiré, a-t-on ajouté, tout au moins reconnaissait-elle elle-même l'impuissance des moyens légaux pour conjurer les embarras de l'avenir : à l'appui de cette affirmation, on a cité diverses démarches, divers conciliabules, diverses combinaisons essayées ou débattues : on a été plus loin, et l'on a nommé les hommes qui auraient imaginé ces expédients ou les auraient soutenus, M. de Falloux, M. Daru, d'autres encore. A ces rumeurs qui tendaient à transformer plusieurs des chefs parlementaires en complices plus ou moins inconscients du président, les personnages que l'on désignait ont répondu par des démentis. Que dans l'Assemblée on ait envisagé avec anxiété les éventualités prochaines, qu'on ait songé à une prorogation irrégulière des pouvoirs présidentiels, peut-être même à une révision votée à la majorité simple ; que, dans des conversations particulières, ces hypothèses aient été agitées, qui pourrait le nier ou s'en étonner ? Mais quoi de commun entre ces préoccupations, témoignages d'une prévoyance inquiète, et les desseins de Louis-Napoléon ? Quoi de commun entre ces projets, qui laissaient subsister, somme toute, l'ensemble des institutions, et l'œuvre brutale et radicale du prince ? — La Constitution était vicieuse, ont objecté les amis du président. Vicieuse ! Qui peut le contester ? Mais est-il permis de violer les lois sous le seul prétexte qu'elles sont défectueuses, et, pour rappeler les sages paroles de Berryer dans le grand débat de la révision, ne vaut-il pas mieux vivre sous l'empire d'une loi imparfaite que de les briser toutes pour les reconstruire ensuite au gré du caprice ou de l'ambition ? — On oublie les périls de 1852, ont fait observer enfin les approbateurs du 2 décembre. Ici l'objection est grave, et au point d'ébranler la conscience. Oui, le remplacement simultané des deux pouvoirs au printemps de 1852, cette éclipse totale de l'autorité, prévue, voulue, annoncée, était un juste sujet d'angoisses. Oui, le péril était grand : bien aveugle qui ne l'eût pas vu, bien coupable qui n'eût pas cherché à le conjurer ! Et cependant, si menacée que fût la société, fallait-il que la rançon de sa sécurité reconquise fût la perte de toutes ses franchises, la violation des lois jurées, la dispersion du Parlement, l'arrestation ou l'ostracisme politique, non-seulement des artisans de désordre, mais aussi des meilleurs citoyens ? N'y avait-il d'autre issue qu'une révolution nouvelle, non plus démagogique, mais prétorienne et militaire ? Enfin, sous prétexte d'épargner ft la nation un danger éloigné, quoique très réel, ne lui faisait-on pas courir une chance terrible de catastrophe immédiate ? Car que fût-il arrivé si le coup d'État eût échoué ou n'eût réussi qu'à demi ? La crise de 1852 n'eût-elle pas éclaté aussitôt ? n'eût-elle pas éclaté avec une intensité redoublée par la provocation du pouvoir ? Et qui peut mesurer alors l'étendue des ruines qui se seraient accumulées ? Je le répète, n'y avait-il pas quelque autre moyen de salut ? C'est dans le renouvellement simultané des deux autorités législative et exécutive que résidait le principal danger. Mais n'était-il pas loisible à l'Assemblée législative de réduire de quelques mois, par un acte de sa volonté souveraine, la durée de son propre mandat ? Et alors le président, encore dans la plénitude de son pouvoir, aurait répondu de l'ordre public et assuré la sincérité des élections nouvelles. Ou bien encore, le président ne pouvait-il pas, par une résolution spontanée, abréger la durée de sa propre magistrature ? Dans ce cas, l'Assemblée eût présidé à l'élection de son successeur et, celui-ci une fois installé, se fût retirée à son tour. Dans les deux éventualités, on eût obvié aux vices de la Constitution sans la briser. La transition, même avec ces tempéraments, se fia-elle accomplie sans trouble ? La crise eût-elle été évitée ? Il serait téméraire de l'affirmer, il n'est pas invraisemblable de le conjecturer. Seulement, encore une fois, pour qu'un pareil expédient fût possible, il eût fallu que l'harmonie entre le Palais-Bourbon et l'Élysée eût subsisté ou se fût rétablie. Par malheur, l'harmonie n'était possible que si Louis-Napoléon se résignait à n'être que le premier magistrat d'un peuple libre, magistrat temporaire, aussi empressé à descendre du rang suprême qu'à y monter : or, sa vie d'aventures, sa foi superstitieuse en son nom, l'avidité de son entourage, l'insuffisance de ses ressources matérielles qui ne lui permettait Guère une cligne retraite clans son pays, tout lui conseillait de se perpétuer dans son rôle de cher d'État, fût-ce au prix d'un coup de main. Ce coup de main, il le tenta et, par prévoyance autant que par fortune, il le réussit. Par un dernier scrupule ou une dernière habileté, il voulut que le peuple sanctionnât son entreprise. Le peuple l'approuva, et, de bonne foi, il se crut absous. Mais ici l'erreur était plus grossière que sur tout le reste. Le fait étant accompli, la liberté du blâme ou de l'approbation n'existait plus. En outre, la volonté du peuple, pas plus que la volonté des princes, ne peut rien contre le droit, et le suffrage universel, fût-il unanime, ne peut rendre mauvais ce qui est bon, ni bon ce qui est douteux.

A la vérité, le coup d'État rendit un inappréciable service, ce fut de déconcerter pour un temps, par une répression exemplaire, la grande armée des perturbateurs et des factieux. Depuis 1848, il y avait de par la France toute une horde de démagogues empressés à poursuivre à travers les troubles la réalisation de leurs chimères ou la satisfaction de leurs convoitises. Battus par Cavaignac et plus tard par Changarnier, répudiés en mai 1849 par le suffrage universel, ils avaient dissimulé leurs desseins, mais sans y renoncer : ils s'étaient prudemment éloignés des villes où la force publique les eût contenus ou écrasés. C'est dans les campagnes les plus reculées, c'est dans les bourgades les plus inconnues qu'ils s'étaient répandus. Là, en face d'autorités complaisantes ou désarmées, attentifs à dissimuler leurs trames, trouvant pour complices tout ce que le pays contenait de gens besogneux, déclassés ou tarés, parvenant ainsi jusqu'au cœur du paysan, ils avaient entrepris une œuvre de propagande d'autant plus redoutable qu'elle était plus inaperçue. C'est ce parti que le coup d'État surprit, châtia, réduisit. Ce fut là le véritable bienfait du 2 décembre, et il n'est que juste de le proclamer bien haut. Pendant de longues années, ces artisans de désordre n'eurent d'autre souci que de se faire oublier ; ils se firent oublier si bien qu'on perdit presque leurs traces. On les revit, mais trente ans plus tard, ayant conservé sous leurs cheveux blancs toutes les folles illusions et toutes les détestables espérances de leur jeunesse. Faméliques solliciteurs du budget, ils vinrent tarifer leurs souffrances. On les appela les victimes du 2 décembre ; et une loi les indemnisa, comme si leur triomphe n'eût pas été mille fois plus sanglant et plus implacable que ne le fut leur défaite. Les perturbateurs de la seconde République devinrent les pensionnaires de la troisième. Si quelque chose justifiait le 2 décembre, ce seraient ses victimes.

Mais un pouvoir qui s'établit n'a pas pour unique mission de confondre les fauteurs d'anarchie, il doit encore assurer par sa sagesse la prospérité et le repos de l'avenir. A ce prix seul, les taches d'illégalité ou les vices d'origine peuvent à la longue s'absorber clans l'éclat et la durée des services. L'Empire naissant n'eut ni cc grand honneur ni cette suprême fortune. Sil eut les qualités d'un justicier, il n'eut pas an même degré celles d'un fondateur. — Pour fonder un régime durable, il faut l'autorité des mœurs, l'étendue du savoir, l'application aux affaires : or, Louis-Napoléon, bon par nature, bienveillant et généreux, n'avait guère été préparé, à travers tontes les vicissitudes de son orageuse existence, au grand art de gouverner, et le coup de main qui l'élevait an trône n'était qu'une aventure de plus ajoutée à toutes celles de sa vie. — Pour fonder, il faut inculquer dans les âmes le culte de la loi : or, lorsqu'on a brisé soi-même toutes les lois existantes, il est aisé de les reconstituer à son gré : niais ce qui est malaisé, c'est de rendre ensuite sacrées aux yeux des peuples ces mêmes lois qui remplacent celles qu'on a violemment abolies. — Pour fonder enfin, il faut l'union de toutes les forces sociales : or, rune des plus dommageables conséquences du coup d'État, c'est qu'il rejeta brusquement hors de la vie publique les hommes les plus capables d'y tenir leur place avec honneur pour eux-mêmes et profit pour leur pays. Le 2 décembre, il avait été donné à la nation un de ces spectacles malsains qui affaiblissent pour longtemps l'idée de l'harmonie sociale et la notion du respect. On avait vu défilant entre deux haies de soldats sur le quai d'Orsay, ou dirigés en voiture cellulaire vers Mazas, non seulement les perturbateurs habituels de l'ordre public, mais tout ce que la France lettrée, éloquente, philosophique et guerrière comptait de plus cligne et de plus illustre. A ce spectacle la multitude était restée muette : peut-être même avait-elle ressenti plus de satisfaction que de déplaisir : car il y a dans toutes les démocraties un certain goût d'ostracisme que la disgrâce des meilleurs citoyens réjouit. Mais le temps montra bientôt le vide que laissaient tant de bonnes volontés réduites à l'inaction. Lorsqu'on dut pourvoir à l'administration, à la diplomatie, aux finances, lorsqu'on dut organiser et surtout consolider les institutions du nouveau régime, alors on se retourna vers ces classes politiques d'abord dédaignées on proscrites. Encore meurtries de leur disgrâce, elles refusèrent de se donner ou bien ne se donnèrent qu'à regret, par intérêt, appât des honneurs, plutôt que par zèle pour la chose publique : de là une immense déperdition de forces dans notre pays qui a tant besoin de toutes ses forces. Le mal n'apparut qu'à demi dans les premières années du règne, où tout souriait au souverain et à la nation. En revanche, il se révéla dans toute son étendue quand le constant bonheur des premiers temps eut fait place à des destins moins propices.

C'est ainsi que le pouvoir nouveau portait en soi, dès son origine, ses germes de faiblesse. Mais tout ceci appartient à l'histoire d'une autre époque. Dès le 2 décembre 1851 la République est morte, bien qu'on affecte encore d'en maintenir le nom. C'est au vainqueur du coup d'État que la France appartient désormais : il l'absorbera en lui pendant dix-huit ans, jusqu'au jour où, après avoir ébloui le monde par l'étonnante persévérance de ses prospérités, il dépassera, par l'étendue de ses revers, les pires prédictions de ses ennemis.

 

FIN DU SECOND ET DERNIER VOLUME

 

 

 



[1] Lettre de M. Guizot à M. de Metternich, 18 mai 1847. (Mémoires de M. DE METTERNICH, t. VII, p.401.)